À travers l’Exposition/06

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À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 449-465).
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A TRAVERS L'EXPOSITION

VI.[1]
LES EXOTIQUES. — LES COLONIES.

Après qu’il eut visité l’Exposition de 1878, l’hôte que nous fêtions à nouveau le mois dernier, le Schahin-Schali, nota ceci sur son journal : « Si je voulais décrire complètement le Trocadéro et l’Exposition, il faudrait se procurer un registre de la dimension du Schahnameh et écrire de ce moment jusqu’à la clôture, chaque jour sans interruption, pendant vingt-quatre heures ; même alors, je n’aurais pas achevé la dixième ni la centième partie de ma description, et il resterait une quantité de choses que je ne saurais nullement expliquer. Aucune description, à vrai dire, ne peut donner une idée réelle de cette Exposition. Il faut la voir de ses yeux. J’en suis sorti très las. » — On ne saurait dire mieux que ce roi. Nous avons poussé quelques pointes au Champ de Mars, nous commençons à peine à nous y reconnaître, et déjà il le faut quitter. Les campemens des peuples exotiques nous appellent à l’esplanade des Invalides. Il n’est que temps. Sur les ormeaux qui abritent les cases africaines, les premiers frissons de l’automne ont passé ; les plantes frileuses des tropiques vont rentrer dans leurs serres natales. Hier, les noirs du Congo lâchaient pied ; ils se rembarquent au Havre. Quelques jours encore et l’on devra rapatrier d’autres voisins de l’Equateur, les jaunes de l’Indo-Chine. — Hâtons-nous avant qu’elle s’évanouisse, la féerie géographique d’un été de folie. Elle a réalisé pour nous la tentation de saint Antoine, la sarabande où passaient pêle-mêle, dans le cerveau en délire de l’ermite, les hommes de toute race et de toute couleur, les filles de tout sourire, l’humanité d’outre-rêve avec ses théâtres et ses danses, ses palais et ses princes, ses temples et ses dieux. Sur la place solitaire où les collégiens jouaient à la balle entre des conscrits qui apprenaient le maniement d’armes, il semble qu’on ait concassé en menus fragmens l’énorme globe que nous regardions tourner l’autre jour. On a rassemblé là des exemplaires de tous les fils d’Adam, drainés sur toute la surface de cette mappemonde ; comme si l’on eût voulu, devant le tombeau de Napoléon, mettre dans les yeux du mort la vision de la conquête universelle.

Car ils relèvent tous à quelque titre du drapeau de la France, ces hommes si dissemblables. Les autres exotiques ont débordé sur le Champ de Mars ; on les trouve un peu partout, dans le bazar chinois, dans le bazar indien ; des marchands grecs, maronites, armemens surtout, se sont incrustés, avec leurs étalages identiques, dans chaque réduit des maisonnettes qui racontent l’histoire de l’habitation ; mais leur quartier-général est à la rue du Caire. Elle aura compté pour une bonne part dans le succès matériel de l’Exposition, la rue désormais légendaire ; c’est d’elle que s’enquièrent tout d’abord le provincial et l’étranger, comme ou demande la ville chinoise en entrant sur le champ de foire de Nijni. Dans notre Égypte en miniature, le décor est ingénieux ; les perspectives du petit bazar, adroitement ménagées, donneraient une illusion suffisante, n’étaient ces vendeuses d’opérette, chargées de sequins, et qui n’ont pas eu la peine de passer la mer. On a voulu flatter la manie du Parisien, toujours enclin à se représenter l’Orient comme « un pays à femmes ; » tandis que l’Orient est, par définition, un pays où l’on ne voit pas la femme. On n’y voit en public que les gazyeh, les almées, comme nous disons ici (la véritable almée est une chanteuse qui ne danse jamais). Nous en possédons un bel assortiment. Même aux bords du Nil, dans leur cadre pittoresque, à Siout ou à Quéneh, chez les braves consuls coptes qui trient pour le voyageur les plus présentables d’entre elles, les gazyeh sont un cruel désenchantement. Mais ici, ces créatures sans nationalité, sans âge, rompues de fatigue, qui se trémoussent dans un cadre indécis entre la foire de Tantah et la foire de Neuilly, entre le Marché aux poissons du Caire et le boulevard extérieur… Ce ne sera pas un des moins curieux souvenirs de l’Exposition, pour les gens familiers avec les scènes du Levant, d’avoir vu notre société élégante s’empiler dans les musicos fréquentés là-bas par les matelots d’Alexandrie et de Port-Saïd. Du moins, puisqu’on voulait nous montrer cet aspect de l’Orient, il fallait avoir l’audace de la couleur locale et compléter franchement le tableau avec tous ses accessoires : le rideau de serge, derrière lequel on entend sonner les talaris sur la roulette du croupier maltais ; les petites Nubiennes, au guet sur le seuil des portes d’où leurs appels gutturaux hèlent le passant, et Karagheuz, le vrai, celui autour duquel on fait cercle dans la rue pendant les fêtes du Baïram ; enfin toute la lyre des bas-fonds levantins. Mais dans la rage d’exotisme qui s’est emparée de nous, notre timidité s’arrête à mi-chemin ; aux arènes, nous voulons bien qu’on saigne le taureau, nous ne consentons pas qu’il se défende ; ici, la préfecture de police tolère les ventres, mais avec un peu de gaze dessus. Il faut aller à la rue du Caire, ne fût-ce que pour entendre le boniment de l’un des industriels qui exhibent ces ventres ; le fils du Prophète ne sait que dix mots de notre langue, mais choisis ; il répète tout le long du jour : « La danse,.. c’est épatant ! .. entrez, mousia, c’est le moment psychologique ! « Il faut y aller pour savoir jusqu’où le noble Orient peut descendre, quand il se mêle d’être ignoble, et combien le turban peut se ravaler au-dessous de la casquette, lorsqu’il est également à trois ponts. Il n’y a ici de vraiment sincères que ces bons petits ânes, à l’amble infatigable et doux. Quand je les aperçois, il me semble toujours qu’ils vont me conduire à la mosquée d’El-Moahyed, où les tourterelles rousses volent autour de la fontaine, dans le bouquet de palmiers qui croit sous le portique ruiné ; et par-delà le minaret de Kaït-Bey, au tournant de la rue, vers les tombes des khalifes, silencieusement belles dans la mer de sable… Non, je l’ai trop aimée, cette Égypte abandonnée par nous dans un jour d’inexpiable défaillance, pour la reconnaître sous son déguisement de cafe-concert. Allons chercher un Orient de meilleur aloi ; nous le trouverons aux Invalides.

Montons sur une des voitures du train Decauville : il n’y a pas d’erreur, c’est bien à Babel que ce train nous porte ; pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur ces murailles polyglottes, dans le couloir où s’est réalisé le miracle de la confusion des langues. Ce fut une joie exquise pour le philologue de voir se reproduire ici, dans un laps de quelques semaines, l’opération légendaire qui a divisé le verbe originel en tant de rameaux différens. Au début de l’exploitation, on avait affiché des avis recommandant la prudence aux voyageurs ; bientôt, d’autres placards traduisirent ces avis dans les idiomes les plus usuels, l’anglais, l’italien, l’espagnol ; par une de ces petitesses dont nous ne savons pas nous défendre, l’allemand était exclu. Quelques jours passèrent, et l’on vit apparaître des langues plus rares, celles des peuples amis, le russe, le hongrois, le roumain, l’hébreu tout d’abord. Un fantaisiste ajouta le malais. Dus lors, il dut y avoir entre les élèves de l’Ecole des langues orientales et les auditeurs du Collège de France une émulation pour proposer de la copie épigraphique. Chaque jour apporta un nouvel idiome, flamand ou Scandinave, et des caractères mystérieux, de l’arabe, du sanscrit, du chinois, du japonais. On apposa le grec pour l’arrivée du roi des Hellènes, le persan pour l’arrivée du Schah. Une belle affiche latine vint la dernière. Nous sommes aujourd’hui à vingt langues ; et ce n’est pas la fin, espérons-le ; on ira jusqu’au chiffre qui fit la gloire de Mezzofanti. Les myopes non prévenus pourraient croire que ce bariolage des murailles est un effet de la période électorale, puisqu’on y lit partout la même chose sur des papiers de différentes couleurs ; mais dans le vestibule de Babel, les placards ont cette supériorité qu’ils donnent des conseils utiles et qu’ils amusent agréablement l’esprit.

Les Invalides ! Tout le monde descend ! — Il ne pense pas si bien dire, le brave employé ; blanc, noir, jaune, le monde entier, ou peu s’en faut, est descendu sur cette aire. Nos architectes ont rivalisé de science et de goût pour que chacun des groupes exotiques y retrouvât un coin de patrie ; ils ont bâti une ville chimérique, disparate, telle qu’il s’en ébauche dans les rêves d’un voyageur avec ses souvenirs confondus ; l’ensemble amuse le regard, chaque détail l’intéresse, et l’on regrette en sortant de là qu’un peu de cette fantaisie n’ait pas présidé à l’alignement des mornes demeures où l’on nous caserne aujourd’hui. L’ordonnance du quartier arabe est particulièrement heureuse : le marabout de Sidi-Abd-er-Rahman, les galeries algériennes, le soukh tunisien, le patio du palais de la régence, les jardins enclos entre ces édicules, tout cela est charmant. Par ces matins embrumés de septembre, les blancheurs confuses des murailles moresques émergent seules au premier plan, dominées par le minaret du marabout qui s’enlève sur la verdure dans le clair soleil ; les marchands du Soukh s’installent et s’appellent, d’une boutique à l’autre ; à cette heure matinale, on n’aperçoit aux alentours que des burnous gravement portés, des femmes enveloppées qui regagnent rapidement les grandes tentes, des petits Kabyles s’échappant à demi nus de leurs tanières. Pour peu que l’imagination se replie sur le souvenir, une illusion facile lui montre là quelque éveil de bourgade arabe, sur les côtes d’Afrique ou de Syrie ; et la mémoire retrouve l’une après l’autre les images des villes blanches qui se levaient au bord des rades, elle égrène lentement le chapelet de perles pâlies. — Le soir est plus favorable encore à ces voyages de pensée ; il l’était surtout durant les premiers jours de l’Exposition, quand la foule délaissait l’Esplanade pour se porter tout entière au Champ de Mars. Le visiteur qui remontait le flot était alors presque certain de rester seul dans le patio de Tunis, sous les arcades où tombait un rayon de lune ; cette clarté complice déguisait le mensonge des faux marbres, transformait les arbres du nord, rendait aux aspects ce qui leur manque de grandeur et de lointain. Sur les degrés, le janissaire de la régence fumait, échangeant de rares paroles avec quelques compatriotes ; dans le parterre de fleurs, autour de la vasque où chuchote un mince jet d’eau, les marchands tunisiens et les hommes du douar kabyle erraient par petits groupes ou s’endormaient, accroupis sur les bancs. Plus loin, dans l’ombre du portail gothique et des tours en poivrière qui masquent le ministère de la guerre, un spahi solitaire, le sabre au clair, montait la garde entre les cations ; il rappelait maint tableau où une sentinelle veille ainsi devant le château farouche du chérif. Tandis qu’une centaine de milliers d’hommes, à cinq minutes de distance, se pressaient sous la Tour et devant les fontaines lumineuses, on pouvait se croire là bien loin de Paris, aux portes de Fez ou de Kairouan. — Le promeneur isolé avançait de quelques pas, et par-delà ce monde encore familier qui s’évanouissait derrière lui, il entrait dans un autre monde, inconnu, inquiétant comme un cauchemar : kiosques gardés par des monstres, pagodes aux figures grimaçantes, toits retroussés de la Chine ; derrière les portes de bambou, devant les Bouddhas tirés de l’ombre par un reflet de lumière électrique, sur les marches du temple d’Angkor, il apercevait d’autres sentinelles, des noirs immobiles, de petits soldats jaunes qui le suivaient de leur œil oblique ; nulle autre vie, dans lus ténèbres des maisons irréelles, que la vie énigmatique de ces hommes et de ces monstres, animés par d’autres âmes que les nôtres. Les premiers soirs, encore mal orienté dans le quartier de l’Indo-Chine, le visiteur attardé sentait toutes ses idées se brouiller, il avait hâte de regagner la berge de la Seine, pour s’assurer qu’elle ne porte pas de jonques et ne roule pas sous les palétuviers.

Au plein jour, quand le public afflue, l’Esplanade garde encore quelque chose de ces escales maritimes, sur les routes d’Asie, où les Européens sont aujourd’hui aussi nombreux que les exotiques. Aucune d’elles ne réunit des échantillons plus divers des races humaines, aucune n’a vu des rencontres plus surprenantes : un roi de la côte d’Afrique grignotant des friandises de la Guadeloupe sur l’éventaire d’une mulâtresse, un Sakalave revenant du combat des Peaux-Rouges pour assister au djérid des cheiks kabyles et aux danses de Java, un noir du Sénégal commandant l’exercice à des soldats annamites, un bonze coudoyant un prêtre grec, des Congolais et des Canaques ramant dans leurs pirogues sous les yeux du Schah de Perse et des princes de Tunis… Et les industries bizarres : à côté des Aïssaouas, qui accomplissent leurs mômeries sans se douter que nous avons beaucoup mieux à la Salpêtrière, un Syrien débite, au « Souvenir de Jérusalem, » ces boîtes d’olivier où le saint-sépulcre alterne avec la tour Eiffel, une indigène de Paris vend dans un kiosque la « Crème des Croisades. » — Avec la simple énumération de ces peuples contrastés, on remplirait à peu de frais des pages pittoresques, si nous ressentions encore pour ces nomenclatures la passion de nos prédécesseurs romantiques. Un seul homme, qui n’est plus là, aurait eu la main assez puissante pour jeter sur quelque fresque interminable cette assemblée des nations ; elle eût suggéré à Victor Hugo la légende de l’espace après celle du temps, des Orientales épandues sur tout le globe ; son œil de cyclope aurait absorbé l’immensité du spectacle, son à-peu-près de couleur locale eût parfaitement convenu à ce qu’il y a de factice dans cette exhibition.

Les gens d’aujourd’hui, moins amoureux de sonorités et plus curieux du fond des choses, donneraient très cher pour savoir ce qui se passe dans ces têtes si différemment organisées. C’est une divination difficile. Pour la plupart de nos hôtes, on s’abuserait en espérant qu’ils s’en iront émerveillés de notre grandeur, illuminés par nos idées ; c’est là un thème qu’il faut laisser aux amplifications des toasts officiels. Au dire des hommes versés dans la connaissance de l’extrême Asie, nos Annamites apportent ici les dispositions de grands enfans ; amusés par les objets nouveaux qu’ils voient, ils sont incapables d’arrêter leur réflexion sur ces objets ; égarés par les mensonges inconsciens de leur imagination, aveuglés par un préjugé national pareil à celui des Célestes, on les entendra, une fois rentrés chez eux, travestir dans leurs récits tout ce qu’ils décriront ; et ils refuseront d’avouer celles de leurs impressions qui nous seraient favorables. Quant aux Arabes et autres musulmans, une longue pratique de ces races laisse peu de doutes sur leur façon de voir ; la vision de notre monde s’arrête au bord de leur prunelle, pour ainsi dire, elle ne pénètre jamais jusqu’à leur âme ; ils repartiront avec un profond mépris pour nos mœurs, avec la crainte résignée de notre force, avec l’espoir indestructible qu’ils en appelleront un jour. Fréquemment, dans les bazars de l’Esplanade, un Egyptien vient s’asseoir sur le rebord d’une boutique de Tunis, un Touareg fraternise avec un Algérien ; la franc-maçonnerie de l’Islam rapproche ces inconnus ; je ne répondrais pas qu’au cours de ces entretiens, en plein cœur de Paris, sous nos lampes électriques, les affiliés des Senoussi n’aient point conquis des adeptes et préparé des centres de propagande.

Il est plus aisé d’observer les impressions de nos concitoyens, au contact de la clientèle exotique. Elle éveille, chez beaucoup de bons bourgeois parisiens, un sentiment d’orgueil et de domination comparable à celui du civis romanus, quand il passait en revue, un jour de triomphe, les tributaires et les vaincus. Je ne sais s’il fut prononcé, comme on le prétend, ce mot instinctif qui trahirait chez quelques-uns une conception particulière des protectorats : « voilà nos esclaves ! » Si le mot n’a pas été dit, plus d’un esprit est sur la pente qui amène à le dire. Il n’y a qu’à voir de quelle allure dégagée, avec quelle conviction de propriétaire maniant la chose possédée, un employé de l’Exposition, un garçon de café, font marcher les auxiliaires de couleur inférieure qui leur tombent sous la main. Pour nous réhabituer à l’idée de l’esclavage, il ne faudrait peut-être à la chose qu’un nouveau nom plus décent ; s’il est vrai de dire que tout arrive, il est encore plus exact d’avancer que tout revient. Chez les visiteurs descendus des quartiers populaires, le sentiment est plus cordial, on interpelle volontiers et gaiment ces frères étranges. Qui n’a rencontré sur le quai d’Orsay des voiturées joyeuses, qu’on dirait imaginées pour figurer les cinq parties du monde dans quelque cortège allégorique ? C’est un camelot de La villette, qui va traiter chez le marchand de vin ses nouvelles connaissances de Port-au-Prince, de Saigon et de Bafoulabé. L’autre soir, dans l’allée centrale presque déserte, quatre ouvrières du faubourg, personnes mûres et d’apparence très respectable, achevaient sur le tard leur souper de charcuterie ; trois Arabes passèrent, on les invita à s’asseoir ; les musulmans s’excusèrent sur le vin et le cochon, au grand étonnement de ces dames ; mais ils prirent place fort galamment dans le cercle ; l’instant d’après, deux noirs se joignirent à la société ; tout ce monde caquetait de la façon la plus amicale, dans la mesure restreinte où le vocabulaire sabir le permettait. Il est bien regrettable pour la philologie que l’Exposition ne dure pas deux ou trois ans ; on verrait naître ici, par voie de création naturelle, un langage universel qui ne laisserait rien à faire aux professeurs de volapük.

Parfois, au milieu d’un groupe de Tonkinois assis sur les brancards de leurs pousse-pousse, un brave gardien de la paix s’institue maître d’école ; il instruit nos protégés à tracer nos lettres et nos chiffres, imités aussitôt par les petites mains bistrées avec une adresse de singes. Cependant, tous les « enfans de Han » ne sont pas aussi disposés à ces tentatives de fusion. Prise en masse, la foule n’est complètement à l’aise qu’avec les bons nègres, aux faces ouvertes et rieuses ; les faces jaunes sont plus fermées, plus de l’autre monde. Dans les cordons de curieux qui se succèdent devant les échoppes du village annamite, l’expression des physionomies est habituellement celle qu’on remarque chez les promeneurs du Jardin des Plantes, quand ils circulent devant les cages des fauves. Regards d’Européens et regards d’Asiatiques se croisent sans se pénétrer, ils n’expriment ni sympathie ni gêne, ils ne portent pas de l’un à l’autre des parcelles d’âme, comme entre gens de même race qui se dévisagent.

Ce mur de séparation morale apparaît bien nettement dans le kampong javanais, malgré notre engouement pour les poupées casquées d’or qui ont fait des fanatiques et des hypnotisés. Dès le premier jour, Paris a raffolé des Javanaises, de leurs grâces colubrines, de ces petits corps souples où la peau semble vidée d’os et de muscles, lorsqu’elle ondule en mouvemens tout pareils à ceux des serpens. Notre admiration envahissante a dû paraître lourde aux petites danseuses ; elles auront connu le pire ennui des reines, sans les compensations de l’emploi ; elles ne peuvent dérober une minute de leur journée à la foule entassée contre leurs paillotes. Il est vrai qu’au début cette persécution ne paraissait guère les gêner ; il en serait autrement aujourd’hui, s’il faut croire le mot d’un imprésario, mot profond comme un verset de la Genèse : « Nos pensionnaires sont déjà corrompues, elles ne se lèvent plus devant les hommes. » Tout chez elles est animal : le dessin de la bouche, sommaire et inintelligent ; la voix à fleur de tête, ce pépiement nasillard sous lequel on ne sent pas de pensée. Rien ne donne la sensation de la distance an même degré que leur regard brillant ; il vient d’infiniment loin, quand il arrive sur nous ; quand il rentre, il s’enfuit infiniment loin, dans l’éblouissement de lumière du ciel équatorial, sur les prairies de fleurs éclatantes qui couvrent la mer, le long des rivages de leurs îles. Ce pauvre monde a toujours froid ; les vieilles surtout font peine à voir, grelottantes, claquant des dents au moindre souffle frais ; monde attirant et triste, de la tristesse particulière aux romans de Loti. Il y a je ne sais quoi de funèbre dans ces créatures de plaisir, dans leur masque exsangue sous la poudre safranée, jaune comme la mort des pays exotiques, comme la fièvre des beaux étangs pestilentiels. Elles devaient être sinistres, Sariem et Taminah, entre les dalles glacées et sous le jour vert de la Morgue, quand elles se rendirent là pour pleurer Anan, l’un de ces musiciens qui agitent devant elles des sistres de bambou ; il s’était laissé mourir en arrivant chez nous ; comme un cadavre n’a pas le droit de mettre en deuil le lieu où le public paie pour s’amuser, ou porta le Javanais sur le lit de pierre des naufragés parisiens ; toute la troupe affolée vint s’y lamenter à la mode du pays, entre deux danses. — La mélancolie qui prend le cœur dans le kampong, on la retrouve à quelques pas de là, faite des mêmes élémens, devant la grande volière où sont encagées des nuées d’oiseaux-mouches du Sénégal ; autres bestioles dépaysées, transies ; elles frissonnent avec des reflets de pierres précieuses, elles serrent piteusement leurs corps minuscules et se tassent sur leurs perchoirs en longues brochettes superposées ; elles aussi murmurent, dans leur babil nasillard, des choses inintelligibles pour le pierrot de la Seine, qui volète autour de leur grillage, trivial, indiscret, la plume drue et le sifflet hardi, joyeux de sa liberté sous le ciel accoutumé.

Le théâtre annamite n’a pas eu la même fortune que les ballerines du prince de Solo. On a trouvé son action trop monotone, sa musique trop barbare. Pourtant, si ces féeries lyriques se donnaient à Bayreuth… Des amateurs experts et très respectueux de Wagner m’affirment que, si quelque chose ressemble à la manière du maître, — comme le bourgeon à la branche qui en sortira, — c’est le théâtre annamite ; on y discerne le leil-motiv, les longs récitatifs de passion, et l’invention du sujet est puisée dans les Niebelungen orientaux. S’il y a quelque vérité dans cette boutade, j’en suis mauvais juge. D’après ce que j’ai pu deviner en écoutant Lé Hué, — la Rose, — ce drame est fort loin des perfections de Scribe et d’Auber ; mais il a plus d’un point commun avec l’inspiration des chants homériques. Des magiciens qui n’ont pas de patrie terrestre arrivent sur une scène représentant le ciel ou les profondeurs de la terre ; des sorciers, qui furent des buffles dans une existence antérieure, chantent longuement leurs joies ou leurs inquiétudes ; des chœurs plaintifs de suivantes traversent des combats d’hommes et de dieux. Tout cela est d’une fantaisie naïve, d’une liberté de rêve, qui rachètent bien les discordances des gongs. L’imagination du spectateur doit suppléer à l’absence du décor avec de courtes indications, comme dans le théâtre shakspearien. Je relève sur la notice une de ces indications : « Les sinuosités du chemin parcouru par les acteurs correspondent aux accidens qui pourraient surgir dans la vie réelle. « Il y a plusieurs personnes qui donneraient le vaudeville le mieux fait pour les suggestions de cette simple phrase. Mais ces personnes sont encore trop peu nombreuses pour que Lé Hué fasse concurrence à nos entreprises de divertissemens nationaux.

Toutes ces ouvertures sur l’Asie n’offrent qu’un intérêt secondaire, à côté des cérémonies qu’on célèbre depuis quelques jours dans la pagode tonkinoise. Nous devons cette révélation à l’initiative de M. Dumoutier, le savant interprète qui a organisé l’enseignement au Tonkin ; il a bien voulu m’aider de ses lumières et me communiquer les notes manuscrites de l’ouvrage qu’il prépare sur le bouddhisme dans l’Indo-Chine ; il m’a permis d’y faire quelques emprunts. J’hésite à introduire le lecteur dans le sanctuaire des bonzes ; je crains de ne pouvoir plus m’en arracher, tant il passionne l’esprit en lui ouvrant des horizons vastes et nouveaux.

Une église catholique d’Italie ou d’Espagne, très ornée de statues de saints, et dont la décoration, la peinture, la sculpture auraient été confiées par hasard à des ouvriers annamites : telle est la pagode d’Hanoï. Des tableaux de toile peinte sont accrochés aux boiseries ; ils offrent des représentations de l’enfer et du jugement analogues aux fresques du moyen âge. Sur le devant de l’autel, le rituel des prières, des offrandes de fruits, des lampes allumées, des baguettes d’encens fumantes, le tison de bois d’aigle qui entretient le feu perpétuel ; sur les gradins supérieurs de cet autel, les statues dorées du Bouddha, dans les attitudes consacrées pour les diverses incarnations de la figure divine ; les images de Kouanin, la vierge miséricordieuse, et d’Ananda, le disciple préféré. — Descendue de la Chine au Tonkin et dans l’Annam, la pure doctrine hindoue est arrivée dans la péninsule très matérialisée, très mêlée de superstitions païennes, de formules magiques ; le taoïsme s’est taillé une large place dans le panthéon bouddhique. Aussi voit-on sur les côtés du temple les effigies de quelques empereurs divinisés, entre autres le Maître du Ciel, l’Empereur de jade, qui habite dans la Grande-Ourse ; ses deux subordonnés l’accompagnent, le génie stellaire qui préside aux naissances et celui qui préside à la mort.

L’office commence, les bonzes montent à l’autel. On retrouve sur leurs traits ce caractère indélébile que l’état ecclésiastique imprime dans tout pays à la figure humaine. Ce sont, me dit mon guide, des gens convaincus, de bonne vie et mœurs. L’officiant et ses deux acolytes portent des coiffures d’étoile en forme de couronnes ; ils viennent de revêtir des chapes de soie jaune, pareilles à celles de nos prêtres. L’officiant tient dans ses mains jointes un rosaire et une fleur de lotus ; en priant, il dirige la fleur vers le dieu. Il se prosterne, récite des litanies et des oraisons, avec une gravité recueillie ; les acolytes lui donnent les répons, en frappant sur de petits gongs de bois et de métal. Les bonzes nouent de cent façons leurs doigts entrecroisés ; ils figurent ainsi les gestes sacramentels du Bouddha, signes allégoriques des révolutions zodiacales, de la succession des jours et des nuits. De temps à autre, le clergé marche processionnellement autour de l’autel ; revenus dans le chœur, les prêtres forment une chaîne aux évolutions rapides ; leurs pas dessinent alors sur la natte une figure géométrique, toujours la même ; c’est le taiki, le signe de la formule où les Chinois ont enfermé tout le sens des choses divines et des choses humaines. Le taïki est un cercle dans lequel deux points opposés, générateurs de mouvemens en sons contraires, donnent naissance à deux spirales susceptibles de se mêler à l’infini. L’un de ces points représente le principe du bien, de la lumière, de la chaleur, de la vie ; l’autre, le principe du mal, de la nuit, du froid, de la mort. Tout naît, existe et se transforme par l’action réciproque de ces deux principes. Le taïki traduit aux yeux la conciliation des contraires par le mouvement, l’équilibre du monde moral et du monde matériel, maintenu par le jeu des forces opposées. Le symbole chinois contient en puissance toutes les explications de l’univers auxquelles ont abouti chez nous des siècles d’observations expérimentales et d’inductions savantes.

Grâce aux traductions de M. Dumoutier, nous pourrons bientôt étudier les principaux livres de prières. On y discerne deux inspirations de valeur fort inégale. L’une provient du taoïsme dégénéré ; elle a multiplié dans ces livres les formules magiques d’exorcisme contre tous les mauvais génies qui guettent l’homme ; si l’on dégage l’esprit général de ces formules de leur transcription particulière dans la pensée annamite, on y retrouvera les exorcismes qui remplissent le dossier criminel d’Urbain Grandier et des Ursulines de Loudun. Dans l’autre inspiration, on reconnaît ce qui subsiste du bouddhisme primitif ; elle a dicté des prières souverainement belles. Feuilletons le Passeport pour le ciel, le rituel funéraire des bonzes. Il contient des oraisons et des préceptes cérémoniaux pour tous les genres de mort, pour le décapité, pour la victime de la foudre, du tigre, du serpent. Introduit près d’un moribond, le prêtre prodigue des conseils à l’âme, il lui indique les issues par où elle doit sortir du corps, les barques et les ponts qu’il faut éviter ensuite, ceux qu’il convient de prendre parce qu’ils conduisent au mont Mérou. Puis le bonze récite les prières de l’agonie : « Le ciel et la terre sont dans le chaos, l’eau et le feu roulent ensemble en désordre, mais trois fleurs se réunissent sur une seule tige, et le tigre est dompté, le dragon est asservi. Le nuage de cinq couleurs s’étend sur le monde, il contient les cinq élémens. Le Saint apparaît. Le ciel se forme et se lient au-dessus, la terre se dégage et se tient au-dessous ; au milieu sont tous les êtres qui se groupent ou se dispersent. » — Les enfans s’agenouillent auprès du mourant, le bonze répète l’invocation : « Le ciel et la terre sont assombris. Oh ! l’âme, sortez ! » — Et il dit des versets qui finissent ainsi : « L’Esprit se condense et retourne au néant sans que son influence cesse de régir le monde. Il persiste, invisible, inconnu, incompréhensible, comme serait le reflet dans la mer d’une lune qui n’existerait pas. » — Enfin, l’oraison dite du passage, ou du dernier soupir : « Cette âme, venue on ne sait d’où, va gravir le chemin des trois saints… La lumière, la nature humaine, la nature d’autrui, la nature du ciel, se réunissent en un seul souille… À cette heure dernière, je confesse toutes mes fautes et demande le pardon ; j’ai péché par ignorance, mon cœur était mauvais, ma bouche était impure, que le Bouddha me pardonne. » — Après la mort et la longue série des exorcismes, pendant qu’on accomplit sur le défunt les prescriptions minutieuses du rituel, le bonze récite la prière du fils : « Le nommé N.., reconnaissant des bienfaits de ses parens, qui l’ont nourri pendant les trois premières années de son existence, qui lui ont donné des vêtemens et une maison, vient faire le sacrifice, offrir les présens et évoquer leur âme. Les traits de leur visage ont disparu, le son de leur voix s’est évanoui ; ainsi le vent d’automne fait tomber les feuilles des arbres, et les papillons vus en songe ne laissent aucune trace. Mais le souvenir est toujours vivant dans le cœur… » — Et les formules pour l’évocation de l’âme continuent : « La vie et la mort sont deux états fort différens, comme le âm et le duong (les deux principes fondamentaux) et tout aussi incompréhensibles… Les montagnes et les fleuves rendent la distance immense, les jours et les nuits sont tristes dans le Tuyen-Daï… L’âme le matin suit la pluie, et le soir elle erre derrière les nuages, chassés par le vent sur les collines ou vers la mer. L’âme s’élève, les esprits (animaux) s’abaissent, l’âme plane dans le ciel, les esprits rasent la surface du sol. L’âme est on ne sait où. L’âme n’entend-elle pas l’évocation ? »

Ces trop courtes citations donneront une idée du symbolisme gracieux et profond dont la religion annamite garde l’empreinte. La bonzerie de l’Esplanade nous montre ce symbolisme vivant dans la décoration des sanctuaires et dans la majesté des cérémonies ; elle nous montre l’une des adaptations nationales de la doctrine qui régit 500 millions d’âmes, le tiers des hommes. J’ai marqué ce qui surprend tout d’abord le visiteur, la similitude frappante entre ces sanctuaires, cette liturgie, et l’appareil du culte chrétien dans les pays latins et grecs ; similitude qui s’étend parfois aux conceptions essentielles. Quelques lecteurs prendront peut-être en mauvaise part ce rapprochement, qui avait déjà fourni un thème aux railleries faciles du XVIIIe siècle, alors qu’on ignorait comment vivait un bonze et ce qu’il croyait. Quand l’évidence d’un fait ou d’une idée crève les yeux, il ne sert à rien de les détourner ; ici comme partout, je crois qu’il est maladroit de laisser l’esprit d’ironie et de destruction tirer avantage de l’évidence ; je crois qu’il faut s’emparer résolument du fait ou de l’idée et chercher à les expliquer. Ce n’est pas le moment de vider d’un trait de plume ces graves questions. Contentons-nous de rappeler ce que chacun sait, qu’il y a deux explications de ce parallélisme des religions ; l’explication orthodoxe, qui voit partout un reflet des dogmes chrétiens, les vestiges obscurcis d’une révélation originelle ; l’explication de la science libre, mais respectueuse du divin, qui voit dans l’univers le foyer d’un vaste travail d’épuration, où l’idée religieuse, une sous des vêtemens dissemblables, va toujours s’élevant, s’illuminant à mesure qu’elle atteint des races supérieures. Il n’y a aucune incompatibilité radicale entre les deux explications ; une vue assez large pour embrasser et concilier ces deux aspects de la vérité, voilà ce qu’il faut souhaiter à tous ceux qui ne sauraient trouver hors de cette vue la paix de l’intelligence.

La curiosité attire le visiteur à l’Esplanade ; un autre sentiment l’y retient. Cette partie de l’Exposition témoigne de l’effort considérable que la France a fait au dehors depuis ses malheurs. Tous ces exotiques, avons-nous dit, sont nôtres à quelque degré ; ils représentent pour nous de lourdes charges et de grands espoirs. Entrons dans le palais central des colonies, faisons le tour des sections qu’il récapitule, rappelons-nous l’histoire qu’il raconte ; si l’on avait voulu nous montrer dans l’édifice une image exacte de cette histoire, il eût fallu le diviser en deux moitiés, donner à la première l’aspect d’un tas de ruines et laisser la seconde en construction. Le tas de ruines, ce serait l’empire colonial d’autrefois, celui qui a sombré à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre ; nous en retrouvons ici les petites épaves : quelques lambeaux de terre sur les côtes des Indes et de la Guyane, quelques îles, la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe, et des îlots de moindre importance. La construction récente nous parlerait de l’empire colossal que nous sommes en train de refaire, avec ces trois morceaux du globe dont chacun dépasse en superficie le territoire de la mère patrie : la France arabe, au nord de l’Afrique ; la France noire, au cœur de ce continent ; la France jaune, tout au bout de l’Asie. Et ce nouvel empire s’est élevé en quelques années, si l’on excepte l’Algérie, qui relie l’une à l’autre les deux périodes si tranchées de nos entreprises d’outre-mer.

La conquête algérienne a sa physionomie à part ; c’est un appendice au vieux poème des croisades, un chant d’épopée plutôt qu’une page d’histoire coloniale. Nous avons refait là notre apprentissage de colonisateurs contre toutes les règles du métier ; mais notre longue erreur est mêlée à une légende si héroïque, si séduisante pour l’imagination, qu’on n’a pas le courage de la regretter. Qu’elle est déjà loin de nous, cette fantasia de la vie militaire franco-arabe ! Elle date, comme un uniforme du 2e léger dans un tableau d’Horace Vernet. Et pourtant ils sont d’hier, tous ces noms de généraux africains inscrits dans le marabout d’Abd-er-Rahman, et qui sonnent là comme des coups de clairon. Quelques-uns même sont encore d’aujourd’hui ; on pourrait rencontrer dans la mosquée, cherchant ses souvenirs, l’un des adversaires d’Abd-el-Kader ; et l’on s’étonnerait une fois de plus que nous la laissions se rouiller dans l’inaction, la savante épée qui devrait être le soutien et la parure de notre relèvement national. — L’exposition algérienne atteste un développement agricole de bon augure ; le pays demande une nouvelle fortune à la culture de la vigne ; il se présente à nous, cette année, comme une succursale du Bordelais. Mais pourrons-nous corriger les traditions invétérées qui ont consommé le divorce entre l’indigène et ses maîtres ? Elles ont fait de notre seule colonie de peuplement une image trop fidèle de la métropole, rongée par la politique, par des passions et des chimères d’autant plus dangereuses que nous n’avons pas toujours peuplé cette terre avec le meilleur de notre sang.

En passant de l’Algérie à son complément naturel, la section tunisienne, on arrive à l’histoire récente, à la méthode nouvelle qui règle l’expansion de l’Europe sur le monde : la demi-conquête, le protectorat. Cette méthode nous a réussi à merveille dans la régence ; en peu d’années, sans qu’il nous en coûtât une goutte de sang, nous avons fait là œuvre solide. Quand on parcourt l’exposition de Tunis, où cette œuvre est mise en évidence avec beaucoup d’habileté, il semble qu’on assiste à une résurrection de la puissance romaine, exhumée par nous en même temps que les aqueducs, les citernes, les temples de Suffetula et de Thugga, dont nous avons dégagé les belles ruines. D’où vient ce succès, inespéré au début, reconnu aujourd’hui par tous les gens de bonne foi ? Il n’est que juste d’en rappeler la cause. Notre gouvernement, ayant mis la main sur un homme à la hauteur de la tâche, a eu pour une fois le bon sens de lui laisser du temps et de la liberté d’action. Cet homme a su pénétrer l’esprit musulman, il a transformé un vieil organisme sans le briser, sans heurter les mœurs ni exaspérer les préjugés des indigènes ; entre ces préjugés et ceux que nos brouillons colportent au dehors, il a préféré respecter les premiers, pour montrer à nos cliens que leur intérêt s’accorde avec le nôtre ; il a fait de l’administration, et non de la politique d’exportation. La Tunisie est un exemple unique, nous pouvons l’exposer avec fierté ; mais il convient surtout de le méditer, pour en tirer profit dans le reste de notre empire ; le même procédé de greffé prudente, appliqué avec suite par une main libre d’entraves, donnerait peut-être ailleurs les mêmes fruits. De la France noire, il n’y a encore que peu de choses à dire. On a vu ses enfans, disséminés dans les cases de l’Esplanade ; M. de Brazza, qui les inventa, pourrait seul se reconnaître dans l’inextricable fouillis des races qui pullulent entre le Sénégal et le Congo. Quelques-unes nous ont envoyé de beaux spécimens, des gaillards athlétiques, à la physionomie intelligente et avenante ; ils auront relevé l’idée qu’on se faisait communément de ces nègres. Sans doute, on ne parviendra jamais à les conduire très haut, mais on les conduira facilement. Lui aussi, ce royaume en formation ne nous a demandé aucun sacrifice sensible ; s’il en demandait, j’ose croire qu’il faudrait les faire. Je ne sais pas de document plus instructif, pour qui veut s’amuser à deviner l’histoire du siècle prochain, que la dernière carte d’Afrique dressée à Berlin par M. Liebenow. Il a pris forme, il s’est rempli, ce grand triangle vide dans l’intérieur duquel nous savions à peine tracer quelques lignes indécises, quand les hommes de ma génération étaient au collège ; et le cartographe berlinois y a teinté en couleurs les ambitions, sinon les acquisitions effectives de chaque peuple européen. Les Allemands s’attribuent de gros morceaux, entre autres 15 degrés du méridien au-dessous de l’équateur, sur la côte orientale. Le vaste territoire qu’ils revendiquent est limitrophe, par les grands lacs, de l’état belge, de l’état indépendant du Congo, qui va lui-même rejoindre l’Océan occidental. Or on ne sait jamais combien de temps un état aussi lointain restera belge et indépendant ; s’il doit perdre un jour ces deux qualités, on verra vraisemblablement la couleur impatiente de M. Liebenow s’étendre sur toute la largeur du continent, d’un océan à l’autre ; une barre gigantesque coupera l’Afrique en deux tronçons. Voilà des prévisions à longue échéance, si l’on peut parler de longues échéances dans ce temps-ci ; mais chacun le pressent, avant que le siècle prochain ne soit très vieux, c’est à l’intérieur de l’Afrique que les grands coups de pioche iront tenter les grands coups de fortune, sans préjudice d’autres coups, peut-être. Il faudra que nous soyons là, parce que nul n’a droit de s’arrêter dans une troupe en marche, sous peine de déchéance. Les adversaires les plus résolus de la politique coloniale ne prouveront pas que nous puissions nous soustraire aux conditions communes de l’Europe ; à nous comme à nos rivaux, elles imposent la fatalité de l’expansion sur le globe.

Cette fatalité nous a poussés en Asie, sur l’autre continent où le géographe pourrait refaire sa carte des convoitises forcées. On a donné dans l’Exposition une large place à la France jaune, et l’on a eu raison ; nous sommes de si étranges Athéniens, que les pagodes, les pousse-pousse, et surtout ces petits soldats aux figures féminines, si gentils sous les armes, auront fait plus que tous les volumes et tous les discours pour réconcilier le peuple parisien avec l’épouvantail du Tonkin. Chacun a pu observer aux Invalides cet effet de persuasion par l’amusement. Néanmoins l’Indo-Chine continue d’être l’outre aux tempêtes ; elle est d’un usage si commode pour la polémique intérieure ! Nous avons mis un oiseau en cage, personne ne pense à lui rendre la volée, et chacun se défend de le nourrir. Dans cette lamentable histoire, les deux camps adverses ont donné le spectacle d’une égale pusillanimité ; les uns en décriant une entreprise qu’ils savaient bien ne plus pouvoir être abandonnée ; les autres en hésitant dans cette entreprise par peur de ces criailleries. La passion de parti ne saurait faire excuser l’injustice et l’ignorance qui inspirent, depuis des années, les attaques de la presse radicale et de la presse de droite ; c’est toujours la même équivoque ; en critiquant des mesures fautives, on soulève le pays contre le principe même de l’établissement. Ce principe restera, je crois, l’honneur de la troisième république, avec tout le plan d’ensemble de l’empire colonial qu’elle a relevé ; mais la mollesse d’exécution, les changemens de front, les sacrifices quotidiens aux exigences électorales et aux intrigues parlementaires, lui seront durement reprochés.

Quelque opinion qu’on se fasse de ces responsabilités, des événemens fortuits nous ont jeté sur les bras un fardeau ou un trésor, comme on voudra ; nous devons en tirer parti. Il est malaisé de se former un sentiment sur un pays qu’on n’a pas vu ; mais quand on a recueilli les informations d’anciens et bons serviteurs de la France dans ces contrées, on incline à croire que le trésor vaut bien le prix qu’il y faut mettre. Nous avons été chercher le voisinage redoutable de la Chine, dit-on ; c’est la vue pessimiste, il y en a toujours une dans les choses humaines ; la vue optimiste considère qu’il importe de nous assurer les débouchés commerciaux de cet immense marché. Les Anglais s’efforcent d’y atteindre de leur côté ; après les explorations de M. Pavie, on ne saurait douter que les routes les meilleures et les plus courtes soient en notre pouvoir. En dépit des tableaux effrayans et mensongers qu’on nous fait, tous les observateurs dignes de foi s’accordent à représenter ces régions comme favorables à l’établissement de l’Européen, ces peuples comme susceptibles d’être gagnés par une administration avisée et prudente. Quand on apprend à connaître le personnel dévoué qui subit là-bas les à-coups de notre politique, on admire la vigueur et l’excellence des élémens que nous avons à notre service ; parmi ces modestes fonctionnaires, comme dans le peuple dont nous observions l’humour À l’inauguration du Champ de Mars, on découvre d’inépuisables réserves de force, d’intelligence, de bonne volonté ; on se rassure, on espère, et l’on ne recommence à s’inquiéter qu’en regardant vers le cerveau qui dirige le pays, en y retrouvant la paralysie constitutionnelle dans le lobe droit, les symptômes de gangrène ou de folie dans le lobe gauche.

Souhaitons du moins qu’après avoir défrayé notre curiosité, l’Exposition exotique nous fasse réfléchir sur les devoirs nouveaux que nous assumons dans le monde, sur le grand changement de ce monde par l’expansion de tous sur tous. A l’Esplanade, comme à la galerie des machines et sous la Tour, tout proclame la rupture de l’ancien équilibre par les nouvelles conditions d’existence qui nous sont faites, par la pénétration réciproque des peuples, le poids social du nombre, la puissance dynamique des forces dérobées à la nature. Tout annonce des bouleversemens à côté desquels la révolution d’il y a cent ans n’était qu’un jeu, un germe, si l’on préfère. Comme aux jours qui virent finir la vieille Rome, mais avec une impulsion infiniment plus rapide, plus intense, plus universelle, la fusion des hommes et des idées manifeste une crise de l’histoire. Quand elle agite et mêle ainsi l’humanité, c’est pour lui préparer de formidables coups de théâtre, le passé nous en est garant. On n’avait pas attendu l’Exposition pour s’en rendre compte ; mais dans cette ville œcuménique des Invalides et du Champ de Mars, complétée par la physionomie cosmopolite de notre Paris depuis quelques mois, nous avons pu observer ces photographies instantanées, involontaires, que les grands mouvemens historiques laissent sur les choses ; chez tous ceux qui les auront vues, les inductions philosophiques se seront transformées en convictions entrées par les yeux, et c’est beaucoup pour la plupart des hommes.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet, du Ier et du 15 août, et du 1er septembre.