À tire-d’aile (Jacques Normand)/5

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 25-31).

IV

BILLET DE FAIRE PART.


À C. COQUELIN


Depuis dimanche une heure et quart
Le ciel, à mes désirs prospère,
A bien voulu me rendre père…
Et je viens vous en faire part.

Chut ! chut ! — Dans la pièce voisine
Il sommeille, mon premier-né,
Au fond du berceau tout orné
De dentelle et de mousseline.


J’avais beau soutenir que non,
Chacun disait dans la famille :
« Ce ne peut être qu’une fille ! »
J’en étais sûr : c’est un garçon !

Un gros garçon ! — Et sans système,
Sans vain amour-propre d’auteur,
Un garçon qui me fait honneur
Et me rend tout fier de moi-même !

Ma femme — un ange, un cœur parfait !
Mais qui n’est pas très, très-jolie —
Comme un fait évident, publie
Que l’enfant est tout son portrait.

Elle a mis cela dans sa tête !
Je ne la contredis en rien…
Mais, à dire vrai, je crois bien
Qu’elle est dans une erreur complète.


Si vous pouviez un seul moment
Voir mon héritier, sa tournure,
Son profil à la ligne pure,
Son corps au souple mouvement,

Son front noble, la courbe fière
De son nez, ses yeux bleu d’azur…
Vous vous écrieriez, j’en suis sûr :
« C’est tout le portrait de son père ! »

Pour le baptême on a déjà
Choisi le parrain, la marraine ;
Les noms arrivent par douzaine :
C’est celui-ci, c’est celui-là !

Bref, chacun intrigue, cabale,
Plaide pour le saint de son choix :
On ferait moins de bruit, je crois,
Dans une lutte électorale.


Non contents de le baptiser,
Nos amis, dévoilant d’avance
Tout le cours de son existence,
Prétendent la prophétiser.

Les femmes le font militaire
Et colonel du premier coup ;
Le parrain, plus simple en son goût,
Rêve le titre de notaire.

« Industriel ! quel bel état ! »
Dit un oncle dans l’industrie.
« Le barreau ! mais c’est là la vie ! »
Répond mon cousin l’avocat.

« Qu’à la culture il se destine ! »
Dit le grand’père, agriculteur.
« Croyez-moi, me dit le docteur,
« Qu’il fasse de la médecine ! »


Mon Dieu ! Quel sera son métier
Dans vingt ans, messieurs, je l’ignore…
Ne m’en tourmentez pas encore :
Tâchons d’abord qu’il soit… rentier !

C’est pour moi chose secondaire
Que son avenir, et j’attends
Qu’il commence à faire ses dents
Pour songer à ce qu’il doit faire !

D’ailleurs… Eh bien ! qu’est-ce ceci ?
Quels cris me déchirent l’oreille ?
C’est mon héritier qui s’éveille…
Il s’éveille toujours ainsi !

Il va, pendant une heure entière,
Crier sans cesser un moment…
Moi, je trouve cela charmant :
Il a l’organe de son père !


Il est gai sitôt qu’il me voit…
Ne le dites pas à sa mère,
Car elle prétend qu’au contraire
Il pleure dès qu’il m’aperçoit.

Allons, voilà qu’il recommence !
Oui, petit tyran, me voilà !
Rien ne vaut pour lui son papa,
Je vous le dis en confidence.

Ah ! certes ! c’est bien mon portrait !
Et j’en rends grâce à la nature :
On aime à voir sa signature
Au bas des actes que l’on fait !

Et puis… mais je ne pense guères,
Tant je me sens le cœur joyeux,
Combien je dois être ennuyeux
En vous racontant mes affaires !


Les moments paraissent si courts
Quand on parle de ce qu’on aime !
D’ailleurs, c’est plus fort que moi-même :
On n’est pas père tous les jours !

Près de cet être frais et rose
Je suis comme ragaillardi…
Allons voir s’il n’a pas grandi
Depuis si longtemps que je cause.

Que voulez-vous ? je fus bavard…
Daignez m’excuser : c’est la joie !…
Et permettez qu’on vous envoie
Ce gai billet de faire part !