À travers l’Europe/Volume 1/Première promenade

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P.-G. Delisle (1p. 209-216).

II

PREMIÈRE PROMENADE.



J’AVOUERAI candidement que j’éprouvai une grande allégresse à mon réveil, en pensant que j’étais à Paris.

Les Parisiens, c’est-à-dire ceux qui naissent et vivent dans Paris, ne comprendront pas cela. Mais il en est bien autrement pour un touriste canadien, c’est-à-dire, pour un voyageur qui a du sang français dans les veines, qui est né à 1500 lieues de la France et qui ne l’a jamais vue !

Dès sa plus tendre enfance il a entendu parler de cette ancienne mère-patrie, où ses ancêtres ont vécu. Il a appris son histoire, il s’est réjoui de ses gloires, il s’est affligé de ses malheurs, il s’est même exagéré sa grandeur, et le rêve de ses jeunes années a été de voir Paris, la capitale de sa France tant aimée.

Par leurs journaux, par leurs livres, il a connu, étudié, admiré, les écrivains, les penseurs, les hommes d’état que Paris voit éclore, grandir et s’éteindre, et son imagination les lui a représentés tous — j’en suis un peu revenu — comme des géants, ou des êtres surhumains !

Et soudain, un beau matin, il s’éveille dans une chambre d’hôtel, il court à la fenêtre, et il aperçoit en face de lui les Tuileries !

Jugez de son émotion.

La mienne fut vive. Mais puisque j’ai avoué cet enthousiasme d’enfant, on me permettra d’avouer aussi que le désenchantement ne s’est pas fait attendre.

Quoi ! me suis-je dit en sortant de l’Hôtel-du-Louvre, ce sont là les Tuileries ? Cette longue et uniforme maçonnerie qui fait face à la rue de Rivoli, et qui n’est pas assez haute, ni assez ornée, c’est le Palais des Souverains de la France ?

Je m’attendais à autre chose. Cette première impression fut heureusement modifiée lorsque je vis l’autre façade du palais et les divers pavillons qui le composent.

J’entrai dans le jardin, et je jetai un coup d’œil sur la partie ouest du Palais.

Ô désolation ! C’est un amas de ruines noircies par la flamme. Quels sont donc les vandales qui ont incendié ce grand édifice ? Hélas ! Ce ne sont pas des vandales, ce sont des français qui placèrent dans ces murs des barils de poudre et des matières inflammables qu’ils arrosèrent de pétrole et qui y mirent le feu. Voilà ce que la Révolution, qui se nomme aussi civilisation, sait accomplir : elle change en barbares les hommes civilisés !

Il était sans doute bien beau ce jardin des Tuileries que le célèbre Le Nôtre avait tracé pour Louis XIV, et qui depuis a fait les délices de plusieurs familles royales. Mais il a été fort endommagé sous la commune et il est un peu négligé maintenant. Un bon nombre de statues de bronze et de marbre en sont le principal ornement.

Mes pas se sont égarés dans les allées et les charmilles, le long des plates-bandes fleuries, à l’ombre des massifs de verdure, et mille souvenirs historiques ont envahi mon esprit. Il me semblait que je croisais de temps en temps les ombres des rois, des reines, des princes et des grands personnages que ce jardin a vus passer tant de fois.

Une date néfaste et une vision attristante hantaient surtout ma mémoire.

Il me semblait voir l’infortuné Louis XVI et sa famille sortant des Tuileries, où ils ne devaient plus revenir, et traversant ce jardin le 10 août 1792, pour se rendre au manège où siégeait alors l’Assemblée. Je voyais le jeune Dauphin marchant au côté de sa mère et poussant de ses petits pieds devant lui les feuilles sèches qui jonchaient déjà les allées — ce qui faisait dire au roi : « Les feuilles tombent de bonne heure cette année ! »

Je me suis rendu à l’endroit où se trouvait le manège, et je me suis représenté les trois jours d’angoisses indicibles que la famille royale y passa, les séances orageuses de cette assemblée qui prononça la déchéance, et qui décréta que la famille royale fût transférée à la Tour du Temple.

C’est de cette dernière station douloureuse que le fils de Saint Louis devait être conduit à l’échafaud quelques mois après !

C’est aussi dans ce jardin que le 8 juin 1794, fut célébrée la Fête de l’Être Suprême, dont Robespierre fut le pontife. Ici s’élevait l’amphithéâtre où il monta, entouré par la Convention, et d’où il prononça deux discours qui auraient fait dormir debout, s’ils avaient duré plus longtemps.

L’extrémité ouest du jardin s’ouvre sur la Place de la Concorde, et j’y entrai. J’ai lu souvent que c’est la plus belle place du monde, mais je crois qu’on aurait dû se contenter d’écrire qu’elle en est la plus vaste. Ses proportions en effet sont immenses, et quoique décorée d’un obélisque, de fontaines, et de statues, elle a encore l’aspect d’une campagne un peu déserte.

Ce qu’on y voit de plus beau c’est ce qui n’y est pas : à droite la Madeleine, dressant au loin son portique élevé, à gauche, au delà de la Seine, le Corps Législatif avec sa rangée de grandes colonnes, d’un côté la belle avenue des Champs Élysées se terminant à l’Arc-de-triomphe, et de l’autre côté le vaste Jardin des Tuileries, borné par les murailles sombres du palais incendié.

Cette place portait avant la Révolution le nom de Louis XV. En contemplant l’obélisque, il m’est venu à l’idée que ce colossal monolithe, apporté des bords du Nil, avait peut-être été placé là pour cacher l’ineffaçable tache de sang, que le sol devait garder. Car c’est, ici que s’éleva la guillotine en 1793. C’est ici que la nation française a commis son plus grand crime, et que le sang de son roi retombant sur ses enfants, comme le sang de Jésus sur le peuple juif, a fait descendre du ciel un châtiment qui dure encore. Aussi l’obélisque, au lieu de cacher le sang et de faire oublier le crime, semble au contraire en marquer l’endroit et en perpétuer le souvenir. C’est un doigt vengeur montrant aux générations qui passent le ciel où monta le fils de Saint Louis, et d’où descend la foudre qui frappe de temps en temps la France.

Dans une de ses premières poésies, à l’époque où il défendait la monarchie, Victor Hugo rappelle le passage triomphal de Marie Antoinette, le jour de ses noces, sur cette place funeste :

« C’est bien ici qu’un jour, de soleil inondée,
La grande nation dans la grande cité
Vint voir passer en pompe une douce beauté !
Ange à qui l’on rêvait les ailes repliées !
Vierge la veille encor, des jeunes mariées
Ayant l’étonnement et la fraîche pâleur ;
Qui reine et femme, étoile en même temps que fleur,
Unissait pour charmer cette foule attendrie.
Le doux nom d’Antoinette au beau nom de Marie !

Son prince la suivait, ils souriaient entre eux
Et tous en la voyant disaient : qu’il est heureux ! »


Et le poête termine ainsi :

« Louis Seize, le jour de sa noce royale
Avait déjà le pied sur la place fatale
Où, formé lentement au souffle du Très-Haut
Comme un grain dans le sol, germait son échafaud ! »

Laissant derrière moi la place lugubre qui rappelle tant de tragédies, je m’aventurai dans les Champs-Élysées. C’est une belle promenade plantée d’arbres et de fleurs, percée d’une immense avenue, sillonnée d’équipages, parsemée de cafés, de kiosques, et de petits théâtres. La perspective en est très belle.

À droite s’élève au milieu d’un massif d’arbres l’Élysée-Bourbon, joli palais qui appartenait au milieu du XVIIIe siècle à la Marquise de Pompadour, dont les Canadiens tiennent la mémoire en si grand mépris. Il sert aujourd’hui de résidence au Président de la République.

Le Président a pour voisins des hommes qui par les idées qu’ils représentent forment avec lui un groupe étrange. Ce sont, le Duc d’Aumale, personnifiant la royauté, M. Rouher représentant l’empire et M. Rothschild, le roi de la finance. Lequel de ces quatre pouvoirs est le plus solide ?

C’est triste à constater, mais il n’est pas douteux que le roi de l’avenir est celui de la finance.

C’est au Palais de l’Élysée que vint dans la soirée du 20 juin 1815 Napoléon I, de retour de Waterloo. C’est là qu’il abdiqua deux jours après, et que, victime de la trahison et de la faiblesse, il comprit qu’il devait quitter Paris pour n’y plus rentrer. De l’Élysée il se rendit, à la Malmaison où s’étaient écoulées les plus belles années de sa vie. Il y passa quelques jours en compagnie de la reine Hortense, buvant silencieusement la coupe d’amertume que la Providence lui versait, accoutumant son esprit au grand sacrifice qui lui était imposé, parlant avec attendrissement de Joséphine qu’il avait sincèrement aimée et jetant des regards sans espoir, sur un avenir chargé de nuages ; puis, il dût quitter la France, pour n’y revenir que vingt ans après dans le char de triomphe de la mort, qui le déposa sous le dôme des Invalides !

Napoléon III vint aussi habiter ce Palais, en devenant Président de la République, et c’est au milieu d’un Bal dans la soirée du 1er Décembre 1851 qu’il donna les derniers ordres qui devaient assurer le succès du coup d’État du lendemain.

Tout en rappelant ces souvenirs historiques, je suis arrivé à l’Arc-de-l’Étoile où viennent converger un grand nombre d’avenues et de boulevards.

Cet arc de triomphe est le plus colossal qui existe ; C’est un poème de pierre où restera écrite pour les générations futures toute l’épopée napoléonienne, et qui pendant des siècles chantera la gloire militaire de la France.

Il s’élève solitaire au sommet d’une colline, et lorsqu’on s’éloigne de Paris, c’est lui qu’on aperçoit de loin rayonnant comme une étoile audessus de la grande ville, et l’on se dit : c’est la Porte-des-Géants de la grande armée !

Je revins à mon hôtel par le Trocadéro en longeant les bords de la Seine, sillonnée de bateaux-mouches. J’admirai les ponts qui la traversent, je fis le tour des Tuileries, et du Louvre auxquels je reviendrai, et je rentrai charmé de cette première promenade.