À table

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 80-92).


Quand le maître d’hôtel, — oh ! quel ventre respectable dans l’ample gilet de casimir ! quelle face digne et rouge, bien encadrée de favoris blancs ! un physique de pair d’Angleterre, je vous assure ! — quand l’imposant maître d’hôtel eut ouvert à deux battants la porte du salon et annoncé d’une belle voix de basse chantante, à la fois sonore et respectueuse : « Le dîner de Madame la comtesse est servi », on posa les chapeaux sur l’angle des consoles, les personnages les plus considérables offrirent le bras aux dames, et tous passèrent dans la salle à manger, silencieux, presque recueillis, comme à la procession.

Le couvert étincelait. Que de fleurs ! que de lumières ! Chaque invité trouvait sa place sans difficulté ; dès qu’il avait lu son nom sur le carton glacé, tout de suite, un grand laquais en bas de soie poussait derrière lui, avec douceur, une moelleuse chaise brodée de la couronne comtale. Quatorze convives, pas davantage : quatre jeunes femmes, en grand décolleté, et dix hommes, appartenant à l’aristocratie du sang ou du mérite, qui avaient mis, ce soir-là, tous leurs ordres, en l’honneur d’un diplomate étranger, assis à la droite de la maîtresse de la maison. Des paquets de petites décorations pendaient en breloques aux boutonnières ; sous le revers de deux ou trois habits noirs, brillaient des plaques de diamants ; une lourde croix de commandeur s’étalait sur le plastron empesé d’un général cravaté de rouge. Quant aux dames, elles avaient arboré toutes les splendeurs de leurs écrins.


L’élégante, l’exquise réunion ! Et quelle atmosphère de bien-être dans la salle haute, chauffée à point et ornée, sur ses quatre panneaux, de grandes natures mortes dans le goût magnifique d’autrefois, où s’écroulaient des fruits, des venaisons, des victuailles de toutes sortes. Le service se faisait sans bruit : les domestiques semblaient glisser sur le tapis épais, le sommelier nommait les vins à l’oreille des convives sur le ton de la confidence et comme s’il leur révélait un secret dont sa vie aurait dépendu.

Dès le potage, — un consommé tout ensemble onctueux et énergique, qui vous emplissait l’estomac de force et de jeunesse, — les causeries entre voisins avaient commencé. Sans doute, ce furent d’abord des banalités qu’on échangea à demi-voix. Mais quelle politesse dans les sobres gestes ! Quelle bienveillance dans les regards et dans les sourires ! D’ailleurs, aussitôt après le Château Yquem, l’esprit flamba. Ces hommes, vieux ou très murs pour la plupart, tous remarquables par la naissance ou par le talent, ayant beaucoup vécu, pleins d’expérience et de souvenirs, étaient faits pour la conversation, et la beauté des femmes présentes leur inspirait le désir de briller, excitait leurs intelligences courtoisement rivales. De jolis mots pétillèrent, des saillies soudaines prirent leur vol, des entretiens à deux, à trois personnes, se formèrent. Un fameux voyageur, au teint bronzé, récemment revenu du fond des déserts, contait à ses deux voisins une chasse aux éléphants, sans fanfaronnade aucune, avec autant de tranquillité que s’il eût parlé de tirer des lapins. Plus loin, le fin profil à cheveux blancs d’un savant illustre se penchait gaîment vers la comtesse, qui l’écoutait en riant, très svelte et très blonde, les yeux jeunes et étonnés, avec un collier de splendides émeraudes sur sa poitrine de beauté professionnelle, à la gorge basse comme celle de la Vénus de Médicis.


Décidément, ce dîner somptueux promettait d’être charmant aussi. L’ennui, cet hôte trop fréquent des fêtes mondaines, ne viendrait pas s’asseoir à cette table. Ces heureux allaient passer une heure délicieuse, jouir par tous les pores, par tous les sens.

Or, à cette même table, au bas bout de cette table, à la place la plus modeste, un homme encore jeune, le moins qualifié, le plus obscur de tous ceux qui étaient là, un homme d’imagination et de rêverie, un de ces songe-creux en qui il y a du philosophe et du poète, restait silencieux.

Admis dans la haute société à la faveur de son renom d’artiste, aristocrate de nature, mais sans vanité, issu du peuple et ne l’oubliant pas, il respirait voluptueusement cette fleur de civilisation qui s’appelle la bonne compagnie. Il sentait, plus et mieux qu’un autre, combien tout, dans ce milieu, — le charme des femmes, l’esprit des hommes, et le couvert étincelant, et l’ameublement de la salle, jusqu’au vin blanc velouté dont il venait de mouiller ses lèvres, — combien tout était rare et choisi ; et il se réjouissait qu’un concours de choses aussi aimables et aussi harmonieuses existât. Il était comme plongé dans un bain d’optimisme. Il trouvait bon qu’il y eût, au moins quelquefois, au moins quelque part, dans ce triste monde, des êtres à peu près heureux. Pourvu qu’ils fussent accessibles à la pitié, charitables, — et ils l’étaient très probablement, ces satisfaits, — qui gênaient-ils, quel mal faisaient-ils ? Oh ! la belle et consolante chimère de croire qu’à ceux-ci la vie faisait grâce, qu’ils gardaient toujours — ou presque toujours — cette lumière douce et gaie dans le regard, ce sourire à demi épanoui sur la bouche, qu’ils avaient supprimé, autant que possible, de leur existence, les besoins impérieux et déshonorants, les infirmités abjectes !


Celui que nous appellerons « le Rêveur » en était là de ses réflexions, quand le maître d’hôtel, le superbe maître d’hôtel, arriva de l’office avec solennité, portant sur un grand plat d’argent un turbot de dimension fabuleuse, un de ces poissons phénomènes comme on n’en voit que dans les tableaux anciens représentant la Pêche miraculeuse, ou encore à l’étalage de Chevet, devant une rangée de gamins ébahis s’écrasant le bout du nez contre la vitre.

On servit. Mais lorsque le Rêveur eut devant lui, sur son assiette, un morceau du monstrueux turbot, la légère odeur de marée évoqua, dans son esprit enclin aux correspondances subites, ce coin de la côte bretonne, ce très misérable village de marins où il s’était attardé, l’autre automne, jusqu’à l’équinoxe, et où il avait assisté à de si furieux coups de mer. Il se rappela tout à coup cette nuit effroyable où les bateaux n’avaient pas pu rentrer à l’échouage, cette nuit qu’il avait passée sur le môle, mêlé au groupe des femmes consternées, debout dans l’embrun qui ruisselait sur son visage et dans le vent froid et furieux qui semblait vouloir lui arracher ses habits. Quelle vie que celle de ces pauvres gens ! Combien il y en avait là-bas, des veuves, jeunes et vieilles, portant pour toujours le châle noir, et qui s’en allaient, dès le petit jour, avec des tiaulées d’enfants, gagner leur pain, — oh ! rien que du pain ! — en travaillant, dans l’odeur nauséabonde de l’huile chaude, aux sardineries. Il revoyait par le souvenir l’église, dominant le village, à mi-côte de la falaise, l’église, dont le clocher était badigeonné de blanc, pour indiquer aux bateaux venant du large la passe entre les récifs, et il revoyait aussi, dans l’herbe courte du cimetière, broutée par de maigres moutons, les pierres tombales sur lesquelles se répétait si souvent cette inscription sinistre : Mort en mer... Mort en mer... Mort en mer...

L’énorme turbot avait le goût le plus fin, le plus savoureux, et le jus de crevettes dont il était assaisonné prouvait que le chef de M. le Comte avait dû suivre les cours de cuisine du Café Anglais et en profiter. Car notre civilisation raffinée en est à ce point. On prend ses degrés dans la science culinaire. Il y a des docteurs en rôti et des bacheliers ès sauces. Tous les convives mangeaient vivement, avec des gestes délicats, mais sans rien manifester en faveur du mets exceptionnel, par bon ton et par habitude de la chère exquise.


Le Rêveur, lui, n’avait plus d’appétit. Il était encore en pensée avec ses Bretons, avec les gens de mer qui avaient peut-être pêché ce magnifique turbot. Il se rappelait ce lendemain de tempête, ce matin pluvieux et gris, où, se promenant devant les lourdes lames couleur de plomb, il avait rencontré sous ses pas et reconnu le corps de ce vieux marin père de famille disparu en mer depuis trois jours, cette lugubre épave, échouée dans le varech et dans l’écume, si navrante à voir avec ses cheveux gris de noyé, pleins de sable et de coquillages.

Un grand frisson lui passa dans le cœur.

Mais les laquais avaient déjà enlevé les assiettes, fait disparaître toute trace du poisson géant ; et, tandis qu’on servait un autre plat, les dîneurs élégants et frivoles avaient repris leurs causeries. La faim étant déjà un peu apaisée, ils s’animaient, parlaient avec plus d’abandon. De légers rires couraient. Oh ! la charmante et gracieuse compagnie.


Alors, le Rêveur, l’hôte silencieux, fut pris d’une tristesse infinie ; car tout ce qu’il faut de travail et de douleur pour créer le confortable et le bien-être venait de surgir devant son imagination.

Pour que ces hommes du monde puissent être vêtus seulement d’un mince frac en plein Décembre, pour que ces femmes montrent leurs bras et leurs épaules, le calorifère répand dans la chambre la chaleur d’une matinée de printemps. Mais qui donc a fourni la houille ? Le damné du pays noir, l’ouvrier souterrain qui vit dans l’enfer des mines. — Combien la peau de cette jeune dame est blanche et fraîche pour émerger ainsi, victorieusement, de ce corsage de satin rose. Mais qui donc l’a tissé, ce satin ? L’araignée humaine de Lyon, le canut toujours à son métier dans les maisons lépreuses de la Croix-Rousse. — Elle porte à ses mignonnes oreilles deux admirables perles, la jeune dame. Quel orient ! Quelle transparence opaline ! Et presque sphériques ! La perle que Cléopâtre avala, après l’avoir fait dissoudre dans du vinaigre, et qui valait dix mille grands sesterces, n’était pas plus pure. Mais sait-elle, la jeune dame, que tout là-bas, à Ceylan, sur les bancs d’huîtres perlières d’Arippo et de Condatchy, les Indiens de la Compagnie des Indes plongent à douze brasses de profondeur, héroïquement, un pied dans le lourd étrier de pierre qui les entraîne au fond, un couteau dans la main gauche pour combattre le requin ?


Mais quoi ! On est belle et coquette. La salle à manger est chaude et parfumée. On y peut dîner gaîment, demi-nue et très parée, en flirtant avec son voisin. Quel rapport, je vous le demande, peut-on avoir avec un ouvrier ténébreux qui pioche à cinquante pieds sous terre, avec un tisseur ankylosé devant sa machine, avec un sauvage qui saute dans la mer et parfois la rougit de son sang ? Pourquoi penserait-on à ces choses tristes et laides ? Quelle absurdité !

Cependant, le Rêveur est poursuivi par son idée fixe.

Depuis un instant, sans y prendre garde, machinalement, il a émietté sur la nappe un peu du petit pain doré qui est placé près de son assiette. Oh ! c’est un aliment de fantaisie, insignifiant dans un tel repas. Il fait songer au mot naïf de la grande dame sur les misérables affamés : « Qu’ils mangent de la brioche ! » Pourtant ce joli gâteau, c’est du pain tout de même, du pain fait avec de la farine, qu’on a faite elle-même avec du blé. Mon Dieu, oui, c’est du pain, tout bonnement, du pain, comme la miche du paysan, comme la boule de son du troupier ; et pour qu’il arrive là, sur la table du riche, il a fallu le patient labeur de bien des pauvres.

Le paysan a labouré, semé, récolté. Il a poussé sa charrue ou conduit sa herse dans les terres grasses, sous les froides aiguilles de la pluie d’automne ; il s’est réveillé, plein de terreur pour son champ, quand il tonnait, la nuit ; il a tremblé en voyant passer les gros nuages violets, chargés de grêle ; il est sorti, sec et noir, de l’énorme travail et des sueurs épuisantes de la moisson.

Et quand le vieux meunier, tordu par les rhumatismes qu’il a attrapés dans les brumes de la rivière, a envoyé la farine à Paris, les forts de la Halle, aux grands chapeaux blancs, ont porté les sacs écrasants sur leurs larges dos, et, la nuit dernière encore, dans la cave du boulanger, les geindres ont râlé jusqu’au matin.

Oui, vraiment ! Il a coûté tous ces efforts et toutes ces peines, le petit pain rompu distraitement par ces mains blanches de patriciens.

C’est maintenant une obsession pour l’incorrigible Rêveur. Les délicatesses de ce repas ne lui rappellent que les souffrances humaines. Tout à l’heure, quand le sommelier lui a versé un verre de chambertin, ne s’est-il pas souvenu que certains ouvriers verriers deviennent phtisiques à force de souffler des bouteilles ?

Allons ! c’est ridicule. Il sait bien que le monde est ainsi fait ! Un économiste lui rirait au nez. Est-ce qu’il deviendrait socialiste, par hasard ? Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des hommes bien plantés et des bossus.


D’ailleurs, les heureux qu’il a devant lui ne le sont pas injustement. Ce ne sont point de vulgaires favoris du Veau d’or, des parvenus égoïstes et grossiers. Le grand seigneur qui préside la table porte avec honneur et dignité un nom mêlé à toutes les gloires de la France. Ce général aux moustaches grises est un héros, et il a chargé avec l’intrépidité d’un Murat, à Rezonville. Ce peintre, ce poète, ont fidèlement servi l’Art et la Beauté. Ce chimiste, fils de ses œuvres, qui a débuté dans la vie comme garçon pharmacien et qu’aujourd’hui le monde savant écoute comme un oracle, est simplement un homme de génie. Ces nobles femmes sont généreuses et bonnes, et, avec un courage discret, elles vont souvent plonger leurs belles mains jusqu’au fond des infortunes. Pourquoi ces êtres d’élite n’auraient-ils pas des jouissances d’exception ?

Il se dit, le Rêveur, qu’il a été injuste. C’étaient de vieux sophismes, bons tout au plus pour les clubs de faubourgs, qui se sont réveillés dans sa mémoire et dont il a été dupe. Est-ce possible ! Il a honte de lui-même.

Mais le dîner touche à sa fin, et tandis que les laquais remplissent une dernière fois les coupes de vin de Champagne, le silence s’établit. Les convives sentent la fatigue de la digestion qui commence. Le Rêveur les regarde alors l’un après l’autre, et tous ces visages ont une expression blasée et assouvie qui l’inquiète et qui le dégoûte. Un sentiment obscur, inexprimable, — mais si amer ! — proteste quand même, au fond de son cœur, contre ces repus ; et, quand on se lève enfin de table, il se répète tout bas, obstinément :

« Oui ! ils sont dans leur droit..... Mais, savent-ils, savent-ils bien que leur luxe est fait de tant de misères ?... Y pensent-ils quelquefois ?... Y pensent-ils aussi souvent qu’il faudrait ?... Y pensent-ils ? »