À travers les États-Unis, notes et impressions/04

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À travers les États-Unis, notes et impressions
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 53-87).
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A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS

NOTES ET IMPRESSIONS

IV.[1]
LES GRANDES VILLES.


PHILADELPHIE.

28-29 octobre.

Nous commençons à être un peu lassés des entrées processionnelles et des banquets; aussi ne serais-je pas surpris que mes lecteurs le fussent encore davantage d’en lire le récit, et je serais assez tenté de leur en faire grâce si je n’éprouvais quelque scrupule à ne pas payer ici mon modeste tribut de reconnaissance à chacune de ces villes américaines qui n’ont pas voulu nous laisser quitter le sol de leur pays sans nous avoir fait fête. Comment pourrais-je, par exemple, ne pas dire qu’à Philadelphie, où nous nous étions figuré que la prédominance de l’élément germano-américain nous vaudrait peut-être une réception un peu froide, nous avons trouvé au contraire un plus chaleureux accueil que dans aucune autre ville américaine? Pendant que nos voitures cheminaient au petit pas dans les rangs serrés de la foule, au milieu des applaudissemens, un jeune homme qui m’entend parler anglais se détache et s’avance vers moi : « Monsieur, me dit-il, montrez-moi, je vous en prie, un des descendans du général Lafayette. » Je lui désigne dans la voiture suivante mon ami C… Aussitôt il se précipite vers lui, lui secoue vigoureusement la main, ameute la foule et lui fait pousser three cheers for the grandsons of Lafayette. Si les descendans du général étaient assez Américains pour porter leur généalogie inscrite sur leur chapeau, il en serait ainsi à chaque pas, tant le prestige de ce nom est demeuré intact aux États-Unis. Enfin nous arrivons à l’hôtel, où nous recevons immédiatement l’invitation de nous rendre à un lunch qui nous est offert par l’association des Français résidant à Philadelphie, ledit lunch précédant un dîner auquel nous convient les membres de l’ordre de Cincinnatus, ou comme on dit communément en Amérique, de Cincinnati.

Ô les Français à l’étranger ! les souvenirs que j’ai gardés de nos nationaux en Orient ont donné, dans mon esprit, naissance à une théorie que je résume ainsi, au grand scandale de mes compagnons : en voyage, lorsqu’on rencontre un compatriote, la première chose à faire, c’est de l’éviter. Depuis notre arrivée aux États-Unis, je n’ai pas eu de raison pour changer d’avis sur ce point. Je me souviens encore de l’affront qui nous a été infligé au Niagara par un ancien zouave qui s’était grisé abominablement (un dimanche ! !!!) en l’honneur de notre arrivée et nous exprimait en termes tout à fait soldatesques la joie qu’il éprouvait à nous serrer la main. Ce n’est donc pas sans appréhension que je me rends au lunch des Français. Le peu que j’ai pu voir de nos compatriotes de Philadelphie a ébranlé, je dois le dire, cette théorie sans la détruire complètement. La colonie française m’a paru se composer en grande majorité d’ouvriers employés dans les nombreuses industries de cette ville manufacturière. Ils sont gens d’apparence assurément modeste, mais très honnête, et avec lesquels il y a plaisir à fraterniser. Pourquoi faut-il cependant, lorsque quarante Français sont assemblés quelque part, qu’il y ait toujours un fou parmi eux ? Le fou est ici un orateur improvisé qui se met à nous haranguer et nous félicite « d’être les descendans de ces gentilshommes amis de la liberté qui se sont enrôlés au service de la république américaine, digues disciples de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et du Contrat social, après lequel il n’y a plus rien. » Ce singulier idéal politique est, je le crains fort, celui de notre orateur, un réfugié de la commune, me dit-on. Mais sa profession de foi me paraît avoir peu de succès dans l’auditoire, qui se contente de lever les épaules. Les Français de Philadelphie sont des travailleurs, et le Contrat social les inquiète fort peu.

Des bras de nos compatriotes nous passons sans reprendre haleine dans ceux des membres de l’ordre de Cincinnati. Cet ordre a été fondé en mémoire de la guerre de l’indépendance, et les premiers dignitaires étaient tous anciens officiers de l’armée de Washington et de celle de Rochambeau. Mirabeau a même écrit contre l’institution de cet ordre au sein de la république américaine une brochure remplie de déclamations. D’après ses statuts, l’ordre est héréditaire : en faire partie équivaut à un titre de noblesse. Aussi est-il fort prisé aux États-Unis, où l’on voudrait bien qu’il fût reconnu en France, et je ne vois pas pourquoi la grande république démocratique du vieux monde refuserait à celle du nouveau cette innocente satisfaction. De nombreux toasts à la mémoire des héros français et américains de la guerre de l’indépendance, Washington, Lafayette, Rochambeau, de Grasse, ont occupé la fin du dîner. Les morts ont tenu dans ces discours plus de place que les vivans, et la gaîté du repas s’en est fort convenablement ressentie.

Le lendemain (unique journée que nous devions passer à Philadelphie), c’est à travers la ville, de dix heures du matin à cinq heures du soir, une course enragée, dont le programme, avec l’indication des rues où notre cortège doit passer, a été distribué avec profusion à la population : visite à Independance-Hall, où l’on a conservé telle qu’elle était en 1776, avec ses fauteuils en bois, et son aspect rigide, la salle où fut rédigée la fameuse déclaration d’indépendance ; de là au nouvel hôtel-de-ville encore inachevé ; de là à la monnaie, de là à la gare en construction du Pensylvania railroad, qui sera la plus belle des États-Unis et ressemble beaucoup à la gare Saint-Lazare, de là à Fairmount Park, très beau, très vaste parc surtout, où l’on voit encore le bâtiment qui, en 1876, a servi de coque à l’exposition universelle de là à Belmont House, autrefois une maison de plaisance, aujourd’hui un restaurant, où l’on conserve sous une vitrine une collection complète de menus patriotiques ; de là à Girard-College, de là à l’hôtel, puis après dîner au bal. Comme je n’écris point ici un guide du visiteur à Philadelphie, je me bornerai à dire un mot du nouvel hôtel de ville et de Girard-College.

Le nouvel hôtel de ville de Philadelphie a été édifié à cette fin d’être le plus magnifique monument de ce genre qui soit aux États-Unis, et ce ne sera pas peu dire. Construit tout entier en granit et en marbre, il a 470 pieds de l’est à l’ouest et 486 du nord au sud. « Tout l’extérieur, dit une description qui nous a été distribuée et que je traduis exactement, est orné de colonne s richement travaillées, de pilastres, de corniches, de fenêtres sculptées et d’autres ornemens appropriés, qui sont l’expression des idées américaines et le développement du génie américain. Du milieu de la cour centrale s’élève une tour colossale de 90 pieds carrés à la base, qui va en s’amincissant gracieusement jusqu’à ce qu’elle devienne à la naissance du dôme (qui est à 395 pieds 2 pouces au-dessus du niveau de la cour), un octogone de 56 pieds de diamètre, s’élevant à la hauteur de 103 pieds 10 pouces et surmonté d’une statue de William Penn (le fondateur de l’état de Pensylvanie), qui aura 36 pieds, ce qui complète la hauteur extraordinaire de 539 pieds et en fera la construction la plus élevée qu’il y ait au monde, highest in the world. » Il s’en faut que le monument soit achevé dans son entier (ce qui n’empêche pas qu’il n’ait déjà coûté près de 35 millions), mais par avance le patriotisme des Philadelphiens a fait dresser un tableau comparatif de la hauteur des principaux monumens de l’Europe, Saint-Pierre, la cathédrale de Cologne, celle de Strasbourg, que domine de plusieurs coudées la tour de l’hôtel de ville de Philadelphie et la statue de William Penn.

Cela est fort beau assurément, mais il me semble que si quelque jour il prenait fantaisie au vieux quaker, du haut du piédestal extraordinaire où il sera juché, d’adresser quelques paroles à ses concitoyens, ceux-ci auraient peut-être à craindre de sa part des remontrances assez vertes. Ne risqueraient-ils pas fort de s’entendre dire par lui que l’esprit d’austère simplicité des vieux quakers ne s’est guère perpétué chez leurs descendans? que prodiguer ainsi des millions pour orner de marbre et de statues un édifice public, c’est, quelque peu sacrifier sur les autels du veau d’or? que pareilles prodigalités ne laissent pas d’être parfois d’un assez dangereux exemple? enfin que, pour les comptables des deniers publics, il n’y a souvent pas bien loin du gaspillage à l’infidélité? Ce dernier avis, si jamais William Penn prend la peine de le leur donner, sera peut-être plus aisément compris par les Philadelphiens aujourd’hui qu’il ne l’eût été il y a quelques années. Tout en visitant l’hôtel de ville, j’ai feuilleté rapidement le discours prononcé par le nouveau maire lors de son entrée en fonctions, et j’y ai remarqué cette phrase: « Que les finances de la ville devaient être gérées avec économie et probité. » Je me suis demandé si c’était là un simple truism ou bien une critique discrète des administrations antérieures à la sienne. Les journaux n’ont pas tardé à m’apporter la réponse; avant de quitter les États-Unis, j’ai pu y lire qu’une enquête faite après certaines découvertes avait fourni la preuve de nombreuses irrégularités dans la perception des taxes municipales, dont le produit ne tombait pas exclusivement dans les caisses publiques. Mais que nous importe, à nous étrangers? L’hôtel de ville de Philadelphie n’en sera pas moins un très beau monument, et ces chefs-d’œuvre exquis de l’art gothique qui s’appellent l’hôtel de ville de Bruxelles ou de Bruges n’ont pas dû pour leur temps être construits à moins de Irais que celui de Philadelphie. C’était pour les bourgeois de ces cités flamandes affaire de patriotisme local comme aujourd’hui pour les habitans de Philadelphie, et ce sentiment est par lui-même si respectable, il est la source de si grandes choses qu’on peut bien lui passer quelques fantaisies, fussent-elles un peu dispendieuses. Qui sait ? peut-être dans trois ou quatre cents ans admirera-t-on l’hôtel de ville de Philadelphie comme un spécimen de l’art américain au XIXe siècle.

L’hôtel de ville de Philadelphie est l’exemple le plus éclatant du luxe déployé en Amérique dans les constructions publiques. Girard-College peut servir d’exemple du luxe déployé dans l’installation des institutions privées. L’origine de cette institution remonte, chose rare en Amérique, à la libéralité d’un Français, Stephen Girard, qui avait amassé une fortune considérable dans le commerce au long cours et dans la banque. Stephen Girard mourut en 1830, laissant la plus grande partie de cette fortune à la ville de Philadelphie sous la condition, entre autres, de fonder une institution dans laquelle seraient élevés huit cents orphelins. Celui-là était bien un disciple, sinon de Rousseau et du Contrat social, du moins de Montesquieu et de Voltaire. Aussi avait-il stipulé dans son testament que le programme des études imposé aux enfans de l’orphelinat ne comporterait aucune instruction religieuse, et pour mieux assurer le respect de sa volonté, il avait prescrit qu’aucun ministre d’aucun culte ne serait admis dans l’intérieur du collège. Cette volonté a été scrupuleusement respectée et jamais ministre d’aucune religion n’a franchi le seuil du collège. À la bonne heure ! diront quelques-uns, voilà un excellent exemple d’enseignement laïque, et puisque cela est mis en pratique depuis cinquante ans aux États-Unis, il n’est donc pas si monstrueux de vouloir chasser l’enseignement religieux des collèges de France. Patience ! cette idée de l’enseignement purement laïque est, au contraire, tellement à rebours des sentimens d’un grand nombre de citoyens que la difficulté a été tournée par un procédé ingénieux. Une vaste salle de réunion a été construite tout exprès en dehors des bâtimens du collège, et avec le consentement de la commission d’administration, quelques habitans zélés de la ville de Philadelphie se relaient pour venir tous les dimanches à tour de rôle y tenir ce qu’on appelle dans les pays protestans une école du dimanche, c’est-à-dire lire aux enfans la Bible et l’Évangile, réciter des prières et chanter des cantiques. La volonté de feu Stephen Girard est respectée, quant à la lettre ; quant à l’esprit, c’est une autre affaire. N’est-ce pas à peu près le contraire de ce qui se passe dans la direction des collèges en France ?

De l’intérieur de Girard-College, j’ai pu voir les murs d’une autre institution, dans laquelle j’aurais bien voulu pénétrer également, une école de médecine pour femmes. Faute d’avoir le temps de la visiter, j’ai demandé quelques renseignemens à un des membres de notre comité de réception, qui était précisément médecin et de plus professeur dans ce collège. Il m’a assuré que cette institution, aux cours de laquelle les étudiantes sont seules admises, donnait de très bons résultats. Celles qui sortent après avoir obtenu leur diplôme trouvent généralement à s’employer comme médecins dans les collèges de jeunes filles, dans les couvens ou dans d’autres institutions exclusivement féminines. Cependant quelques-unes ont, tout comme les médecins de l’autre sexe, leur clientèle en ville, et celui qui me renseignait m’a cité une de ses confrères qui gagnait ainsi près d’une centaine de mille francs par an à soigner des femmes et des enfans.

Le programme de la journée comportait pour finir un bal à nous donné par la première troupe de cavalerie de la cité de Philadelphie (c’est son nom officiel), dans sa caserne et dans son manège, fort élégamment disposé et transformé à cet effet. La première troupe de cavalerie de la cité de Philadelphie a une existence plus que centenaire, et, si son uniforme soigneusement conservé ne date pas tout à fait d’aussi loin, il ne s’en faut guère, car il a été manifestement copié sur la tenue des dragons du premier empire et rappelle celui des cavaliers de Géricault. Si la première troupe de cavalerie de la cité de Philadelphie avait de nouveau à tirer le sabre, ainsi qu’elle l’a fait glorieusement en 1776, la première chose qu’elle commencerait par faire serait probablement de changer de tenue. Mais cette perspective étant assez improbable, elle tient à conserver son uniforme actuel, qui lui est cher comme le sont à tout bon Américain les souvenirs du passé, et elle se contente pour le moment de son rôle d’institution historique et aristocratique, car ce sont les jeunes gens des best families de Philadelphie qui en font presque exclusivement partie. Les invitations féminines étant strictement limitées aux femmes, filles ou sœurs des officiers et soldats du régiment, nous espérions, grâce à cette circonstance, voir réunies presque toutes les femmes de la société de Philadelphie. Mais si quelques-unes ont daigné répondre à l’appel, la majorité cependant s’est abstenue, craignant, malgré la composition choisie du régiment, que la société ne fût encore trop mélangée pour elles. Ainsi s’est trouvé justifié à nos yeux un dicton qui a cours, paraît-il, en Amérique. Lorsqu’il s’agit d’une jeune fille à marier : Combien a-t-elle? demande-t-on à New-York. Que sait-elle? demande-t-on à Boston. Mais, à Philadelphie, la question devient: Qui est-elle? Who is she?

C’est avec beaucoup de regrets que j’ai quitté si rapidement Philadelphie, comme au reste toutes les villes américaines où j’ai passé, car ma curiosité avait été mise en éveil par bien des questions que j’aurais été heureux d’approfondir. La ville de Philadelphie est beaucoup moins peuplée que celle de New-York; mais elle occupe un beaucoup plus grand espace de terrain et elle compte soixante mille maisons de plus. D’après une statistique récente, sur cent trente-quatre mille sept cent quarante bâtimens de toute nature, il y en avait cent vingt-quatre mille trois cent deux qui étaient des propriétés particulières occupées par autant de familles. Dix mille seulement étaient des hôtels ou des maisons meublées. Avoir sa maison à soi n’est pas seulement à Philadelphie, ville commerçante et manufacturière par excellence, le privilège de la richesse ou de l’aisance, c’est celui, je ne dirai pas de la pauvreté, mais de la condition la plus modeste. Les ouvriers que compte en très grand nombre la ville de Philadelphie sont presque tous logés avec leur famille dans une petite maison qu’ils louent ou qu’ils ont achetée à bas prix, avec toutes facilités de paiement, des sociétés spéciales qui les ont construites pour eux. En un mot, le système que la Société industrielle a inauguré à Mulhouse avec tant de succès fleurit depuis longtemps à Philadelphie : il y a des quartiers entiers qui sont couverts de ces maisons. J’aurais été très heureux de visiter ces quartiers, de me faire une impression, ne fût-ce que par les yeux, et de m’assurer s’il est vrai, comme je suis tout disposé à le penser, car je crois le système excellent, que la population ouvrière, hommes, femmes et enfans. y présente un aspect de prospérité et de décence inconnu dans les autres villes industrielles. Mais j’ai été obligé de m’en rapporter sur ce point au témoignage des Philadelphiens eux-mêmes : « Il n’y a, disait naguère dans une cérémonie publique un orateur officiel, il n’y a aucune ville au monde et il n’y en a jamais eu qui, dans ces proportions et avec cette population, présente pour ses habitans de pareilles facilités d’existence. Les artisans et même les ouvriers vivent chez nous dans des conditions où ils ne vivent nulle part ailleurs. Des hommes auxquels leur salaire quotidien suffit à peine dans d’autres villes pour procurer à eux-mêmes et à leur famille du pain et un logis, et encore dans les plus déplorables conditions au point de vue de l’encombrement et de la malpropreté, ces mêmes hommes sont chez nous les occupans d’une seule et confortable maison et des milliers parmi eux en sont propriétaires. L’effet de ces conditions d’existence sur leur état intellectuel et moral apparaît avec évidence, même à des visiteurs de passage. Nous n’avons pas ici ce qu’on appelle ailleurs l’ouvrier pauvre ; notre ville est remplie, au contraire, d’ouvriers aisés et indépendans, qui élèvent leurs enfans dans des habitudes de travail et d’économie : les garçons résolus à se procurer eux-mêmes un jour une maison parce qu’ils conservent le souvenir de celle où ils ont été élevés dans leur heureuse enfance ; les filles toutes prêtes à tenir ces maisons avec ordre et économie, parce que garçons et filles ont été élevés par des parens qui aiment et honorent leurs familles et trouvent l’unique satisfaction de leur vie dans leurs affections domestiques. Ce que je dis là de Philadelphie et de ses habitans est vrai; il n’y a pas un mot qui ne soit vrai. »

Qu’il n’y ait pas un mot qui ne soit vrai dans les paroles que je viens de citer, je suis très loin d’en douter, car partout où l’on a su procurer aux ouvriers pour un prix abordable une habitation décente, l’effet sur leur moralité et leur bien-être s’est fait immédiatement sentir. Mais d’autres choses sont vraies également, dont l’orateur en question n’avait dans la circonstance nulle raison de parler, et qui sont un peu le revers de la médaille. Voici, en effet, ce que je lis dans un article publié à Philadelphie qui m’a été récemment envoyé et qui a pour titre la Misère à Paris: « Sous beaucoup de rapports, nous avons beaucoup à apprendre de ces grandes villes du vieux monde. L’absence complète de toute assistance accordée à ceux que le malheur ou même le vice réduit à n’avoir d’autre ressource que le vol est une honte criante (a crying shame) au milieu du bien-être général et de la richesse de notre ville. L’existence de rues malsaines, de districts infects, d’ignobles logemens qui ne sont pas faits pour abriter des êtres humains est pour nous un déshonneur que parviennent seulement à diminuer les efforts faits par un petit noyau d’hommes pour convertir cette région en un groupe de maisons décentes. Les autorités municipales ne font rien ou font peu de chose pour assainir ces foyers de vices, de crime et de misère. Satisfaits que nous sommes par la pensée des logemens confortables que nous avons su assurer aux classes ouvrières, nous n’avons que trop de dispositions à passer légèrement sur les périls et sur les maux de toute sorte qu’engendre chez nous la pauvreté. Etudier cet état de choses, comme on le fait en ce moment à Paris, en rechercher les causes, en découvrir les remèdes, est une tâche qui est encore à entreprendre. »

Que tout soit vrai dans ces lignes, qu’il n’y ait pas un mot qui ne soit vrai, cela est bien probable également. Est-ce à dire cependant que ce soit chose inutile et sans profit moral que de procurer aux ouvriers des habitations décentes à un prix modéré? Non. Cela veut dire seulement qu’à Philadelphie comme ailleurs, il y a un stock de misères, causées sans doute par la débilité physique ou intellectuelle, la paresse, le vice, parfois tout simplement la mauvaise chance, que les institutions prévoyantes et philanthropiques ne peuvent atteindre, et que la charité seule peut secourir efficacement. Cela n’a rien de surprenant, pas plus qu’il n’est surprenant que dans un troupeau aussi nombreux (Philadelphie ne compte pas moins d’un million d’habitans) il y ait une certaine quantité de brebis galeuses au traitement desquelles il a fallu pourvoir. Aussi ai-je donné, le matin de notre départ, quelques heures hâtives à la visite du pénitencier pour les adultes et à celles des écoles de réforme pour les enfans, sous la conduite d’un excellent guide, qui consacre à la surveillance de ces écoles une partie de son temps et de son argent.

Le pénitencier de Cherry Hill, ou Eastern Penitentary, jouit d’une certaine célébrité dans le cercle assez restreint de ceux qui s’occupent en France des questions pénitentiaires. Il a été visité en 1831 par MM. de Tocqueville et de Beaumont et a fourni en grande partie les matériaux du célèbre rapport de M. de Tocqueville sur le système cellulaire. C’est là, en effet, que ce système a été pour la première fois mis en pratique, peut-être avec certaines exagérations, qui n’ont pas peu contribué à la réaction sous laquelle ce système avait en partie succombé avant d’être rétabli par une loi récente. Non-seulement on isolait les condamnés de leurs compagnons de vice, ce qui est une excellente mesure, mais on rendait aussi rares que possible leurs relations avec tous les êtres humains, croyant (et là était l’erreur) que la solitude a par elle-même une influence moralisante sur les natures gangrenées. retour des choses et décadence des systèmes! Non-seulement on s’est aujourd’hui, et avec raison, relâché de ces rigueurs au pénitencier de Cherry Hill, mais on a introduit dans l’application de l’emprisonnement cellulaire des adoucissemens qui feraient frémir l’administration pénitentiaire française, avec son goût et son culte pour l’uniformité. C’est ainsi qu’on laisse les prisonniers fumer et chiquer, recevoir des journaux, introduire des meubles du dehors, et orner les murailles de leurs cellules de gravures et de photographies. Passe pour tout cela, — cela n’entraîne pas grands inconvéniens, — mais n’est-ce pas aller un peu loin que de mettre de préférence les récidivistes dans les cellules qu’ils ont déjà habitées, afin qu’ils puissent y continuer les travaux artistiques commencés par eux? Ainsi a-t-on fait en particulier pour un vieil Allemand, qui en est à sa quatrième ou cinquième condamnation et qui a décoré du haut en bas sa cellule favorite de fresques assez grossières. Dickens avait déjà vu cet homme dans sa cellule lors de son voyage de 1842, où il subissait alors un premier emprisonnement de cinq ans, et voici en quels termes il en parle : « Impossible d’imaginer une créature plus misérable et plus brisée. Je n’ai jamais eu devant les yeux le spectacle d’une pareille affliction et d’une pareille détresse. Mon cœur saignait pour lui, et lorsque, les joues couvertes de larmes, les mains agitées par un tremblement nerveux, il s’attachait aux vêtemens de l’un de nous en lui demandant si on ne lui ferait pas remise du restant de sa peine; c’était un spectacle dont l’impression était véritablement trop pénible. » Admirez la puissance d’imagination des romanciers! Cet infortuné qui demandait si on ne lui ferait pas remise du montant de sa peine en est aujourd’hui à sa cinquième condamnation subie dans ce même pénitencier ; cette créature brisée est arrivée à l’âge de soixante-douze ans et paraît en fort bonne santé. C’est Dickens qui est mort : du prisonnier et du visiteur, c’est le visiteur qui a quitté la vie le premier. J’ajoute que ce pauvre diable ne s’est point mis à pleurer pendant que je causais avec lui, que ses mains ne se sont point attachées à mes vêtemens, mais qu’il m’a fait avec beaucoup de politesse les honneurs de sa cellule peinte à fresque, dont il n’est pas médiocrement fier.

Passe encore pour ces indulgences. Mais ce que j’ai plus de peine à comprendre, c’est que, dans beaucoup de circonstances, on ait recours à cette mesure déplorable qu’on appelle le doublement des cellules, c’est-à-dire qu’on enferme ensemble deux prisonniers. Il n’y a pas de système plus déplorable ni qui engendre plus d’inconvéniens de toute nature. Je sais bien que le directeur n’en peut mais et que, s’il enferme deux prisonniers dans chaque cellule, c’est tout simplement que, le pénitencier n’ayant pas reçu d’agrandissement depuis sa création et le nombre des habitans de Philadelphie ayant doublé, le nombre des cellules se trouve insuffisant pour le nombre des prisonniers. Mais enfin quelques-uns des millions qui ont été dépensés pour orner de marbres, de colonnes et de statues l’hôtel de ville de Philadelphie n’auraient-ils pas trouvé là un bien judicieux emploi? Je sais aussi, de par le monde, une grande ville où l’on prodigue l’or et le marbre dans les monumens publics et où l’on laisse les prisons dans un état honteux. En serait-il donc à Philadelphie comme à Paris, et, aux États-Unis comme en France, serait-ce les dehors de la coupe et du plat qu’on se proposerait surtout de nettoyer? Ah! si jamais le vieux Penn revient au monde, gare aux Philadelphiens! Ils pourront passer un mauvais quart d’heure.

Cette impression d’un peu de négligence et d’abandon des pouvoirs publics que j’ai eue en visitant le pénitencier (qui est une institution d’état), je ne l’ai point ressentie en visitant les deux écoles de réforme, qui sont, au contraire, une création de la charité privée. Dans ces deux écoles parfaitement installées et, autant que j’ai pu en juger, parfaitement conduites, on sent, au contraire, l’influence d’une sollicitude et d’une surveillance morale incessante exercée par les fondateurs qui sont des citoyens de Philadelphie. Mais j’ai noté un trait curieux. Dans chacune de ces écoles, qui se recrutent exclusivement parmi la population des enfans nomades, — vagabonds, mendians ou voleurs, — il y a deux quartiers distincts : celui des enfans de race nègre et celui des enfans de race blanche. L’opinion publique ne supporterait pas le mélange, et lorsque (le cas se présente souvent) une même condamnation est prononcée le même jour, contre une bande de petits voleurs nègres et blancs, pour les mêmes méfaits, ils n’en sont pas moins séparés pendant toute la durée de leur peine. L’aspect de tous ces enfans n’est pas sensiblement différent de celui que présentent la plupart des enfans dans nos écoles correctionnelles en France. Cependant j’ai cru remarquer sur la figure d’un grand nombre d’entre eux la flétrissure, hélas ! presque ineffaçable qu’impriment sur les jeunes visages de précoces souillures. Je ne me suis pas trompé dans cette triste supposition, et, à voix basse, l’on m’a confié que, trop souvent, ces enfans arrivaient à l’école de réforme après avoir été complices et victimes de monstrueuses débauches, devant la répression publique desquelles la justice s’arrête même en partie, par la crainte du scandale. Toute grande ville a ses plaies secrètes ; mais la corruption de l’enfance est certainement l’une des plus tristes, et je comprends que la charité des citoyens de Philadelphie, centre charitable et religieux très actif, s’occupe particulièrement de la guerre.


NEWPORT ET PROVIDENCE.

30 octobre-1er novembre.

Impossible d’imaginer une transition plus brusque que celle de Philadelphie à Newport, où nous sommes arrivés le matin, de bonne heure, sans même nous arrêter à New-York, dont nous n’avons fait que traverser la rade, la nuit, en bateau. Philadelphie est une ville industrielle, affairée, bruyante, à l’aspect à la fois grandiose et négligé, plus vraiment américaine peut-être que New-York, qui a déjà un certain caractère cosmopolite. Newport est, au contraire, un endroit coquet, soigné, fashionable par excellence. Newport est, comme on sait, le grand bain de mer des États-Unis. À vrai dire, je ne devrais pas en parler. Que dirait-on d’un Américain qui parlerait de ses impressions sur Trouville, qu’il aurait visité au mois de novembre par une pluie battante ? C’est dans ces conditions que j’ai visité Newport. Néanmoins j’ai eu là, en quelque sorte, la divination d’une vie américaine, raffinée, brillante, luxueuse, un peu frivole peut-être, et par tous ces points tout à fait semblable à celle que nos jeunes femmes françaises mènent pendant quelques semaines sur les côtes de Normandie, avec cette seule différence qu’à Newport cette même vie dure plusieurs mois et qu’elle finissait à peine quand nous sommes arrivés. Il ne m’a pas fallu un grand effort d’imagination pour me représenter ces grandes avenues droites sillonnées de voitures, de cavaliers et d’amazones ; ces belles villas environnées de fleurs, avec leurs serres remplies de plantes rares ; ces pelouses vertes peuplées de jeunes filles se livrant aux délices du lawn tennis ; en un mot, font un ensemble de vie, d’animation, d’éclat qui doit certainement faire de Newport, pendant la saison, un des endroits élégans du monde, le plus élégant, disent volontiers les Américains, qui n’en sont pas médiocrement fiers. De la mer, par exemple, pas question. Sauf quelques villas qui sont situées sur le sommet des cliffs, c’est-à-dire des falaises, et au pied desquelles passe un sentier de promenade tellement étroit qu’on ne peut s’y promener qu’à deux (il n’en est pas moins fréquenté pour cela, au contraire), sauf, dis-je, ces quelques villas privilégiées, c’est sur le sommet d’un plateau sans relief que presque toutes les villas ont été construites, et on ne se doute pas du voisinage de l’Océan. Sur ce plateau, le mètre carré de terrain n’en a pas moins acquis un prix exorbitant que je ne me rappelle malheureusement plus, bien qu’on me fait répété nombre de fois. Tout ce qui possède, en effet, quelque fortune aux États-Unis et tout ce qui tient à faire partie du monde élégant (les deux réunis ne sont pas peu dire) possède ou cherche à posséder une villa à Newport Aussi le nombre de celles qui existent déjà est-il considérable et il s’accroît chaque jour. De celles qu’on cite et qu’on vous montre je ne puis parler que par le dehors, car leurs propriétaires étaient absens ; mais, grâce à l’hospitalité prévenante que nous avons rencontrée partout, j’ai pu pénétrer dans quelques-unes, plus modestes, quoique fort jolies encore, l’une, entre autres, très simple, mais d’un goût parfait, un véritable cottage à l’anglaise, avec des meubles en perse, mais orné de vieux portraits de famille. Trois femmes l’habitaient seules pour le moment et, au nom de leur sympathie pour la France, ont fait le plus aimable accueil aux quelques Français qui ont été amenés chez elles : une dame assez âgée, dont les plus anciens souvenirs de Paris remontent aux salons de la restauration ; une autre plus jeune, parfaitement au courant (j’en ai eu moi-même la preuve) des plus modestes productions de notre littérature ; enfin une ravissante jeune fille, type accompli de la grâce américaine, avec cette nuance d’érudition dans la conversation qui est propre aux jeunes filles de Boston, Il y a, soit dit en passant, querelle entre les jeunes filles de New-York et celles de Boston. Les premières reprochent aux secondes d’être pédantes, et les secondes reprochent aux premières d’être frivoles. Pour moi, qui n’en ai rencontré que d’aimables ou d’instruites (il se pourrait bien faire qu’il y en eût d’autres), je suis mauvais juge de la querelle ; mais s’il n’était dangereux de se décider sur un seul échantillon, ce serait peut-être aux jeunes filles de Boston que je donnerais la préférence.

Nous sommes venus à Newport pour répondre à une invitation des plus cordiales de l’état de Rhode Island. Cet état est, avec celui de Delaware, le plus petit que comptent aujourd’hui les États-Unis. Dans d’autres pays, il aurait été déjà absorbé par quelque puissant voisin. Mais, en Amérique, il est protégé par son ancienneté, car il est un des treize états de l’Union primitive, et par des souvenirs historiques dont il n’est pas médiocrement fier. Newport a été en effet le lieu de (débarquement de l’armée de Rochambeau. Peut-être ne faut-il rien moins que ce souvenir pour le défendre aujourd’hui contre la concurrence de la nouvelle ville industrielle de Providence, le Saint-Étienne des États-Unis, qui lui dispute l’honneur d’être le siège du gouvernement de l’état. D’après la constitution de l’état de Rhode-Island, les assemblées législatives doivent siéger tantôt à Newport et tantôt à Providence. Aussi est-ce à Newport que nous avons été d’abord reçus et harangués dans une sorte de corps législatif en miniature qui ressemble fort à une salle de conseil-général. Mais c’est à Providence que va avoir lieu le banquet officiel. Celui qui nous est offert le second jour de notre séjour à Newport, dans un club fort élégant, a, au contraire, un caractère tout privé, et l’on s’excuse même auprès de nous d’avoir été obligé par convenance d’inviter : so much official people. La séparation entre le monde officiel et le monde élégant, qui tend à s’accentuer chez nous, existe depuis longtemps aux États-Unis, et je ne saurais rendre l’inflexion de voix avec laquelle une habitante de Newport m’a dit : « C’est mon boucher qui est maire. »

A Providence, nous ne trouvons pas ces nuances, et notre réception est tout officielle. La course rapide que nous avons faite par une pluie battante à travers les établissemens publics et les principales manufactures de la ville s’est terminée par une visite à une institution des plus américaines, une école supérieure, high school, où l’instruction est donnée en commun aux garçons et aux filles de quatorze à dix-huit ans. Dans une grande salle dépendant de cette institution, on a réuni non-seulement les élèves de la high school, mais ceux des autres écoles de la ville : en tout six cents garçons et six cents filles. Au moment où nous entrons, les six cents garçons battent des mains; les six cents filles agitent leurs mouchoirs. On nous harangue. M. Outrey répond en notre nom, mêmes manifestations; un des descendans du général Lafayette adresse quelques mots aux enfans, reprise d’enthousiasme : enfin nous sortons, les douze cents mains applaudissant et les six cents mouchoirs s’agitant toujours. A le raconter ainsi, cela peut sembler comique. A le voir, c’était très touchant et je gage qu’il n’y a pas un d’entre nous qui ne se soit senti ému.

Le soir, au banquet officiel, on m’annonce que je serai assis à côté de l’évêque. Je ne doute pas que ce ne soit l’évêque méthodiste ou celui de l’église épiscopale, et je me confirme encore dans cette idée lorsque, au commencement du dîner, le gouverneur de l’état de Rhode-Island le prie de vouloir bien dire les grâces. Quelques minutes de conversation avec lui me détrompent bientôt ; c’est l’évêque catholique que le gouverneur, tout bon protestant qu’il soit, a invité, et personne ne s’offusque de lui voir faire acte d’évêque devant une assistance dont la grande majorité ne partage pas sa foi. Je profite naturellement de ce voisinage pour m’instruire de la situation des catholiques aux États-Unis. Depuis plusieurs années, leur nombre va croissant. À l’avant-dernier recensement, ils étaient déjà quatorze millions et composaient la plus nombreuse des églises chrétiennes ; celle qui venait immédiatement après ne compte que onze millions d’adhérens. Je ne sais pas le chiffre du dernier recensement, mais il doit être certainement plus considérable. « Nous nous multiplierions plus rapidement encore, me dit l’évêque, si nous ne perdions un assez grand nombre d’enfans. En effet, parmi ces enfans vagabondant et mendiant par les rues qui sont recueillis par les sociétés charitables, il y en a beaucoup qui sont fils d’émigrans irlandais, et comme presque toutes ces sociétés sont protestantes, beaucoup d’enfans cessent d’être élevés dans la foi de leurs parens. Les protestans sont plus riches que nous, ajoute-t-il, et l’exercice de la charité leur est plus facile. — En effet, lui dis-je, sachant que ce sont les Irlandais et les Allemands qui forment le principal noyau des catholiques, et qu’ils sont naturellement moins riches que les familles établies depuis longtemps dans le pays, je me suis plusieurs fois demandé comment les catholiques pouvaient subvenir à l’érection et à l’entretien de ces églises qu’on voit en si grand nombre, et quelques-unes si somptueuses, dans toutes les villes. — Par le grand nombre des petites souscriptions, me répondit-il. Bien qu’à New-York, à Boston et ailleurs, il commence à y avoir des fortunes assez considérables parmi les catholiques, cependant on peut dire que nos églises et nos chapelles sont construites sou par sou. Parfois nous nous endettons. C’est ainsi que la chapelle de Newport que vous avez pu voir (très jolie chapelle en effet par parenthèse, et remplie le dimanche) n’est pas encore payée. Mais cependant nous finissons toujours par nous tirer d’affaire. — Et quelles sont, lui demandai-je, vos relations avec les pouvoirs publics ? Avez-vous à vous en plaindre ou à vous en louer ? — Ni l’un ni l’autre, me répondit-il, et cela tient à ce que, comme catholiques, nous ne comptons pas plus dans un parti que dans un autre. En fait, les Irlandais sont presque tous démocrates, mais c’est comme Irlandais, ce n’est pas comme catholiques. Au contraire, beaucoup de catholiques allemands sont républicains. Nous n’avons donc pas, comme évêques, intérêt à voir au gouvernement plutôt un parti qu’un autre. Et comme nous jouissons d’une liberté absolue, nous n’avons rien à craindre, ni rien à espérer d’eux. — Vous êtes bien heureux! » lui répondis-je. Il comprit ma pensée et nous en restâmes là.

Ce banquet officiel, dont le menu fort élégamment imprimé sur une pancarte en soie, portait comme exergue les deux lettres R. F., surmontées d’un bonnet phrygien, a été marqué par une particularité : l’absence inusitée « de toute liqueur fermentée, » c’est-à-dire (pour parler en style moins biblique) de toute espèce de vin, remplacée par l’eau d’Apollinaris, et aussi par l’absence non moins inusitée de toute espèce de discours, l’éloquence officielle ayant peut-être été noyée dans les flots de l’Apollinaris. J’avoue avoir regretté surtout le vin, et quand j’ai demandé ce que nous avions fait pour mériter cette pénitence, voici ce qui m’a été répondu. — Bien que l’état de Rhode-Island ne soit pas un de ceux, comme son voisin l’état de Vermont, où la mise en vente des boissons fermentées soit défendue, cependant il existe dans l’état un parti de tempérance très nombreux et très puissant. Le gouverneur de l’état n’est pas personnellement enrôlé dans leurs rangs. Mais ils forment l’appoint de sa majorité, et, pour ne pas les mécontenter, il n’a pas osé faire distribuer publiquement du vin dans un banquet présidé par lui. — Publiquement, ai-je dit, car en s’adressant discrètement aux garçons qui faisaient le service, il n’était pas très difficile d’obtenir individuellement une petite bouteille, et comme à la fin du dîner le nombre des petites bouteilles qu’on apercevait sur la table était assez respectable, je finis par en conclure qu’il y avait avec la tempérance des accommodemens.

Puisque j’ai occasion d’en parler, je dirai cependant que cette institution des sociétés de tempérance dont les membres s’engagent à ne boire jamais ni vin ni liqueurs, est beaucoup moins risible qu’elle ne le paraît à nos yeux de Français et correspond à des mœurs tout à fait différentes des nôtres. L’ivresse qu’il s’agit de combattre en Amérique, ce n’est pas cette ivresse du vin, fort dégradante au fond, mais sur les premiers effets de laquelle nos pères ont pu, sans trop mentir à la réalité des choses, rimer quelques joyeux couplets. C’est l’ivresse du whiskey, du gin, qui conduit promptement à l’abrutissement, à la tristesse, au suicide, au crime; cette ivresse est la seule que le peuple connaisse, car le vin est hors de la portée de sa bourse. Conseiller au peuple de s’abstenir de liqueurs fortes, c’est donc lui conseiller tout simplement de se contenter d’eau claire, et c’est pour pouvoir lui donner ce conseil avec plus d’autorité que les membres des sociétés de tempérance s’abstiennent eux-mêmes de boire, non-seulement du whiskey ou du gin, mais même du vin, et se réduisent volontairement à l’eau ou au thé. On peut trouver le procédé peu efficace précisément parce qu’il est trop héroïque ; on peut, et c’est l’opinion de beaucoup de gens en Amérique, compter davantage, pour combattre l’usage funeste du whiskey et du gin, sur la vulgarisation de la bière; mais assez de gens donnent aux pauvres le conseil de vertus, de renoncement, d’austérités qu’ils seraient incapables de pratiquer eux-mêmes, pour que ceux qui ont le courage de prêcher d’exemple méritent plutôt le respect que le sourire.


BOSTON.

1er-3 novembre.

Il est écrit que de cette dernière et rapide tournée j’emporterai encore plus de regrets que de bons souvenirs. Un des plus vifs a été de ne faire en quelque sorte que traverser Boston et encore par une pluie battante. En y arrivant en chemin de fer, j’ai remarqué combien les campagnes que nous traversions ressemblaient à celles de l’Angleterre : ces pays les plus anciennement colonisés de l’Amérique se sont calqués davantage sur la mère patrie et méritent bien leur nom de Nouvelle-Angleterre. Certains quartiers de Boston, entre autres les environs du parc, ressemblent aux jolis squares de Londres; comparaison que j’ai faite, soit dit en passant, devant un Bostonien et qui ne m’a pas paru le flatter autant que je l’aurais cru. J’aurais donné beaucoup pour pouvoir passer au moins quelques jours dans cette ville qui est le centre de la haute culture intellectuelle en Amérique et où les plaisirs de l’esprit tiennent la place que tiennent à New-York les plaisirs du monde ou les questions d’affaires. Pour une raison toute personnelle, c’était de toutes les villes d’Amérique la seule où par l’imagination j’avais déjà vécu et j’aurais voulu savoir si la réalité répondait à l’idée que je m’en étais faite. Je ne me flatte pas qu’un seul lecteur de la Revue ait assez bonne mémoire pour se souvenir qu’une modeste étude sur Prescott est le premier essai que j’aie soumis, il y a malheureusement plusieurs années, à leur suffrage. C’est à Boston que Prescott a vécu, c’est à Boston qu’il est mort après une vie consacrée tout entière au culte des lettres. Cette existence studieuse et sans tache a été un des enthousiasmes de ma première jeunesse: j’aurais voulu voir cette maison de Beaclon-street où il a vécu; ce cabinet où il a passé de si laborieuses journées et où il a demandé qu’après sa mort son corps fût laissé seul pendant quelques heures. Pour un peu j’aurais poussé jusqu’à sa maison de campagne de Pepperell, et j’aurais fait un pèlerinage au vieux cerisier à l’ombre duquel il mesurait sa promenade quotidienne de semi-aveugle, creusant profondément la terre sous ses pas, comme Bonnivard enchaîné creusait le sol du caveau de Chillon. Mais on m’informe que sa maison a été vendue par ses héritiers; ses livres dispersés, et j’en suis réduit à la contempler de loin. Du moins j’apprends avec plaisir que Pepperell est encore entre les mains de ses enfans, « exemple assez rare en Amérique, où, disait Prescott lui-même, le fils s’assoit rarement à l’ombre des arbres que le père a plantés. »

J’ai voulu tout au moins profiter de ce trop court séjour pour jeter un coup d’œil aux établissemens scolaires de la ville. Je parlerai peu de l’université d’Harvard, située à deux milles environ de la ville, que nous avons fort mal vue, car nous y avons été conduits processionnellement, un escadron de lanciers de la milice (dont beaucoup semblaient n’avoir pas fourni depuis longtemps une si longue traite) galopant à nos portières. La partie la plus intéressante de notre visite a été peut-être une courte halte à la maison du poète Longfellow, qui malheureusement étant déjà malade n’a pu nous recevoir. C’est là que peu de temps après notre départ, il s’est éteint, après une noble vie au cours de laquelle on peut appliquer ce que lui-même, dans un beau vers d’Evangéline, a dit de ces rivières qui coulent au travers de forêts obscures, « assombries par les ombres de la terre, mais réfléchissant une image du ciel. »


Darkened by shadows of earth, but reflecting an image of heaven.


Quant à l’université elle-même, elle se compose d’un assez grand nombre de bâtimens sans grand caractère architectural, mais présentant un assez bel ensemble, et séparés par des cours plantées d’arbres magnifiques. Qu’on se figure un Oxford ou un Cambridge plus moderne, et en tout cas quelque chose d’absolument différent de nos hideux bâtimens d’instruction secondaire ou supérieure, qu’ils s’appellent Louis-le-Grand ou la Sorbonne, bâtimens qui semblent construits dans l’unique dessein d’inspirer l’horreur de la vie studieuse. Tout en parcourant l’université au galop, je tâche d’attraper à la volée quelques renseignemens sur le genre de vie des étudians, assez semblable à celle des undergraduates d’Oxford ou de Cambridge, avec plus de liberté encore. Les étudians y arrivent, vers l’âge de seize ou dix-sept ans, de la force d’un bon élève de seconde : ils en sortent au bout de trois ou quatre ans (ceux du moins qui ont suivi les cours jusqu’au bout) de la force d’un licencié ès-lettres ou ès-sciences, selon la voie qu’ils ont suivie. Travaille qui veut; mais comme aux États-Unis le nombre de ceux qui poussent aussi loin leur éducation intellectuelle est assez restreint, tous travaillent plus ou moins, sans quoi ils ne viendraient pas à l’université. Liberté et absence de surveillance encore plus grandes qu’en Angleterre. Les élèves ne sont astreints qu’à une seule obligation : avoir leurs rooms dans l’intérieur de l’université; mais aucune heure n’est fixée pour leur rentrée du soir. Ils ne sont point obligés, comme à Oxford, de prendre, en principe du moins, leurs repas dans le dining hall du collège, ni d’assister le matin à un court service religieux qui sert à constater leur présence. Impossible, vis-à-vis de jeunes gens de dix-huit à vingt ans, de pousser plus loin le principe du self control. Mais on s’attache aussi à leur fournir tous les moyens de distraction possible, et les exercices du sport sous tous les formes jouent un grand rôle dans leur existence. On ne s’imagine pas, comme en France, que savoir le grec et monter à cheval, faire des vers latins et tirer l’épée, lire et ramer soient choses incompatibles. Quels sont les résultats de l’éducation ainsi donnée sur la généralité des étudians, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que les hommes les plus distingués de l’Amérique, l’historien Prescott, le philosophe Emerson, l’orateur Everett, le poète Holmes ont compté au rang des sophomores de l’université d’Harvard.

J’ai eu un peu plus de loisir (au train dont nous allions, une matinée c’était beaucoup) pour visiter les écoles publiques de la ville de Boston, qu’un membre de la commission scolaire, qui est en même temps le directeur du musée, a mis infiniment de bonne grâce à me montrer. Les écoles publiques et gratuites de Boston se divisent en primary schools, qui répondent à peu près à nos salles d’asile ; grammar schools, qui répondent à peu près à nos écoles primaires ; et high schools, qui ne répondent à rien de ce que nous avons chez nous. Cependant, dans les primary schools, les enfans restent jusque vers huit ans, et dans les grammar schools jusque vers quatorze ans, c’est-à-dire dans les unes et dans les autres environ deux ans de plus que les enfans ne restent chez nous. C’est dire qu’un jeune garçon ou qu’une jeune fille de Boston qui n’a reçu que l’enseignement primaire en sait nécessairement plus long qu’un garçon ou qu’une jeune fille de Paris. C’est à dessein que je rapproche ces deux villes, car les écoles de Boston ont une grande réputation en Amérique et celles de Paris sont incontestablement celles où l’enseignement est poussé le plus loin en France. Cependant, à parcourir les deux programmes, je n’y ai pas vu de différences bien saillantes, sauf peut-être que les matières récemment ajoutées chez nous au programme de l’enseignement primaire, quelques notions d’histoire naturelle et de physique, et quelques principes de droit constitutionnel, figurent depuis longtemps dans le programme de l’enseignement primaire américain et y tiennent une plus grande place. En posant quelques questions aux enfans, en examinant quelques cahiers de devoirs, il ne m’a pas semblé qu’à âge égal, il y eût aucune supériorité d’intelligence naturelle ou d’instruction chez ceux que j’interrogeais par rapport aux enfans de Paris. Quant à l’installation matérielle de ces écoles, elle est très certainement supérieure à celle de la moyenne de nos écoles parisiennes, des plus anciennes surtout ; les salles de classe sont plus vastes, plus aérées, la fourniture du mobilier scolaire surtout est plus complète. Ce mobilier comprend des instrumens de physique inconnus, je le crois du moins, dans nos écoles. Les enfans, au lieu d’être assis à la file et serrés les uns contre les autres sur des bancs de bois, ont chacun leur pupitre et leur petit siège. Mais cette disposition, excellente à tous les points de vue, a été adoptée dans celles de nos écoles qui sont le plus récemment construites, et je ne crois pas qu’entre nos plus nouveaux bâtimens scolaires et ceux de Boston il existe de bien grandes différences. En un mot, la grande supériorité des Américains en matière d’enseignement primaire me paraît être d’avoir pris les devans ; mais je ne crois pas que nous soyons, d’ici à quelques années, bien loin de les avoir complètement rejoints.

Deux choses donnent cependant à ces écoles un aspect tout différent des nôtres. La première, c’est la grande quantité d’enfans nègres mêlés aux enfans blancs. Le préjugé ne les exclut pas ici comme à Philadelphie, où il n’est pas possible de mêler dans une école de réforme les enfans des deux couleurs. Ces petites têtes crépues, avec leurs dents blanches et leurs yeux brillans, donnent un aspect très pittoresque à l’école. Ce ne sont pas les élèves les moins intelligens et les moins précoces, ni ceux dont les maîtresses se louent le moins. Je dis intentionnellement les maîtresses, car (et c’est là le second trait dont je parlais) presque toutes les écoles, même celles de garçons, sont tenues par des femmes. L’inconvénient est assurément beaucoup moins grand de faire instruire des garçons par des femmes que de faire instruire, comme chez nous, (je parle de nos écoles de campagne) des filles par les hommes. A la tête de chaque école de garçons, il y a cependant un head master et généralement deux maîtres adjoints, qui s’occupent des classes supérieures, car chaque école comprend plusieurs classes; mais ce sont partout des femmes, souvent des jeunes filles, qui font les classes inférieures, et c’est un spectacle fort curieux de les voir commander à des garçons parfois aussi grands qu’elles. Mon guide m’a assuré qu’on avait fort à se louer de ce système et que les garçons témoignaient volontiers plus de déférence et de docilité vis-à-vis de leurs institutrices que vis-à-vis de leurs instituteurs. D’après le peu que j’en ai vu, j’ai été tout disposé à l’en croire sur parole.

Si la comparaison des primary schools et des grammar schools avec nos salles d’asile et nos écoles primaires est tout indiquée, je serais fort embarrassé de savoir à quoi comparer la high school ou école supérieure que j’ai visitée. Cette école se divise en deux branches, the English high school, où l’on enseigne principalement le français, l’allemand et les sciences appliquées, et the Latin public school, où l’on donne, au contraire, l’enseignement classique. Il y a entre ces deux divisions de la high school la même différence qu’entre le collège Chaptal ou l’école Turgot et le lycée Louis-le-Grand. Mais ce qui fait la profonde différence entre cette institution et n’importe quel établissement d’enseignement secondaire français, c’est que la high school de Boston est gratuite et publique comme le sont chez nous les écoles primaires, et par conséquent accessible aux enfans des classes les plus humbles de la société. J’ajoute que, malgré cela, elle est, comme extérieur, plus belle qu’aucun de nos bâtimens scolaires, et que l’intérieur en est aménagé avec beaucoup d’entente et de goût. Aussi je comprends que les habitans de Boston soient excessivement fiers de cette institution qui, du reste, n’est pas spéciale à leur ville (on se souvient peut-être que nous en avions visité une à Providence) et qui n’est que l’application d’un principe essentiellement américain : mettre gratuitement l’instruction à tous les degrés à la portée des enfans de toutes les classes. On peut discuter sur le principe, mais en ne saurait en aucun cas refuser son admiration au pays lui-même, aux états et aux villes qui, pour réaliser ce programme, consentent sans marchander à des sacrifices pécuniaires considérables et mettent leur honneur à aménager des écoles gratuites avec beaucoup plus de luxe que ne sont aménagées chez nous les écoles payantes. Quant au système en lui-même, la grande majorité des esprits, et des meilleurs, est convaincue aux États-Unis de ses immenses avantages. Cependant j’ai entendu mettre en doute l’excellence de ce système par quelques Américains. Je leur ai entendu dire, ce qu’on ne manquerait pas d’alléguer chez nous, que l’enseignement littéraire et classique donné à des enfans sortis d’une condition très humble et destinés peut-être à y retomber, produisait des mécontens et des déclassés qui prenaient en dédain la manière de vivre de leurs parens, et qui, incapables de vivre du travail de leurs mains, n’en étaient pas pour cela plus capables de vivre du travail de leur intelligence. En France, l’objection serait très forte, et ce n’est assurément pas faute de bacheliers que nous périssons. Mais dans un pays jeune, où il y a tant de débouchés pour l’activité humaine, tant de choses à créer, tant de places à conquérir, l’objection ne me paraît pas très péremptoire, et tel qui sera chez nous un déclassé deviendra peut-être en Amérique un fondateur de villes. Sous ce rapport, je serais donc dis- posé à être plus Américain que certains Américains eux-mêmes.

La durée des études dans la high school, Latin ou English, est de quatre ans. Les garçons n’y sont pas admis au-dessous de treize ans, les filles au-dessous de quatorze ans, car il existe des établissement de cette nature pour les filles, et les programmes sont absolument les mêmes. Mais, à la différence de ce que nous avons vu à Providence, les enfans de chaque sexe ont à Boston leur école à part et on ne paraît pas faire grand cas dans le Massachusetts du système qui consiste à les réunir. Je dirai même en passant que quelques doutes sur les avantages de cette réunion m’ont été exprimés dans l’état de Rhode-Island, où elle est pratiquée, et que l’opinion générale m’a paru au moins très partagée sur cette question. Quant à celle, si délicate et qui fait aujourd’hui en France l’objet de discussions si passionnées, de l’enseignement religieux, elle a été tranchée d’une façon bien simple. L’enseignement religieux a été supprimé complètement et ne figure dans aucune partie du programme, mais sans qu’on ait essayé de le remplacer par l’enseignement d’une morale laïque et civique. Comment dans la Nouvelle-Angleterre, cette patrie du puritanisme, en est-on arrivé là? Est-ce comme chez nous par hostilité contre l’idée religieuse elle-même? En aucune façon. C’est à cause de la difficulté de savoir quel enseignement religieux serait donné. Comme tous les pays protestans, mais plus que tout autre, les États-Unis sont divisés en sectes nombreuses et ardentes: méthodistes, baptistes, épiscopaux, presbytériens, etc., sans compter les catholiques, qui sont presque partout les plus nombreux. Aucune de ces sectes n’était disposée à tolérer que dans une école publique, payée par conséquent avec les deniers de tous, les croyances religieuses d’une secte fussent enseignées de préférence à celles d’une autre, parce que les adhérens de chaque secte voulaient pouvoir y envoyer librement leurs enfans. Les catholiques ont été les plus ardens dans cette campagne pour la laïcisation de l’enseignement, et cependant ils y étaient peut-être les moins intéressés, car dans beaucoup de villes ils ont leurs écoles à part. Mais quel qu’ait été le mobile, le résultat a été le même qu’en France et aujourd’hui l’enseignement est laïque dans toute l’étendue du Massachusetts, comme au reste dans beaucoup d’états de la grande Union. Je devais à la vérité de mettre en relief cette ressemblance, bien qu’elle soit plus apparente que réelle; mais je lui dois également de dire que, si confians que soient les Américains en général dans l’excellence de leur système d’éducation, des craintes s’élèvent dans beaucoup d’esprits sur les résultats de cette suppression de tout enseignement religieux doctrinal et moral, et que ces craintes commencent même à s’exprimer hautement. Des hommes qui, à Boston, ne sont pas les premiers venus, ont même soutenu que le résultat auquel on était arrivé dans l’éducation des filles avait été tout simplement déplorable, et ils ont donné pour preuve que les femmes de mauvaise vie de New-York et de Boston sortaient en grande majorité des écoles publiques. Au point de vue moral, l’expérience qui se poursuit de l’autre côté de l’Atlantique est donc loin d’être concluante. Plaise à Dieu que celle que nous sommes à la veille de tenter n’apporte pas dans le sens le plus fâcheux des argumens trop décisifs !


NEW-YORK.

4-9 novembre.

Lorsqu’après s’être quelque peu promené à travers les États-Unis, on revient à New-York, plus que jamais on trouve qu’elle mérite son surnom de cité impériale. C’est bien la capitale des États-Unis, en ce sens qu’auprès d’elle toutes les autres villes paraissent des villes de province. Aujourd’hui encore, après bien des mois écoulés, lorsque je cherche à me rappeler quelques-unes de mes impressions les plus vives, la rade de New-York, Broadway, Fifth Avenue, Madison Square, sont les premiers tableaux qui apparaissent devant mes yeux. C’est donc avec un plaisir infini que je m’y retrouve, peut-être aussi parce que nous y retrouvons les figures amies de ces membres du comité avec lesquels nous avons passé de si agréables jours, et pour moi en particulier parce que j’échange pour la première fois la vie d’hôtel, toujours un peu fatigante, contre l’hospitalité d’un aimable jeune ménage, chez lequel j’ai pu étudier et goûter le confort, le charme, la douceur du home américain. Aussi les cinq jours que j’ai passés dans leur société sont-ils demeurés pour moi un souvenir véritablement cher. Jamais non plus, je crois, le sens de a curiosité n’a été surexcité chez moi à un aussi haut degré que durant ces cinq jours. Dans cette immense ville je voudrais tout voir, tout visiter, tout connaître, et encore, pour comble de malheur, le peu de temps que j’ai ne m’appartient pas complètement, car deux de mes soirées sont retenues à l’avance, l’une par un bal que nous donne un comité spécial choisi dans la meilleure société de New-York, l’autre par un banquet que nous offre la chambre de commerce.

Le bal a été fort élégant, et c’est la première fois qu’on a vu, je crois, le drapeau blanc ombrageant un écusson fleurdelisé se marier dans une même décoration avec un drapeau tricolore surmontant les initiales de la république française. Mais le banquet m’a davantage intéressé, comme étant un spectacle plus américain. Nous nous sommes mis à table à six heures et demie et nous y serions restés, je crois, jusqu’au lendemain matin si le président n’avait annoncé (c’était un samedi soir) que tous les discours devaient être terminés à minuit moins un quart, afin que le banquet n’empiétât pas sur la nuit du dimanche. Rira qui voudra de ce scrupule ; je connais peu de choses qui fassent à mes yeux plus d’honneur à une grande nation dont la devise est Time is money (et qui ne dédaigne pas l’argent) que ce respect universel pour le jour du Seigneur, ce sacrifice de vingt-quatre heures par semaine à une idée religieuse. De tous les discours que j’ai entendus de neuf heures et demie à minuit, le plus remarquable à mon avis a été débité, avec un accent très prononcé, par un Allemand d’origine, condamné à mort dans son pays en 1848, et si bien naturalisé Américain qu’il a fini par devenir ministre dans l’un des précédens cabinets ; ce curieux exemple montre bien la puissance d’absorption et d’assimilation politique de la race anglo-saxonne et la force qu’apporte à l’Amérique cette infusion annuelle de sang étranger. Mais le principal intérêt du banquet a été tout simplement pour moi dans la conversation de mon voisin de table qui s’est trouvé être le maire de New-York, Le maire de New-York est un Irlandais et un catholique, le premier, m’a-t-il dit, non sans un assez juste orgueil, de sa race et de sa religion qui ait occupé cette fonction importante. Aussi a-t-il trouvé lors de son élection d’ardens adversaires et a-t-on prêché contre lui (du moins à ce qu’il m’assure) dans nombre d’églises. Cette croisade lui a fait perdre quarante mille voix et il est arrivé le dernier sur la liste de son parti. Mais aujourd’hui la question est résolue : le suffrage universel a décidé qu’un catholique pouvait être maire de New-York et on ne lui fera plus la guerre sur ce terrain.

Mon voisin veut bien entrer avec moi dans des détails qui m’intéressent infiniment sur les difficultés que présente l’administration d’une grande ville comme New-York. J’apprends avec étonnement qu’il n’a pas tous les pouvoirs que le maire d’une grande ville aurait chez nous. C’est ainsi que, pour modifier maint détail défectueux de l’organisation municipale de New-York, il faut l’intervention du congrès qui siège à Albany et du gouverneur de l’état. Or la ville de New-York (qui a été pendant longtemps fort mal administrée) est aux mains des démocrates; l’état au contraire est aux mains des républicains. De là des difficultés perpétuelles entre le gouverneur et le maire. C’est ainsi par exemple que l’administration de la police échappe presque entièrement au maire ; la police est administrée par une commission dont les membres, nommés pour un temps par son prédécesseur, ne peuvent être révoqués par lui et lui ont précisément écrit le matin même une lettre des plus impertinentes qui a paru dans tous les journaux. Le sujet de la querelle est la prétention qu’a eue le maire d’abolir dans l’administration de la police un abus qui est en usage dans toutes les administrations publiques et qui consiste à forcer les fonctionnaires de l’ordre le plus humble à prélever une retenue sur leur salaire au profit de la caisse électorale de leur parti. L’administration de la voirie lui échappe de même presque complètement, toujours pour raisons politiques, et la question du balayage des rues, street-cleaning, est ainsi devenue une question de parti, ce qui explique peut-être pourquoi elles sont si mal balayées. Il rencontre les mêmes obstacles dans la nomination des commissaires du bureau de charité. En un mot, la politique se fourre partout à New-York, et, là comme partout, elle fait du mal. Mon interlocuteur termine ces renseignemens, qui m’intéressent fort, en me proposant avec beaucoup d’obligeance toutes les facilités pour visiter New-York en détail, aussi bien les bas quartiers, sous la conduite d’un inspecteur de police, que les établissemens charitables qui sont entretenus aux frais de la ville dans Blackwell-Island. J’accepte avec empressement, car je suis toujours curieux de ces dessous des grandes villes, et je trouve à New-York comme à Londres et à Paris un triste intérêt à constater ce que la surface brillante de la civilisation moderne recouvre d’immondices et de plaies.

Le lendemain donc, suivant les instructions qui m’ont été données, je me présente au bureau central de police, où l’on me met immédiatement en relations avec un detective. C’est un homme à l’œil petit et fin, à la physionomie froide et résolue « Vous pouvez parfaitement vous confier à lui, me dit mon introducteur, et aller avec lui dans n’importe quel endroit. Il aura un revolver chargé dans chacune de ses poches, et si quelqu’un faisait mine de vous attaquer, il retendrait raide mort. Il est coutumier du fait; seulement, dans ce cas, vous auriez à le soutenir (to support him). » Je réponds que je ne demande pas mieux, mais qu’on ferait peut-être bien de me donner pour cette éventualité une arme plus efficace que mon inoffensif parapluie. « Oh! non, ce n’est pas cela, me répond-on en souriant de mon erreur. Il vous défendra parfaitement tout seul et vous ferez même mieux de ne pas vous en mêler, mais vous aurez à témoigner en justice qu’il a tiré en état de légitime défense. » Sur cette assurance, nous prenons rendez-vous pour le soir, non sans qu’on m’ait fait voir auparavant un musée fort curieux, celui de tous les instrumens qui, depuis quelque vingt ans, ont servi à commettre un crime quelconque dans New-York, musée dont nous avons aujourd’hui l’embryon, grâce à l’intelligence et au sens artistique du chef actuel de la sûreté, M. Macé, et qui est fort instructif.

Je suis assez embarrassé pour parler, dans un travail de la nature de celui-ci, de la promenade nocturne que j’ai faite sous la conduite de mon énergique protecteur, promenade qui a été, du reste, absolument pacifique, et de tous les endroits où il m’a conduit. Il n’y a point de grande ville qui n’ait ses bas-fonds, et la cité impériale est semblable sur ce point à toutes les grandes agglomérations humaines. Je dirai cependant à l’honneur de New-York que la débauche y est contenue et refoulée par la main vigoureuse de la police, fermement soutenue sur ce point par l’opinion publique, dans des quartiers obscurs où il faut aller la chercher, au lieu d’étaler dans les rues et dans les lieux publics la brutalité de ses provocations, comme à Londres, ou le scandale de ses élégances, comme à Paris. En ces matières si difficiles à régler, le pouvoir de la police new-yorkaise est très grand, une condamnation pour disorderly conduct pouvant toujours être obtenue au tribunal de police sur la simple affirmation d’un agent. Entre le laisser-faire de Londres et la réglementation de Paris, ce système serait peut-être le meilleur, si ce terrible abus de la corruption ne s’en était mêlé et si les officiers supérieurs de la police ne liraient, m’a-t-on assuré, une redevance personnelle de certaines tolérances nécessaires. Mais, à n’en juger que par le résultat, New-York est de toutes les grandes capitales que j’ai visitées celle dont l’aspect demeure le plus décent, et je ne suis pas le seul étranger qui en ait été frappé.

Parmi les tristes scènes dont j’ai été témoin durant cette nuit, il y en a cependant deux qui sont restées particulièrement gravées dans ma mémoire et que je peux raconter. L’une se passait dans un cabaret qui est un rendez-vous notoire de voleurs blancs, car les voleurs nègres ont leurs cabarets à part. Sur une estrade environnée d’individus de mauvaise mine qui applaudissaient bruyamment, deux individus en maillot, les poings recouverts de gantelets, se livraient à une partie de boxe. Toutes les deux ou trois minutes, ils s’arrêtaient un moment pour reprendre haleine, et, pendant cet intervalle, un piano usé faisait entendre les accords d’une valse. Je regardais de loin la personne qui tenait le piano. C’était une femme d’un certain âge aux vêtemens de couleur sombre et usés jusqu’à la corde. Je me demandais comment une personne dont l’aspect était assez décent pouvait se trouver égarée en si dangereuse compagnie lorsqu’en m’approchant d’un peu plus près je reconnus qu’elle était aveugle. Ce que la pauvre femme cherchait si bas, c’était probablement un dernier gagne-pain et un refuge contre la misère. Qui sait? lorsqu’elle était au début de sa carrière artistique, en pleine possession de la santé et de la jeunesse, elle avait peut-être rêvé la gloire !

L’autre scène se passait dans un café de bas étage. Autour des petites tables circulaient, en costume plus ou moins indécent, des femmes chargées du service, comme dans quelques-unes de nos brasseries parisiennes. Au fond de la salle, un petit théâtre et quelques piètres instrumens de musique. Pendant que nous étions assis, une femme qui jusque-là était demeurée silencieuse dans son coin grimpa sur ce théâtre et, se dépouillant d’un grand manteau gris qui l’enveloppait de la tête aux pieds, elle apparut à peine vêtue d’oripeaux malpropres et fanés. Grande, brune (c’était probablement une Irlandaise), avec un assez beau profil, son cou et ses bras étaient d’une maigreur effrayante, probablement causée par la phtisie, mais elle conservait encore sous ce costume et dans cette dégradation’[un certain air de grandeur déchue. Tristement, sans entrain, d’une voix usée, elle entonna une chanson dont je ne comprenais qu’à demi les paroles, mais qui était, je le crains, fort vulgaire. Puis, se renveloppant dans son grand manteau, elle repassa auprès de nous sans même quémander, comme les autres, le prix de sa chanson, et elle alla se rasseoir dans son même coin avec le même air morne et indifférent. Était-ce le dégoût d’elle-même ou le sentiment de sa destruction prochaine qui était la cause de cet abattement ? Je ne sais, et le lieu n’était guère propre à le lui demander ; mais de tous les souvenirs de cette nuit, celui-là est demeuré pour moi le plus triste.

Le lendemain, j’ai voulu profiter des facilités qui m’avaient été données pour visiter les établissemens de charité et de correction que la municipalité de New-York entretient dans Blackwell-Island ; hôpital, maisons de correction, hospice, asile d’aliénés. Ma visite n’a pas été aussi complète que je l’aurais souhaité. Par un sentiment dont je ne puis qu’approuver en principe la délicatesse, il faut une permission spéciale pour visiter l’asile d’aliénés des deux sexes et la maison de correction pour femmes, qui correspond à notre prison de Saint-Lazare. Ma visite s’est donc bornée à une inspection fort rapide des dortoirs de l’hôpital, des cellules où couchent les prisonniers et des ateliers où ils travaillent, ainsi que des salles et des cours où se chauffent au soleil les vieillards des deux sexes. Je n’ai rien vu dans ces établissemens qui me parût digne de remarque, sauf les précautions prises dans l’hôpital pour isoler les maladies contagieuses, précautions dont j’ai moi-même été victime. Malgré mon insistance, il m’a été impossible de pénétrer dans les tentes situées à l’extrémité du jardin de l’hôpital où l’on soigne les malades atteints de la fièvre typhoïde ou de la petite vérole. L’employé qui me servait de guide m’a dit que l’accès de ces tentes lui était sévèrement interdit à lui-même et que, pour y avoir accès, il fallait une autorisation spéciale du médecin en chef, malheureusement absent en ce moment. Je n’ai pu m’empêcher de comparer ces précautions minutieuses avec la promiscuité déplorable qui règne encore dans le plus grand nombre de nos hôpitaux, et je ne me suis pas senti fier.

Sauf ce point unique, je dirai franchement qu’aucun de ces établissemens ne m’a paru digne d’un pays où, en matière de bâtimens publics, on fait si grandement les choses. Il ne m’a pas semblé non plus, dans une visite bien rapide, il est vrai, que les pensionnaires de ces établissemens fussent l’objet de ces soins, de ce souci moral auxquels les pauvres et les malheureux ont droit. Je sais bien que la charité officielle est par elle-même toujours un peu rude et inattentive. Je citerai cependant, dans cet ordre d’idées, un petit fait qui m’a frappé. Le bateau à vapeur sur lequel je suis revenu de Blackwell-Island à New-York appartient à l’administration et sert au transport des approvisionnemens. Parmi des caisses de toute nature qu’au moment du départ on embarquait à bord un peu pêle-mêle, j’en remarquai deux ou trois de forme étroite et longue qu’on rangea au milieu des autres et sur lesquelles on jeta, pour les préserver de la pluie, un morceau de grosse toile d’emballage. Un peu intrigué, je demandai ce que pouvaient bien être ces caisses. On me répondit que c’était les cercueils d’individus morts à l’hôpital qu’on ramenait à New-York, et que, si le lendemain ils n’étaient pas réclamés par les parens des défunts, ils seraient conduits au cimetière. Certes, je ne veux pas insister sur ce détail, car il faut toujours que l’on transporte des cercueils d’une façon quelconque, mais il me semble cependant que ce transport aurait pu se faire avec plus de respect. Oh ! combien, par tous pays, la condition humaine est dure aux pauvres, aux vrais pauvres, et combien sont trompeuses ces promesses d’égalité auxquelles il n’est pas jusqu’à la mort elle-même qui ne vienne donner un dernier démenti !

Après avoir rendu visite à la débauche et au crime, j’ai voulu aussi rendre visite à la misère. Pour y arriver, je me suis adressé au président de la société pour la protection des enfans (Childrens Aid Society), M. Loring Brace, auteur d’un livre sur les classes dangereuses à New-York. La société fondée par M. Loring Brace est bien connue non-seulement à New-York, mais à Paris même, de tous ceux qui s’intéressent à la question de l’enfance, bien que ce soit peut-être à tort qu’on ait cru trouver dans les institutions créées par elle un modèle à imiter dans notre pays. Il existe, en effet, à New-York, comme au reste dans toutes les grande » villes américaines, une race d’enfans dont je ne connais pas l’équivalent chez nous. Ce sont les news boys, et les blacking boys, c’est-à-dire les garçons qui vendent des journaux (il y a aussi des petites filles qui se livrent à cette industrie) et ceux qui cirent les souliers, deux métiers que rendent également profitables, d’une part le besoin que tout Américain éprouve de lire plusieurs journaux par jour, et d’autre part, la prodigieuse saleté des rues de New-York. Ces enfans sont généralement des orphelins ou des enfans que leurs parens ont abandonnés, soit qu’après les avoir engendrés avec la prolifique insouciance des classes pauvres, principalement dans la race anglo-saxonne, ils les aient mis tout simplement à la porte pour se débarrasser des frais de leur éducation, soit qu’ils les aient laissés à New-York en acceptant quelque engagement dans les contrées du Far-West. Ces petits abandonnés vivent à demi honnêtement de leur industrie, à laquelle ils joignent bien un peu de mendicité, mais où ils déploient déjà l’instinct commerçant de la race. Un jour je demande un journal à un garçon qui n’en avait plus que deux ou trois à la main : « C’est trois cents, me dit-il, en me tendant son journal. — Pourquoi trois cents, lui dis-je ? le prix marqué est un cent. — Parce que ce sont les derniers. » Voulant voir s’il tiendrait bon : « Je ne veux pas payer plus que le prix marqué, » lui répondis-je. Immédiatement, sans discuter, il reprit son journal et s’en alla l’offrir à un autre. Nous n’avons point à Paris cette race de commerçans précoces et tous les enfans qui ne sont point en apprentissage régulier se livrent plus ou moins dans nos rues au vagabondage, à la mendicité, au larcin. Mais si rien n’est plus légitime que de mettre ainsi de bonne heure à profit les lois de l’offre et de la demande, cette vie nomade n’en est pas moins pleine de périls pour des garçons et surtout pour des filles, car si la journée se passe encore à peu près honnêtement, que feront-ils, que feront-elles la nuit ? C’est à ces dangers du vagabondage nocturne que le Childrens Aid Society a paré en élevant pour eux dans la ville un certain nombre de dortoirs où l’hospitalité leur est donnée, non point gratuitement, car ce serait encourager la paresse, mais moyennant une légère rétribution, quotidiennement perçue. Ceux-là même qui peuvent payer un prix un peu supérieur ont droit à un dortoir moins peuplé avec des lits meilleurs. L’une de ces maisons destinée aux jeunes filles porte ce nom qui m’a touché : Home for friendless girls : Maison pour les jeunes filles sans amis. L’organisation de ces maisons s’est même compliquée ; elles sont devenues, pour les enfans qu’elles reçoivent, à la fois des maisons de prêt et des caisses d’épargne. Lorsqu’un enfant veut s’établir blacking boy, la société lui fait l’avance des fonds nécessaires à l’acquisition des ustensiles indispensables : brosses, cirage, boite, etc., environ deux dollars, et se récupère ensuite par des remboursemens successifs prélevés sur les bénéfices de l’enfant. À d’autres elle rend le service de garder leur argent en leur servant un modique intérêt. Il y a là, comme on le voit, une organisation très ingénieuse basée à la fois sur la charité et sur le self help qui produit de très bons résultats. J’ai visité une de ces maisons, le jour malheureusement, ce qui fait qu’elle était vide, mais il est impossible de voir sans émotion ces étroites couchettes où viennent le soir chercher un abri tous ces enfans sans famille, tous ces oiseaux sans nid, et les petites armoires, bien petites, où ils serrent leurs nippes de rechange, quand ils en ont.

C’est de là que je suis parti avec un des membres de la société pour aller visiter quelques maisons de pauvres. Il m’a conduit d’abord dans une de ces grandes maisons à six étages que Philadelphie se vante de ne point posséder et qu’on appelle à New-York tenement 'houses. Précisément, le maire de New-York avait visité la semaine précédente quelques-unes de ces maisons, et le Harper’s Weekly, l’Illustration de New-York, avait publié des dessins représentant des scènes d’intérieur lamentables, croquées sur le vif dans ces casernes de la misère comme nous en avons tant à Paris. A vrai dire, l’imagination du dessinateur avait bien ajouté quelque chose à l’horreur de ces scènes; dans les pauvres chambres où j’ai pénétré, je n’ai rien vu de très différent de ce que j’ai constaté à Paris dans la cité Jeanne-d’Arc ou dans la cité des Khroumirs, sauf que les êtres eux-mêmes sont plus dégradés et se tiennent moins décemment. Mais j’étais destiné à voir mieux ou pire. Sortis d’une de ces maisons sans qu’elle nous fût tombée sur la tête (ce qui était une chance, car quelques jours après l’une d’elles s’est écroulée ensevelissant de nombreuses victimes), j’ai été conduit par mon guide dans une des rues les plus peuplées d’un district assez mal famé à New-York, celui de Five Points. Cette rue est habitée presque exclusivement, mais dans des conditions assez singulières, par une population de balayeurs et de balayeuses, les uns Irlandais, les autres Italiens, qui s’emploient la nuit à balayer Broadway et les grandes artères de la ville, pour le compte de commerçans et de particuliers assez mal satisfaits du balayage officiel. Cette population de noctambules ne se couche jamais et elle n’a ni toit ni lit. Mais ils se réunissent pendant la journée, dans une chambre louée par l’un d’entre eux, généralement une femme, à laquelle ils paient une rétribution de quatre ou cinq sous par jour, pour avoir le droit de demeurer dans cette chambre, de s’y chauffer en hiver et de prendre deux fois par jour leur part d’une nourriture grossière. Ce n’est pas cher, comme on voit, mais aussi les conditions auxquelles ils vivent sont inimaginables. J’ai pénétré, sous la conduite d’un policeman auquel mon guide, forcé de m’abandonner, m’avait confié, dans deux de ces chambrées. L’une était habitée presque exclusivement par des Irlandais; des hommes, des femmes de tout âge, en haillons, à demi nus, y donnaient pêle-mêle, et entassés les uns sur les autres, dans une atmosphère fétide. Les femmes étaient les plus dégradées d’aspect, et c’est à peine si quelques-unes levaient pour nous regarder leur tête appesantie par une ivresse habituelle. L’autre chambre était au contraire presque exclusivement peuplée d’Italiens. Les dimensions étaient plus étroites; l’entassement plus grand; mais il y avait plus d’animation, plus de vie, moins d’ivresse. Un marchand de gravures coloriées y débitait des estampes représentant Victor-Emmanuel, Garibaldi, le pape et la sainte Vierge. Il y en avait pour tous les goûts. Tout en causant avec la patronne du logis qui, dans son baragouin moitié italien, moitié anglais, m’exprimait avec vivacité la difficulté qu’il y avait pour elle à nourrir tout ce monde avec si peu d’argent, je fus frappé de la quantité de taches noires dont la muraille était mouchetée. Je touchai une de ces taches du bout de ma canne; elle se mit à marcher. J’en touchai une autre, même phénomène. C’étaient des punaises, et la muraille en était. noire. Voilà dans quelles conditions vivent quelques milliers d’individus dans la cité impériale en l’an de grâce 1882. Ni à Paris, ni à Londres, je n’ai rien vu de si triste.

Je terminerai le récit de cette promenade, qui n’avait pas duré un quart d’heure, par un petit trait de mœurs. En passant devant un cabaret d’aspect assez misérable, mon policeman m’avait dit : « C’est ici le seul endroit où vous pouvez avoir a nice drink, » Je n’avais pas relevé l’insinuation dont la portée, je l’avoue, m’avait échappé. Au moment où nous allions nous séparer et où je le remerciais : « Est-ce que vous n’avez pas soif? » me dit-il. Cette fois je compris, mais voulant voir comment il s’y prendrait: « Non, lui dis-je, et puis je vais dîner. » Mais il me répondit : « Eh bien! donnez-moi quelque chose pour aller boire à votre santé. » Je l’accompagnai alors au cabaret, où nous vidâmes ensemble un verre d’une atroce liqueur rougie, décorée du nom de vin de Sicile, et je lui donnai un dollar, mais je ne pus m’empêcher de penser à certain sous-brigadier du service des garnis que j’ai fait courir dans Paris toute une nuit et qui a refusé d’accepter un louis, disant qu’il était en service. Décidément la police française a du bon, et je souhaiterais seulement pour elle qu’elle fût aussi bien payée par la ville et aussi vigoureusement soutenue par le public que la police de New-York.

Il y a donc beaucoup de misère à New-York, bien que ce soit la ville la plus riche des États-Unis. On trouve là, comme à Paris et à Londres, l’application de cette loi constante sur laquelle MM. les docteurs en sociologie devraient bien prendre la peine de nous donner quelques explications et qui met partout l’extrême pauvreté en contraste avec l’extrême opulence. Mais la différence qu’on pourrait établir entre l’ancien et le nouveau monde, c’est que dans le nouveau il y a beaucoup moins de misères imméritées. Ces Irlandais, s’ils voulaient s’astreindre à ne plus boire, ces Italiens, s’ils n’étaient d’incorrigibles paresseux, pourraient, en émigrant dans les contrées de l’Ouest, trouver pour leurs bras un emploi rémunérateur. Mais, moitié paresse, moitié insouciance, ils se sont accoutumés de bonne heure à cette vie à la fois oisive et misérable des grandes villes, et ils n’ont pas l’énergie nécessaire pour s’en tirer. Sauf donc pour les débiles et les infirmes, on peut dire que cette misère est en quelque sorte une misère volontaire, et c’est peut-être à cause de cela même qu’elle a quelque chose de particulièrement triste et hideux.

Pendant que je vagabonde ainsi au hasard d’une fantaisie qui m’entraîne, je ne sais pourquoi, de préférence vers les spectacles les moins gais, la ville de New-York est en pleine période électorale, le second mardi de novembre (jamais, comme chez nous, un dimanche, ce serait une profanation) étant jour d’élection dans toute l’étendue du territoire des États-Unis. Il s’agit d’élire des candidats à toute espèce de fonctions : députés au congrès de Washington ou au congrès d’Albany (la capitale de l’état de New-York), conseillers municipaux, magistrats, fonctionnaires de tout ordre, etc. Cela aussi m’intéresserait fort et j’aimerais à pouvoir assister à quelqu’une de ces réunions électorales dont je lis le matin le récit dans les journaux et qui, d’après ces récits, un peu exagérés, me dit-on, seraient fort orageuses. Mais je ne puis être partout à la fois. Ce qui ajoute à la violence de ces réunions, c’est que la ville de New-York n’est pas divisée seulement entre républicains et démocrates, comme toutes les villes américaines : les démocrates qui y sont, sauf dans certains districts, en grande majorité, sont eux-mêmes coupés en deux fractions : celle de Tammany Ring et celle d’Irving Hall, sans compter une troisième de création récente. Or de Tammany Ring à Irving Hall, on se traite et on s’injurie beaucoup plus violemment, il me semble, que de démocrates à républicains. Jusque-là il n’y a rien qui ne soit tout à fait conforme à nos mœurs politiques. Mais ce qui est plus américain, c’est que parmi les candidats se trouvent cinq magistrats soumis à la réélection, et je ne puis m’empêcher de dire à mon ami S... combien cela me paraît choquant de voir des juges périodiquement jugés par leurs justiciables : « Vous avez peut-être raison en théorie, me dit-il, mais comme nous avons senti les inconvéniens de ce système, nous avons essayé de le corriger dans l’état de New-York. Une loi récente a fixé pour les fonctions les plus élevées de la judicature une durée de quinze ans, et comme aucun candidat n’arrive à ces fonctions avant d’avoir passé assez longtemps au barreau ou dans les affaires pour se créer une notoriété, c’est-à-dire avant quarante ou cinquante ans, et comme l’âge de la retraite pour ces mêmes fonctions est fixé à soixante-dix ans, on peut dire que ces juges sont nommés à vie. De plus, pour empêcher que les questions politiques ne décident uniquement du choix des magistrats, il s’est formé à New-York une association très puissante de lawyers qui, à chaque élection, désigne ses candidats en déterminant son choix uniquement d’après leurs aptitudes juridiques, sans s’inquiéter de savoir s’ils sont républicains ou démocrates. C’est ainsi que, moi républicain, j’ai voté et je voterai encore souvent pour des magistrats démocrates, ou plutôt pour des magistrats qui sont depuis longtemps en possession de leurs fonctions et dont la réélection n’est qu’une simple formalité. Nous corrigeons par là dans la pratique les inconvéniens d’une institution qui peut avoir ses dangers. »

Tout en rendant justice au bon sens américain, qui sait corriger par des tempéramens l’excès du mal résultant de ses propres institutions, je ne puis pas dire cependant que cette argumentation m’ait rallié au principe de l’élection des juges par le suffrage universel, d’autant que nous aurions certainement en France le mal sans les tempéramens. Mais ces élections judiciaires me paraissent ne préoccuper que médiocrement l’opinion, dont tout l’intérêt est concentré sur deux élections : celle d’un représentant au congrès de Washington et celle du maire de Brooklyn, immense ville de cinq cent mille habitans qui n’est en réalité qu’un faubourg de New-York, mais qui a son autonomie municipale. Pour le congrès, deux candidats sont en présence : un avocat démocrate, qu’on dit un homme de mérite, et un jeune homme, fils d’un des plus riches propriétaires de New-York, et appartenant à la meilleure société de la ville, car la société élégante est en grande majorité républicaine. En général, on ne fait guère de doute que le succès du candidat républicain ne soit assuré par son immense fortune. Mais quelques esprits enclins au paradoxe prétendent que sa fortune même pourrait bien lui nuire et qu’il y a dans les rangs populaires une certaine réaction contre la trop grande influence électorale de l’argent. C’est du reste un fait assez nouveau que ces candidatures aux fonctions politiques de jeunes gens appartenant aux bonnes et relativement anciennes familles du pays, ces fonctions étant, au contraire, jusqu’à ces dernières années abandonnées par eux avec un certain dédain aux candidats issus des nouvelles couches. C’est le mouvement inverse de celui qui se produit en France. Quant à l’élection de Brooklyn, ce qui en fait l’intérêt, c’est que le maire en fonction est un des personnages importans du parti démocratique dans l’état de New-York, un des boss[2], pour me servir d’un terme emprunté à l’argot politique américain. Son concurrent est, au contraire, à ce qu’il paraît, un jeune homme que recommande surtout sa grande valeur personnelle et, bien qu’appuyé par le parti républicain, il se présente un peu en dehors de toute coterie politique, sans le secours de la machine, expression intraduisible dans notre langue. Mais généralement on croit peu à son succès.

Le jour de l’élection, je demande à visiter les bureaux de vote, m’attendant à trouver aux alentours une foule très animée. Point. Je ne vois guère que des distributeurs de bulletins. Il y a dans chaque bureau autant d’urnes qu’il y a de candidats à élire, c’est-à dire environ huit ou dix. Tandis qu’en France il est impossible de nommer simultanément un conseiller-général et un conseiller d’arrondissement sans que plusieurs erreurs se produisent, ici, aucune contusion n’est possible, grâce à une précaution très simple. Chaque bulletin doit porter au dos (en général on ne vote jamais qu’avec un bulletin imprimé) un numéro répondant à celui de la boîte où il doit être mis, et les scrutateurs vérifient le numéro des bulletins avant de les mettre dans l’urne. Les opérations électorales paraissent se faire honnêtement. En est-il de même de l’inscription sur les listes électorales ? Mystère. On dit beaucoup le contraire. Toute la journée, la ville est parfaitement tranquille. Je m’attends à quelque animation dans la soirée. Même calme dans les rues. Tout près de l’hôtel de Fifth Avenue est un transparent électrique sur lequel on voit habituellement apparaître et disparaître chaque soir des affiches qui changent toutes les minutes. Ce soir, les affiches sont entremêlées de résultats électoraux, et que ce soit le candidat républicain ou le candidat démocrate qui triomphe, ces résultats sont accueillis avec la plus parfaite indifférence par la foule assez restreinte qui stationne devant le transparent. Est-ce qu’aux États-Unis, comme en France, la démocratie commencerait à se dégoûter de son pouvoir et par l’abus en arriverait à la satiété ? Les chiffres donnés n’ont au reste rien de définitif et ce n’est que par les journaux du lendemain que j’apprends les résultats certains. Le richissime candidat républicain dans New-York et le boss démocrate dans Brooklyn sont également battus, de sorte qu’aucun des deux partis n’a de raison pour chanter victoire. Mais les journaux qui se piquent d’une certaine indépendance, comme le New York Herald, se réjouissent du résultat général des élections, qu’ils représentent comme signalant un commencement de réaction dans l’opinion publique contre l’influence de la fortune et contre celle des coteries politiques. C’est, disent-ils, la défaite de l’argent et du bossism. Je ne serais pas étonné que le pronostic fût juste et que les excès mêmes auxquels on en est arrivé n’amenassent bientôt aux États-Unis une réaction contre ce double fléau des démocraties, la corruption et la tyrannie des comités. Mais si c’est un commencement, il faut convenir qu’il y a encore fort à faire. Quant au résultat général des élections dans l’état de New-York, il est assez bizarre. Il y avait à nommer députés et fonctionnaires. En général, ce sont les députés démocrates et les fonctionnaires républicains qui l’ont emporté, de sorte que, pendant une année, l’état de New-York va présenter ce spectacle singulier d’un pouvoir législatif démocrate obligé de vivre avec une administration républicaine. Ce qui s’est passé là dans l’état de New-York pourrait bien se passer un jour aux élections générales. En effet, le parti démocratique manque d’hommes pour les grandes fonctions publiques. A la dernière élection présidentielle, il a déjà eu beaucoup de peine à trouver un candidat, et peut-être le général Hancock, brave soldat, galant homme, dont nous avons pu apprécier à Yorktown les sentimens français, n’était-il pas tout à fait l’homme qu’il fallait pour lutter contre Garfield. A la prochaine élection, la difficulté sera plus grande encore. D’un autre côté, l’état de New-York, qui avait jusqu’à présent donné la majorité aux républicains et formait leur appoint, semble en ce moment passer du côté des démocrates, ce qui pourrait bien faire pencher la balance de leur côté aux prochaines élections pour le congrès, li ne serait donc pas impossible que, d’ici à trois ans, les États-Unis se trouvassent en possession d’une chambre des députés démocratique avec un président républicain, situation dangereuse dont les États-Unis ont déjà fait l’expérience (mais en sens inverse) au temps du président Johnson. Ce sont là au reste de vains pronostics, et j’ai eu assez de peine à comprendre le présent (je ne suis même pas sûr d’y avoir tout à fait réussi) sans me mêler encore de prédire l’avenir.

Enfin il a fallu malheureusement prendre jour pour prononcer la dissolution officielle de notre petite troupe, dont les membres, depuis notre arrivée à New-York, commençaient, comme on a pu le voir, à ne plus se serrer autant les coudes. C’est dans un des grands salons de l’hôtel de Fifth Avenue que nous remercions une dernière fois les membres du comité de New-York, qui se sont ingéniés de toutes les façons pour rendre notre second séjour dans leur ville aussi agréable que le premier. Nous échangeons des poignées de main, des photographies et des autographes, des autographes surtout, car c’est la grande mode en Amérique, et connus ou inconnus, inconnues même, par lettres ou de vive voix, nous en ont demandé de tous côtés. Nous prenons aussi congé de quelques-uns de nos compagnons français, qui partent pour l’Europe par le prochain paquebot; d’autres font leurs préparatifs pour un magnifique voyage circulaire de New-York à San Francisco et à la Nouvelle-Orléans, avec arrêt dans les principales villes d’Amérique et retour par le Canada. Ils ne seront de retour en France qu’au commencement de janvier. Pour moi, je suis livré aux plus grandes perplexités. Des raisons de toute nature me forcent à partir au plus tard par le paquebot de la Compagnie transatlantique du 30 novembre. D’un autre côté, j’ai une fantaisie ardente de voir San Francisco et le Pacifique. Nous sommes au 9 ; en partant le 10, j’ai le temps d’aller d’une traite à San Francisco, d’y passer quarante-huit heures et de revenir à temps pour m’embarquer en faisant même la part de l’imprévu, puisque le voyage, aller et retour, n’est que de quatorze jours et que j’en ai vingt devant moi. Si je n’ai point de mésaventures qui me retarde, je pourrai même m’arrêter une journée à Chicago à l’aller et une journée à Saint-Louis au retour. Je cherche vainement parmi mes compagnons quelqu’un qui ait le pied assez leste pour s’associer à mon expédition. C’est une folie, me dit-on, de vouloir faire le voyage aussi vite, et quelques Américains même me mettent au défi de l’accomplir. Je reconnais que c’est en effet une folie, et, comme il faut faire en pareil cas, j’éprouve le besoin d’en rejeter la responsabilité sur un autre. C’est un très grave et très important personnage, M. le baron de Hübner, ancien ministre en Autriche et ambassadeur en France, qui la supportera. C’est la lecture de sa Promenade autour du monde, si jeune d’allure, si profonde et si ingénieuse d’aperçus, ce sont ces descriptions si vives qui m’ont inspiré le désir passionné de traverser en chemin de fer les grandes prairies de l’Ouest, de franchir les Montagnes Rocheuses et de descendre les pentes de la Sierra-Nevada jusqu’à la côte du Pacifique. Aussi je tiens bon. Le 10 novembre au matin, je me rends à la gare du Pensylvania railroad, où mon aimable hôte a tenu à m’accompagner. Il me présente au conducteur du sleeping car; nous nous serrons la main, et celui-ci promet avec beaucoup d’affabilité que pendant la route il viendra de temps à autre faire un bout de causerie avec moi (a little chat) et me montrer les endroits intéressans. La machine siffle ou plutôt beugle, car le sifflet des machines américaines produit le bruit d’un mugissement, les lourdes voitures du train s’ébranlent péniblement et me voilà en route pour San Francisco. Lorsqu’enfant, j’arpentais par l’imagination, ma carabine sur l’épaule, les prairies du Far-West, je n’avais jamais rêvé d’aller jusqu’au Pacifique, et je me répète à moi-même mon ancien refrain, qui décidément a plus de vrai que je ne croyais :


Nos rêves s’envolent
Comme des oiseaux;
Des rêves nouveaux
Bientôt nous consolent.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 février, du 15 mars et du 15 avril.
  2. Le mot boss était employé en particulier par les nègres pour désigner le contre-maître sous la surveillance duquel ils travaillaient.