À travers l’Exposition/02

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À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 440-455).
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A TRAVERS L'EXPOSITION

II.[1]
L’ARCHITECTURE. — LES FEUX ET LES EAUX. — LE GLOBE.


L’ARCHITECTURE.

L’Exposition nous montre des directions nouvelles dans l’architecture. C’est un indice artistique et social de si grande conséquence qu’il faut s’y arrêter quelques instans.

Il n’y a qu’une voix sur la stérilité de notre siècle en architecture. Dans son rapport sur l’Exposition de Londres, le comte L. de Laborde écrivait déjà, il y a trente ans : « C’est un problème inexplicable pour les étrangers que la nullité de l’architecture française depuis la révolution de 1789, chez un peuple qu’ils sont habitués à considérer, depuis huit cents ans, comme l’initiateur et le chef de file… Comment expliquer qu’une société entière, que les découvertes de la chimie et de la physique jettent dans un courant d’innovations, de bouleversemens à tourner la tête, à rendre fou, au lieu de demander aux arts les innovations les plus excentriques, au lieu de repousser ce qui sent le vieux, la copie, la redite, ne se plaise que dans l’imitation la plus servile de tous les styles usés par les siècles ? » — Depuis la révolution jusqu’à nos jours, on a essayé tous les styles, l’égyptien et le néo-grec, le néo-gothique et le moresque ; nous avons eu le style de la Restauration, — Voir la Bourse, — le style Louis-Philippe, — ne rien voir, — le style du second Empire, — Voir le nouvel Opéra, — le style de la troisième République, — Voir le Trocadéro. Copies fidèles de l’antique ou assemblages luxueux d’élémens composites, nos monumens attestaient la science de nos artistes et l’absence d’invention. On a restauré les reliques du passé avec une perfection inconnue aux époques créatrices, comme il convenait à un siècle de critique savante ; les rares talens d’un Viollet-le-Duc se sont dépensés à des restitutions.

Cette stérilité surprend d’abord, si on la compare à la glorieuse fécondité de la peinture, proclamée par les collections du Champ de Mars. L’anomalie apparente s’explique, dès qu’on réfléchit aux conditions particulières des deux formes d’art. La richesse de notre peinture provient d’une variété infinie d’efforts individuels, et de quelques sentimens généraux très développés dans notre temps, comme le sentiment de la nature, le sentiment de l’histoire. En architecture, l’individu ne peut rien ; c’est un art collectif et symbolique, l’art social par excellence ; il ne trouve des types nouveaux que pour traduire un état social définitivement assis, des besoins universels devenus consciens. Temple grec ou amphithéâtre romain, cathédrale gothique ou donjon féodal, palais du marchand florentin ou de la monarchie centralisée, tous les édifices significatifs échappent à la fantaisie individuelle ; ils sont l’expression la plus fidèle et la plus générale des tendances dominantes dans la vie d’un peuple à un moment de son histoire. — Notre siècle ne pouvait pas avoir une architecture qui lui fût propre, parce qu’il n’a pas atteint, à travers toutes ses expériences, un état social avéré, manifeste pour tous.

Cet état commencerait-il à apparaître ? Il y a des raisons de le penser, puisque l’Exposition révèle l’avènement d’un art tout nouveau, l’art de la construction en fer. Entendons-nous bien. Ce n’est pas d’hier que l’on a commencé à couvrir de vastes espaces avec des vitrages supportés par des piliers et des arcs de fonte. Dans les usines, dans les grands ateliers, dans les halles, dans les gares, dans tous les centres de travail et de mouvement où la vie populaire a ses foyers les plus actifs, le fer s’est insensiblement substitué au bois et à la pierre ; il fournit presque seul la charpente de nos maisons. Mais les fils de Tubalcaïn avaient déjà mis leur marteau dans toutes les œuvres vives de notre société, qu’on les ignorait encore dans les loges où l’on dispute le prix de Rome. Cette révolution s’accomplissait humblement, au-dessous et en dehors de l’art officiel ; l’art dédaignait une architecture industrielle, faite pour servir des besoins grossiers. Pourtant, comme ces besoins étaient les plus intenses et les plus caractéristiques de notre époque, on pouvait prévoir que l’art deviendrait un jour leur tributaire, et qu’il ne sortirait de sa langueur qu’en se mettant à leur service. La réconciliation de l’ingénieur et de l’artiste avait été essayée, sans doute, mais timidement et à l’insu du grand public ; pour nous tous, elle datera de l’Exposition de 1889. Cendrillon s’est fait reconnaître de ses sœurs sur le Champ de Mars ; l’architecture industrielle, avec le fer pour moyen, a désormais une valeur esthétique. Elle n’est pas arrivée à ce résultat sans tâtonnemens ; rien n’est plus philosophique et plus instructif que les efforts du fer pour chercher sa forme de beauté, dans la série des palais qui figurent « l’Arc de triomphe renversé. »

Voici d’abord le dôme central, avec son luxe lourd et voyant. Ici, le fer s’est trompé, parce qu’il a suivi les vieux erremens de construction et de décoration, parce qu’il a subordonné ses propres convenances à celles de la pierre qu’il remplaçait. Certes, il y a des choses excellentes dans ce dôme ; l’armature de l’intérieur est élégante ; à l’extérieur, nous trouvons déjà l’alliance du métal et de la brique, qui sera l’un des traits constitutifs des nouvelles méthodes. Mais l’imagination de l’artiste est visiblement obsédée par les magnificences de l’Opéra, ces mauvaises conseillères ; elle s’efforce d’en reproduire les motifs principaux, les niches, les acrotères, les surcharges de fonte ciselée ; au dedans et sur la façade, le zinc d’art est déchaîné, avec ses écussons emblématiques entre les grosses dames nues ; sur ces écussons, des locomotives, des machines compliquées, des dieux, des bestiaux, des républiques, le symbolisme facile des concours agricoles ; trop de reliefs, trop de couleurs, trop d’ors. Pour son coup d’essai ; le fer a voulu être somptueux ; il n’est qu’endimanché, le rude ouvrier ; et sous sa défroque seigneuriale, je n’aperçois plus la seule beauté que j’attende de lui, une musculature puissante et flexible.

Faisons quelques pas : nous entrons dans la galerie des machines. On a épuisé les formules de l’admiration devant cette nef haute de 45 mètres, longue de 400. Encore faut-il savoir pourquoi elle est si belle ; parce que le fer, renonçant à lutter avec la pierre, n’a cherché ses moyens d’expression que dans sa propre nature, dans sa force, sa légèreté, son élasticité ; parce qu’il a résolument sacrifié la quincaillerie décorative et s’est rappelé cette loi fondamentale de l’esthétique : la beauté n’est qu’une harmonie entre la forme et la destination. Évidemment, ceux qui ont assemblé ces formes ne se sont pas préoccupés d’imiter tel ou tel type, réalisé avant eux avec d’autres matériaux et pour d’autres usages ; ils ont consulté les propriétés du fer, calculé ses résistances ; s’étant assuré de ce qu’on pouvait demander au métal, ils ont modifié l’arc en tiers-point et créé une ogive nouvelle, avec des inflexions et un allongement d’une incomparable élégance. Des combinaisons savantes leur ont permis de diminuer jusqu’à l’invraisemblance le poids et le volume de la charpente. Il en est résulté un vaisseau dont l’immensité est le moindre mérite ; sans un ornement sur sa nudité sévère, par la seule hardiesse de ses lignes et la logique de son anatomie, le palais des machines rend les yeux contens ; il intéresse l’esprit aux problèmes difficiles qu’on soupçonne derrière cette simplicité ; n’est-ce pas là l’impression que doivent produire les grandes œuvres architecturales ? De plus, ce palais consacre une révolution dans les principes de l’art du bâtiment ; la construction en pierre réclamait de tous ses élémens une immobilité absolue ; le fer est plus vivant, plus nerveux en quelque sorte ; il exige la liberté de ses mouvemens intimes. Les constructeurs en ont assuré le jeu par un appareil ingénieux, ces rotules d’acier qui rappellent les articulations des membres humains. Une plus grande stabilité garantie par plus de liberté, cela mène la réflexion très loin, s’il est vrai, comme on l’a toujours cru, qu’il y ait des correspondances cachées entre l’état social et l’architecture.

On dispute déjà sur les mérites respectifs de l’architecte qui a dessiné ce palais, de l’ingénieur qui a calculé la portée des fermes. Ces discussions sont toujours intempestives, à propos d’un monument ; les plus fameux ont été des ouvrages collectifs et souvent anonymes. Dans le cas actuel, ces distinctions indiscrètes entre les ouvriers prouvent une entière méconnaissance de ce qui fait le prix et la nouveauté de l’œuvre. Elle n’a réussi, et l’on n’en réussira désormais de pareilles, que par la collaboration de l’architecte et de l’ingénieur. Il faut mettre sur le même plan M. Du tort, M. Contamin, et leurs aides principaux dans chaque spécialité. Je ne voudrais même point que pour les différencier on se servit de ces mots : l’artiste, le savant, l’industriel. Mieux vaudrait dire que le chef-d’œuvre est dû aux travaux combinés des divers métiers, en rendant à ces tonnes la noble plénitude de leur vieux sens. On pardonnera ces subtilités de langage, si l’on concède que le choix des mots préjuge ici des théories d’ensemble, d’où peuvent dépendre la stagnation ou le renouvellement de l’art[2].

La Tour et la galerie des machines nous enseignent ce que peut le fer, réduit à ses seules ressources. Mais l’emploi exclusif de ces grands réseaux métalliques ne répond qu’à des besoins exceptionnels ; pour beaucoup d’autres usages, le fer doit recourir à des matériaux auxiliaires. C’était un nouveau problème de déterminer le choix et les conditions esthétiques de ces alliances. On s’est appliqué à le résoudre dans les deux palais jumeaux des Beaux-Arts et des Arts libéraux ; et l’on est revenu à la plus ancienne tradition hellénique, le mariage du bois et de la terre cuite peinte, tel que nous le retrouvons dans les premiers temples de Métaponte, mais en remplaçant le bois par le fer. La réussite est éclatante. Ici le goût le plus sûr et le plus inventif a dirigé la collaboration du fondeur, du potier et du céramiste. Je ne sais ce qu’il faut le plus louer dans ces édifices : la juste répartition du fer et de la brique, inspirée, semble-t-il, par la structure du corps humain, avec ses os visibles sous la chair ; l’ornementation légère et sobre, dont la terre cuite et l’émail font seuls les frais ; la polychromie discrète, où prédominent deux tous : le bleu doux du fer, le rose tendre de la brique. Maintenue dans ces gammes, la coloration des surfaces métalliques justifie la prédiction de Beulé : « Si un jour nous reprenons le goût des édifices peints, nous ne mériterons point le nom de barbares ; nous aurons reconquis, au contraire, un héritage auquel nous avions renoncé, une beauté que nous avions perdue[3]. »

Tout d’abord, on a remarqué dans cet ensemble les dômes de tuiles vernissées, heureux emprunt fait aux vieux maçons de l’Iran. Nos premières reconnaissances en Asie centrale, et en particulier les belles découvertes de M. Dieulafoy, auront une influence sensible sur le renouveau architectural. Ces coupoles d’émail, qu’on dirait colorées aux reflets de l’azur céleste où elles montent, je les admirais, l’an dernier, sur les médressés des Tamerlanides et sur les mosquées en ruines de la frontière persane ; il me sembla que j’en rapportais le mirage, lorsque, en rentrant dans Paris, je les revis déjà posées sur les palais des Arts. Il ne reste qu’à mêler aux dessins géométriques, un peu secs, les fleurs et les arabesques de là-bas, pour donner aux Parisiens les visions d’Ispahan et de Samarcande. Les dômes ne sont pas le seul exemple de cette adaptation habile de l’art oriental, qui n’est pas une imitation. Pour décorer le cintre de quelques portes, la terre cuite s’est approprié l’encadrement habituel des porches de mosquées, la colonnette de marbre ou de faïence tordue en spirale ; pour déguiser la monotonie prosaïque des boulons, on les a dorés et ciselés en têtes de clous arabes, sur le voussoir de l’entrée principale. Mais ces élémens orientaux sont fondus dans un arrangement occidental ; ce qui est bien de notre pays, du pays de Limosin et de Palissy, ce sont les médaillons, les frises, les cartouches, où la céramique intervient avec une délicatesse toute française de relief et de couleur. Les moindres détails décèlent une pensée inventive ; entre autres, ces plaques de poterie ornementée, encastrées dans les caissons à jour des piliers de tôle.

Si l’on tirait le Palais des beaux-arts de l’amoncellement du Champ de Mars, où la valeur particulière de chaque édifice est noyée dans l’effet général de kaléidoscope, si on l’isolait sur une éminence, — par exemple à la place du morne et pesant Trocadéro, — je gage que tous les yeux seraient frappés par la bonne grâce et la nouveauté du monument. — Monument ! On jugera peut-être le mot bien gros pour ces constructions temporaires. Il ne faut rien exagérer, et je ne prétends pas qu’on ait érigé là le Parthénon de l’avenir. Je crois simplement que l’exacte histoire, quand elle racontera le règne du fer et l’instant où il s’inquiéta de plaire, mentionnera avec honneur, à côté du grand squelette où MM. Dutert et Contamin ont dégagé les lois anatomiques du métal, les créations originales où M. Formigé l’a habillé. Comme dans la vision d’Ézéchiel, cet habile homme a fait croître la chair et tendu une peau sur les ossemens arides, il leur a soufflé l’esprit de vie, l’esprit de l’art.

Je prévois l’objection : comment fonder un principe d’art sur des bâtisses éphémères, que le tombereau du démolisseur emportera dans quelques mois ? — Ceci n’est pas entièrement prouvé ; il est question de conserver les palais au Champ de Mars ou de les déménager ailleurs ; comme ce vaste pavillon de la république Argentine, signalé aux promeneurs par les cordons de rubis et d’émeraudes que la lumière électrique allume dans ses cabochons de verre ; un vaisseau va le transporter de toutes pièces par-delà l’Océan, pour faire longtemps encore l’orgueil de Buenos-Ayres. Mais quel que soit le sort des palais de l’Exposition, il faut bien reconnaître que les constructions en fer auront ce double caractère, d’être mobiles et relativement peu durables. — Et si c’était précisément là le caractère probable de l’architecture à venir ? Ces dômes légers me rappelaient par leur aspect ceux que je vis naguère en Asie : par leur destination, ils me rappellent plus fortement encore la tente de feutre où le Turcoman nous recevait, sur l’emplacement des cités ruinées. Sans aller si loin, vous pouvez la voir en maint endroit de l’esplanade, cette aïeule de toutes nos demeures, abritant le Peau-Rouge, le Lapon, l’Africain. Si je comprends bien l’histoire de l’habitation, telle qu’elle se déroule sous nos yeux de la hutte lacustre à la galerie des machines, l’homme a fait un long effort, pour donner à sa maison des proportions toujours plus vastes et une stabilité toujours plus grande. Les sociétés adultes ont pesé sur le sol avec leurs monumens de pierre, qui se promettaient une durée indéfinie. Mais voici qu’au terme de l’effort, par une de ces ironies dont l’histoire est pleine, le cercle où nous tournions se referme ; le dernier degré de la civilisation rejoint le premier, l’instinct nomade se réveille sous d’autres formes. Petite tente de peaux au début, colossale tente de fer au déclin, mais toujours des tentes ; les deux ne diffèrent que par les matériaux et les dimensions. Celle-ci comme celle-là doit abriter des multitudes en mouvement ; non plus un peuple pastoral, mais un peuple ouvrier qui se presse dans les gares, qui erre d’atelier en atelier, qui n’a le plus souvent, au sortir de l’usine, que des foyers précaires et changeans. Même pour les classes favorisées de la fortune, la demeure héréditaire et l’établissement à long terme, deviennent l’exception, dans cette circulation incessante des personnes et des biens. Telle ville, où les rares étrangers ne trouvaient qu’une auberge il y a cent ans, compte aujourd’hui plusieurs hôtels dans chaque rue et voit passer chaque année une population flottante. Ne dit-on pas que les Américains de toute condition, ces chefs de file dont nous prenons les mœurs, vivent de préférence dans les grands caravansérails, comme le marchand d’Asie dans les cellules communes du khân ? Et comme le coffre de cyprès où ces marchands portent tout leur avoir, une valise suffit au moderne Occidental pour y serrer ses valeurs mobilières, des vagabondes aussi ! Oui, c’est l’humeur transformée du vieil Orient qui nous revient avec son génie artistique ; et ce sont bien de mobiles tentes de fer qu’il faudra désormais, pour loger les troupeaux d’hommes agités de cette humeur.

Voilà des prévisions désagréables aux gens casaniers et puissamment installés sur la terre. Je déplore avec eux l’instabilité croissante du foyer ; mais il y a peut-être quelque part le dessein arrêté de nous rappeler une ancienne leçon, trop vite oubliée au sommet des civilisations opulentes ; cette leçon enseigne aux voyageurs, engagés dans le court voyage, qu’il est vain de s’attacher à la terre et d’y faire d’âpres établissemens. Peut-être aussi touchons-nous à un de ces momens de l’histoire, — ce ne serait pas le premier, — où la poussière humaine est soulevée en tourbillons rapides, parce qu’il faut la pétrir pour reconstruire à nouveau ; à un de ces momens ou le vanneur secoue son crible sur l’aire, parce qu’il a besoin de mêler, et d’unifier les hommes pour faire circuler quelque vérité parmi eux. « Il remue tout le genre humain, » disait Bossuet qui avait remarqué l’effet concerté de ces grands mouvemens. Je lisais, il est vrai, et pas plus tard qu’hier, sous la signature d’un des derniers grands maîtres de l’Université, qu’en matière d’histoire « on ne parle pas des enfantillages de Bossuet. » C’est une opinion officielle, je la respecte, elle m’ébranle ; et pourtant ce pauvre homme, — c’est Bossuet que je dis, — avait un regard de quelque étendue sur les affaires du monde. Tout en admirant les palais de fer et les triomphes scientifiques de l’Exposition, je ne puis m’ôter de l’esprit que le Discours pour le Dauphin, écrit sans doute aux chandelles, est encore la meilleure Histoire à lire sous nos lampes Edison.


LES FEUX ET LES EAUX.

On m’excusera si je ne cherche pas de transition pour passer de Bossuet aux fontaines lumineuses. Avec un peu de subtilité la chose souffrirait arrangement, car il aimait les allées superbes où les jets d’eau ne se taisaient ni jour ni nuit, dans les jardins de M. le Prince. Mais il est plus simple de dire qu’après l’étude attentive et les pensées sérieuses du matin, le soir nous doit le délassement quotidien. Il apporte l’indulgence et l’illusion. Sur ces toitures vitrées, le crépuscule, a jeté un glacis d’argent ; comme il s’assombrit, des lueurs naissent sur tout le pourtour de l’enceinte ; froides et blanches d’abord, bientôt avivées par les ténèbres tombantes ; elles courent le long des façades et ruissellent en nappes jaunes dans les parterres. Les fleurs se réveillent, avec des tons plus pâles, sous l’essaim de lucioles qui brillent entre les massifs et au ras des gazons ; d’autres fleurs, artificielles, mettent leur mensonge dans le feuillage des magnolias, pétales de verre animés par l’arc incandescent. Les frontons se confondent en un seul palais, au reflet des feux qui les éclairent ; les édifices répréhensibles se transfigurent et s’harmonisent ; les lignes d’une architecture idéale surgissent, gravées au trait sur le fond noir. Par un burin lumineux. Vu ainsi, le Trocadéro réjouit l’œil qu’il affligeait. Le dôme des industries a donné le signal de l’illumination des guirlandes de perles électriques s’enroulent autour de sa coupole, les lampes de l’intérieur rayonnent à travers la large baie, par où le regard fuit dans la claire perspective de la travée principale ; les nuances heurtées se fondent, le fer se dore, et l’on n’a plus d’objections contre ce dôme, à l’heure où il devient le foyer central de la féerie. A l’arrière-plan, la haute croupe du palais des machines barre l’horizon ; son vitrage tamise une clarté diffuse ; entre les arceaux et sous les cintres, on voit tourner les soleils des phares et trembler leurs faisceaux ; l’énorme bâche semble la grande serre des régions planétaires, où le jardinier élève de petits astres pour les semer dans le ciel de nuit. Les projecteurs lancent leurs éclairs, épandus en pluie de poussière bleuâtre ou ramassés en pinceaux aigus ; ces rayons perdus errent et palpitent avec de rapides évolutions, inquiets de l’étoile qui les a oubliés dans l’espace. Le gaz, ce condamné, agite sur son pavillon des panaches de flamme, défiant la lumière nouvelle ; ses rampes s’étagent aux flancs de la Tour. Elle s’embrase au-dessus de tous les feux ; et le peuple affolé, qui reflue sous les arches incendiées, se demande si les cyclopes veulent remettre à la forge, d’un seul bloc, la charpente chauffée soudain au rouge vif.

Ce peuple cherche plus et mieux, la fête suprême des yeux qu’il vient demander chaque soir aux fontaines. Voyez-les, ces milliers d’extatiques, attendant depuis de longues heures, en rangs pressés, autour des bassins. Le trafiquant levantin, le soldat arabe dont on aperçoit çà et là le burnous blanc dans un groupe, doivent se croire reportés aux joies paisibles de leur pays. Car c’est encore un retour aux instincts des Orientaux, ces grands amoureux de l’eau. Le commerçant de la rue Saint-Denis, après avoir fermé son livre de caisse, reprend les habitudes du vieux Turc, de ce contemplatif qui peut veiller toute une nuit, accroupi devant la vasque éclairée par un lampion, comptant les gouttes de la source où s’égrène son rêve ; et les Parisiens, assis autour de leurs fontaines, rappellent à s’y méprendre les populations du Bosphore un jour de fête ; quand elles se rangent tout entières sur la ligne des quais et s’y incrustent, les jambes pendantes au fil de l’eau, pour s’abîmer jusqu’au soir dans les voluptés que leur apportent le miroitement et le clapotis des Ilots ensoleillés. — Un cri monte de la ioule : les gerbes ont jailli, illuminées par le feu invisible, mariant dans leurs combinaisons changeantes toutes les nuances du prisme, nouant les échappes de l’arc-en-ciel qui se déchirent en l’air et retombent pulvérisées, cascades de gemmes et de diamans. Les premiers jours, des trépignemens et des bravos saluaient chaque métamorphose ; on était encore en France. Peu à peu, le silence s’est imposé, l’hypnotisme opère ses effets, les habitués se refont, comme il convient ici, l’âme placide du parfait fakir. Heureux progrès, si l’on songe qu’à défaut de cette sorcellerie charmante, la plupart de ces hommes iraient s’abêtir aux désolantes inepties du café-concert. Qui sait d’ailleurs si la fontaine lumineuse, aujourd’hui simple objet d’agrément, ne sera pas pour le peintre et le savant l’occasion de pensées, d’expériences fécondes ? Il est à croire qu’ils en retireront quelque profit pour la théorie des couleurs, l’étude des phénomènes de réfraction et les autres parties de l’optique. Le divertissement des badauds amènera un Helmholtz ou un Chevreul à réfléchir sur des problèmes imparfaitement résolus, à chercher de nouvelles applications de leurs connaissances. Pendant que nous souhaitons, souhaitons d’emblée un Goethe qui nous donne la transcription intellectuelle de ce spectacle : un livre où sa raison étudiera les principes abstraits, les lois profondes cachées dans les choses comme cette lumière dans les galeries souterraines ; et des poèmes où son imagination les transmuera en formes sensibles, en fantaisies éblouissantes comme ces gerbes d’eaux enchantées.

Pour le quart d’heure, — constatons ici ce qui nous apparaîtra partout, — c’est l’ingénieur qui est le poète, un poète en action. Celui de ce département, M. Bechmann, a eu l’obligeance de me conduire dans son petit enfer et de m’en montrer le mécanisme. On a déjà lu partout l’explication du système ; on sait qu’il est fondé sur la découverte d’un physicien suisse, Coladon. Cet observateur avait remarqué qu’une chute d’eau dévie et entraîne en l’absorbant le rayon de lumière qu’elle reçoit horizontalement. La loi demeure efficace pour un jet perpendiculaire, éclairé par en bas. L’application, très simple en somme, fut d’abord essayée en Angleterre. D’où un inconvénient : les personnes qui ont vu les fontaines lumineuses de l’autre côté de la Manche, — où c’était beaucoup mieux, naturellement, — tiennent ici le rôle fâcheux du voisin de stalle qui a vu Rachel, à la Comédie-Française, et qui ne vous permet pas de prendre plaisir au jeu d’une autre interprète. Qu’elles se rassurent : ces mêmes Anglais sont venus installer et manœuvrer à Paris les mêmes appareils, sous le grand bassin circulaire ; leur chef envoie les commandemens, de la tourelle où il médite les combinaisons de couleurs. Deux fils électriques portent une dérivation de sa pensée à l’équipe française, établie sous le bassin supérieur et sous le groupe décoratif de M. Coutan.

Il suffit de traverser les deux chantiers pour apercevoir la différence des deux races. Les Anglais ont tout apporté de chez eux, jusqu’aux charpentes ; ils se sont installés les premiers, à leur mode, refusant de rien changer aux machines qui leur avaient réussi une fois ; ils font leur besogne avec calme et ponctualité, sans erreurs et sans innovations. Les Français, placés dans un local qui offrait des conditions d’installation moins favorables, ont révolutionné les appareils ; ils les ont allégés et modifiés ; ils ont dû inventer des perfectionnemens de la méthode, pour que la lumière agît sur les filets d’eau déversés par les figures du groupe. Au dernier moment, ils étaient en retard, aux prises avec les fontainiers. Les Anglais disaient : « Il est impossible que vous soyez prêts et que vous réussissiez par ces moyens. » L’ingénieur répondait : « Impossible n’est pas français. » Le jour de l’inauguration, on improvisa ce qui manquait, on accrocha les fils au clavier de manœuvre du contre-maître anglais, on lui tira sa pensée, et le soir, à l’heure dite, les eaux françaises s’étaient débrouillées, elles jaillissaient à l’unisson des étrangères.

Je les regardais au fond de leur souterrain, ces braves ouvriers, faisant les apprêts de la féerie dans la chaleur et dans les ténèbres. Comme leurs frères de la mine de houille, bien qu’avec moins de peine, ils allaient extraire pour les autres hommes de la lumière et de la joie qu’ils ne verraient pas. Un timbre retentit, des chiffres passèrent, au tableau d’ordre ; dans les réflecteurs en entonnoirs, des rayons aveuglans s’allumèrent, aussitôt ravis dans les cheminées par les miroirs inclinés qui les renvoyaient aux orifices, Des plaques de verre bleu, rouge, jaune, glissaient sur nos têtes ; on se serait cru dans le four central du globe, où les Kobolds élaborent les pierres précieuses et fondent les cristaux. Ils se précipitèrent sur les leviers, les bons gnomes du service des eaux de la ville, et leur poussée fit jaillir là-haut l’éruption de saphirs, de grenats et de topazes. On éprouve là des tentations horribles de toucher à contre-temps un de ces leviers : on déroberait ainsi, par un subterfuge purement mécanique, la juste toute-puissance de l’artiste et du poète ; on ordonnerait pendant une seconde les sentimens d’une multitude humaine. Car d’habiles gens nous certifient que les raies du spectre déterminent nos humeurs ; le violet attriste, disent-ils, comme le rose égaie. D’où il suit qu’en poussant un de ces ressorts, on accomplirait cette opération divine, réjouir les cœurs des hommes, ou ce maléfice diabolique, les plonger dans le chagrin.

En sortant du souterrain, nous nous rendîmes à la tourelle des commandemens. Le magicien anglais les donne sur une table qui rappelle de très près un piano, avec ses deux claviers. Une ligne de boutons électriques, correspondant, à la gamme des verres colorés : ce sont les touches blanches ; derrière, un rang de leviers, correspondant aux robinets des jets d’eau ; ce sont les touches noires. Le système actuel, qui nécessite la transmission des ordres aux intermédiaires placés sous les bassins, n’est que l’enfance de l’art ; avec des simplifications qui ne dépassent pas le génie d’un mécanicien ordinaire, un seul homme pourra actionner directement, de la tourelle, les robinets d’eau et les plaques de verre ; il jouera sa symphonie de couleurs, comme le pianiste joue sa symphonie de sons. Je cherchais plus haut, ce que pouvaient attendre des fontaines lumineuses les gens sensés, qui travaillent à l’avancement des sciences. Je prie ceux-là de ne pas lire plus avant : je voudrais ajouter quelque chose pour la consolation des jeunes décadens. Il faut bien le reconnaitre, plusieurs de leurs idées favorites prennent corps dans cette tourelle ; par exemple, la transposition des moyens d’un art à l’autre, l’équivalence des impressions reçues par nos différens sens. Et l’équité me contraint à avouer que M. J.-K. Huysmans fut prophète, en certains chapitres de son livre : A rebours. Le gentleman qui manœuvre aujourd’hui les fontaines, d’après quelques formules empiriques, est à ses successeurs probables ce que le maître de solfège est au compositeur inspiré. Quand l’habitude et l’éducation auront instruit les yeux à associer ces sensations nouvelles, quand la rétine affinée distinguera, dans la gamme chromatique des couleurs en mouvement, les vibrations que l’oreille perçoit dans celle des sons, il se rencontrera peut-être un Chopin ou un Liszt qui ravira les âmes avec des mélodies visuelles. Puisque nous rêvons, flattons jusqu’au bout les désirs décadens. Les arts connexes se concerteront dans cette musique totale de l’avenir : sous les bosquets de lotus plantés au bord des fontaines, des orchestres cachés de harpes et de luths feront entendre en sourdine les vieux motifs wagnériens ; des chœurs psalmodieront les proses classiques de M. Stéphane Mallarmé, et les gerbes harmonieuses seront parfumées d’essences rares. A travers leurs buées opalines, les doux hallucinés contempleront en souriant, sur les hauteurs voisines de Passy, la maison agrandie où les disciples de M. le docteur Blanche attendront les générations coutumières de pareilles délices.


LE GLOBE.

Entrons rendre visite à la Terre, notre mère. On en montre la figure au millionième, dans un pavillon spécial de l’Exposition. Il convient d’y aller jeter un regard d’ensemble, avant d’étudier dans le détail les différens exemplaires des hommes qu’elle porte et les divers travaux pari lesquels ces hommes l’ont embellie.

On ne saurait trop féliciter MM. Villard et Cotard de leur intelligente entreprise. Si nous nous accordons quelque avantage certain sur nos aînés, c’est que nous savons un peu de géographie ; c’est tout au moins que beaucoup d’entre nous ont la curiosité de cette science. Il y faut pousser nos enfans. Quand nous leur laisserons la Terre, elle sera plus que jamais inhospitalière et rude à ceux qui auront la faiblesse de la mal connaître. Ah ! que je voudrais voir tous les garçonnets de France venir et revenir souvent dans le pavillon de la grosse boule ! A cet âge, on apprend plus en un instant, par une sensation aiguë et singulière, que par les longues heures d’ennui dépensées sur les livres. Les cartes planes exigent de l’enfant un effort disproportionné à son intelligence ; ses yeux ne croient qu’aux apparences, et l’apparence menteuse des cartes contredit les explications qu’on lui donne. Sur nos mappemondes, le détail lui échappe. Ici, tout est joie et vérité pour ces jeunes imaginations : la forme, le mouvement du globe, l’immensité des océans, les lignes rouges des grands voyages, les découvertes de villes et de pays qu’on refait soi-même, en marchant vraiment de son petit pas ! Rien n’est plus propre à jeter dans ces cervelles la première graine de la vocation qui fait les Bougainville ou les Dupleix. Rien ne leur donnera des idées plus chaudes, plus vivantes, des notions plus utiles, plus nettes. Et que de grands enfans, parmi les hommes, qui trouveront ici mêmes profits et mêmes plaisirs !

On monte dans l’ascenseur ; il vous dépose sur le pôle nord. Avec son diamètre de 12m,73, la Terre a déjà très bon air. Elle tourne… quelquefois. Quand ce lent mouvement de rotation fait défiler sous les pieds du spectateur « les grands pays muets » dont parle le poète, la première impression est saisissante. Voilà donc celle qui nous roule avec dédain, telle que l’évoquaient les belles strophes de la Maison du berger.


Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers.


On va sourire, et me répondre que cette planète est en carton. — Qu’on se rappelle, dans un autre ordre d’idées, l’impression auguste que nous reçûmes tous des armées en fer-blanc de l’Epopée ; on comprendra qu’un très petit artifice, associé à de grandes images intérieures, peut toujours exciter une émotion chez le plus sceptique. Je regardais mes voisins ; une gravité majestueuse se peignait sur le visage de quelques-uns ; ils se sentaient devenir soleils. Mais le démiurge préposé au mouvement du monde se repose le plus souvent, assis sur sa chaise sous le pôle austral. Il faut faire alors ce que faisait jadis le soleil, tourner autour de la planète récalcitrante. Une galerie en spirale amène le voyageur, après plusieurs révolutions, aux antipodes de son point de départ, sous le vague profil de la terre Louis-Philippe. Durant le parcours, des réseaux diversement colorés lui permettent de suivre les grandes lignes de navigation, de chemins de fer, de télégraphes, les itinéraires des explorateurs fameux. Des groupes de clous lui indiquent les principaux gisemens des métaux dont ces clous ont la couleur. Comme je marquais ma surprise de ce qu’on n’eût pas fait saillir le relief des montagnes, il me fût répondu que le Gaurisankar, le plus haut pic de l’Himalaya, aurait 8 millimètres de saillie à l’échelle. Ce serait trop humiliant pour les Alpes et les Pyrénées. Le long des murs, une suite de pancartes donne en gros chiffres, sur des tableaux de statistique comparée, ces renseignemens que tout le monde est censé savoir, qu’on ignore toujours, et où l’on puise d’un seul regard tant d’idées. J’y vois que la Chine a 13 kilomètres de chemins de fer, et l’Union américaine 242,000 ; je comprends sans autre commentaire la marche actuelle de la civilisation autour de ce globe. Le mouvement commercial me donne pour l’Angleterre un chiffre double de celui que l’Allemagne et la France réunies alignent au-dessous, supérieur aux chiffres additionnés de tous les peuples extra-européens, si l’on défalque de ces derniers les colonies britanniques ; ces quelques nombres suffisent pour m’expliquer l’histoire et la politique de l’Angleterre. Un autre tableau me rappelle qu’il y a près de 500 millions de bouddhistes, le tiers de l’humanité ; cela augmente ma considération pour le Bouddha de bronze qui sourit dans le vestibule des Arts libéraux.

Cela m’enhardit aussi à présenter une requête aux créateurs du globe : j’aimerais qu’au lieu d’être posé sur ce modeste socle de tôle, il fut porté par un éléphant, que porterait une tortue. Mais je n’insiste pas, mon vœu est d’exécution difficile ; et puis, l’on n’aurait qu’à me demander qui porterait la tortue ? En revanche, j’insisterais pour trouver à l’entrée la reproduction de quelque ancienne sphère terrestre ; par exemple, la célèbre mappemonde de Martin Béhaïm, conservée au musée de Nuremberg, et qui nous montre l’univers des gens de 1492, au moment où Colomb s’embarquait. Ce jalon historique devrait être ici, de même qu’on devrait figurer ailleurs le mannequin anatomique sur lequel travaillait Harvey, à côté de celui qui sert aux élèves de Claude Bernard et de Broca. Ces témoins apprendraient aux découragés que les pauvres modernes, si facilement sacrifiés aux anciens, ont fait en trois ou quatre siècles, dans la connaissance exacte du monde et de l’homme, dix fois, vingt fois plus de chemin qu’on n’en avait fait durant six mille ans. A peine quelques vides, quelques incertitudes sur notre sphère. L’Afrique se défend encore : on marche un instant devant sa zone équatoriale sans rencontrer un nom. Un peu de patience ; savez-vous bien que sur ce globe, depuis trois mois qu’il est en place, on a déjà remanié deux fois l’Afrique, pour la tenir au courant des dernières investigations ? Ce qui saisit le regard, tout d’abord, et raffermit le courage, c’est le solide réseau où la terre est prisonnière, rails, fils télégraphiques, sillages de navires ; c’est la direction constante de ces veines et de ces artères, rapportant ou puisant la vie au cœur de ce grand corps, dans la petite Europe, au cœur de l’Europe dans la France, au cœur de la France dans ce minuscule Paris, qui couvre un centimètre carré. Un seul coup d’œil montre tous les efforts de la nature et tous les efforts de l’histoire conspirant à centraliser la vie sur ce point. Soyons modestes, ne le disons pas trop : Marseille n’aurait qu’à être jalouse, sans parler des autres ! Observons plutôt les dernières mailles du filet, qui tendent à s’accrocher ailleurs, et resserrons les mailles chez nous. — Mais j’oublie d’épuiser mes réclamations. Je voudrais voir en Asie l’itinéraire de Marco-Polo, à côté des voyages plus récens ; le vénitien a tracé la route d’où ses successeurs ne se sont guère écartés. J’ai demandé l’indication des gisemens de pétrole, si curieux dans leur disposition annulaire autour du globe. On m’a promis le pétrole. Je m’arrête. Que de choses j’aurais encore à réclamer sur la terre !

Qu’on ne se récrie pas sur mon faible pour ce grand joujou. Par des moyens très puérils, je l’accorde, il suggère des pensées graves, rectifie des erreurs et consolide des certitudes. A ceux mêmes qui n’ont pas la passion de la planète, je dirai qu’aucun théâtre ne peut leur offrir une source de jouissances aussi abondante. Qu’ils écoutent le public. On n’imagine pas combien l’homme livre le fond de son âme, en présence de la Terre, comme elle fait apparaître la diversité des esprits. Vous entendez là actuellement tous les dialectes, ce qui ne manque pas de couleur locale ; et tous les discours sont à retenir. Des visiteurs se donnent un but. Les aventureux refont la route d’un grand navigateur : les uns s’embarquent résolument avec Dumont d’Urville, d’autres préfèrent La Pérouse. Une société s’était attachée aux pas de M. Bonvalot ; accroupis sur le bord du balcon, les explorateurs fouillaient les replis du Pamir, et ils échangeaient des vues sur cette contrée. D’aucuns proposent au gardien des rectifications, d’après les dires d’un ami qui a voyagé. Il est instructif de suivre du haut en bas les familles qui accomplissent leur périple. Après quelques expériences, on peut établir la moyenne des connaissances géographiques d’une famille française en 1889. Elle part du pôle, non sans avoir disputé sur la possibilité d’y naviguer. La Sibérie l’étonné par son étendue ; et ce nom seul communique un petit frisson aux dames. Elle est déçue par l’exiguïté du Japon : une personne lui trouvait la forme d’une pieuvre. Devant le Tonkin, les opinions politiques s’accusent. La Chine effraie, l’Afrique attire, l’Australie laisse indifférent. Aux pays peu fréquentés, on cherche une ville vaguement située dans la mémoire ; on tient conseil, des membres de la famille se détachent en reconnaissance de divers côtés. Deux points entre tous accaparent l’attention : Panama et Sainte-Hélène. On s’attriste à l’isthme, on s’apitoie à l’île : — « Ce pauvre Napoléon ! » — Et l’indignation se réveille contre l’Anglais, vivace, injurieuse. La proportion des eaux surprend, elle arrache cette exclamation : « Que d’eau ! Que d’eau ! » Le Pacifique surtout a un succès d’épouvante. En le traversant dans sa plus grande largeur, des femmes hâtent le pas, elles ressentent un léger malaise. Et l’on voit la famille s’arrêter avec soulagement devant un récif de l’archipel des Amis.

Ainsi l’humanité circule autour du globe, drôle ou touchante. Lors de ma dernière visite, un ménage monta dans l’ascenseur. L’homme, sur le déclin de l’âge, tirait la jambe ; sa femme l’aidait. — « Pour un vieux gabier, c’est honteux de monter là-dedans, » — disait-il. Quand nous passâmes sur le balcon, je me rapprochai de l’ancien matelot. Les Océans ne l’étonnaient pas, lui. Son œil éteint se dilata pour embrasser ces étendues vertes qui sentaient la mer. Il le connaissait, ce globe, il l’avait vu tourner plus d’une fois sous ses pieds nus, cramponnés aux échelles des haubans. Il refaisait à sa compagne le récit des longues routes d’autrefois ; elle les connaissait aussi, son cœur inquiet les avait souvent apprises sur la carte du port. Le gabier expliquait d’un ton docte les escales lointaines, les pays risibles où l’on ne fait pas notre pain, notre vin. Sa voix en parlait avec mépris, son regard les cherchait avec tendresse. Il s’éloigna lentement, de son pas boiteux, en retournant la tête vers l’hémisphère où il y avait le plus de mer.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. « Pendant tout le moyen âge et assez avant dans le XVIe siècle, métier et art avaient une seule et même qualification… L’idée d’un art et d’une industrie distincts, d’un art élevé et d’une basse industrie, d’un art qui anoblit l’homme et d’une industrie qui le dégrade, n’était venue à personne durant tout le moyen âge, pas plus qu’elle n’avait eu cours dans toute l’antiquité ; on s’échelonnait sans se scinder ; on se mesurait, on ne se classait pas. » — (Laborde, Rapport de 1856.) — Je voudrais faire de plus longs emprunts à cet excellent rapport, que M. de Laborde intitulait si bien : De l’union des arts et de l’industrie, et qu’il résumait dès la première page dans cet énoncé : « L’avenir des arts, des sciences et de l’industrie est dans leur association. » Je suis heureux de placer sous l’autorité de ce maître les idées que je dois me borner à indiquer eu quelques lignes ; je renvoie les personnes curieuses de ces questions à ces deux volumes, dont on n’a guère tenu compte ; elles y trouveront, développées à l’avance, toutes les directions de l’art moderne.
  3. Histoire de l’art grec. — La polychromie.