À travers l’Europe/Volume 1/Lacs et Bruyères

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P.-G. Delisle (1p. 73-81).

II

LACS ET BRUYÈRES.



LE touriste qui ne visiterait pas les montagnes et les lacs de l’Écosse n’aurait pas une idée juste de ce pays.

Il faut voir cette nature tourmentée, avec ses cimes tantôt boisées et tantôt nues, entrecoupées de ravins, de lacs, de vallons, de torrents et de cascades. Il faut gravir cet entassement de rochers volcaniques, formant d’immenses réservoirs, où s’amassent les eaux du ciel, et séparés par des jardins féériques, plus beaux que ceux de Sémiramis, et suspendus comme eux dans les airs.

C’est cette nature à la fois grande et jolie, majestueuse et pleine de grâce qui a inspiré tant de belles pages à Walter Scott et à Byron. Car tous deux ont sillonné ces lacs et parcouru ces montagnes.

Ces réflexions me trottaient par l’esprit pendant que le train nous emportait à toute vapeur, de Glasgow à Ballock, tête du lac Lomond.

Un petit vapeur propre et coquet nous attendait en sifflant. Quelle belle matinée nous avions et comme les eaux transparentes du lac resplendissaient sous les rayons du soleil !

Voyez-vous là-bas cette haute montagne avec sa tête ronde et ses larges épaules se drapant dans sa robe de bruyère ? C’est le mont Misère ; mais, certes, il n’a pas l’air misérable en ce moment.

Le soleil a dépassé son sommet, et la lumière qui l’inonde a transformé sa bruyère en manteau de pourpre. Il est vrai que la pourpre est une étoffe moins bien portée et surtout moins durable qu’autrefois. Mais, hors le comte de Chambord, il y a encore de par le monde beaucoup de gens qui s’en affubleraient volontiers, voire même M. Gambetta.

Ce mont Misère n’a pas d’ailleurs une si mauvaise position. Il a tout autour de lui des points de vue splendides, et le lac Lomond lui fait un miroir que plus d’une jolie femme lui envierait. Eh ! voyez donc, il a eu ce matin, une visite qui lui fait honneur : ce jeune Anglais, qui est à bord, s’est mis en marche à une heure du matin et a grimpé jusqu’à son sommet pour y voir lever le soleil. Il paraît que c’est très beau ; mais il n’y a qu’un Anglais pour faire pareille course à pied la nuit, dans des sentiers impossibles. Pour ma part, j’aime mieux attendre que le soleil ait lui-même fait l’ascension ; il n’en est pas plus fatigué, et je le suis moins.

Je me demande si nous avons au Canada d’aussi belles nappes d’eau que le lac Lomond, et je réponds : peut-être ; mais, à coup sûr, nous n’en avons pas de semblables.

Les lacs de la province d’Ontario sont beaucoup plus vastes, plus profonds, plus majestueux.

Nos jolis lacs des Laurentides sont aussi pittoresques peut-être, plus sauvages, avec des cadres plus sombres.

Mais le lac Lomond a plus de grâce, plus d’éclat, plus de couleurs variées, plus d’aspects qui enchantent et qui étonnent. Rien n’égale le bleu transparent de ses eaux, et le vert de ses rivages tour à tour, sombre et tendre, pâle et jaune comme le citron, ou semblable à l’émeraude.. Les Écossais l’appellent le Lac de la Beauté et la Reine des Lacs. Le Roi des Lacs ne serait pas un titre assez tendre.

Un voyageur enthousiaste, montagnard sans doute, déclare qu’il critiquerait le Paradis perdu plutôt que le lac Lomond !

Mon admiration est plus calme. Mais je trouve vraiment beaux les paysages qui m’entourent, et chaque demi-mille parcouru me découvre une perspective nouvelle et charmante.

Le lac Lomond a trente milles de longueur et dix milles dans sa plus grande largeur. Il est parsemé d’îles verdoyantes qui ressemblent à des corbeilles de fleurs, et qu’on croirait flottantes. Le bateau pimpant et mignon circule au milieu comme un oiseau mouche dans un parterre. De temps en temps il s’élance vers la terre, et va toucher en battant des ailes tantôt un petit village qui rit sur la grève, tantôt un bel hôtel où l’on va faire villégiature, et tantôt un château, cachant mal dans la verdure ses clochetons et ses tourelles.

La surface du lac est unie comme une glace de Venise, et c’est pourquoi l’eau paraît si bleue : le firmament s’y mire avec complaisance. Si quelques nuages y flottaient, ils viendraient s’y réfléchir de même, et nous les prendrions pour des îles.

Il faut reconnaître que Rob Roy Macgregor savait choisir les beaux endroits, et c’est un goût distingué que celui du beau. Rob Roy est un personnage historique qui pendant bien longtemps fut la terreur du lac Lomond et des montagnes environnantes ; et l’Angleterre n’a pas soumis sans peine ce farouche rebelle, chef du Clan Macgregor. Il y a mille souvenirs de lui sur ces rivages, et les récits populaires en ont fait un personnage légendaire. Voyez là bas, sur la grève, cet énorme rocher taillé comme une muraille. On l’appelle la Prison de Rob Roy, et la tradition rapporte qu’il y suspendait ses prisonniers, attachés sous les bras, pour les faire consentir à ses demandes ; et quand ils avaient ainsi nagé pendant quelque temps dans l’air pur, il les menaçait de couper la corde, et de les faire nager dans l’eau du lac.

Les Anciens Romains avaient la Roche Tarpéïenne ; mais la roche de Rob Roy était bien plus terrible !

Pendant que je m’amuse à rappeler les hauts faits de Rob Roy, notre bateau mouche va toujours son train. Il se débat dans l’eau comme un canard, il clapote, il bourdonne, et il met à nous traverser un empressement dont je ne lui sais aucun gré.

Luss est déjà bien loin derrière nous, et nous avons dépassé Tarbet. Inversnaid est là-bas qui nous regarde venir. « N’allons donc pas si vite, petit, nous sommes bien dans cet éden. »

Mais il ne m’écoute pas, et poursuit son vol. Le lac a changé d’aspect ; il est devenu sauvage, et les monts qui nous regardent passer sont escarpés, sombres, et entrecoupés de mystérieuses profondeurs. Je dis à mes compagnons de voyage que si j’étais sur la tête de ce géant qui est à notre gauche et qui s’appelle Ben Lomond, j’aurais un grand problème à résoudre.

— Lequel ? disent-ils.

— En descendre.

Il faut dire adieu à notre charmant coursier ; nous sommes à Inversnaid, et de hautes montagnes se dressent devant nous. Un grand omnibus traîné par d’énormes chevaux Clyde est là sur la falaise. Prenons y notre place.

— Mais savez-vous quelles sont ces ruines, me demande un compagnon de voyage en m’indiquant quelques murailles délabrées, qui s’élèvent tout près de nous.

— C’est, je suppose, encore une prison de Rob Roy ? — Non, c’est un fort que les Anglais avaient bâti précisément pour dompter ces Macgregor turbulents, au commencement du siècle dernier.

— Alors il a dû se passer ici quelques faits d’armes remarquables.

— Je ne saurais dire. Cependant l’historien Rae, cité par Walter Scott, en raconte un merveilleux.

Un corps de volontaires, parti de Ballock, sur de grands bateaux plats, aborda un jour ici pour vaincre ou mourir. Ces braves montèrent la côte avec beaucoup d’intrépidité, — aucun ennemi ne se montrant, — firent résonner leurs tambours d’une manière effroyable, déchargèrent leurs fusils à travers le feuillage, et s’en retournèrent triomphants.

— Et les Macgregor ?

— Ils étaient loin d’ici sur les bords du lac Katrine, et n’apprirent que longtemps après la brillante victoire des volontaires du Roi.

— C’est ainsi que j’aimerais la guerre, répondis-je en riant. C’est la bonne manière ; il n’y a pas de danger de se faire mal.

— Mais voici une chose qui vous surprendra.

Vers le milieu du siècle dernier, le commandant de ce fort portait un nom que le Canada n’oubliera jamais.

— Lequel ?

— Il se nommait alors le major Wolfe, devint plus tard général, et mourut sur les plaines d’Abraham en léguant à la Couronne d’Angleterre cette immense et riche colonie de la Nouvelle France qu’il avait conquise.

J’ai dit que nous étions montés en omnibus. Est-ce bien le nom qui convient à cet énorme charriot sur lequel nous sommes juchés quatre de front, et qui conviendrait si bien pour porter des denrées au marché ? Mais qu’importe, quand il fait beau, quand le soleil étincelle, et quand les oiseaux chantent sur les bords du chemin ombreux que nous gravissons ? Déjà nous sommes arrivés sur les premiers sommets, et toutes les sinuosités de notre beau lac Lomond se dessinent à nos pieds. Déjà nous le contemplons une dernière fois à vol d’oiseau, nous comptons ses baies, ses pointes, ses îles, et nous lui faisons nos adieux.

Mon voisin se montre moins tendre et moins ému que nous. Il est au bout du siège étroit, et son cœur est un peu figé par la peur de tomber à chaque instant dans le précipice sur les bords duquel nous courons. J’essaie de le rassurer en lui vantant le point de vue superbe et nouveau qu’il aurait sans doute s’il roulait au fond. Mais une secousse de la voiture qui lui fait pousser un cri l’empêche de m’entendre.

Les arbres ont disparu, et les sommets des montagnes nous apparaissent comme les têtes des vieillards : ils ne sont plus chevelus qu’à la base. Le sol n’est pas nu cependant ; il est couvert de bruyères. La bruyère d’Écosse est un arbuste mignon, ressemblant au bleuet, couvert de jolies petites fleurs violettes qui sont presque immortelles. Quel beau tapis elle étend sur les flancs des monts ! Quelles charmantes nuances, rose, violette, elle déploie ! Mais elle n’est pas seulement jolie, puisque les chèvres la broutent et que les abeilles la butinent.

La longue ascension est finie, et, nous commençons à descendre le versant opposé des montagnes, par une pente tortueuse qui va nous conduire au lac Katrine. L’horizon qui s’ouvre devant nous est immense et d’un pittoresque indescriptible. C’est une nature profondément bouleversée, déployant à perte de vue, sommets après sommets, gorges, ravins et précipices. Mais partout la même bruyère revêt les cimes lointaines de son écharpe colorée.

S’il faisait nuit, nous ferions sans doute la rencontre des sorcières de Macbeth chevauchant sur leurs manches à balai à travers ces bruyères. Car c’est bien ici leur patrie. Macbeth, devenu roi d’Écosse, après avoir assassiné son souverain, venait les consulter sur ces montagnes. Mais on a sans doute tracé le chemin loin de la caverne où elles faisaient bouillir leur marmite.

Pendant que je songe à lady Macbeth, qui n’a pas fait honneur au beau sexe écossais, notre course se précipite, la pente devient plus rapide, et le lac Katrine étend sous nos yeux son beau miroir d’azur, encadré de montagnes.

Ce lac est plus petit que celui de Lomond, et le bateau-à-vapeur qui la traverse est aussi un diminutif dans la même proportion.

Mais il n’est pas encore à son quai, ni même en vue.

La course faite et l’air vivifiant des montagnes ont creusé les estomacs. Un bon hôtel et une bonne table nous attendent : Let us have a rest ; one hour for refreshments.

Mais vous aussi, mon cher lecteur, vous avez sans doute besoin de repos, et je ne dois pas songer à moi seul. Je pourrais vous décrire encore le lac Katrine calme et solitaire, au milieu de ses promontoires sauvages. Je pourrais vous raconter les agréables surprises et les aspects étranges que sa traversée procure au touriste. Je pourrais faire parler ces rivages silencieux, où l’on n’entend pas d’autre bruit que le babil des torrents qui descendent des montagnes en faisant autant de cabrioles que nos hommes politiques les plus versés dans cette spécialité. Je pourrais emprunter à Walter Scott et à Wordsworth les vers charmants qu’ils ont consacrés à la peinture de ces lieux. Après le lac Katrine viendraient les Teasstek, auxquels les deux poètes ont aussi consacré des pages enthousiastes, et qui mériteraient certainement une pompeuse description.

Mais la vue trop prolongée de la nature, quelque belle qu’elle soit, finit par ennuyer presque autant que la vue des hommes, et vous en viendriez à me dire : « Allons, reconnaissons que c’est beau, pittoresque, sublime ; et que ça finisse ! »

Je veux finir avant qu’on me le demande. J’ai d’ailleurs dîné copieusement, et vous aussi sans doute ? Laissons-nous aller aux douceurs du farniente, et disons : qu’après avoir voyagé toute la journée par terre et par eau, par monts et par vaux, en bateaux, en omnibus et en chemin de fer, nous arrivions le soir à Édimbourg.