À soi-même : Journal (1867-1915)/Introduction

La bibliothèque libre.
Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 5-7).


Introduction


Les amis d’ODILON REDON n’oublieront jamais son joyeux accueil lorsqu’ils venaient le surprendre au milieu de son travail. Sans quitter les gants de fil blanc avec lesquels il avait tenu le pinceau et la palette, il venait s’asseoir et son esprit s’épanouissait dans une conversation à la fois mesurée et enthousiaste. Il mettait dans ses propos une douceur, une discrétion qui invitait l’interlocuteur à développer librement sa pensée et il l’écoutait attentivement, avec une bienveillance inlassable, avec, pour tout dire, une affection où se dépensait la richesse juvénile de son cœur. C’est pourquoi les jeunes artistes qui ont eu le bonheur de le connaître trouvaient ses conseils si précieux. Ils ne pouvaient pas croire qu’Odilon Redon avait l’âge d’un vieillard : la jeunesse de son regard, la vivacité de son esprit, une certaine flamme communicative qui créait autour de lui une chaude et ardente lumière, son rire enfin, le rire de l’homme heureux de son travail et qui se repose satisfait, tout donnait l’illusion que le nombre de ses années, au lieu de peser sur lui, l’enrichissait encore.

Il avait été longtemps méconnu. Ses fusains, ses gravures, ses lithographies, tout ce qu’il appelait avec amour ses noirs ne fut apprécié que tardivement. Les difficultés du début de sa carrière l’avaient amené à chercher sa voie, lorsqu’il eut renoncé à accepter la contrainte des enseignements officiels. Autant pour s’éclairer sur soi-même que pour juger avec plus de précision les œuvres de ses contemporains, il fit de la critique d’art et collabora en 1868 et 1869 à la Gironde . L’un de ses articles consacré aux Centaures, d’Eugène Fromentin, lui valut une lettre de celui-ci dont la conclusion est très élogieuse : « Si je n’étais pas aussi directement en cause, je vous demanderais la permission de vous dire, à mon tour, combien je trouve original et hardi le point de vue où vous placez la critique et à quel point j’apprécie le talent que vous y déployez. »

Dans un autre article daté du 31 mai 1868, Odilon Redon décrit les œuvres nouvelles qu’il a remarquées au Salon, et les artistes dont il parle sont Courbet, Manet, Pissaro, Jongkind, Monet : ce jeune écrivain savait reconnaître les élus et, s’il avait persévéré dans la critique, il y eût tenu une place éminente et contribué par la justesse de ses jugements à mettre en valeur les meilleures œuvres de son temps.

Mais il appartenait à son art et, comme il l’a dit : « On ne fait pas l’art qu’on veut… » Il devait réaliser l’œuvre dicté par sa sensibilité profonde. Il fut un créateur au lieu de n’être qu’un critique. Ce n’est pas en vain cependant qu’on prend l’habitude de noter sur le papier des réflexions. Odilon Redon, dès qu’il avait du loisir, continuait à prendre des notes. Mme  Odilon Redon a pieusement recueilli les nombreux carnets où il cherchait à donner une forme à ses impressions personnelles. Il avait l’intention de les mettre en ordre et d’en faire un livre. Déjà, à la demande de ses amis de Hollande, si fervents dans leur admiration et dont l’amitié lui était si douce, il avait voulu, en 1898, expliquer les origines de son art. Plus tard, à l’occasion d’une conférence faite sur son œuvre par Edmond Picard, à Bruxelles, il écrivit d’autres souvenirs ou plutôt, comme il le dit lui-même, des confidences, des aveux, des témoignages. Ce sont des notes analogues qui sont éparses dans les carnets, tantôt avec une date, tantôt sans indication aucune. Quelquefois une réflexion ancienne a été reprise, transformée, raturée. D’autres sont répétées sous une forme presque identique.

Tels qu’ils sont, ces carnets devaient servir à la rédaction du livre qui n’a pas été écrit. Mme  Odilon Redon en a tiré la matière de ce volume qui offre, dans le désordre même des dates qui ont pu être fixées, une unité qui s’impose par une constante élévation de la pensée et par une pénétration toujours plus profonde des merveilles de l’art.

Sa haute conscience, son métier sûr font d’Odilon Redon l’un des Maîtres dignes de la glorieuse lignée de ceux pour lesquels l’art était un sacerdoce et non pas une carrière avantageuse. Ayant accompli sa tâche malgré tous les obstacles et reçu la récompense de son acharnement à perfectionner son art, après ce bel exemple d’une vie d’artiste noblement remplie, il nous offre ici ses pensées, comme une dernière gerbe de ces fleurs rayonnantes d’une vie surnaturelle et riante qu’il lui plût de créer au déclin de ses jours.

Jacques MORLAND.