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À vau-le-nordet/9

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. 89-95).

Pauvre persil,_________
_________maudite grêle

[Récit tout aussi véridique et non moins extraordinaire que le précédent, où il est question de deux hommes dont l’un épargnait et dont l’autre n’épargnait point.]


Omer Latrime était un brave homme de comptable au Ministère de la Morale. Assidu, consciencieux, sobre, courtois, bref, la perle des fonctionnaires. Il habitait avec sa femme et ses trois enfants un modeste logis de la rue Saint-François.

Madame Latrime, ménagère industrieuse et économe, parvenait tant bien que mal à boucler le budget domestique avec le modique salaire de son mari. Payer le loyer, le combustible, les taxes, les assurances, le médecin, l’instruction des enfants et nourrir et vêtir cinq personnes avec 83,33 $ par mois, c’est accomplir un tour de force peu ordinaire.

C’est dire qu’on ne vivait pas à gogo dans le ménage Latrime. Une livre par mois de tabac Rose Quesnel était la seule douceur que se payât ce pauvre bougre de Latrime. Mais j’exagère, mon homme se permettait un autre luxe. Trop pauvre pour jamais entrer au théâtre ou au cinéma, il se rendait, une fois la semaine, pendant la belle saison, sur la Terrasse Dufferin, se gaver les poumons de bon air, écouter la fanfare de la Garnison, contempler la Pointe-Lévy ou la Côte de Beaupré ou même zieuter, sans la moindre pensée de convoitise (j’en mettrais ma main au feu), les belles madames évoluant dans la salle de danse du Château.

Un soir — le 28 juillet vers les 10 heures — Latrime s’était attardé à humer de la fraîcheur. Constatant soudain qu’il restait seul avec une couple de jeunes gens à arpenter la Terrasse, notre retardataire se disposait à reprendre le chemin de son domicile lorsque les deux inconnus l’abordèrent comme il se trouvait à un endroit écarté, l’interpelant de l’ultimatum classique : « Stick’em up ! »

Si peu familier qu’il fût avec la langue anglaise, Latrime comprit, au ton et à l’attitude de ses interlocuteurs, qu’il était invité à lever les mains. Un revolver que l’un des individus pointait vers sa poitrine rendait cette invitation tellement pressante que Latrime crut devoir obtempérer au désir de ces messieurs.

Pendant que l’un des malfaiteurs le tenait en respect, l’autre rafla le contenu de ses goussets. Puis, prestement, les malandrins disparurent dans l’ombre complice des Glacis tout proches tandis que la victime, une fois remise de son émoi, mettait la Sûreté au courant.

Le lendemain, ce fut un beau potin dans la presse locale qui n’a pas tous les jours pareil régal à servir à ses lecteurs. On rapportait, avec manchette, sous-titres et tout l’appareil typographique des grandes circonstances, qu’un paisible citoyen qui avait déclaré se nommer Omer Latrime et être employé comme comptable au Ministère de la Morale, avait porté plainte à la Sûreté contre deux individus — « qu’on croit venir de Montréal » — qui l’avaient attaqué à main armée alors qu’il se promenait sur la Terrasse, la nuit précédente, à une heure avancée, lui enlevant tout son argent, savoir 4,35 $. Les journaux du soir ajoutèrent la photographie de Latrime qui ne manqua pas d’adresser à ses parents et amis des exemplaires du Soleil.

À la comptabilité, Latrime prit figure de héros d’aventures : ses collègues le félicitèrent, commentèrent flatteusement son sang-froid, sa crânerie, et je crois même qu’il y eut des envieux qui insinuèrent que Latrime se vantait en exagérant la somme à lui extorquée.

L’après-midi, Latrime était mandé nommément dans le cabinet du Ministre. Le pauvre diable ne se sentait pas d’aise. Enfin, il cessait d’être un obscur, un anonyme rond-de-cuir. Après avoir peiné toute sa vie d’humble fonctionnaire il verrait donc reconnaître son mérite. Il escomptait des compliments officiels, un supplément peut-être, voire une promotion. En déambulant dans le corridor qui conduit au cabinet du Ministre, il cambrait fièrement son torse chétif de gratte-papier, bénissant cette mésaventure qui le signalait à l’attention de son premier supérieur hiérarchique, computant que à 4,35 $ c’était payer peu cher l’avantage de devenir quelqu’un !

Aussi, Omer Latrime était tout sourire lorsque, après avoir longtemps compté les clous de la porte, il fut enfin introduit auprès de l’honorable M. Bitard.

À la mine renfrognée du Ministre, Latrime jugea que celui-ci ne se rendait pas compte de la qualité du personnage qu’il avait devant lui. Aussi crut-il devoir se présenter :

— Monsieur le Ministre, je suis Omer Latrime.

Un ton rogne, prêtant main-forte au sourcil hérisson, vint semer le désarroi dans l’âme confiante du placide comptable :

— Ah ! c’est vous Latrime, monsieur Omer Latrime. Je suis sans doute inexcusable de ne pas vous connaître puisque vous figurez en vedette dans les journaux. J’aime à croire que vous ne vous estimez pas assez avantageux pour avoir, de parti pris, recherché cette notoriété, mais ce que je puis vous assurer c’est que le Ministère se passera volontiers de ce genre de publicité. Il est d’autres façons pour un modeste comptable de se faire valoir qu’en fréquentant des viveurs et des amis d’occasion comme vos compagnons de l’autre soir.

Ceci avait été débité tout d’une haleine et sans donner le temps à Latrime de protester. Il restait tout baba, estomaqué, se demandant même si monsieur le Ministre lui faisait l’honneur de lui monter un bateau. Quand la tirade officielle eut pris fin sans que le Ministre se fût déridé, Latrime balbutia piteusement :

— Mais, monsieur le Ministre, je vous assure que les malandrins qui m’ont dévalisé, l’autre soir, n’étaient pas même des amis d’occasion et…

— …et ce sont eux, je suppose, qui vous ont enlevé de votre domicile pour vous conduire sur la Terrasse à cette heure indue de la nuit.

— Mais, monsieur le Ministre…

— Et cet argent que vous vous êtes laissé enlever, d’où provenait-il ?

— Il était à moi, monsieur le Ministre.

— Ah ! votre gain au jeu sans doute. Un comptable qui passe ses nuits à jouer, c’est du propre.

— Je vous assure, monsieur le Ministre, que cet argent ne provenait nullement du jeu ; ça représentait tout simplement ce que j’avais réussi à économiser sur mon salaire du mois dernier.

— Tiens ! tiens ! vraiment. Ah ! c’est ainsi. Eh bien ! monsieur Omer Latrime, votre escapade ne me surprend plus.

L’Honorable M. Bitard s’était levé et fiévreusement allait et venait à grands coups de talon dans son moelleux Axminster, déclamant une mercuriale en règle à ce pauvre Latrime qui courbait le dos sous l’averse :

— C’est bien cela. Allez donc maintenant contenir dans le devoir et le droit chemin des gens à qui on paie des salaires fantaisistes qui leur permettent de se goberger au Château. Je l’ai toujours dit, c’est une prime à la dissipation, un encouragement au luxe sinon à la luxure. Avec ce redressement des salaires, les subalternes ont une tendance à s’émanciper et à mener une vie de polichinelle. Mais je vais y mettre bon ordre et pas plus tard que dès maintenant. Je vais y mettre bon ordre et dans votre intérêt, monsieur Omer Latrime, et pour la sauvegarde de votre avenir et de votre foyer. Puisque votre traitement vous assure un surplus à gaspiller, je vais faire en sorte de vous protéger contre les entreprises des aigrefins et de vous empêcher de devenir un fêtard et peut-être un concussionnaire. De ce jour, je réduis votre salaire de 50 $ par année. Vous me remercierez plus tard de vous avoir arrêté sur la pente qui mène à l’oubli de ses devoirs et au crime. Allez !

Et le pauvre gagne-petit, démoralisé, penaud, sortit du cabinet de l’Honorable M. Bitard pour réintégrer sa galère. S’il se berça de l’espoir que le Ministre reprendrait ses sens et que sa dureté mollirait, il fut bien déçu, dès le lendemain, en constatant, sur la feuille d’émargement, que son salaire était effectivement réduit à 79,16 $.

Depuis cette époque, je n’ai pas revu le pot de terre sur la Terrasse où le pot de fer n’est plus exposé à essuyer ses saints obséquieux. J’ai appris par un de ses amis qu’il a discontinué de fumer.

Un lecteur compatissant : Ce qu’il est rosse, l’auteur ! Et il charge le tableau plus que de raison. Son Ministre est un butor impossible, un affreux vampire ! Je veux bien croire qu’il s’agit d’une histoire extraordinaire, mais il abuse vraiment de la permission.

Un lecteur malin : Mais c’est un conte bleu qu’il nous fait là. Peut-on avoir l’imagination aussi dévergondée ! Pensez donc : un promeneur kébécois sur la Terrasse, après le couvre-feu, à dix heures et demie du soir ! Quelle invention fabuleuse !

Un troisième lecteur (fonctionnaire public) : Ta, ta, ta, vous n’y êtes pas du tout, mes candides amis. Tout ce qu’il y a d’invraisemblable et de fantastique dans ce récit c’est qu’un humble fonctionnaire public, un crève-la-faim officiel, avec le maigre traitement qu’on lui serre (sic) ait en poche, à la date du 28 d’un mois quelconque, une somme de 4,35 $ !