À travers l’Europe/Volume 1/À bord du Sarmatian

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P.-G. Delisle (1p. 7-13).



LA TRAVERSÉE

LA TRAVERSÉE


I

À BORD DU SARMATIAN.



Il y a six jours que nous avons laissé Québec ; mais il me semble qu’il y en a bien davantage, tant les trois derniers jours m’ont paru longs !

Le départ du Canada par le fleuve a cela d’agréable qu’une navigation paisible de quelques jours nous habitue au navire, à sa population, à ses coutumes, à sa vie.

Jusqu’au Détroit de Belle-Isle le voyage a été charmant. Une brise légère enflait les voiles, et nous filions régulièrement plus de trois cents nœuds par vingt-quatre heures.

Mais là finirent le calme et la sécurité, comme aussi l’entrain et la bonne humeur des passagers.

La brise plus forte tournait au Nord-Est. Quelques icebergs entraient dans le golfe et passaient à nos côtés, semblables à d’immenses blocs de marbre blanc, tantôt coniques, tantôt carrés ou dentelés. La nuit vint. Elle vient toujours trop tôt à bord. J’aimerais une navigation sans nuits. Le voisinage de l’Océan se faisait sentir et nous n’étions pas sans inquiétude sur la journée du lendemain.

Le jour suivant, il est sûr que ce n’est pas le soleil qui nous réveilla ; car il ne parut pas. Un vent du nord violent nous battait les flancs, et des légions de nuages gris, rapides comme des chasseurs à cheval, accouraient en rasant le bout des mâts, et s’élançaient à toute vitesse au bout d’un horizon rétréci. La mer houleuse semblait jouer avec le navire et prendre plaisir à nous balloter comme des colis.

Le mal de mer, qui est un affreux compagnon de voyage, ne tarda pas à s’installer à bord. Nous luttâmes courageusement contre lui, et nous passâmes encore la journée sur le pont. Mais la gaîté avait disparu avec le teint frais et rose, et tout le monde paraissait affectionner particulièrement la position horizontale.

Le lendemain, nous étions presque tous gisant sur le champ de bataille, bien forcés d’avouer notre défaite. Mais nous jurions une belle haine à la mer, et nous lui crachions souvent à la figure les flots de notre mépris.

Au fond de ma cabine où le scélérat m’avait roulé, je me suis souvent représenté l’Océan comme un monstre gigantesque, de forme sphérique, n’ayant ni tête, ni queue, ni bras, ni jambes, mais tout gueules. À quel qu’endroit qu’on le regarde, s’ouvre en criant une gueule immense, capable d’engloutir un navire tout entier.

Un hollandais, M. Jansen, a dit que la première impression que l’on éprouve sur la mer est le sentiment de l’abîme.

C’est bien cela, j’ai senti l’abîme, et j’avoue que cette sensation n’est pas agréable.

J’ai toujours beaucoup aimé la mer… quand j’étais sur terre. C’est une illusion poétique que j’ai dû jeter par dessus bord avec quelques autres.

Une jeune fille m’a demandé ce matin d’écrire dans son album. C’est à peine croyable et cependant c’est vrai, les jeunes filles ont des albums jusque sur les mers. Celui-là se compose de questions auxquelles il faut répondre. Eh bien, à cette question : Quelle chose dans la nature aimez-vous le plus ? j’ai répondu : « La mer, vue du rivage. »

Aussi suis-je tout-à-fait en faveur de la navigation sous-marine du Nautilus racontée par Jules Verne. C’est là la vraie navigation que j’espère voir réaliser avant de mourir. En littérature, en politique, en jurisprudence, je n’ai jamais aimé nager entre deux eaux ; mais pour traverser l’Atlantique, il me semble que je m’accommoderais de ce juste milieu puisqu’on peut s’y moquer de la vague et du vent.

Soyons juste, et reconnaissons que la mer et le zéphir sont charmants. J’aime les puissants qui nous laissent ignorer leur force, et qui nous caressent quand ils pourraient nous détruire.

Ce matin le temps s’est fait humain. Ce n’était plus ce brouillard gris, indécis, humide qui vient on ne sait d’où, et qui s’élance on ne sait où. Les nuages se dessinaient, se soulevaient, prenaient des teintes diverses, se promenaient plus lentement, et laissaient apercevoir vers le Nord un petit coin du ciel. L’air était plus pur et plus chaud.

Bientôt le vent s’est apaisé et la mer s’est aplanie. Toute la gaîté revient, les tables sont regarnies de convives, et le pont se ranime.

Il était temps, car nous avions une mine piteuse. À force de mordre dans le citron qu’on nous avait recommandé contre la maladie nous en avions pris la couleur. Et puis, quand en se mettant à table on voyait les verres, chancelant avant même qu’ils ne fussent remplis, et les convives titubant lorsque les bouteilles n’étaient pas encore ouvertes, l’appétit était facile à satisfaire.

Mais voilà la mer qui ondule sous une jolie brise du Sud-Ouest et nous avons eu un coucher de soleil plein de promesses.

Le firmament, toujours un peu triste, s’est tenu caché presque tout le jour derrière une épaisse muraille de nuages ; mais vers le soir il a soudainement montré le bas de sa robe bleue à l’occident. Quelle pureté ! Quelle limpidité ! Quelle transparence inimitable dans ce bleu du firmament !

À mesure que le soleil descendait à l’horizon, le voile de nuages se soulevait lentement comme le rideau d’un grand théâtre à la rentrée d’un grand acteur. Quand il parut, ce fut un éblouissement.

Puis, on le vit s’avancer majestueusement dans l’espèce d’hémicycle d’azur que les nuages lui formaient, et toute la surface de la mer s’embrasa de ses feux. Bientôt les nues s’enflammèrent à leur tour, et tout l’horizon parut enveloppé d’un immense incendie.

Mais l’astre de feu descendait, toujours, brûlant tout sur son passage, et je le vis enfin s’enfoncer lentement dans les vagues incandescentes. La mer s’assombrit par degrés, pendant que les nuages s’allongeaient sur les pans du ciel comme d’immenses tisons encore flamboyants. Peu à peu leur éclat diminua, l’horizon devint pâle, les reflets s’éteignirent, et tout se nuança de la couleur terne et sombre de la mer.

Deux heures après la scène avait changé de décors.

Le couchant rentrait dans la nuit, et l’Orient s’illuminait à son tour de clartés pâles et douces. La lune presque pleine se levait en souriant, et s’élançait à la poursuite du soleil, auquel elle doit sa lumière. Des nuées légères et vaporeuses s’écartaient en rougissant sur son passage, et ses rayons clairs jouant sur les vagues y traçaient des dessins fantastiques et en faisaient jaillir des paillettes d’argent.

Debout sur le pont du navire, j’ai contemplé ce spectacle qui ravissait et je me suis laissé entraîner sur la pente de la rêverie.