À travers l’Espagne/04

La bibliothèque libre.
À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 32-38).


iv

L’ESCURIAL

Une nuit en chemin de fer. — L’Escurial. — L’église. — Le Campo Santo des rois d’Espagne. — Le cloître. — Le palais. — Une course dans la montagne.

Le meilleur moyen de voir lever l’aurore et le soleil, c’est de passer la nuit debout. Je vous donne gratis cette recette dont je viens de faire usage. Mais je vous préviens qu’une nuit dans un train espagnol n’est pas gaie — sauf l’heure du réveillon. Car il va sans dire qu’on ne passe pas une nuit sans dormir ni manger. Qui dort dîne… en songe ; mais qui ne dort pas doit dîner en réalité.

C’est une heure charmante que celle où l’on tire de son papier du pain, du beurre, du jambon, du poulet, et une bouteille de Valdepenas ou de Malaga. Le prix exorbitant qu’on nous les fait payer gâte un peu toutes ces bonnes choses ; mais quand on a faim et soif… n’est ce pas ? Ah ! je comprends pourquoi il n’y a plus de brigands en Espagne : c’est qu’ils se sont faits hôteliers, cochers, portefaix, gardiens de musées, ou qu’ils exercent d’autres industries également lucratives.

Enfin nous, avons réveillonné de bon appétit et de bonne humeur. Cela réchauffe, ragaillardit, et fait prendre patience. Or, je ne vous dirai jamais assez quelle patience il faut pour voyager en Espagne, la nuit, dans un train omnibus. Certes, j’aime un ciel clair, tout scintillant d’étoiles, avec la lune toute grande qui poursuit sa course en attachant sur vous son regard serein ; mais tout lasse en ce monde, et je fus heureux de voir enfin l’orient changer sa couleur terne, et passer du gris sombre au rouge, du rouge au rose, et du rose à l’opale.

Le soleil ne paraissait pas encore, quand nous aperçûmes sur notre gauche, suspendu aux rochers d’une montagne désolée, le palais colossal des rois d’Espagne.

Les proportions de l’Escurial sont étonnantes, même vues de loin ; mais quand vous en approchez, vous avez peine à retenir un cri de surprise, je n’ose pas dire d’admiration. C’est un géant qui vous écrase, mais qui ne vous plaît pas, et que vous êtes tenté de trouver monstrueux. L’architecte a réussi à faire grand, mais non à faire beau.

Cet immense édifice est dû à Philippe ii, qui le fit construire en accomplissement d’un vœu fait à saint Laurent, et l’architecte lui a donné la forme d’un gril pour rappeler le martyre du saint. Il contient un couvent, un palais, une église, des cours, des jardins, des galeries, des portiques, et l’on pourrait construire une ville avec le granit qu’on y a amoncelé.

Vous savez quand vous y entrez, mais non quand vous en sortirez. À peine le seuil franchi, vous avez la frayeur de n’en jamais sortir. C’est un labyrinthe de cours, de passages, de vestibules, de portiques, d’escaliers, de promenoirs, dont les murs sont nus, massifs, sombres, et si hauts qu’ils vous cachent le ciel. Vous voulez retourner sur vos pas, mais vous ne savez déjà plus par où vous êtes entré.

Enfin, vous levez une portière, vous entendez un chaut lugubre et lointain, vous avancez : des piliers énormes comme des tours se dessinent dans l’ombre ; vous marchez toujours, guidé par les voix et l’orgue, dont l’harmonie devient plus distincte ; vous levez les yeux, et vous poussez un soupir de soulagement ; car devant vous se dresse l’autel illuminé, et sur votre tête s’arrondit, à une hauteur immense, une coupole décorée de fresques magnifiques.

Nous sommes dans l’église, et, comme c’est l’anniversaire de la mort de la reine Marie Christine, on y célèbre un service solennel pour le repos de son âme. Cinq ou six femmes, agenouillées dans la chapelle qui porte le nom de la défunte, composent toute l’assistance, et les prêtres qui officient sont perdus dans l’immensité et la solitude du sanctuaire. Un chœur assez nombreux, dont l’écho multiplie les voix dans une proportion formidable, est logé quelque part dans le jubé de l’orgue, mais il reste invisible.

En arrière d’un pilier de colonnes fuselées, capable de porter un monde, s’ouvre un grand escalier de marbre noir, veiné de blanc, conduisant au campo santo des rois. Nous y descendons jusqu’à une profondeur immense, sous les assises du sanctuaire, précédés d’un sacristain qui porte une mèche allumée, et nous arrivons à une rotonde funèbre, autour de laquelle sont étagés les tombeaux, comme les rayons d’une bibliothèque. D’un côté sont les rois, et les reines qui ont régné seules, et de l’autre les princes et les reines qui n’ont pas régné. C’est riche, mais simple et lugubre ; tous les cercueils sont en bronze, et parfaitement uniformes.

Cette uniformité de sépulture a sans doute pour objet de rappeler l’égalité dans la mort ; mais la doctrine de l’égalité, prise dans un sens absolu, est fausse, même au-delà du tombeau. Les bons rois ne sauraient occuper dans l’autre vie la même place que les mauvais ; et, qui osera soutenir que Charles-Quint n’est pas plus vivant, dans la mémoire des hommes, que ses successeurs qui dorment à ses côtés ?

Car c’est là qu’il repose, le souverain illustre qui a exercé sur les destinées du monde une si puissante influence, et il faudrait être bien insensible pour contempler sans émotion le cercueil qui renferme ses restes glorieux. Le sacristain nous affirme que son corps est parfaitement conservé, que ses ongles et ses cheveux ont continué de croître, pendant quelque temps, dans la tombe.

Là dorment aussi de leur dernier sommeil l’impératrice Isabelle, épouse de Charles-Quint, Philippe ii leur fils, et Anne sa femme, Philippe iii et Marguerite, Philippe iv et Elizabeth de Bourbon, Charles ii, Charles iii, Charles iv et Ferdinand vii.

En sortant du Panthéon, nous entrons dans la sacristie, qui est très belle, bien éclairée, ornée de tableaux et de bas-reliefs, et qui contient les plus précieux reliquaires. Nous retraversons l’église, autour de laquelle nous comptons quarante-huit autels, tous plus ou moins riches en tableaux, marbres et reliques, et nous visitons le cloître.

Je ne vous décrirai pas ses immenses galeries voûtées, à deux étages reliés entre eux par un escalier monumental. Je ne vous conduirai, ni dans le chœur, dont les stalles nombreuses sont maintenant abandonnées, ni dans les bibliothèques pleines de manuscrits des plus curieux, ni dans le collège et le séminaire maintenant vides, ni dans les innombrables salles du palais qui contiennent pourtant de fort belles tapisseries, un riche mobilier, et des chefs-d’œuvre d’ébénisterie et d’incrustation.

Non, toutes ces visites m’entraîneraient trop loin, et j’ai hâte d’en finir avec l’Escurial. Veuillez pourtant descendre avec moi de la salle des batailles, dans cette chambre oblongue, aux murs nus et blanchis à la chaux, éclairée par une seule fenêtre, et aux extrémités de laquelle s’ouvrent deux alcôves sombres. C’est ici que le roi Philippe ii vint passer les dernières années de sa vie, et mourir. C’est d’ici que, sombre, soucieux, il prévoyait les éclipses de la gloire espagnole, et qu’il commandait encore à l’Europe. De ce palais immense, il ne s’était réservé que ce coin sépulcral, pour s’habituer au repos de la tombe, et, du fond de cette alcôve, une baie pratiquée dans le mur lui permettait d’entendre le chant des moines, et de voir le prêtre officiant.

Allons, ne nous attardons pas dans ce tombeau ; car nous pourrions y mourir. Je suis las, je sais triste ; il me semble que dans ces sombres corridors j’entends marcher des spectres. Verrai-je encore le soleil ? Respirerai-je encore le grand air ? Courons de ce côté, et franchissons ce portique ; enfilons ce corridor, et traversons cette cour. Que de portes, grand Dieu ! que d’appartements ! que de galeries ! que de murailles ! que d’escaliers ! N’arriverons-nous jamais ?

Tiens, voici des arcades et des murs peints à fresques ; c’est donc encore le cloître ? Où va nous conduire ce couloir ? Ah ! voilà de longs vestibules et des meubles dorés ; serait-ce encore le palais ?

Là-bas brille une lumière ; plus loin verdissent des myrtes entourant une fontaine. Réjouissons-nous, nous sommes sortis !

Nous revenons à notre hôtel avec une faim inexprimable, et l’hôtelier nous improvise un déjeuner indescriptible, qui nous transforme en tambours de basque. Nous avons trois heures devant nous, avant celle du départ ; que pourrions-nous faire de mieux qu’une course à pied dans la montagne ? L’ascension est un peu pénible, mais fatiguer le corps reposera l’esprit.

Il fait un temps ravissant, et les rayons du soleil baignent les flancs de ces rochers cyclopéens.

Nous gravissons un premier sommet, d’où la vue s’étend bien loin, sur un pays accidenté mais désert. Ce matin, les vallons étaient noyés dans la brume, et ressemblaient à autant de lacs ; mais maintenant les croupes sombres des rochers, se succédant à perte de vue, nous offrent l’image des convulsions de la mer.

Un torrent dégringole de la montagne, et sur ses bords sont échelonnées des blanchisseuses, étrangement vêtues, et nous regardant avec curiosité, des chuchotements et des rires.

Nous franchissons un second sommet, et nous rencontrons un second torrent, avec une seconde échelle de blanchisseuses. C’était le tableau le plus animé et le plus pittoresque que l’on puisse voir. Les unes chantaient des romances bizarres, que les autres semblaient accompagner avec leurs battoirs. Toutes semblaient gaies, riantes, et l’eau glacée colorait leur teint brun, et rougissait leurs bras nus.

Sous nos pieds s’étendaient le parc royal, les jardins, et les toits réguliers et spacieux de l’Escurial. Au loin se succédaient les pics, les ravins, les rochers, et de grandes routes blanches serpentant au milieu de ce désert.

Derrière nous se dressaient des escarpements et des cimes, dont les têtes allaient se perdre dans les nuages, ou se fondre dans le ciel. Nous redescendîmes charmés, en écoutant les chants des laveuses et les mugissements des torrents.

Le soir, nous étions à Madrid.