À travers le Grönland/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 215-228).


à la voile, le dernier jour de notre navigation le long de la côte orientale, 10 août
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie instantanée.


CHAPITRE xiv

nouvelle entrevue avec les eskimos — navigation au milieu des isbergs



Le 6 août, nous doublons l’ile de Skjöldungen à travers une épaisse banquise. Sur la côte septentrionale de l’île, nous devons remonter le fjord qui la sépare du continent, afin d’éviter la glace. Là nous découvrons un des plus beaux paysages que nous ayons vus pendant ce voyage. De tous côtés descendent jusqu’à la mer de magnifiques glaciers, dont la paroi terminale est découpée de profondes grottes d’un bleu d’azur. Il n’est pas toujours très prudent de passer près de ces escarpements de glace ; plusieurs fois il s’en détacha non loin de nous des fragments assez grands pour écraser un canot.

Au delà de ce fjord, appelé Akorninap Kangerdlua, où la glace était compacte, voici que des cris se font entendre et qu’une forte odeur d’huile parvient jusqu’à nous.

Sur la côte nous découvrons une tente environnée de groupes d’hommes qui gesticulent. Le campement se trouvant immédiatement sur notre route, nous nous dirigeons de ce côté. Dès que les indigènes aperçoivent notre mouvement, ils prennent la fuite en emportant leurs trésors, leurs pelleteries, leurs vêtements, etc. Tout le monde grimpe en file indienne sur la montagne. Bientôt nous reconnaissons que ce sont des femmes et des enfants. Les rangs sont fermés par une Grönlandaise qui, après avoir pris dans la tente un paquet de peaux, se sauve en toute hâte à la suite des autres. Arrivé à une très grande hauteur, un groupe s’arrête et nous examine avec curiosité. Nous n’avons rien à faire avec ces Eskimos, mais nous tenons à leur prouver nos intentions pacifiques. Nous leur faisons des signes, nous leur crions les quelques mots de gröposé à descendre. Enfin une femme, poussée par la curiosité, se décide à revenir, elle fait quelques pas lentement, très lentement, suivie aussitôt après par une autre. Peu à peu les curieuses arrivent à portée de voix ; cela ne nous est guère utile, puisque nous n’avons rien à leur dire, mais elles peuvent se rendre compte de nos démonstrations pacifiques. Nous leur offrons des boîtes de conserves vides ; elles en ont bien envie, mais elles ont toujours peur. Sur ces entrefaites un Eskimo arrive, les voilà rassurées, et elles s’avancent jusqu’au rivage, pendant que nous restons dans les canots.

Nous nous regardons les uns les autres, tandis que les indigènes commencent à beugler sur un signal donné par le nouvel arrivant. En poussant ces grognements, le bonhomme avait l’air tout furieux, bien qu’au bout du compte ses intentions fussent très pacifiques. Cet Eskimo était vêtu d’un anourak en coton et coiffé d’un bonnet formé d’un, cercle de bois recouvert d’étoffe. Une croix rouge et blanche ornait le sommet de ce singulier couvre-chef. Pour posséder de pareils objets de luxe, la population était sans aucun doute en relation avec les établissements danois de la côte occidentale. Nous approchons de la grève, et l’un de nous saule à terre. Vite les indigènes s’écartent, puis reviennent, voyant que nous n’avons guère les allures d’ennemis débarqués pour les piller. Lorsque nous leur avons fait le magnifique cadeau d’une vieille boîte de conserves, leur physionomie devient radieuse. Bientôt après arrivent d’autres hommes ; ils étaient, paraît-il, à la chasse et avaient été rappelés par les cris des femmes.

À tous les nouveaux arrivants on s’empresse-de montrer notre beau cadeau ; tous déclarèrent sans doute que nous étions des Mécènes. Le plus amusant de la bande était un petit vieillard, un nain à la face ratatinée et à la mine souriante. Ayant amarré les canots, nous allons à la découverte. Derrière un monticule, il y a lotit un campement caché par ce mouvement de terrain. À côté d’une lente un drapeau danois est hissé sur une petite perche, probablement un présent du commandant Holm quelques années auparavant. Il est curieux que ces indigènes, qui ont déjà vu des Européens, aient pris peur à notre approche ; il est vrai que nous naviguons dans des canots en bois, tandis que l’expédition danoise avait des embarcations grônlandaises et des équipages indigènes.

Peut-être la défiance est-elle causée par le souvenir des légendes. Les Européens, racontent les indigènes, ont été jadis massacrés par leurs ancêtres et ces gens craignent toujours de voir arriver par la grande mer des étrangers pour venger la mort des Kavdlounaks[1]. À l’aide du dictionnaire je demande de la viande de phoque séchée. Je désirais goûter ce mets gronlandais et d’autre part pouvoir constituer un dépôt de vivres au point où nous commencerions l’escalade de l’inlandsis ; malheureusement, comme cela nous arrive toujours, aucun indigène ne nous comprend. J’avise alors un quartier suspendu à l’entrée d’une lente et le montre ; tout de suite un indigène nous en apporte un morceau. En récompense je lui donne une grande aiguille ; dès qu’on a vu le précieux cadeau qu’il a reçu, c’est à qui nous apportera de la viande pour recevoir en échange des aiguilles.

Ravna ne voulut en accepter aucun morceau, en dépit de nos sollicitations. Dans son idée, c’était voler les indigènes que de leur donner une aiguille en échange de celle viande.

Balto raconte cette rencontre dans les termes suivants :

« Après avoir traversé l’embouchure d’un fjord, nous sentîmes une forte odeur de lard de phoque. À notre approche les païens avaient pris la fuite avec toute leur famille au sommet des montagnes. Arrivés dans un golfe, nous nous arrêtâmes pour regarder ces pauvres gens qui s’enfuyaient. Nansen leur cria alors : Nogut piteagag ! ce qui signifie : « Nous sommes amis », mais ils ne tinrent aucun compte de cette démonstration amicale. Ils nous faisaient des signes comme pour nous dire de nous en aller. Survinrent deux hommes de derrière un monticule ; ils s’approchèrent du rivage et commencèrent à crier : Io ! Io ! comme l’avaient fait tous les indigènes que nous avions rencontrés jusqu’ici. La taille de l’un d’eux ne dépassait guère 1 mètre. Nous allâmes ensuite à terre. Ayant lu dans le livre du capitaine Holm que la viande de phoque sèche était très bonne, nous en demandâmes aux indigènes. En échange, nous leur fîmes cadeau de plusieurs aiguilles ; après cela nous continuâmes notre route. »

Peu de temps après avoir quitté ce campement, nous vîmes arriver derrière nous plusieurs indigènes traînant à la remorque de leurs kayaks de gros morceaux de phoque qu’ils voulaient échanger contre des aiguilles. Nous dûmes poursuivre sans les attendre.

Quelque temps nous apercevons très loin derrière nous le petit nain en kayak, pagayant avec vigueur pour pouvoir nous rejoindre. Lui aussi veut avoir des aiguilles, mais en dépit de ses efforts le pauvre bonhomme ne peut nous rejoindre et doit abandonner la partie.

Plus loin nous rencontrons d’autres kayaks. Ces indigènes nous suivent et se montrent très communicatifs. Ils témoignent le plus vif étonnement de nous voir. Nos canots en bois sont pour eux un objet d’admiration.

Après nous avoir fait la conduite un bon bout de chemin, la nuit approchant, ils diminuent peu à peu leur vitesse et finalement s’arrêtent pour nous contempler encore une fois avant de retourner chez eux. Tout à coup j’aperçois un phoque sur un glaçon. Nous aurions vivement désiré le prendre pour avoir un peu de viande fraîche, mais nous préférâmes le laisser capturer par nos compagnons indigènes pour être témoins de la manière dont ils le prendraient. Sur notre signe tous les kayaks arrivent de suite ; nous leur montrons le glaçon, mais ils ne nous comprennent pas, ne pouvant apercevoir le phoque de leurs embarcations très basses sur l’eau. Je n’en continue pas moins ma pantomime ; tous regardent dans la direction indiquée, finalement ils voient le gibier. Aussitôt ils filent rapidement, pour s’approcher du glaçon. Le phoque lève la tête ; tous s’arrêtent de suite ; puis, dès qu’il s’allonge de nouveau, ils reparlent. Deux kayaks ont pris l’avance sur les autres ; ils sont maintenant tout près de l’animal ; à chaque instant nous nous attendons à les voir lancer leurs harpons. Tout à coup le phoque plonge. Les chasseurs restent un instant immobiles, prêts à jeter leurs harpons s’il reparaît ; mais la bête ne se montre plus. Les indigènes abandonnent alors la partie pour retourner chez eux, pendant que nous poursuivons notre route vers le nord.

Le soir nous campons sur un îlot (65° 20’ de lat. N. et 40° de long. 0.) dans un golfe de la côte orientale de l’île où Graah passa l’hiver de 1829-1850.

Le lendemain la glace opposa de sérieuses difficultés à notre navigation ; au nord la mer était heureusement plus libre. Maintenant dans ces parages nous rencontrons des embarras d’une autre nature. Jusque-là la carte levée par le commandant Holm et le lieutenant Th.-V. Garde est très exacte, mais à partir de ce point nous rencontrons un grand nombre d’îles, de fjords et de récifs qui ne sont point indiqués sur ce document, ou du moins très inexactement. Finalement, impossible de nous reconnaître, et je prends la décision de ne plus me guider sur la carte. Jusqu’à notre retour je ne pus me rendre compte de la cause des erreurs de ce document ; le commandant Holm m’apprit alors n’avoir pas eu le temps de relever lui-même cette portion de la carte et s’être servi pour remplir cette lacune des levés de Graah, qu’on avait tout lieu de supposer exacts puisque cet officier avait hiverné dans ces parages. Plus au nord les palmipèdes sont très abondants, nous réussissons à tuer un certain nombre de mouettes bourgmestres (Larus glaucus) et de guillemots (Uria grylle). Sur une montagne servant de place de ponte à une nombreuse troupe de ces derniers oiseaux, nous essayâmes d’en attraper de jeunes, mais sans grand succès. Nous en prîmes seulement deux, à notre vif désappointement, car les jeunes guillemots sont un mets de choix. Devant une montagne à oiseaux, sur le revers septentrional du cap Moltke, nous vîmes un vol d’eiders, les premiers que nous eussions rencontrés jusqu’ici sur la côte du Grönland ; de suite nous leur envoyâmes une décharge qui en abattit deux. Le soir nous aperçûmes également une troupe de ces oiseaux.

Balto m’avait affirmé à plusieurs reprises que son camarade et lui n’étaient plus effrayés depuis qu’ils avaient reconnu le bon naturel des indigènes. On les avait étrangement trompés, disait-il, avant leur départ, en leur représentant les Eskimos comme des cannibales, et l’on pouvait en toute sécurité hiverner chez eux. Croyant que nous avions maintenant dépassé les dernières localités habitées, et voyant que néanmoins nous continuions toujours à marcher au nord, Balto et Ravna étaient devenus très désagréables. À chaque instant c’étaient des plaintes sur le rude travail auquel nous étions tous soumis, sur la faible quantité de nourriture attribuée à chacun, etc., et puis, pourquoi allions-nous si loin vers le nord pour commencer l’escalade du grand glacier ? J’expliquai à Balto qu’autour d’Umivik l’escalade de l’inlandsis devait présenter moins de difficultés qu’ailleurs, comme du reste il avait pu le reconnaître pendant la dérive sur la banquise ; il déclara alors n’avoir rien observé de pareil, et ses plaintes recommencèrent de plus belle. Fatigué de ces récriminations, je m’emportai, lui reprochai sa poltronnerie en termes très vifs, et finalement lui intimai péremptoirement l’ordre d’avoir simplement à obéir. Cela ne fut naturellement pas du goût de Balto, et il se mit aussitôt à me raconter ses fatigues et ses peines. À Kristiania, ne lui avais-je pas promis du café tous les jours, et en outre autant de nourriture qu’il en voudrait ? Or en trois semaines il n’avait eu qu’une seule fois du café, et tous les jours la ration était juste suffisante pour ne pas mourir de faim. Depuis qu’on avait atterri, jamais on n’avait fait un bon repas. Puis, on les traitait comme des chiens, on les commandait par-ci par-là ; du matin au soir, souvent même jusqu’au milieu de la nuit, ils devaient travailler comme des animaux ; certainement qu’il donnerait plusieurs milliers de couronnes pour être resté tranquille chez lui en Laponie. Je représentai alors à Balto d’abord que je ne lui avais jamais promis du café tous les jours, en second lieu que le temps manquait pour le préparer, et qu’enfin, à mon avis, ce n’était point une boisson aussi saine et fortifiante qu’il le pensait. D’autre part, qu’arriverait-il si chaque jour on faisait bombance ? Les vivres nous manqueraient alors au beau milieu du Grönland, et à ce moment il serait trop tard pour regretter de pareilles prodigalités ; aujourd’hui nous devions donc partager fraternellement les provisions et les économiser. « Enfin, lui dis-je, dans une entreprise comme la nôtre il faut qu’il y ait un chef ; qu’arriverait-il si chacun agissait à sa guise ? » Mais Balto ne voulait rien entendre, et plus que jamais il regrettait d’être parti avec des « hommes aussi peu compatissants et aussi durs pour le pauvre monde ». Avec les Lapons, de pareils démêlés sont fréquents. Habitués à ne jamais sentir aucune autorité, à faire ce que bon leur semble, à travailler quand cela leur plaît, ils se plaignent dès qu’ils sont soumis à une règle.

En dépit du bon caractère de Balto, son esprit d’indépendance lui revenait de temps à autre par bouffées ; mais avec le temps ces manifestations de mauvaise humeur disparurent peu à peu.

Au début du voyage il n’était pas en effet souvent agréable de n’avoir qu’une modique ration après avoir peiné toute la journée. Nos estomacs, habitués à une nourriture abondante, se contentaient difficilement d’une alimentation réduite ; peu à peu ils s’y accoutumèrent cependant. « Nous savions, disait Kristiansen, que notre ration était suffisante, et cette pensée nous soutenait. » Après le retour de l’expédition, ce brave garçon répondit à quelqu’un qui lui demandait s’il avait toujours eu suffisamment à manger pendant le voyage : « Ma foi non, jamais je n’ai été rassasié. — Alors cela ne devait pas être très agréable, répliqua son interlocuteur. — Oui, au début, répondit Kristiansen, quand nous n’étions pas encore habitués à ce genre d’existence ; mais lorsque Nansen nous eut prouvé que les rations étaient suffisantes, cela nous soutint. »

La côte devient moins escarpée, et les montagnes présentent des formes plus arrondies. Nous avons enfin atteint une région où nous pourrions attaquer le glacier ; si la glace nous empêchait d’avancer plus loin vers le nord, il nous serait possible de prendre pied ici sur l’inlandsis. La mer est libre et notre marche rapide. Comme la veille, nous avons ce soir-là le spectacle d’une magnifique aurore boréale. Les Eskimos expliquent ce beau phénomène par une fort jolie légende. Ils racontent que ce sont les âmes des enfants morts qui jouent là-haut à la balle.

Nous campons sur la côte ouest de l’île Kekartsarsuak. Tout à coup, apres avoir dressé la tente, nous entendons dans la direction du sud un formidable roulement de tonnerre ; en même temps la terre semble tressaillir. En toute hâte nous escaladons le monticule le plus voisin pour voir ce qui arrive, mais nous ne découvrons rien. Le bruit dura environ dix minutes. On eut dit qu’une montagne s’était écroulée dans la mer ; la surface du fjord fut soulevée par des vagues énormes qui balayèrent les rives jusqu’à une grande hauteur. Un isberg avait probablement basculé à une certaine distance au sud, peut-être aussi un éboulement s’était-il produit. Sur plusieurs points de la côte nous vîmes des traces d’avalanches considérables de pierres.

Le 8 août, la mer est libre et le temps magnifique. Nous essayons de passer entre les îles Igdloluarsuk et le continent, puis d’atteindre l’entrée du Kangerdlugsuak (fjord de Bernsloff) ; à l’embouchure de cette baie nous nous heurtons à une banquise impénétrable. Nous gravissons alors la pointe extrême de l’île Sagliarusek pour reconnaître la situation. Il n’y a plus aucun doute à conserver : le passage est absolument fermé. Nous devons revenir en arrière et naviguer au large de l’île. Sur la côte sud de cette terre, au fond d’une anse, se trouvent plusieurs pierres dressées au milieu d’une des plus belles pelouses que nous ayons vues jusqu’ici au Grönland. Ce joli petit coin est égayé par la présence d’un lac où s’ébattent des poissons, dont il nous fut, à notre grand regret, impossible de déterminer l’espèce. Il y a en outre, sur ce point, des ruines d’habitations indigènes, une notamment de grandes dimensions, devant laquelle sont éparpillés des débris de squelettes humains. Au milieu de ces ossements je découvre un fort beau crâne, que j’emporte. Suivant toute vraisemblance, là également la famine a décimé la population. Séduits par l’aspect de cette verdure, nous faisons halte dans ce lieu de délices, y dînons et paressons ensuite quelque temps dans l’herbe sous les doux rayons du soleil. Les Eskimos avaient agi en gens fort intelligents en choisissant celle localité pour s’y établir ; devant s’étendaient un mouillage parfaitement abrité et une belle grève où il était facile de tirer au sec les oumiaks. La destination des cinq pierres levées fut entre nous le sujet de longues discussions ; d’après le commandant Ilolm, elles devaient servir à amarrer les canots en peau pour les empêcher d’être enlevés par le vent. Sur ces îles les vestiges de constructions étaient très nombreux ; sur plusieurs caps on voyait des cairns et des pièges à renards en ruines.


une pelouse sur la côte orientale du grönland (d’après une photographie.)

Au delà d’Igdloluarsuk, à l’entrée du fjord, une masse d’isbergs gigantesques nous arrête et nous oblige à faire un nouveau détour du côté de la pleine mer.

Pour découvrir le meilleur passage au milieu de ces montagnes de glace flottantes, je gravis l’une d’elles. Vus d’en bas, ces isbergs semblent de dimensions colossales, ils paraissent beaucoup plus énormes encore lorsqu’on les voit de leur point culminant. Celui que j’escaladai présente un sommet presque uni. Un quart d’heure est nécessaire pour le traverser dans sa partie la plus étroite, raconte Dietrichson dans son journal de roule. Le point culminant s’élevait à environ 70 mètres au-dessus de la surface de la mer. La partie immergée ayant six ou sept fois la hauteur de la partie émergée, on peut donc évaluer à environ 400 mètres l’épaisseur de cette masse de glace flottante. Ajoutez que ces glaçons ont une largeur d’un millier de mètres et vous pourrez vous rendre compte des dimensions de ces montagnes de glace. Le long de la côte orientale il s’en trouve des centaines et même des milliers ; rien qu’à l’entrée du Bernstoffsfjord on en apercevait un très grand nombre. Vus du sommet de l’isberg que nous avions gravi, tous ces glaçons semblaient une haute chaîne alpine émergeant au milieu de la mer.

Les isbergs présentent deux formes différentes ; il semblerait par suite qu’ils proviennent de deux sources différentes. Quelques-uns ont, comme les glaciers alpins qui se terminent au niveau de la mer, une surface inégale et crevassée, des formes irrégulières et une belle couleur bleue ; à ces caractères on les reconnaît de très loin. Évidemment ils proviennent des glaciers alpins. À côté de ceux-là on en voit d’autres beaucoup plus réguliers, comme celui que nous avons escaladé ; ce sont des parallélépipèdes de dimensions colossales, dont la glace est plus blanche que celle des montagnes de glace flottantes dont nous venons de parler. Rarement il s’en éboule des fragments, et l’on peut passer près d’eux en canot sans courir de trop grands dangers. À voir leur surface unie, ils ne semblent pas originaires des glaciers de la côte, et pourtant les isbergs présentant celle forme sont les plus nombreux ; on en rencontre bien cinq de ce type contre un provenant des glaciers. Comment se forment donc ces montagnes de glace flottante ? Très certainement il n’existe pas, dans la région, de glaciers dont la surface soit aussi unie et aussi dépourvue de crevasses que celle de ces glaçons, et d’autre part on en rencontre dans les fjords, devant des glaciers très accidentés : ils sont donc évidemment originaires de ces glaciers. Voici l’explication que je crois pouvoir proposer : les isbergs de la première catégorie sont des tranches détachées des glaciers, des fragments de surface naturelle de ces courants de glaces ; les autres ont, au contraire, au moment du vêlage ou ultérieurement, subi un retournement, et leur large sommet campaniforme est formé soit par la face inférieure du glacier, soit par un des plans de cassure, généralement unis et sans crevasse.

Par derrière ce rempart d’isbergs la mer était libre à une très grande distance vers le nord. Non sans courir de grands dangers nous réussissons à passer au milieu de ces montagnes de glaces flottantes. À plusieurs reprises, au moment où nous sommes engagés dans ce labyrinthe de glaçons, d’énormes fragments s’en détachent et plusieurs basculent sur eux-mêmes en soulevant de hautes vagues. Ce passage fut particulièrement émouvant : de tous côtés la route nous engager sous un tunnel creusé de part en part dans un isberg.


le glacier et le fjord de jakobshavn. (d’après une photographie de m. charles rabot.)

Le soir, nous campons au delà du cap Mösling sur un îlot situé par 65° 44’ de lal. N. et 40° 52’ de long. 0. La place faisant défaut pour dresser la tente, nous dormîmes en plein air dans les sacs. Devant nous, sur le continent, se trouvait une falaise couverte de milliers de mouettes ; toute la nuit les oiseaux firent un tel vacarme que notre sommeil en fut troublé.

Pour les punir nous en tuâmes le lendemain un certain nombre, afin de compléter notre approvisionnement. La chair des jeunes Larus glaucus est particulièrement délicate.

Nous étions enfin arrivés dans une région où presque partout l’escalade de l’inlandsis était facile. Un grand nombre de nunataks jaillissaient au-dessus du glacier. D’après les observations de la plupart des explorateurs, l’inlandsis serait particulièrement crevassée et accidentée dans le voisinage de ces pointements rocheux. À mon avis, cela n’arrive que dans les régions où le glacier est animé d’un mouvement d’écoulement rapide ; dans ce cas, la glace se soulève contre les rochers qui lui barrent le passage. Dans les autres localités les nunataks rendent au contraire la surface du glacier unie ; ils retardent son mouvement et par suite empêchent la formation des crevasses.

La mer paraissait libre jusqu’à Umivik d’où la distance à Kristianshaab est moindre, nous n’avions donc aucune raison pour commencer ici l’escalade.

À mesure que nous avançons vers le nord, la glace diminue, mais de tous côtés, des glaciers comme des isbergs, s’éboulent de gros glaçons.

Dans la soirée un accident faillit nous arriver. Nous étions au milieu d’isbergs, occupés à nous frayer un passage entre deux flaques de glace, lorsqu’un craquement formidable se fait entendre. Un gros bloc se détache d’un des isbergs, tombe sur le glaçon situé à bâbord, le brise, et par sa chute nous ouvre un passage. Quelques minutes de plus et le bloc s’abattait non pas sur le glaçon, mais dans notre canot ; c’était la troisième fois que semblable accident faillit nous arriver.

Nous dînons sur la petite île de Kekertarsualsiak, située à l’entrée du Krumpensfjord ; puis j’en gravis le sommet très élevé pour reconnaître la route vers le nord. La mer paraît complètement libre de glaces de mer à perte de vue dans la direction d’Umivik. En revanche elle est parsemée d’un grand nombre d’isbergs et déglaçons détachés des glaciers notamment à l’entrée du fjord de Gyldenlöve et devant les Kolberger Heide. Les hautes montagnes d’Umivik, notamment le Kiatak, reconnaissable à sa forme conique et qui marque le terme de notre navigation, lie paraissent plus maintenant très éloignées. D’après la carte, nous en sommes encore distants de 28 milles ; mais je n’en dis rien à nos compagnons. Pensant que nous arriverions le soir même au pied du Kiatak, ils ramaient plus vigoureusement que d’habitude.

Dans la soirée très tard nous arrivons au cap Kangerajuk, où, entre de grands glaciers, s’élève un petit espace rocheux (64°4’ de lat. N., 40°54’ long. 0.). Nous halons à terre les canots, mais impossible de trouver un emplacement pour dresser la lente. Les sacs de couchage sont étendus par terre en deux endroits où le sol est relativement plat, et nous nous endormons. La nuit la rosée est abondante, et à chaque instant se détachent des glaciers et des isbcrgs voisins d’énormes blocs avec un bruit de canonnade. Pareil vacarme n’entretient pas précisément le sommeil.


vue prise de notre bivouac de kangerajuk dans la direction du nord (d’après une photographie.)

Le lendemain (10 août) je suis réveillé de bon matin par un renard. Le soleil est étincelant, aussitôt je sors de mon sac pour prendre une photographie du paysage. Dans le fond apparaît un des puissants glaciers des Kolberger Heide ; au premier plan on voit mes camarades endormis. Dans le lointain se dresse le cône du Kiatak, au pied duquel se terminera notre étape d’aujourd’hui.

Peu ou point de glaces. Jamais nous n’avons rencontré la mer aussi libre et nous avançons rapidement vers le terme du voyage. Vers midi une faible brise se lève du sud, immédiatement nous bissons les voiles ; nous avons tout le temps de manger à notre aise pendant que nous avançons sans fatigue. Voilà deux jours que nous ramons dans la direction du Kiatak et il nous paraît toujours aussi éloigné. Enfin nous nous en approchons, mais en même temps arrive la grosse brume de mer. Avant qu’elle ait masqué toute vue, nous avons eu le temps de choisir le point où nous débarquerons et d’en relever la direction à la boussole.


navigation au milieu des isbergs, 9 août
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie instantanée.)

  1. Européens.