Âmes celtes/01

La bibliothèque libre.
Âmes celtes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 569-611).
II  ►
AMES CELTES


I


Le peuple de ces côtes entend les gémissemens des ombres qui volent avec un fruit léger. Il voit passer les pâles fantômes des morts.
Claudien.


La nuit était tout à fait venue. A la pointe du Raz, qui domine l’Océan de ses falaises, et tout le long de la baie des Trépassés, des formes vagues erraient çà et là, se collaient contre les roches, se blottissaient dans les moindres anfractuosités des murs de granit. Beaucoup cherchaient un abri dans les grottes qui bordent le rivage, car le froid était rigoureux.

Hommes et femmes arrivaient d’un peu partout : de Ker Is, dont on apercevait les feux à une portée de flèche ; des chaumières isolées où l’on descendait courbé en deux, comme dans des caves ; et là-bas, de plus loin, de l’intérieur des terres. Tous marchaient sans bruit ; tous se rassemblaient silencieux comme devant une tombe : et c’était bien un immense ossuaire, la mer sauvage où pour une nuit leurs morts devaient revenir, pressés comme un vol de mouettes. On était en novembre. C’était la nuit des âmes. Depuis le matin la pluie tombait, fine et triste ; maintenant, d’instant en instant, des éclairs jetaient des reflets froids sur les grèves, sur les êtres anxieux qui se penchaient pour mieux voir ; et ces lueurs aveuglantes rendaient ensuite les ténèbres plus sinistres et comme vivantes…

La mer montait depuis des heures, lente d’abord, avec des allures sournoises ; puis déchaînée, furieuse, grondant d’un bruit de tonnerre dans les grandes roches. La mer, la nuit, a une sorte d’épouvante spéciale. On dirait que cette sombre masse mouvante porte en elle toute l’horreur de l’invisible, d’un invisible conscient et hostile. Presque toujours, pour rendre la fête des âmes plus tragique, la tempête sur ces côtes se mêlait à la nuit. Les blanches crêtes d’écume dessinaient, aux éblouissemens des éclairs, la hauteur fantastique des lames qui rejaillissaient à plus de quatre-vingts pieds, et, dans leur remous, creusaient ces gouffres où les morts roulaient et hurlaient, éperdus.

Pourquoi les âmes qui hantaient ces rives traînaient-elles toujours l’orage à leur suite ? Que trouvaient-elles donc dans la survivance à laquelle tout Celte croyait d’une foi si ferme ? Pourquoi revenaient-elles ainsi, avec des lamentations et avec des sanglots ? Et non seulement les êtres jeunes, morts au combat, ou morts en mer brisés contre un écueil, pleuraient la terre douce et le sourire qui ne fleurirait plus jamais les lèvres fidèles ; mais les vieillards aux jours amers, mais les vieux bardes, mais les vieux chefs, tous revenaient, redemandant la vie…

Ceux de leur clan reconnaissaient leurs voix mêlées aux sifflemens du vent d’orage ; ils entendaient leur cri de révolte dans le hurlement des vagues. Et si une ombre aimée vous frôlait au passage, c’était les bras tendus, c’était dans un effort passionné et impuissant pour demeurer, pour revivre… Jamais, de mémoire d’homme, la barque mystérieuse des morts n’avait abordé au rivage par une nuit d’étoiles. Et les veuves et les mères apportaient aux disparus, en offrande suprême, un deuil semblable à leur deuil sans fin.

Dans une caverne aux voûtes envolées de cathédrale, une troupe nombreuse était assemblée. C’étaient des pêcheurs et des pâtres, des gens pauvres et rudes. Ils avaient planté en terre des torches de résine. Ils avaient allumé des brassées d’ajoncs qui faisaient étinceler comme des joyaux les stalactites des colonnes ; et engourdis par le froid, effarés par la tempête, ils se laissaient aller au bien-être de la chaleur et de l’abri.

Seuls, deux hommes à l’écart, au seuil de la grotte, semblaient ignorer que la pluie leur fouettait le visage, que l’écume rejaillissait jusqu’à leurs pieds. L’un était un vieillard décharné et pensif ; penché sur le gouffre, il effeuillait des branches vertes en prononçant de très vieilles paroles. La conquête romaine n’avait pu effacer, chez les lettrés, la langue primitive qu’elle avait corrompue dans le peuple. En cette langue, le vieillard appelait les dieux dont il fut le prêtre, Hésus, Taranis, Teutatés, comme si, à son évocation, les dieux disparus pouvaient revenir ! Il nommait aussi ses pères, les druides d’autrefois ; quelque chose de farouche semblait, par instans, passer d’eux en lui. Lorsque ses regards se posaient inconsciemment sur la flamme, oubliant que ses dieux aussi étaient morts, il retrouvait le cri rauque des aïeux aux jours où le colosse d’osier, rempli de victimes vivantes, flambait en un holocauste terrible.

Le peuple le vénérait et le contemplait avec un effroi superstitieux. Lui dédaignait ce peuple qui s’était fait, à l’imitation des Romains, de grossières idoles. Il vivait avec de rares disciples à l’ombre des chênes. Et chaque année, en cette nuit de novembre, il venait jeter à l’âme délaissée des druides de symboliques offrandes. Il n’y avait plus de taureaux sans tache pour les sacrifices ; il n’y avait plus de serpe d’or ; plus, même, de sagum blanc pour recueillir le gui sacré. Mais la main jalouse du vieillard détachait encore la plante mystique ; et, pour que nul profane n’y touchât, elle en jetait les feuilles et les fruits dans l’abîme.

Auprès de ce fils des druides se tenait un barde aveugle. Il chantait à demi-voix sur un rythme étrange. Les druides n’existaient plus. Jamais les bardes n’avaient été plus nombreux et plus honorés. Gwenc’hlan l’aveugle revenait de la grande île de Bretagne avec les poèmes de ses frères, et les poèmes de sa jeunesse. Il avait vécu des années heureuses, là où le bouleau emblématique « tire le pied de l’entrave. » Hélas ! le bouleau du barde, — son signe distinctif, comme le chêne l’était des druides, — ne le défendit pas de la férocité d’un chef. En un jour d’orgie, un roi ivre lui avait fait crever les yeux. Ce roi malheureusement était chrétien. Gwenc’hlan revint vers sa terre natale, ayant au cœur une haine effrayante contre cet homme et contre la religion nouvelle. Gradlon le recueillit pour entendre ses chants. Mais le barde demeurait à la cour dans un esprit de haine, prêt à lutter contre l’apostolat de ces hommes nouveaux que la Cornouaille, il le pensait du moins, ne connaissait pas encore.

Lassé d’entendre le druide parler toujours à ses dieux, le barde se rapprocha du peuple. Il accorda la rote celtique. Guidé par un enfant, il s’assit sur une pierre tapissée de goémon. Il commença une mélopée triste, aux paroles monotones :

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui me désole cette nuit. C’est le sort fatal de nos frères. Je m’éveille. Je pleure dès l’aurore.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui cause mon angoisse ; depuis l’arrivée de la nuit jusqu’à minuit, je m’éveille, je pleure jusqu’au jour.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui me navre cette nuit, qui flétrit mes jours, qui fait couler mes larmes.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui m’afflige cette nuit, ni d’être moi-même infirme et malade. Ce sont mes frères, ce sont mes contemporains que je pleure. »

Il pleurait, en effet, le barde aveugle. Mais qui aurait pu dire pour qui tombaient ces larmes ? Au bout de quelques instans, il reprit :

« Le rameau vigoureux de la ronce couverte de mûres et le merle sur son nid et le conteur ne se taisent jamais.

« Il pleut au dehors. La fougère est mouillée ; le sable de mer est blanchi ; l’écume des flots est gonflée. La plus belle lumière, c’est l’intelligence de l’homme.

« Il pleut au dehors. L’abri est étroit. La bruyère jaunissante. Le panais maigre. Dieu, roi du ciel, pourquoi as-tu créé un être douloureux comme moi ?

« Il pleut au dehors. Mes cheveux sont humides. Le malade est gémissant ; la montagne à pic, l’Océan sombre, la mer salée.

« Il pleut au dehors. Il pleut dans l’Océan. Le vent siffle…

« Ecoutez tous la vague pesante. Que ses coups sont bruyans parmi les graviers ! Mon esprit est accablé cette nuit.

« Il y a péril sur cette terre mauvaise… »

Soudain, un cri sourd du druide interrompit le poète. Tous entourèrent le vieillard. Là-bas, à la lueur d’un éclair il leur montrait une barque qui, comme un goéland, semblait effleurer le sommet des vagues. Elle était engagée dans les terribles courans du Raz ; mais la barque des âmes se rit du danger, et qui donc pouvait s’aventurer ainsi, en pleine tempête, sinon la barque des âmes ? Deux ou trois formes blanches guidaient l’étroite embarcation ; chose étrange ! en dépit de la rafale, un chant clair, le chant des ombres, parvenait par lambeaux jusqu’au rivage. Le druide, penché sur l’abîme, surprit quelques mots dans sa langue, la pure, la chère, la forte langue des aïeux. Une rougeur ardente colora le vieux visage. Ils revenaient donc, les dieux, les prêtres morts ! Ils entendaient donc sa prière !… Tous retenaient leur souffle autour de lui… Déjà il tendait les mains pour un appel…

Mais le barde, lui aussi, écoutait. Il ne pouvait rien voir ; mais il ne perdait pas un son. De grandes rides se creusaient entre ses yeux morts ; J’expression de son visage devenait terrible :

— Ce sont eux ! Ce sont eux ! s’écria-t-il avec fureur.

— Ce sont les voix de nos pères, murmura le druide.

— Ce ne sont plus les mêmes chants, reprit le barde. Ce sont les ennemis de tes dieux, je les reconnais bien. L’homme qui m’a fait crever les yeux chantait aussi ces paroles. Mais qu’ils se brisent donc contre la roche ! Que la mer les engloutisse ! Qu’ils soient maudits, maudits, maudits !…

Par saccades, à travers la tempête, la malédiction tomba sur la barque fragile. L’homme qui était à la proue sembla l’entendre. D’un grand geste de bénédiction il embrassa la terre qui le repoussait. La barque s’engagea dans une passe étroite et disparut dans les ténèbres.

Le druide, perdu dans ses pensées, redisait les syllabes que, tout enfant, il avait cueillies sur les lèvres de ses pères : on eût dit la fin d’un exil. L’amour vivace, l’amour passionné du passé semblait tenir dans les sons qu’il répétait, sans songer que les vieilles paroles exprimaient des choses nouvelles ! Mais une femme violente, irritée, fendit le groupe ; elle s’adressa au vieillard dans la grossière langue gallo-romaine :

— Ce sont eux ; j’en jurerais aussi. Je les connais. Là-bas, ils m’ont pris mon mari. Ils m’ont volé mon enfant. Un homme s’est installé dans une partie de cette forêt de Porzoed où mon mari et moi nous vivions. D’abord on le regardait comme un étranger, avec défiance ; mais enfin, à chacun son chemin. Mais non. Il a des charmes magiques. Mon mari s’est pris à ses belles paroles ; tout chôme maintenant ; il m’abandonne pour le suivre. Cet homme est un sorcier. Un jour, un loup accourait tenant une brebis sanglante : l’homme a fait un signe ; le loup s’est couché à ses pieds abandonnant la brebis. Maintenant cet étranger se change lui-même en bête, en corbeau, en chat-huant. Je le hais. J’ai peur… Mais il est sous bonne garde. Je me suis plainte au roi, qui l’a fait emmener à Quimper couvert de chaînes. On le jugera demain. Maître, si tu veux savoir quels sont ces hommes, viens donc. Celui qu’on jugera est un des leurs.

— Je ne vais plus parmi les hommes, dit froidement le druide.

— J’irai, et je te soutiendrai, et nous le ferons brûler ! s’écria le barde. L’aigle de Powys arrachera ses yeux.

— Nous viendrons tous, tous…

Ses compagnons s’échauffaient, prenaient parti pour elle contre l’étranger.

— Je suis Kében, la magicienne, dit la femme s’enhardissant à ce succès. Nul ne connaît les philtres et les simples comme moi. Nul, comme moi, ne mêle les trois sortes d’herbes, en chantant, les jours de pleine lune. Cet homme doit savoir pour tant des secrets que je ne sais pas ; ses signes détruisent les miens. Lasse d’attendre en vain mon mari, un jour qu’ils erraient encore en parlant, lui et l’homme vêtu de peaux de bêtes, je suis allée au-devant d’eux, j’ai tendu à l’étranger un breuvage qui lui aurait enlevé le goût de la vie… Il a fait un signe en croix. Le vase s’est brisé dans mes mains. Le soir, je me tordais dans des convulsions, comme si j’étais moi-même empoisonnée.

— Tu mens, Kében, interrompit une voix chevrotante de vieille. Cet homme, à ta prière, t’a guérie.

— Qu’importe s’il m’a guérie ? reprit rudement la sorcière.

Ce qui doit être, sera.

Le druide, qui depuis longtemps semblait loin d’elle, répéta distraitement :

— Ce qui doit être, sera.

Un instant, il fixa sur la magicienne ses yeux vagues, puis il se détourna du côté où la barque avait disparu. Avec elle s’était enfui le chant de sa langue maternelle, la langue de ses pères et la langue de ses dieux, la langue qu’il ne parlait plus qu’aux bêtes fauves ou aux oiseaux de la forêt. Et durement, scandant les mots comme en quelque avertissement prophétique :

— Prends garde, femme, dit-il.

Et dans la langue des aïeux, se parlant à lui seul, il finit les triades célèbres :

« Il y a douze mois <[1] et douze signes. L’avant-dernier, le Sagittaire, décoche la flèche armée d’un dard.

« Les douze signes sont en guerre. La belle vache, la vache noire, qui porte une étoile blanche au front, sort de la forêt des dépouilles.

« Dans sa poitrine est le dard de la flèche. Elle beugle tête levée. Son sang coule à flots.

« La trompe sonne… »

Il s’arrêta haletant. La tempête redoublait de violence. Des gerbes d’écume rejaillissaient jusqu’à ses cheveux blancs. De l’eau ruisselait de ses mains décharnées. Il s’était avancé au bord du gouffre ; les éclairs lui faisaient un fond d’apothéose ; dans un grondement de tonnerre il acheva :

« La trompe sonne. Feu et tonnerre. Pluie et vent. Tonnerre et feu. Rien, plus rien, ni aucune série.

« La nécessité unique. Le trépas, père de la douleur. »

Le druide ne parla plus jusqu’au jour.


II

« Le roi Gradlon, dans les guerres cruelles où il avait accablé les pirates du Nord, avait tranché la tête à cinq de leurs chefs, pris cinq de leurs bâtimens, brillé et triomphé dans cent combats. Témoin en est le fleuve de Loire, car c’est entre ses rives brillantes que s’étaient livrées ces grandes batailles. »

C’est en ces termes que le cartulaire de Landévenec célèbre les victoires de Gradlon-Meur, Gradlon le Grand. On s’explique qu’après de telles batailles le roi recherchât un repos chèrement gagné. La lutte contre les pirates était épuisante. Les Saxons arrivaient de nuit sur des barques de peaux, tombaient sur quelque ville ou quelque bourgade endormie ; pillaient, brûlaient, massacraient et s’enfuyaient avec leur butin et leurs captifs, pareils à des vautours emportant leur proie dans leur aire. Quimper venait d’être le théâtre d’un de ces combats souvent renouvelés. Gradlon, après avoir vigoureusement repoussé l’ennemi, l’avait poursuivi jusque dans son camp, au pays des Namnètes. Maintenant Quimper réparait tranquillement ses murailles, et le roi et sa cour étaient ensemble dans cette ville de Ker Is « que Gradlon affectionnait plus qu’aucune autre. »

Quelle autre ville de ce temps et de ce pays, — où il y avait si peu de vraies villes, — aurait pu rivaliser avec elle ? Ker Is était bâtie dans une situation délicieuse, tout au bord des flots, blottie dans les arbres et dans les fleurs comme un nid dans les haies. Le climat y était plus doux ; les bardes y chantaient ; la vie s’amollissait, là, pour une population moins rude ; et enfin, et surtout, Ahès, la fille bien-aimée de Gradlon, y demeurait de préférence.

Ahès ! Un charme étrange émanait même de ce nom. C’était l’unique enfant que Gradlon avait eue de Kenvred, la femme de sa jeunesse, enlevée à un chef saxon un jour de victoire. Kenvred était morte, laissant à sa fille ses cheveux d’un or roux, et ses longs yeux verts, glauques comme la mer et changeans comme elle. L’enfant avait grandi auprès de ce père qui l’idolâtrait, d’année en année plus inquiétante et plus belle. On la sentait, malgré son baptême, païenne jusqu’aux moelles, à la façon celtique, sans temple, sans idole ; mais la nature elle-même était la grande idole. Ahès avait la passion de sa terre où flottaient les brumes, des forêts antiques aux ombres vertes, du chant de cristal des sources, et du silence des landes arides. Plus que tout au monde elle aimait le triste, le sauvage Océan. Gradlon, pour lui plaire, avait fait bâtir son palais au sommet d’une roche battue des vagues, et, par la fantaisie de cette enfant, Ker Is s’était groupée à ses pieds, en un jour, comme une ville de rêve, en dépit de la menace constante des flots.

Ahès habitait ce palais, ayant pour horizon l’immensité vide et grise, où passaient des vols de corbeaux, et là-bas, au soir, de larges fonds de pourpre au seuil de l’inconnu. Elle regardait. Elle écoutait. Une âme étrange se levait en elle. Souvent, à entendre la plainte éternelle, elle demeurait silencieuse de longues heures, dans un frisson d’angoisse et de joie. Une plainte obscure semblait aussi monter et se briser du fond de son être ; des abîmes se creusaient sous la caresse des yeux clairs ; toute son âme passionnée, impérieuse, obstinée et douce, semblait passer dans ces yeux comme une force fatale, et tout prendre, et tout dominer… Mais ce triomphe habituel semblait suffire à la jeune fille. À la première approche, l’oiseau sauvage s’enfuyait. Un à un tous les chefs qui osaient rêver de s’unir à elle étaient repoussés. Et s’ils insistaient, s’ils vantaient à Gradlon les avantages de leur alliance ou la bravoure de leur race, Ahès, d’un de ces regards tout à l’heure si caressans, faisait reculer les plus intrépides, comme si une lame avait pénétré en eux jusqu’au cœur.

Gradlon la laissait très libre, heureux, instinctivement, de garder auprès de lui l’enchantement et le sourire de sa vie : Ahès était encore si jeune ! Ce jour-là, — peu après la Nuit des âmes, — Gradlon était assis dans une des salles de son palais, la main posée sur la tête blonde. Pour la centième fois, à la demande de sa fille, il redisait les moindres détails de son expédition, le nom des chefs qu’il avait tués, le nom de ceux qu’il avait ramenés enchaînés à sa suite. Il racontait les prouesses des pirates, les ruses qu’il avait dû déjouer pour s’en rendre maître, et comment, montés sur leurs barques, ils s’enfuyaient en bandes noires de corbeaux :

— Ils ont leur repaire au bord du grand fleuve, disait-il. Beaucoup, parmi les Namnètes, combattaient avec eux. Ce Rhuys que tu as vu en était. On l’eût deviné rien qu’à sa façon de se battre. C’est pour cela que je l’ai épargné. Il a toute la bravoure, toute l’arrogance des nôtres. Il s’est défendu jusqu’à la nuit. Quand on l’a pris, épuisé de fatigue et de sang, il est arrivé devant moi, le front haut, la démarche tranquille. Tel il était alors, tel tu l’as vu, enchaîné, au retour.

— Je l’ai vu, dit Ahès qui semblait suivre attentivement un vol de mouettes.

— Ils voulaient le massacrer sur place, poursuivit le roi. Mais j’en avais déjà tué cinq de ma main. Et puis, à un moment ou à un autre, on a toujours besoin d’otages. Il est en sûreté, dans la basse-fosse.

— Il est en sûreté, répéta encore Ahès.

Elle baissa la tête, et un triste sourire passa sur ses lèvres. Les mouettes entraient librement par les baies ouvertes. Elles se poursuivaient d’un vol capricieux. L’une d’elles effleura le front du roi. Ahès songeait : « Est-ce mon rêve qui le frôle en passant ? » Elle dit tout haut :

— Pour me conformer aux conseils que donnent les moines, je vais voir les prisonniers de temps en temps. Ils ne-regrettent que leur liberté. Ils ne se plaignent jamais de vous, père. Vous ne les torturez pas, vous ne Unir faites souffrir ni la faim ni la soif. Et les Saxons sont si cruels pour leurs captifs ! Mais vous êtes chrétien…

— Ce n’est pas à cause des moines que j’agis ainsi, dit impatiemment Gradlon. Un prisonnier de guerre reste un compagnon d’armes. Lorsqu’on ne lui a pas tranché la tête pour augmenter les trophées glorieux, on ne le traite pas comme un criminel.

Il marchait maintenant de long en large, animé, redressant sa haute taille :

— Autrefois, il est vrai, c’était bien plus beau. On traitait royalement les captifs, les laissant libres d’aller et de venir sur leur parole. El puis, à l’heure d’une calamité publique ou à l’annonce d’une guerre, on les entassait dans les colosses d’osier, et ils flambaient en un embrasement formidable. On obtenait tout des dieux par ces sacrifices. J’aurais voulu vivre en ces temps-là. Après la conquête romaine, on n’a plus sacrifié que des victimes isolées, en se cachant au fond des bois. Et maintenant, partout où sont les moines, même cela est impossible.

— J’aime les moines sans les connaître, dit Ahès avec un frisson.

— Oui, ajouta Gradlon, moi aussi je les aime, et je n’oublie pas que je suis chrétien. Tu sais si je les protège en temps de paix. Dans la guerre, ils m’obsèdent. Tout le vieux fonds se lève et se révolte en moi. Leurs discours me sont à charge. Qu’ont à faire ces gens d’Eglise dans les combats, puisqu’ils ont peur du sang ?… Je voudrais être avec leur Dieu, ici, et dans leur temple, et quand je mourrai, pour qu’il ne me livre pas à des supplices sans fin. Mais je voudrais retrouver mes vieux Dieux de colère et de vengeance sur les champs de bataille, et chaque fois que mon sang bout dans mes veines.

Ce païen mal converti se laissait aller à ouvrir ainsi son âme. Ahès l’écoutait, souriant toujours du même vague sourire ; s’appuyant à son bras, elle marcha près de lui :

— Nous sommes bien de la même race, père, dit-elle de sa voix profonde. J’aime les tempêtes, comme vous aimez les sacrifices sanglans. C’est que, alors, quelque chose se déchaîne en nous, plus fort que nous-mêmes. Vous regrettez vos dieux terribles ; moi, j’appelle ceux qui font hurler les vents et courir les vagues. Ah ! ceux-là ! on dirait qu’ils se ruent en moi, en bonds de joie ! Et eux aussi m’appellent aux jours d’orage. J’entends leurs voix. Je réponds. Je suis de votre sang : ceux qui contrediraient ces voix irrésistibles, je les briserais.

Oui, elle les briserait. On le sentait à la flamme du regard où les forces qui dormaient s’éveillaient, brusques et terribles. Mais ces éclairs s’évanouissaient vite. Elle reprit bientôt en riant :

— Nous sommes chrétiens, vous et moi, en temps de paix, et par les jours clairs. Est-ce que cela ne suffit pas ? Au fond, qu’est-ce que je sais de cette religion ? Seulement ce que vous m’en dites, et c’est sans doute bien peu. Si je connaissais leurs moines ou leur prêtres, peut-être, alors…

— Veux-tu en voir un, et des plus renommés ? Monte à cheval avec moi. On amène à Quimper, devant mon tribunal, un de ces hommes de Bretagne, qui ont émigré ici comme nous : c’est un Scot, je le hais. Il faut qu’il se défende. Je vais à Quimper pour deux jours. Viens-tu ?

— Non, répondit rapidement Ahès. Que m’importe cet homme ? La justice et la guerre sont à vous seul ; vous êtes juste et vous êtes brave. Votre peuple vous aime, il est fier de vous. Qu’irais-je faire là ?

Gradlon regarda avec orgueil l’enfant de sa tendresse. Elle disait juste. A quoi bon la mêler à des jugemens ou à des procès ? Elle était la beauté et elle était la grâce. Qu’avait-elle à faire en ce monde, sinon fleurir ? Gradlon partit seul au crépuscule. Lorsqu’il se retourna, déjà loin de la ville, il vit Ahès encore à la fenêtre où il l’avait laissée. Vêtue de la tunique rouge qu’elle portait presque toujours, elle se détachait comme une fleur de pourpre, royale et splendide. Puis elle s’effaça peu à peu, diminua, s’estompa dans la brume, jusqu’à n’être plus, à l’horizon, qu’une large tache de sang…


III

Durant de longues heures, Gradlon chevaucha sur la lande morne, à l’allure rapide de son cheval. Il était triste. Il avait compté sur une journée de plein repos ; Gwenc’hlan lui avait annoncé des chants sur sa dernière campagne. Or Gwenc’hlan était à Quimper, depuis trois jours. Ce moine et ce maudit procès attiraient tout le monde et dérangeaient tous les plans.

Et puis, Gradlon n’était pas en paix avec lui-même. Il disait juste : la vue du sang ramenait toujours en lui à la surface le vieux levain, et il était assez chrétien pour en éprouver un vague remords. La Cornouaille, en ce temps-là, était presque entièrement païenne. Il y avait bien eu, par les premiers Bretons fugitifs, quelques essais d’évangélisation. Mais rien de régulier, rien de fixe ; point d’évêché dans le pays ; à peine quelques prêtres.

Quelques noms, cependant, éclairaient ces ombres ; ils arrivaient au roi sur l’aile du miracle. Les vieilles forêts de Nevet, de Porzoëd, celles du pays de Léon, étaient un vaste refuge pour les anachorètes et les ermites. Des colonies religieuses se fondaient çà et là ; les saints attiraient à eux des disciples. Ce Rouan, qu’on allait juger, était, d’après la rumeur publique, l’un de ces saints… Entre l’entourage païen et les réactions chrétiennes, Gradlon restait flottant et comme suspendu. Le Dieu des chrétiens, — son Dieu, — lui semblait plus redoutable dans sa douceur que les dieux de tonnerre et de colère. Ce Dieu demandait de lui des choses autrement difficiles ; Gradlon le sentait confusément. Mais, en barbare qu’il était, il cherchait à l’apaiser par des présens. Au jour de ses remords, il redoublait ses libéralités : alors il faisait bâtir hâtivement quelque église. Les cent cathédrales de sa ville d’Is, — les cathédrales aux cloches d’or, — dorment au pays des légendes. Mais une pauvre petite chapelle s’élevait, çà et là : le roi donnait le bois des voûtes, le sol ou l’autel. Il ne donnait pas son âme. En réalité, il avait pris au culte chrétien quelques cérémonies seulement et quelques pratiques, sans en avoir pénétré le sens ; inquiet et troublé, il essayait de se tromper lui-même, car déjà il n’ignorait pas que le Seigneur demande le cœur des hommes, et non leurs dons.

Gradlon arriva à Quimper d’assez fâcheuse humeur. Tous ceux qui se trouvaient, il y a quelques jours, au réquisitoire de Kében, entouraient la sorcière devant le tribunal improvisé du roi. Quelques chrétiens rares et timides qui connaissaient Ronan par ses bienfaits se tenaient à l’écart. La foule était divisée et houleuse. Gwenc’hlan l’aveugle, conduit par un enfant, allait de groupe en groupe, maudire les moines et chanter les dieux.

Tout de suite Gradlon ordonna qu’on amenât le prisonnier, et Ronan, chargé de chaînes, fut mis en présence du roi.

C’était un homme de petite stature, d’un aspect chétif. Il était vêtu de peaux de bêtes ; il avait les pieds nus, la tête rasée. Son regard calme ne se posait ni sur le roi ni sur le peuple ; il allait là-bas, vers les ondulations bleues qui fuyaient à l’horizon : l’ermite semblait voir des choses mystérieuses et très lointaines. Humble et doux, il paraissait le plus inoffensif des hommes, une victime plutôt qu’un bourreau, et si distant des êtres qui l’entouraient qu’on l’eût dit étranger à cette scène.

Kében s’avança, hardie, effrontée, encore jeune, faisant des gestes de menace, proférant des paroles de colère. Elle redit devant le roi les accusations qu’elle avait formulées devant tout le peuple : cet homme lui avait enlevé son mari, qui délaissait son métier de sabotier pour chanter des psaumes, et c’étaient depuis, chez elle, le désordre et la ruine. L’ermite se changeait aussi en loup, en oiseau de proie : et, si absurdes que ces paroles nous semblent, rien ne répondait mieux à l’état d’âme de ces descendans de druides et de druidesses, qui croyaient fermement voir voler les sorcières, changées en corbeaux, par les nuits sans lune. Le moine enfin avait enlevé à Kében une fillette de deux ans ; il l’avait tuée pour se venger d’elle. Kében entrecoupait son accusation d’imprécations et de cris. Brune, le front barré, le regard fuyant, elle incarnait la haine tenace, féroce…

— Malheureuse ! s’écria la vieille femme qui l’avait déjà interrompue sur la grève, tu oublies qu’on te connaît. Si ton mari suit le moine, c’est pour trouver la force de vivre avec un démon tel que toi. Il s’en va, comme ils s’en iraient tous, parce que tu es une sorcière, une perdue. Et quant à ta fille, je croirais plutôt que tu Pas tuée de tes propres mains, dans un accès de démence.

Kében bondit, comme si elle avait marché sur un reptile :

— Que l’herbe de joie ne pousse plus sur ton chemin, la vieille, et que je sois confondue si je mens ! Est-ce que cet homme t’a payée pour le défendre ? Ne vois-tu pas que lui-même ne trouve rien à répondre ?

Gradlon regarda Ronan. Le moine n’avait pas fait un mouvement ; il n’avait pas prononcé une parole. Il priait avec une sérénité extraordinaire. Le roi s’irritait de cette paix. Pourquoi cet homme ne disait-il rien ? Se jouait-il de lui ? Ne savait-il pas qu’il avait sur lui droit de vie et de mort ?

La sorcière multipliait les faits. Elle appelait plusieurs des assistans en témoignage. Chose étonnante ! Quelques-uns avaient vu cet homme paisible entouré de loups qu’il menait, comme un troupeau d’agneaux, avec des paroles inconnues. Bien plus ! Dans l’humble champ qui touchait sa cabane, on le voyait atteler à sa charrue des taureaux sauvages qui, chaque matin, venaient d’eux-mêmes se remettre sous le joug. Le roi écoutait, attentif. Gwenc’hlan, à tâtons, se rapprocha de son maître : il chantait à demi-voix un poème dont il venait de composer les premières strophes et où revenait un refrain sinistre contre les prêtres et contre les chrétiens.

Et toujours le même silence ! Non un silence d’orgueil, mais un silence de recueillement. Les loups étaient moins cruels pour Ronan que ces êtres ; mais Ronan grandissait de toute cette haine. Seul, un homme vêtu de blanc se tenait derrière Gradlon, et priait, les mains étendues, aussi calme, aussi silencieux que celui qu’on jugeait. Mais un frémissement d’indignation passait malgré lui sur son visage. Grand, blond, les yeux clairs, c’était le type du Celte dans toute sa beauté. Son costume indiquait aussi un moine. Tout à leur curiosité ou à leur haine, aucun des assistans ne prenait garde à lui.

Gradlon enfin les arrêta. L’impassibilité de Ronan augmentait, d’instant en instant, ses dispositions mauvaises. Toute son âme farouche se soulevait, étouffait les remords timides. Il rêvait de donner à son peuple un de ces spectacles sauvages, en honneur dans sa terre natale :

— Nous allons en juger, dit-il enfin. J’ai deux chiens furieux que je vais faire lâcher contre l’accusé. S’il est coupable, ils le mettront en pièces et justice sera faite. S’il est innocent, que le ciel le défende !

Kében triomphante eut un cri de joie. Tous s’écartèrent. On entraîna le prisonnier dans un champ fermé d’une palissade. Au passage, l’homme de Dieu se pencha vers un enfant et l’embrassa. On le laissa seul, enchaîné au milieu de la place. Les valets amenèrent les chiens.

C’étaient des dogues énormes, le poil ras, les crocs en avant, grondant sourdement. Quelques femmes s’enfuirent. Gradlon et son peuple, penchés en avant, regardaient, un rire cruel aux lèvres. Le roi pensait : « Si cet homme n’a pas peur, il est plus brave que moi. » Les molosses démuselés bondirent.

Alors l’homme humble et doux se redressa. Ses yeux s’éclairèrent. Il sembla subitement transfiguré. Une force divine passa en lui, fit resplendir son visage. Il leva la main aussi haut que le permettaient ses chaînes. Il traça, lentement, un signe de croix, et d’une voix presque basse :

— Obéissez à Dieu, dit-il.

Les chiens frémirent sous cette parole. Ils baissèrent la tête comme les taureaux indomptés sous le joug de Ronan, là-bas, pour le labeur de chaque jour ; grondant encore, ils léchèrent les pieds nus…

Tout le peuple eut un cri de stupeur. Kében s’enfuit, hurlant des paroles inintelligibles. Gwenc’hlan recueillait par bribes le récit du prodige. Gradlon, livide, refaisait machinalement sur lui-même un signe de croix. Pour un moment, la foi de son baptême se relevait en lui au grand souffle du miracle. Et les vieux biographes du saint ont reproduit, à leur manière, les paroles du roi :

— Puissant serviteur de Dieu, ne t’irrite pas contre nous, je t’en supplie. Nous nous sommes follement émus contre toi ; nous t’avons imposé une rude fatigue en te faisant venir jusqu’ici, nous t’avons livré comme un criminel à nos chiens furieux : c’est que nous étions aveuglés par les mensonges de cette femme maudite. Heureusement ta sainteté a réduit la calomnie à néant, et la puissance de Dieu t’a sauvé du supplice.

L’ermite se taisait toujours. Une voix, qui semblait être la voix même de la conscience du roi, s’éleva alors :

— Tu es plus coupable encore que tu ne le dis ! Je t’ai laissé juger mon frère dans le Seigneur parce que je savais que Dieu était avec lui, que Dieu voulait gagner ton âme par ce miracle…

Et l’homme vêtu de blanc, Gwennolé, fils de Fracan, le saint populaire et bien-aimé de l’Armorique, vénéré de tous, semant à pleines mains les miracles ; allant comme un chevalier du Christ partout où il y avait des injustices, des souffrances ou des larmes ; Gwennolé vint en la présence du roi. Son front était sévère. Et lui, si doux aux humbles, si terrible aux puissans, parla pour la première fois au redoutable chef breton :

— Ecoute, roi. On ne se joue pas de Dieu. Les partages honteux attirent sa colère. Tant que tu ne lui as pas donné ton âme, tu ne lui as rien donné. Prends garde ! Si le miracle ne t’éclaire pas, la vengeance de Dieu s’abattra, terrible, sur toi et sur ton peuple. Ce ne sont pas ceux qui tuent le corps qu’il faut craindre, mais Celui qui peut jeter le corps et l’âme dans l’enfer.

Le roi, haletant, voulut répondre. Mais déjà le saint avait repris son bâton de voyageur ; le chevalier errant du Seigneur était remonté sur son cheval, il s’éloignait au bruit des acclamations du peuple, en quête d’autres plaies à guérir.

Gradlon fit approcher Ronan, s’enquit de sa demeure et de celle de Gwennolé, promit d’aller chercher leurs bénédictions et leurs conseils pour la conversion de son âme. La foule entourait Ronan, le pressait de toutes parts, réclamait à grands cris le baptême. Ronan promit de revenir les instruire et les baptiser. Il avait hâte d’être seul, d’échapper à cet enthousiasme. Mais il laissait courir autour de lui, avec un sourire, des groupes joyeux de petits enfans.

Le lendemain à la nuit, quand Gradlon reprit le chemin de Ker Is, il rencontra, marchant sur le bord du sentier, Ronan, l’homme vêtu de peaux de bêtes, qui priait en regardant les étoiles. Gradlon, pris d’une terreur superstitieuse, mit son cheval au pas. Un trouble inconnu l’agitait depuis la veille. Ce trouble redoublait à cette heure. Cet homme s’en allait seul, pieds nus, comme un mendiant. Il s’enfonçait dans la solitude quand le peuple aurait voulu le porter en triomphe ; il choisissait le silence, quand tous l’acclamaient. S’il était demeuré à Quimper, il eût été roi, bien plus que le roi lui-même. Pourquoi préférait-il sa misérable cellule dans les bois ? Quelle joie y avait-il donc en lui, plus forte que toute joie humaine ? L’âme orgueilleuse et troublée du monarque se perdait dans ces pensées : il se sentait, auprès de cet homme, misérable et petit. Et cependant, il avait une douceur inexplicable à mettre ses pas dans les pas du moine, comme si l’homme qui priait traçait sur sa route un sillon de paix.

A un détour du chemin, aux dernières lueurs du couchant, Gradlon regarda l’humble visage. Il rayonnait comme la veille à l’heure du miracle, peut-être avec une expression plus profonde d’anéantissement bienheureux ; comme si Ronan était écrasé sous la main bienfaisante et toute-puissante du Seigneur. Les ténèbres, malgré ce soir d’hiver, semblaient brûlantes. Ronan laissa le sentier à la lisière de la forêt et s’engagea sous les chênes. Gradlon arrêta son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître… Alors le roi se sentit seul, et il eut froid.


IV
La femme apporte le sommeil à la douleur.
LIWARC’H-HEN.

Longtemps, accoudée à la fenêtre, Ahès avait suivi des yeux le roi qui s’éloignait ; et il fallut le froid piquant de novembre pour la rappeler à elle-même et l’obliger à rentrer. Elle avait un besoin absolu de silence et de solitude. Autour d’elle on connaissait si bien les accès de sauvagerie de son humeur que personne ne se serait permis de l’approcher sans être appelé. Elle traversa donc les longues salles vides, et revint jusque dans sa chambre, qui dominait directement la mer. Des lueurs flottaient encore sous de lourds nuages. L’Océan avait au loin une admirable teinte d’un violet sombre, en contraste brusque avec le vert léger des bords. Ahès regardait longuement ce spectacle, dont elle ne se lassait jamais. Elle écoutait les bruits du déclin des jours : les lourds chariots qui rentraient un à un, les sonneries grêles des troupeaux, les pas qui allaient s’éloignant, les voix qui s’éteignaient ; et, à ses pieds, le bruit des vagues courtes, se lamentant commodes êtres qui meurent. Et, peu à peu, engourdie par les ombres et par les sons berceurs, elle ne regarda plus, elle n’écouta plus qu’en elle-même.

Je l’ai vu !

Elle répéta tout haut, d’une voix changée, la parole qu’elle avait dite à son père. Et sa vie passée, sa courte vie de quelques mois se leva devant elle en un relief très net. C’était d’abord l’annonce de l’arrivée du Roi, après la campagne glorieuse contre les Saxons. Elle avait couru au-devant de lui ; elle s’était jetée dans ses bras. Quelle joie à ce retour ! Elle marchait près de lui. Et, encore à cheval, ce père qui l’idolâtrait lui tendait le plus beau bijou, enlevé aux pirates ; ce collier qu’il avait gardé précieusement pour son enfant, hors des « coffres de joyaux » dont parlent les chroniques. Elle avait souri en vraie Gauloise qu’elle était, folle de parures et de couleurs éclatantes. Et déjà, c’était le défilé des hommes d’armes. Elle saluait joyeusement les chefs par leur nom, les connaissant presque tous, très intéressée à la petite troupe. Et puis, enfin, les prisonniers de guerre…

Elle avait jeté sur eux, elle s’en souvenait, un regard d’orgueil, sans pitié, sans compassion aucune. Ces vaincus relevaient le triomphe paternel, et c’était tout. Ils étaient fatigués de la route ; ils marchaient péniblement, la tête basse, l’air découragé.

Au milieu d’eux, elle l’avait vu.

C’était le plus grand de tous, très blond, une longue moustache tombant des deux côtés île la bouche, les yeux bleus et durs, la mine haute. Ses bras étaient enveloppés de linges sanglans. Ahès songeait que ses chaînes devaient le blesser : mais il se redressa en passant devant elle, comme pour montrer à ses ennemis qu’ils pouvaient le traîner ainsi dans les fers sans réduire son âme. Elle lui en voulut de cette arrogance. Elle le regarda impérieusement. Il détourna les yeux, tranquille, sans ce mouvement d’admiration involontaire qu’elle arrachait à tous les hommes. Aux fêtes qui suivirent, et, plus tard, dans les récits de guerre que lui faisait Gradlon, elle fut poursuivie par la vision de ce captif qu’elle n’avait pu sentir humilié. Elle se disait que c’était là, sans doute, l’effort d’un moment. Tous les hommes autour d’elle étaient braves, mais si vite abattus par la mauvaise fortune ! C’était même un des traits caractéristiques de cette race mobile, qui passait avec une rapidité incroyable de la présomption à l’abattement. Elle en vint à se demander si Rhuys était un être exceptionnel, toujours aussi dédaigneux de toute douleur ? Il occupait ainsi sa pensée comme un problème irritant… Comment savoir ?

Ahès, un jour, descendit jusqu’aux prisons. Là, peut-être, elle surprendrait quelque plainte. Elle rougissait, maintenant, en se rappelant ces choses. Quel orgueil était donc en elle pour souffrir à ce point de ne pas réduire, de ne pas confondre un prisonnier ?… Elle n’avait surpris aucune plainte. Elle était revenue souvent… Une fois, enfin, elle allait s’éloigner dans l’habituel silence lorsque les premières notes d’un chant arrivèrent jusqu’à elle. Rhuys fredonnait d’une voix monotone et lente, pareille à celle des matelots, dans les nuits en mer. Comment les paroles qu’il disait lui demeurèrent-elles aussi présentes ? Comment apprit-elle le vieil air aussi vite ? Il est vrai, elle s’était éloignée seulement lorsque le prisonnier avait cessé depuis longtemps. Mais les pêcheurs chantaient de longues heures sous ses fenêtres, et les pâtres, près d’elle aussi, dans les landes, et elle ne savait pas quel était leur chant. Et maintenant, lorsqu’elle était seule, pourquoi oubliait-elle jusqu’aux ballades de son enfance pour reprendre, inconsciemment, la ballade de Rhuys :

« Elle est éblouissante, la cime des frênes, longtemps blancs lorsqu’ils croissent dans le torrent ; le cœur malade voit durer longtemps sa douleur.

« Elle est éblouissante, la surface du torrent à l’heure longue de minuit ; toute intelligence doit être honorée ; la femme doit apporter le sommeil à la douleur.

« Elle est éblouissante, la tige du trèfle. L’homme sans courage est gémissant ; les soucis fondent sur le faible.

« Elle est éblouissante, la crête des montagnes pendant l’hiver ennemi du sommeil ; le roseau est fragile, l’oppression lourde ; les besoins amers dans l’exil.

« Elle est éblouissante, la cime du chêne ; amer est le bourgeon du frêne, rieur le flot ; la joue ne cache point le trouble du cœur.

« Elle est éblouissante, la tige du genêt fleuri ; le gué est peu profond ; il dort, l’homme heureux.

« Elle est éblouissante, la cime du cormier : les soucis sont avec le vieillard comme les abeilles dans la solitude ; violente est la tempête, fragile la broussaille.

« Il est éblouissant, le dôme du bosquet de coudrier. Voici les feuilles poussées aux chênes ; quiconque voit ce qu’il aime est heureux.

« Elle est éblouissante, la cime d’un saule frêle et tendre. Le coursier dans les longs jours est mou. Qui aime autrui ne le dédaigne pas.

« Elle est éblouissante, la tête de l’aubépine en fleurs. Le bois est la parure du sol. L’esprit rit à qui l’aime.

« Ils sont éblouissans les sillons et harmonieux les bois ; violemment le vent souffle parmi les arbres ; n’intercède pas pour l’endurci ; impatient est le chanteur solitaire[2] ! »

La prison du château était située au bas d’une tour. L’appartement d’Ahès occupait, dans une tour correspondante, les étages supérieurs. De sa chambre, elle dominait les soupiraux grillés des cachots. Elle ne voyait rien de plus, tant il pénétrait peu de jour et de lumière dans ces sous-sols. Mais souvent elle allait regarder de ces côtés, sans savoir, sans doute pour s’assurer que les gardes veillaient bien et qu’elle était à l’abri de tout danger.

Ici Ahès s’arrêta dans ses souvenirs pour sourire. Quelle crainte avait donc traversé son esprit ? Son père disait bien : « Rhuys était en sûreté. »

Hélas ! après avoir souri, Ahès soupira, et elle continua à tourner un à un les feuillets de son histoire…

Un jour, elle avait réfléchi qu’il était chrétien, qu’il était humain de chasser tout ressentiment contre des ennemis, si arrogans fussent-ils, et, au contraire, de s’assurer que les geôliers n’ajoutaient pas à leur misère. Tout de suite, elle voulut suivre cette pensée. Elle descendit ; elle passa de prison en prison, bonne et secourable, portant du pain et des fruits, s’attardant en paroles consolantes. Les prisons de ce temps-là étaient rudes. La terre nue, les chaînes, un peu de paille chez les maîtres les plus humains, ce qu’il fallait de pain et d’eau pour ne pas mourir : Ahès n’était, jamais entrée là ; elle frémissait de pitié…

Et cependant, quand ce fut le tour de Rhuys, elle se tint devant lui hautaine et glacée. Sa voix impérieuse démentait les paroles compatissantes. Et lorsqu’elle lui demanda, comme aux autres, ce qui lui serait bon, ce qu’il désirait pour être moins malheureux, il refusa d’un geste : il ne demandait rien, il ne désirait rien. Elle regarda à la dérobée le fier visage. Elle pensa qu’il était bien fait pour ces casques brillans qui étincelaient au jour des batailles. Son attention fut attirée par le bras qui saignait. De la même voix dure, elle lui proposa de le panser :

— Tu ne panseras pas ceux des tiens qui m’ont fait ces blessures, dit-il ironiquement. Je leur ai enlevé leur place au soleil !

Un éclair de colère avait passé dans les yeux d’Ahès, elle se souvenait… Elle était sortie pour ne plus revenir.

Comment était-elle revenue ?

Vraiment, elle ne savait pas…

Ahès revoyait une course sans but sur la grève. Le ciel était bas et triste, dans ces adorables tons de gris qu’elle préférait à tout. Des vols de goélands passaient et repassaient la frôlant de leurs ailes, jetant leurs cris rauques aux souffles courts du vent.

A demi-voix, elle chantait :

« Qu’ils sont bruyans, les oiseaux ! Le sable est humide, clair le firmament, la vague tourmentée. Comme il se flétrit, le cœur, par l’ennui ! »

Elle se sentait triste jusqu’aux larmes ; comme toujours la mélancolie des choses la saisissait, s’imprégnait en elle. Et la pensée de Rhuys achevait de lui rendre cette heure amère. Cet homme la haïssait… Elle ? Elle ne savait pas. Pourquoi était-elle si dure pour celui qui déjà souffrait tant, avec le besoin de le blesser, de l’humilier, de l’entendre crier grâce ? Et cependant, pourquoi cette pensée incessante, loin de lui ? Et comment, pour la première fois, sentait-elle son cœur « flétri par l’ennui, » comme disait la ballade ?

Il fallait absolument chasser cette pensée. Elle se sentait mauvaise… Pour qu’il fût si indifférent, elle l’avait blessé sans doute ? Sur ces grèves abritées contre le vent par de hautes falaises, des bruyères fleurissaient encore. Elle les cueillait, sans hâte, brin à brin, d’un geste presque machinal. Et la pensée lui venait de les lui donner ; ces bruyères égayeraient sa prison, sans l’humilier, sans qu’elle eût l’air de lui porter des secours comme à un pauvre.

Elle était donc allée vers Rhuys, sa moisson fleurie dans les bras. Mais, à la porte même du cachot, ses résolutions s’étaient évanouies. Le sourire s’était glacé sur ses lèvres. Elle avançait plus pâle, plus froide, plus hautaine que jamais. Les fleurs qu’elle avait apportées dans une pensée douce s’étaient échappées de ses mains qui tremblaient. Elle les laissait tomber devant Rhuys d’un geste brusque.

Et de nouveau l’orgueil du Celte s’était révolté. Une contraction rapide avait passé sur son visage. Malgré ses fers, il s’était baissé pour reprendre les fleurs sauvages et les lui tendre :

— Je n’aime pas les fleurs, dit-il.

Quelles luttes avait-il eu à soutenir, lui aussi, entre son orgueil et la tendresse qu’il sentait grandir ? Ahès l’ignorait. Elle ne savait pas que, passant sous les chaînes, il s’était détourné pour échapper au charme fatal ; qu’il avait cru voir en elle une de ces fées des houles aux longs yeux verts, que, tout enfant, il cherchait, rêveur, dans les remous des lames. Elle ne savait pas que, dans son horreur de la terre d’exil, — la terre du vainqueur ! — il repoussait ses dons, comme il repoussait son image ; et que, si les dons s’éloignaient, l’image restait présente. Tout ce qui pouvait séduire ce cœur à demi barbare, elle l’avait en elle : son étrange et mystérieuse beauté le fascinait ; sa hauteur naturelle le faisait songer à quelque reine qui s’assiérait à son foyer peut-être… hélas ! s’il n’avait pas été le vaincu… Mais ce mot, où s’amassait tant de haine, le rendait fort contre lui-même

Et voilà pourquoi il refusait ses fleurs ! Elle, elle essayait de cacher sa déception. Mais elle était à bout de force, à bout de dédain et d’orgueil. Et, comme dans ses chagrins d’enfant, ses larmes involontairement avaient jailli.

« Belle est la femme sous les larmes ! » Rhuys la regardait pleurer. Et c’est à cet instant que, depuis, elle le revoyait toujours, souriant pour la première fois, étonné et triste, comme s’il se sentait vaincu, malgré lui-même, malgré ses grands désirs de haine.


V

La rêverie d’Ahès continuait dans la nuit.

Elle lui avait promis de le revoir. Elle l’avait revu. Ils étaient amis maintenant. Il lui parlait de son pays, de son enfance, de ses courses aventureuses : elle le découvrait très brave, très beau, très bon. Elle, de son côté, lui racontait sa vie, courte encore, vide d’événemens, mais si pleine de pensées et d’émotions intenses ! Toute cette vie tenait, à présent, dans le cachot étroit. Elle le savait. Sur cette terre de Bretagne, tout cœur qui se donnait ne se reprenait pins. Et cela mettait une teinte grave à son rêve de tendresse, un reflet profond à son jeune visage. Elle pouvait passer au milieu des chefs dans sa grâce hautaine. Son cœur était loin d’eux, près de Rhuys. Mais elle ne le lui disait pas encore. Aucun mot d’amour n’avait été prononcé entre eux.

Lui ne parlerait pas. Elle était heureuse qu’il ne parlât pas. La tendresse chez ces femmes que l’on regardait comme en dehors et au-dessus de la vie atteignait d’étranges profondeurs. Tout ce qu’il y avait en elles de fierté, de pudeur instinctive, de noblesse se concentrait dans l’heure où elles aimaient. « La feuille tournoie au gré du vent. Malheur à qui en a le destin : » chantait Liwarc’h. Le cœur des belles Gauloises demeurait à jamais où il se posait. La plupart emportaient à travers la vie comme le trésor unique, le souvenir d’un mort bien-aimé : car la guerre et la mer leur étaient de bonne heure de terribles rivales ! On comprend le dédain de ces femmes ; on comprend le dédain d’Ahès pour ceux qui venaient à elle par ambition ou par intérêt. Et Ahès savait bien que Rhuys, captif, exilé, vaincu, Rhuys, fier comme elle était fi ère, ne saurait pas parler d’amour. Il se tairait puisqu’elle tenait dans ses mains la liberté, la puissance et la vie.

Ahès pensait qu’il eût été plus doux pour elle d’être la captive. Les mots qu’on n’écoute qu’une fois, elle les aurait entendus sans avoir à les demander ou à les dire ; elle sentait qu’il l’aurait enlevée de ses chaînes et emportée sur son trône, comme le vautour fond sur une hirondelle. Et ce ne pouvait pas être ainsi ! Elle voulait obtenir de son père la liberté de Rhuys : elle savait combien ce serait difficile, et surtout quand elle lui déclarerait sa volonté irrévocable de s’unir au prisonnier. Elle redoutait les révoltes et les répugnances de Gradlon : cependant elle savait aussi qu’elle pouvait tout obtenir de lui, sauf une violation de parole ; et le roi lui avait juré de ne pas l’engager en dehors d’elle-même… Mais l’heure viendrait où il exigerait d’elle une décision. À cette heure-là, elle devrait parler. Comment parler sans être sûre ?

Parfois, en effet, un doute cruel la déchirait. Aux heures d’extase succédaient des momens d’affreuse angoisse. Etait-ce seulement par fierté que Rhuys aussi ne disait rien ? Là-bas, est-ce que quelque femme, quelque fiancée ne l’attendait pas ? Ne se taisait-il pas pour ne point trahir ? Le rayonnement de joie qu’elle voyait en lui, était-ce de l’amour ? ou seulement de la gratitude ? Et même, s’il n’avait laissé dans son pays aucun rêve, viendrait-il à elle comme elle venait à lui, parce que, sur la terre, il n’y avait pas d’autre visage où poser son sourire, d’autre main où mettre sa main ?

Elle était si fière, et si femme, qu’elle ne voulait le tenir que de lui-même. Mais elle avait foi en lui. Elle l’interrogerait puisqu’il le fallait. Ce qu’il dirait, elle le croirait. Ce serait son destin. C’était l’usage de sa race que les femmes, dans un banquet solennel, tendissent la coupe à l’élu de leur cœur. Oui, mais en public, sous les yeux de tous !… La belle pudeur de la jeune fille répugnait au mystère et aux ténèbres… Que faire ? Les circonstances exceptionnelles créent des sentimens exceptionnels. Pendant qu’elle débattait ainsi avec elle-même, il restait enchaîné, malheureux, hors la vie. Eh bien ! elle saurait. S’il en aimait une autre, elle le ferait mettre en liberté quand même, et renvoyer dans son pays, et il serait heureux…

Ah ! pouvait-il, pouvait-il en aimer une autre ? La regarderait-il ainsi, comme seule sa mère autrefois la regardait ? Et quand elle parlait, quand elle souriait, aurait-il cette expression unique, qu’elle ne voyait même pas au roi sur son trône, comme si l’orgueil de se sentir si proche d’elle remportait hors de lui-même ? Dans ce désarroi de son âme, elle recourait à la nature, sa grande amie : elle recherchait des présages dans la course des fleurs qu’elle jetait au fil de l’eau, dans le vol des oiseaux, dans le bruit des vagues. Elle pensait : « Si c’est un jour de tempête demain, je parlerai. » Le lendemain était un jour de tempête, et elle se taisait.

Et ce soir, elle était trop lasse ; cette lutte la brisait. Elle avait été sur le point de tout avouer à son père en se jetant dans ses bras. Hélas ! elle ne l’avait pas osé !… Une mère aurait deviné, elle aurait compris ! Alors elle invoqua Kenvred la Belle, comme aux jours de son enfance. Elle chercha à se blottir dans les bras très tendres. Elle lui dit : « Mère, si vous m’envoyez une mouette ce soir, ce sera une messagère de joie, et je parlerai. »

La nuit était tout à fait venue. Malgré le froid, Ahès avait laissé les fenêtres grandes ouvertes sur le large. A l’imitation des villas romaines, de légers treillis, en s’écartant, donnaient beaucoup d’air et de jour. Anxieusement, elle regardait dans les ténèbres ; elle attendait. Il lui semblait que cette attente ne finissait pas. Enfin elle entendit des cris d’oiseaux, un froissement d’ailes. Une mouette entrait en tournoyant, s’abattait sur le sol. Ahès eut un cri de joie. Elle étendit la main pour la saisir et l’embrasser ; mais d’un brusque mouvement de recul, elle la rejeta. L’oiseau blessé, l’aile cassée et sanglante, agonisait :

— Toujours du sang ! dit-elle.

Puis elle releva la tête, comme pour braver la destinée :

— Qu’importe le sang ? Je saurai, demain…


Le lendemain Gradlon était encore à Quimper. Ahès avait quelques heures devant elle. D’ordinaire, c’était au milieu du jour qu’elle descendait vers les prisonniers. Elle faisait le tour des cachots avec les geôliers : elle finissait par Rhuys et s’attardait auprès de lui. Cette fois, elle irait à lui dès le matin. Elle sentait bien que, si elle attendait, sa grande résolution faiblirait, quelle n’oserait plus, qu’elle ne pourrait plus.

Au bruit léger de son pas, Rhuys détourna la tête avec une surprise joyeuse.

— Tu ne m’attendais pas ? Comment as-tu su que c’était moi ? le manda-t-elle.

— Comment je l’ai su ?

Il la regarda, ne comprenant pas. Est-ce qu’il savait autre chose qu’elle ? Mais tout de suite il reprit :

— On en vient à distinguer chaque bruit lorsque les journées sont si longues. Rien ne distrait.

Elle soupira. Instinctivement elle attendait autre chose. Elle pensa qu’elle mourrait de honte si, à sa question, il répondait…

Et brusquement :

— Est-ce qu’on croit aux présages dans ton pays ? dit-elle.

— Oui. On n’entreprend rien sans avoir observé les oiseaux, les nuages ou les plantes. Et puis nous avions autrefois des oracles célèbres. Il y avait à l’embouchure de la Loire un collège de prêtresses que l’on consultait dans tous les événemens graves. Mais ces prêtresses ont disparu depuis longtemps.

— C’est comme dans l’île de Sein, en face de la pointe du Raz. Ne sais-tu pas l’histoire de cette île ? demanda Ahès qui sentait que, décidément, ce jour-là encore, elle ne parlerait pas.

— Je sais bien peu d’histoires de ton pays, quoique nous soyons de la même race, répondit Rhuys avec un sourire.

— Voilà. C’est un roc désolé et sinistre ; j’y suis allée, seule, en barque, et j’ai eu peur. Quelque chose pleure dans ces roches. Autrefois il y avait sept druidesses. Elles devaient entretenir un feu sacré en l’honneur de Korridwen : c’était la Lune, je crois, qu’on nommait ainsi. Ces femmes avaient des mœurs étranges et farouches. Une fois par an elles devaient détruire et reconstruire leur temple. Malheur à celle qui laissait quelque pierre s’échapper de sa robe ! Ses compagnes déchiraient l’imprudente sans pitié ! On tuait encore, pour d’autres raisons…

— Quelles raisons ? interrogea Rhuys, qui suivait distraitement l’histoire et n’écoutait que la voix.

— Oh ! ce sont des souvenirs tragiques ! Ces druidesses ne se mariaient pas, et elles étaient les gardiennes du feu : en retour, la déesse leur conférait des dons particuliers. Elles se changeaient en oiseaux, en rayons de lune : elles lisaient dans l’avenir comme dans un livre. Elles t’auraient dit : « Ne combats pas contre Gradlon. »

— J’aurais combattu quand même, interrompit Rhuys. Est-ce que les soldats allaient les consulter ?

— Ils y allaient : et voilà où commencent les drames d’il y a bien longtemps. Un jour, un guerrier de Léon rencontra, en abordant, la plus jeune des druidesses, Arzel la Brune. Il lui demanda l’avenir… Elle était si belle qu’il aurait rêvé de demeurer auprès d’elle ; il était si fort et si doux qu’elle résolut de fuir avec lui. Sans se parler, ils se comprirent. Mais au moment où Arzel mettait le pied dans la barque du soldat, elle tomba percée de flèches.

— Et il ne sut pas la défendre ! Il ne sut pas les tuer toutes ?

— C’était la déesse qui tirait les flèches, dit Ahès avec ferveur. On ne peut rien contre les dieux. Un autre chef, dans des temps plus proches de nous, aborda de nuit l’île de Sein. Il voulait enlever une femme qui s’était enchaînée là pour le fuir. Elle le laissa s’approcher et lui planta un poignard dans le cœur d’une main si sûre qu’il tomba mort, sans un cri.

— Tu aurais fait cela ? demanda Rhuys.

— Oui, répondit simplement Ahès.

— Mais si tu l’avais aimé ? insista encore le jeune homme.

— Alors je n’aurais pas fui. Je ne me serais pas engagée au service de la déesse.

Non. Elle ne se serait pas engagée au service de la déesse. On le sentait, rien qu’à sa voix si chaude, à la passion naïve qu’elle mettait à conter ces légendes.

Elle reprit :

— N’y a-t-il rien eu de pareil sur vos côtes ?

— J’ai tellement vécu sur mer et dans les combats que j’ignore beaucoup de choses, dit-il. J’ai marché hors de la voie des autres. Mais dans les longues nuits en mer j’apprenais les chants de mon pays : ils redisent des histoires semblables aux tiennes, où les femmes meurent d’avoir aimé.

La flamme mystique qui brûle au cœur de tout cette sembla passer dans son regard. Il continua :

— Ce qu’on chante n’est rien : ce sont les visions du « monde derrière le voile » qui apprennent tout. J’ai vu, dans des nuits d’étoiles, ces femmes mortes d’amour, qui revenaient autour de nous, heureuses et désespérées, laissant traîner leurs longs cheveux dans les vagues. Elles me parlaient. Elles me racontaient des choses d’autrefois. Autrefois et aujourd’hui et toujours, les bien-aimés des dieux meurent avant d’avoir épuisé le breuvage. Je me penchais pour les mieux entendre, je les appelais ; je leur demandais de demeurer près de moi, comme le rêve de ma vie obscure.

— Tu ne parlais ainsi qu’à des mortes ? demanda Ahès d’une voix basse.

— A des mortes. Aux mortes que je chantais dans les ballades. A qui aurais-je parlé ?

Ahès respira plus librement. Elle reprit :

— Ainsi, dans ton pays, personne ne t’attend ? Ni femme, ni fiancée, ni sœur ?

— Les Saxons m’ont enlevé à huit ans. Je cours les mers depuis. Je suis seul au monde. Mais non. Les aïeux me parlent dans les longues nuits : tous ceux qui m’ont précédé et qui dorment dans la vieille terre ; et ceux, plus nombreux, que la mer a pris aux jours d’hiver.

— Et tu voudrais revenir vers eux ?

— Ah ! reprit Rhuys qui se releva malgré ses chaînes, ne demande pas si le rêve éperdu de la mer, de la large brise qui vous fouette au visage, des courses folles sur l’abîme, ne vous brûle pas le cœur ! Et se battre ! Et tuer ! Et voir fuir les ennemis ! Je t’ai parlé de rêve : mais le bruit des armes et les casques au soleil, quel rêve aussi ! De quoi sommes-nous faits pour aimer tant les songes de la vie, et tant le sang !

— Nous sommes les descendans des conquérans et des fées, dit Ahès. Il faut bien qu’il en soit ainsi !

— Moi, je donnerais tout pour la guerre, tout… Et cependant !

— Cependant ?… interrogea encore Ahès.

Mais elle attendit vainement une réponse. Rhuys ne parla plus.

Non. C’était impossible. Elle ne pouvait pas lui demander sa tendresse. Elle ne pouvait pas offrir son cœur. Toute sa fierté se levait en elle, en une répugnance invincible. Et le regard si tendre se changea en un regard de détresse. Elle se sentit seule et comme perdue : il lui semblait qu’elle venait de lâcher une épave en pleine tempête et que la mer la prenait et la rejetait sans force, navrée… Mais lui, au moins, serait heureux, il serait libre…

— Écoute, dit-elle enfin. Dans quelques semaines, c’est mon jour de naissance. Ce jour-là, je peux tout obtenir du roi. J’ai sa parole. Il ne m’a jamais rien refusé : je demanderai ta liberté. On te délivrera le jour même.

— Ah ! implora Rhuys, ne te joue pas de moi !

— Est-ce que je me joue ? Est-ce que tu me crois capable de me jouer ? dit-elle avec amertume. Sois heureux, tu n’es plus là que pour bien peu de temps. Tu ne seras plus notre prisonnier, mais notre égal, demain. Tout te sera rendu, ta liberté, tes armes, tes trésors. Je suis venue te le dire : j’ai tardé ainsi parce que… parce que je voulais te préparer. Mais tu as ma parole. Donc tu es libre.

— Et à quelle condition ? interrogea Rhuys.

— Aucune, répondit fièrement Ahès. Est-ce un marché ? Le roi et moi nous donnons, nous ne vendons pas.

— Et tu me diras : « Pars ! »

Quelle lumière passe donc sur le visage de celles qui aiment ? Quelle réponse, lorsque leurs paupières restent closes ? Ce fut au tour de Rhuys de faiblir. Jusqu’ici son orgueil d’homme avait fermé ses lèvres. Il avait pu se taire tant qu’il était prisonnier. Mais puisque la parole royale était donnée, puisqu’il était l’égal, il fallait qu’il sût. Hélas ! depuis le jour où le regard superbe s’était posé sur lui, il vivait le rêve que les belles mortes lui murmuraient la nuit, au bercement des vagues. Et Ahès n’était-elle pas l’une d’entre elles, dans sa pâleur tragique, dans sa robe de pourpre qu’une blessure invisible semblait teindre toujours ? Et ainsi, comme hors de lui-même, flottant, à demi inconscient entre la réalité et le songe, il reprit :

— Tu pourrais dire : « Pars ! » Et moi, quand je serai libre ; quand la terre s’ouvrira devant mes pas ; quand, de nouveau, je me sentirai assez vivant, assez fort, pour braver même la chute des cieux sur ma tête… Alors, si je te disais : « Viens !… »

Les grands yeux s’ouvrirent dans un inexprimable regard. Ahès demeura cependant immobile, les mains croisées, dans une attitude de pudeur royale, comme se recueillant en elle-même pour le mot éternel.

— Je viendrais, dit-elle.

Et ainsi leurs âmes furent scellées. Dans ces âmes aux paroles rares, des mots si simples étaient un serment. Et comme le chantait leur barde : « Sur la colline, de la cime joyeuse du chêne ils entendaient descendre une voix d’oiseau… »

Cependant il fallait se séparer. Il fallait rompre ce silence devant lequel tous les mots leur semblaient trop petits. Rhuys le premier parla :

— Regarde, dit-il. Par le soupirail de ma prison je vois les fenêtres, là-haut, où ton ombre se dessine souvent, où tu te penches quelquefois. Mes heures se passent à attendre ces instans rapides.

— Il y a longtemps ? demanda-t-elle

Depuis le jour où pour la première fois je t’ai vue auprès du roi, dans tout l’orgueil du triomphe ; et celui où tu es venue ici me porter du pain comme à ton pauvre ; et celui…

— Tu as refusé mes fleurs pourtant ! Mais j’étais mauvaise, murmura-t-elle. Pourquoi ? Il y en nous des choses obscures. On a besoin d’affirmer son empire, de poser la main sur le cœur qui se tait, de l’entendre palpiter et crier grâce. On croit ne pas aimer et déjà on a la passion d’être aimé. On veut savoir. Et la seule preuve, c’est la souffrance. On doute tant qu’on voit sourire : on ne doute plus si l’on voit pleurer.

— Et tu as pleuré ! dit Rhuys gravement.

— C’était malgré moi. J’en ai été si honteuse ! Mais tout est bien. Pourvu que ces semaines puissent s’enfuir vite !

— Je puis attendre, dit Rhuys. Cette joie est trop forte, et j’ai peur ; ne fais pas de bruit ; les dieux sont jaloux ; le bonheur ne se pose pas plus sur nous que les goélands sur les vagues.

— Il se posera quand nous lui aurons fait son nid, reprit-elle. Écoute. Nous partons demain pour une grande chasse. J’aimerais tant t’avoir avec moi ! Je lance des flèches comme mon père ; j’ai tué je ne sais combien de cerfs et de biches. Ce sera la dernière fois sans toi. La dernière, entends-tu ? Au retour, nous ferons nos plans.

— Là-haut, tous te suivront, dit Rhuys. Et ils t’admirent tous. Tu es si belle ! Les chaînes me seront lourdes !

Ahès posa sur lui cet étrange regard où les gouffres se creusaient comme dans ces grandes eaux que l’on entendait gémir au dehors en masses sourdes.

— Apprends à me connaître, dit-elle. La vaillance que vous apportez dans vos luttes, nous l’apportons dans nos tendresses. Mourir n’est rien. Tuer n’est rien auprès de cela. Je te raconte rai en revenant des histoires de femmes de ma race. Je n’ai peur d’aucune lutte. On vit quand on veut vivre.

Et à ce moment, dans un frisson, elle revit le présage qu’elle implorait la veille ! La mouette qui lui avait laissé aux mains des taches rouges, et qui mourait haletante, levant et laissant retomber sa tête fine en saccades brusques, en appels désespérés à la vie.


VI
Vous, célèbres par la connaissance des choses cachées, si, comme vos pères, vous lisez dans les ténèbres, vous, druides…
LUCAIN.

Le lendemain de grand matin, comme elle l’avait dit à Rhuys, Ahès partait avec son père et une suite nombreuse. Les chasses, en ce temps-là, étaient le divertissement favori de ces races fortes ; elles remplissaient le court intervalle des guerres, et il s’y mêlait assez d’imprévu, assez de danger pour que ce divertissement se changeât en une véritable passion.

L’Armorique, aux Ve et VIe siècles, était presque entièrement recouverte de bois ; et si les aurochs s’y faisaient rares, les loups, les renards, les sangliers et les ours y abondaient. On attaquait les sangliers à l’épieu, les loups et les renards au couteau, ou à coups de flèches. C’étaient des scènes de carnage, parfois des luttes corps à corps, périlleuses et cruelles. Les femmes modernes seraient hors d’état d’assister à ces tueries. Il y fallait plus d’énergie, plus de cruauté aussi et moins de nerfs. Mais les belles Gauloises ne reculaient pas pour si peu ; et, longtemps après Jésus-Christ, les historiens latins et grecs nous les montrent lançant de leurs bras blancs les lourds épieux, ou perçant à coups de flèches les daims et les cerfs.

Or la chasse de ces jours-là s’annonçait comme particulièrement émouvante. Gradlon avait résolu de délivrer son peuple des incursions meurtrières des sangliers. Il comptait s’enfoncer par la forêt de Porzoëd jusque dans les retraites les plus inaccessibles de la forêt centrale. Il désirait voir Ronan, son nouvel ami, et plus loin, à la naissance de la presqu’île de Crozon, cet étrange Gwennolé qui lui parlait comme un maître et devant lequel il se sentait soumis comme un enfant. Gradlon, encore tout ému du miracle de Ronan, songeait aux saints avec lesquels il voulait nouer une amitié étroite ; et sans parler, l’air préoccupé, il s’abandonnait à l’allure capricieuse de son cheval.

Ce silence convenait merveilleusement à Ahès. Son âme ébranlée, les jours précédens, par des impressions contradictoires, allant de l’extrême angoisse à l’extrême joie, appelait un repos absolu. Rien ne semblait mieux fait pour calmer sa fièvre que l’ombre mystérieuse des vieux chênes, encore verts en novembre, et la fraîcheur recueillie qui descendait sur elle des hautes branches. Oh ! la poésie des vieilles forêts ! Le silence des pas endormis sur les mousses, le silence des sources coulant sans bruit à travers les fougères aux teintes rousses ; l’exquise odeur humide des sous-bois : et ces longs rayons passant obliquement parmi l’ombre mystique, comme des chemins de paradis tout proches !…

À la première halte, à l’écart, Ahès s’était étendue sur un épais lit de feuilles. Les mains jointes sous sa tête, elle suivait les découpures des ormes, déjà dépouillés, dans le bleu lavé du ciel. Aucun chant d’oiseau. Aucun cri de bête sauvage. C’était l’heure endormie de midi. Ahès baignait tout entière dans la pure lumière ; elle se détendait dans un sentiment de bien-être et de paix infinie.

Elle se sentait vivre dans un bonheur moins agité que ces derniers jours, mais plus large, plus enveloppant. Elle regardait les chênes aux troncs vermoulus. Elle se demandait combien de générations tremblantes et caduques avaient passé devant ces géans immobiles : cela lui semblait si étrange de passer ! Et la brièveté possible de sa vie lui rendait l’heure présente plus précieuse. Jamais la grande nature ne lui avait paru aussi maternelle ; elle entrait avec elle en une communion étroite ; elle rafraîchissait son âme brûlante à la grande paix.

Une somnolence délicieuse l’envahissait. Les yeux mi-clos, elle découvrait maintenant du gui jusqu’à la portée de sa main. Elle se souvenait qu’on le cueillait autrefois dans des fêtes brillantes où, toujours, coulait du sang. Ce gui était l’emblème de l’Être unique, qui ne demande rien à la terre, ni racines, ni suc : du sang seulement ! C’était un emblème de joie aussi, d’après les druides ; la joie sans angoisse, réservée à quelques privilégiés… Et les tiges grandissaient démesurées, se déroulaient en volutes fantastiques ; l’air était criblé de petites baies blanches…

Veillait-elle ? Dormait-elle ? Le temps fraîchissait. La grande forêt amie prenait un aspect sauvage. La lumière verdâtre donnait à des êtres qui se mouvaient sans bruit des pâleurs de fantômes. Des femmes passaient, en robes traînantes, une serpe d’or à la main. Le vieux tronc devenait farouche. Hésus, le redoutable Hésus, l’enveloppait de son ombre ; cette ombre semblait hostile et effrayante : elle donnait froid jusqu’aux moelles, elle éteignait le soleil et la joie. Ahès en avait des frissons.

Maintenant les femmes formaient un cercle qui allait se rétrécissant : elles entouraient la jeune fille en une ronde infernale ; leur regard cruel et fixe ne la quittait pas. Ahès se couvrait les yeux de ses deux mains ; mais c’était en vain ; elle voyait toujours… Ces femmes la déchiraient par leurs maléfices, elles lui arrachaient le cœur… Elle eut un cri désespéré : « Rhuys ! Rhuys ! »

Le son de sa propre voix la réveilla. Elle se leva, encore épouvantée. Mais non, le songe affreux s’était dissipé. Tout avait gardé autour d’elle l’éternelle sérénité de vivre. Elle seule tremblait, saisie par le froid de novembre. D’un pas rapide elle se mit à la recherche de son père. Elle lui redit son rêve, frissonnant encore. Gradlon affecta d’en sourire ; et cependant, il insista, il l’interrogea sur les moindres détails. Ce demi-païen, troublé par les présages, donna l’ordre de repartir sur-le-champ. Et tout le reste du jour il ne regarda qu’à la dérobée les troncs fleuris de gui, comme si l’âme des dieux antiques revenait pleurer à leur ombre les sacrifices et les victimes d’autrefois.

A la nuit, on campa sous des tentes, dans une clairière entourée de grands feux. Pas une flèche n’avait été tirée. Le roi avait donné des ordres sévères ; la chasse devait être portée au cœur même de la forêt, dans les régions jusqu’alors inaccessibles. Les premières heures du jour se passèrent à atteindre le point marqué. Les sentiers devenaient impraticables. Des branches de houx gigantesques, plus hautes que les arbres, s’enchevêtraient, faisant la nuit sous les feuilles vertes. Des cris de bêtes s’entendaient çà et là. L’œil aux aguets, la petite troupe avançait avec précaution. Ahès, que le repos de la nuit avait guérie de son trouble, reprenait toute son intrépidité joyeuse. Penchée sur son cheval, toute au divertissement dangereux, elle interrogeait sans effroi les moindres recoins de cette nature vierge. Et tout à coup, sans qu’un muscle de son visage se contractât, elle banda son arc, et visa un loup de haute taille qui, ramassé sur lui-même, allait bondir. La flèche, empoisonnée de jusquiame, siffla : il y eut un râle d’agonie. Ahès désigna tranquillement aux hommes de sa suite le cadavre étendu. Elle sourit orgueilleusement. Elle pensa : « Rhuys, auprès de moi, pourra continuer à tuer. »

Elle désirait se surpasser elle-même pour qu’il l’admirât au retour, comme il le faisait, sans paroles, mais dans ce regard qui était une adoration. Elle rejeta la tête en arrière, elle respira avec délices. Il lui semblait que la vie devenait une chose sensible, enivrante ; qu’elle la buvait à longs traits.

L’odeur du sang avait excité les chiens ; les chevaux hennissaient, les oreilles droites ; ça et là d’autres flèches partirent. Les loups tombaient en masses lourdes, ou s’enfuyaient avec des hurlemens. Des cerfs et des biches, effarés au bruit, passaient leur tête fine à travers les buissons. Ahès les visait d’une main sûre : ils s’affaissaient, sans que la jeune fille semblât s’apercevoir de leur effroi et de leur douleur.

Au soir, il fallut faire prendre aux chevaux, sous la garde de quelques hommes, une route moins inaccessible ; les houx gigantesques les déchiraient. Ahès refusa de les suivre ; mais Gradlon exigea qu’elle n’allât plus seule, ainsi, à l’aventure. Bientôt on signala en avant des empreintes nombreuses de sangliers : les chiens donnaient furieusement de la voix ; on inspectait avec précaution les abords des cavernes et des mares ; le jour était encore assez haut pour qu’on pût forcer les sangliers dans leurs bauges.

Plusieurs cependant sortaient au bruit ; on les acculait alors contre des troncs d’arbres ou des roches, et les couteaux larges et courts faisaient des plaies affreuses : ils se débattaient les défenses en avant. Les plus intrépides entamaient avec eux des luttes cruelles. Ahès les encourageait, les excitait : et plus d’une fois ses flèches empoisonnées achevèrent la sauvage besogne.

La chasse se poursuivit ainsi jusqu’au matin. Après quelques heures de repos, Ahès, lasse enfin de tumulte, de sang et de cris, se décida à rejoindre les chevaux vers le nord. Plusieurs la suivirent. Gradlon demeura seulement avec les chasseurs intrépides. Alors les combats de l’homme et de la bête redoublèrent. Une suite de bas-reliefs sur des pierres tombales, au Vatican, donnent de curieux aperçus sur cette chasse. Le chasseur immobile attendait, un genou en terre, l’épieu long de trois pieds solidement calé dans un pli de terrain, contre une roche ou contre un arbre. Le sanglier, traqué par les valets et par les chiens, tombait sur l’épieu et ne pouvait plus se dégager. C’était vraiment une chasse splendide. Harassé, frémissant, Gradlon brandissait l’épieu durci ; il l’enfonçait au défaut de l’épaule du fauve ; le sang jaillissait, l’aveuglait. Il était hideux et terrible. Il invoquait les dieux sanguinaires. Ce n’était plus à la dérobée qu’il regardait les troncs mystérieux, dont Hésus était l’hôte ; mais en face, les yeux brillans. La légère couche chrétienne craquait sous la poussée sauvage : à lui Hésus et Taranis ! À lui, à lui, Cernunnos, le dieu des chasses furieuses ! Le corps d’un sanglier, et un autre, et un autre, jonchaient le sol en une hécatombe digne d’eux. Ah ! que les vieilles racines étaient vivaces ! Qu’ils étaient dans leurs veines, les cultes défendus ! Comme ces hommes vivaient, comme ils palpitaient à l’aspersion cruelle, et qu’il était loin d’eux, en ce moment, le culte en esprit et en vérité du Dieu humble, patient et doux !

Gradlon s’avançait seul, maintenant, à la poursuite d’un énorme sanglier. Il l’avait acculé à une roche ; mais par une feinte habile, l’animal avait bondi de côté ; il tombait sur Gradlon les défenses en avant, il l’atteignait : c’en était fait du roi si une pierre lancée par une main invisible n’avait blessé la bête au front ; cette diversion suffit pour que le roi pût reprendre son avantage. Il saisit l’épieu à deux mains, l’enfonça avec rage dans le poitrail découvert, et, éclaboussé de sang, il chercha des yeux son sauveur.

C’était le vieillard qui attendait, à la baie de Douarnenez, le passage des âmes, en jetant aux aïeux morts des offrandes de gui et de verveine.

Ses traits étaient ravagés par des années sans nombre ; et Gradlon, interdit, le regardait, ne sachant si c’était une ombre ou un homme.

— Qui es-tu, interrogea-t-il enfin, et comment te trouves-tu égaré dans cette forêt ?

— Je ne suis pas égaré, j’y demeure, répondit le vieillard. Mais depuis longtemps personne ne me connaît plus.

— Es-tu donc le seul de ta génération ? Quel est ton âge ?

— Est-ce que je sais ? Vois ce hêtre ; nous avons grandi ensemble. Il reste debout tandis que je penche. Le père de mon père l’avait planté au jour de ma naissance.

— Il habitait donc aussi cette forêt ? Mais comment pouvait-il y vivre ? Qu’y faisait-il ?

— Il était druide.

Le mot sembla éveiller dans la vieille forêt des échos endormis. Un frisson passa dans les veines du roi comme, la veille, au rêve d’Ahès. Cet homme était le fils de ceux qui résumaient en eux toute l’antique sagesse, qui tenaient dans leurs mains le présent, et l’avenir…

— Maître, dit Gradlon d’une voix changée, est-ce qu’ils t’apprenaient les choses que nous ne savons plus ?

— J’ai recueilli sur leurs lèvres les vingt mille vers qui renfermaient toute la science humaine. J’ai tout appris. J’ai tout oublié. Il y a en moi comme un vaste ossuaire, et mon âme me semble morte comme mes dieux.

Les prunelles déteintes par les années se fixèrent sur le roi, qui sentait grandir son effroi et son malaise :

— Apprends donc où le destin t’a conduit, poursuivit le druide. A mon tour, j’ai eu des disciples. Ils sont morts un à un. Je les ai enterrés à l’ombre de ces arbres. Cette terre est deux fois sacrée : c’est la tombe des miens, et c’est aussi la partie réservée de la forêt où s’offraient les sacrifices. Hésus a habité ces chênes, vieux de milliers d’années ; et peut-être que, pensif, il nous regarde encore.

— Maître, interrompit Gradlon qui tremblait, invoque-le pour moi, car il nous a vus. Ahès, ma fille unique, a senti passer sur elle, dans son sommeil, l’ombre redoutable ; et des druidesses l’entouraient, l’appelaient dans une ronde éperdue. Lis-tu comme tes pères dans les livres scellés ? parle alors. Que voulaient-elles ?

— Elles la voulaient, dit le druide à voix basse.

— Mais elles n’existent plus ! Elles sont mortes ! Et ce n’est qu’un rêve, s’écria Gradlon.

— Qui est plus proche de nous que les morts ne le sont ? continua le druide. Et quand les dieux nous parlent-ils, sinon dans le sommeil ?

— C’est donc un présage de mort ?

Les mots cruels sifflaient entre ses lèvres. Le vieillard inclina la tête.

— Mais on conjure ces présages, on les détourne. Tu sais, toi… Que faire ? Que veux-tu ? demande-moi tout !

— Que veut-on lorsque trois pieds de terre vous suffiront demain ? Que faire ? Les idées me fuient. Autrefois on donnait une vie pour en racheter une autre.

— Je donnerai la mienne, dit Gradlon haletant.

— Pourquoi ? dit froidement le druide. Un prisonnier, un criminel suffira.

— Tous ! prends-les tous !

Les vieilles superstitions avaient reconquis le roi tout entier. Elles revivaient en lui par le sang et par le rêve, les deux forces de sa race ; elles se mêlaient à son amour passionné pour son enfant.

— Un seul, poursuivit le prêtre. Vie contre vie. Tu choisiras.

— Rhuys ! s’écria Gradlon au bout d’un instant. Il est à moi. Je l’ai gardé en otage. Je te l’enverrai, tu le tueras ici.

— Non, dit résolument le druide. Non, là-bas, dans une réparation aux dieux que tu as reniés et auxquels tu reviens, malgré toi-même. Là-bas, sur cette digue que, dans sa fureur, Hésus a renversée trois fois.

— Comment sais-tu ? balbutia le roi interdit.

— Tu pourras bâtir sur son sang, continua le vieillard sans l’entendre. Ton peuple sera à l’abri des flots, et ta fille sera sauvée. Ce Rhuys est-il des nôtres ?

— Il est Celte.

— Alors il mourra bien, dit le druide avec orgueil. Il sait qu’il deviendra semblable aux dieux !

Une flamme sacrée brûlait dans les yeux pâles. Cet homme d’aspect doux était hors de lui-même :

— Que ce soit donc à la face du peuple, en plein jour, en pleine fête. Je suis le seul survivant du culte mort ; mais je m’endormirai à la fumée des holocaustes, et mes dieux quitteront leur vieille terre dans un dernier reflet de gloire !

— Va donc à Is, conclut Gradlon. Précède-moi. Prépare cet homme. Je te suivrai dans quelques jours Tu me réponds d’Ahès ? Tout est bien alors. Il vaut mieux qu’elle ne sache pas ; elle a déjà oublié que ces rêves portent malheur ! Nous ne parlerons ni de songe, ni de présage, ni de victime, à cause des chrétiens. Je me débarrasse d’un prisonnier sur lequel j’ai le droit de vie et de mort. Voilà tout.

— Es-tu donc esclave ? demanda fièrement le druide.

Et sans attendre la réponse, il s’enfonça dans les taillis répétant, comme une mélopée, la triade célèbre :

« J’ai vécu trois fois, je suis mort trois fois. J’ai été le lièvre timide. J’ai été le renard fertile en ruses. J’ai été le roi brave dans la guerre, lâche dans mes pensées. »


VII

Ahès et sa suite, par d’étroits sentiers de mousse, rejoignirent bientôt les chevaux et reprirent avec eux la route de Landévenec. Bien qu’ils fussent séparés des chasseurs les plus intrépides, et que, dans cette direction, les sangliers devinssent rares, tout l’intérêt et tout le danger de la chasse n’étaient pas écartés. Les loups abondaient dans ces parages. Les flèches d’Ahès et les couteaux de ses hommes d’armes en abattirent plusieurs. Le plus grand nombre fuyait, hors d’atteinte, en bandes furieuses.

La nuit, maintenant, était proche. Il fallait bivouaquer en un endroit sûr. Ahès choisit une éminence où la forêt semblait s’arrêter pour ne reprendre que très loin, au bord de l’horizon, en ligne sombre. On approchait de la presqu’île de Crozon. La lande déserte s’étendait à perte de vue, stérile et désolée. Il avait neigé dans la journée ; on s’en apercevait à peine sous l’épaisse voûte des arbres ; mais là, à découvert, les longues ondulations blanches étaient coupées seulement par des arêtes de granit, des fantômes étranges dans la nuit. C’étaient des pierres en forme d’autel, qui recouvraient, disait-on, des guerriers fameux ; et des monolithes énormes, restes inquiétans d’on ne savait quel culte, posés là, dans le recul des siècles, par les mains des Celtes morts. La lune jetait sa clarté froide sur le linceul de neige, et les tombes, et les autels géans ; et au loin, le murmure éternel de la mer ajoutait encore à la mélancolie des choses qui demeurent, quand les hommes et les dieux, et jusqu’au nom des hommes et des dieux, ont disparu.

Tout était immobile. Seulement à quelque distance, un troupeau se blottissait, serré contre le froid, devant un pauvre feu de tourbe, et le pâtre trompait l’ennui des heures en jouant d’une sorte de biniou rustique.

Bientôt le troupeau et le pâtre attirèrent l’attention d’Ahès. Elle ne pouvait dormir. Dédaigneuse de tout danger, elle avança pour entendre de plus près le chant primitif. Il y avait trois ou quatre notes qui revenaient toujours et ne finissaient pas, laissant en suspens le rythme et le rêve. Le rêve d’Ahès suivait ce chant. Elle était lasse de ces rudes journées d’exercice et de vie au grand air ; mais cette lassitude était saine. Elle se sentait plus maîtresse d’elle-même, plus forte aussi, et plus sûre dans sa résolution suprême. Elle trouvait à la clarté blanche de la lune, à ces solitudes vierges, un charme apaisant et pur. Sa vie ancienne, sa courte vie d’enfant, lui semblait pareille à ce champ de neige, éclairé d’un demi-jour froid… Puis la chaude lumière était venue… Et qu’elle était exquise, cette heure de l’épanouissement et de la joie ! Tout riait, tout rayonnait en elle ; elle aimait, elle était aimée… Cette fête intérieure transformait tout, rejaillissait sur tout, et semblait faire resplendir jusqu’à cette nuit glacée, jusqu’à cette terre du sommeil et de la mort.

Absorbée dans ses pensées, Ahès ne s’était pas aperçue que les dernières notes du chant mélancolique restaient en suspens. Elle avançait toujours. Maintenant elle surplombait le pli de terrain où s’abritait le troupeau, lorsqu’un cri d’effroi l’arracha à elle-même. Là, à quelques pas, le jeune pâtre courait en appelant ses brebis. Et tout à coup, les chiens hurlèrent de terreur. Une bande de loups se ruaient vers eux à travers la plaine. Que faire ? Ahès était sans armes, et déjà trop loin pour appeler à l’aide. Les loups arrivaient en une course rapide et muette : ils étaient nombreux, étendus en un demi-cercle menaçant. Déjà ils touchaient presque les brebis qui, tremblantes, effarées, s’échappaient à droite et à gauche. Instinctivement, Ahès se baissa pour saisir une pierre, au hasard…

Alors le petit pâtre eut un cri incompréhensible : « Gwennolé, père, au secours ! au secours ! » Ahès connaissait, pour l’avoir entendu prononcer par de rares chrétiens, le nom du saint le plus populaire de l’Armorique. Mais l’enfant était affolé par la peur pour crier ainsi, à travers ses larmes, dans ce désert et dans cette nuit !

Non. L’enfant n’avait pas appelé en vain. Deux fois, Ahès serra ses mains à les briser pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas ; qu’elle n’était pas, comme dans la forêt, le jouet d’une hallucination. Mais non. Elle avait les yeux grands ouverts ; elle était bien certaine d’avoir conscience d’elle-même puisqu’elle pensait : « Si Rhuys était là, il nous sauverait. » De quelque côté qu’elle se tournât, personne ne marchait à travers la lande. Aucune ombre n’avait passé dans la limpidité froide de la nuit : ni un bruit de pas, ni un souffle… Et cependant un homme était là, debout, vêtu d’une robe de moine. Les loups, arrêtés soudain, se couchaient en hurlant devant lui. Il passait entre les brebis et les loups, comme s’il était naturel que les créatures de son maître lui obéissent. Les agneaux, paisibles, s’étaient recouchés. Le pâtre avait cessé ses cris. Il baisait avec ferveur la main que le cher saint lui avait tendue. Le pauvre petit n’avait plus ni angoisse ni inquiétude. Il allait et venait, près de son grand ami, d’un air d’importance, frôlant les bêtes avec une vanité enfantine. Et peu à peu, tandis que Gwennolé continuait sa garde vigilante, l’enfant ralentissait le pas ; ses yeux se fermaient. Gwennolé le roula dans son manteau ; pensif, il s’assit près de lui, parlant à un Être invisible d’une autre bergerie et d’un autre pasteur ; et l’enfant s’endormit sous sa garde, tenant toujours entre ses mains les mains du saint bien-aimé…

Ahès ne pouvait pas distinguer les traits de Gwennolé. Mais une paix délicieuse la retenait à ses pieds. Elle ne se demandait pas comment le saint était venu, tant elle vivait dans une atmosphère de songe. Son âme bercée de chants et de légendes, fille de la race la plus rêveuse qui fut jamais, remplaçait seulement les fées par les anges, et les dieux inconnus et hostiles par des saints bienfaisans et sourians. La question pour elle n’était donc point : « Comment est-il venu ? » Mais : « Pourquoi est-il là ? » Et rien dans sa vie passée, rien dans ses vieilles histoires, ne lui donnait une réponse…

Est-ce que les larmes d’un pauvre valaient un miracle ? Est-ce que le Maître invisible venait ou envoyait ses serviteurs à chaque appel ? Gradlon disait souvent que les hommes de la religion nouvelle ne s’occupaient pas de la terre, qu’ils ne parlaient que du ciel. Et cependant, avant Gwennolé, qui avait-elle jamais surpris veillant sur le sommeil d’un misérable enfant ? Qui aurait gardé ainsi, fidèlement, les petites mains confiantes, toute une longue nuit ? Est-ce donc que, ne songeant qu’à l’autre monde, les saints donnaient leur cœur pour faire fleurir dans celui-ci la bonté, la compassion, la pitié ?

Elle pensa : « Je le dirai à Rhuys, pour qu’il se fasse chrétien, pour qu’il les aime… » Et jusqu’à ce qu’elle fermât les yeux, elle regarda l’enfant et le cher saint, et les loups enchaînés près des brebis paisibles qu’ils atteignaient de leur haleine, songeant qu’il y avait peut-être encore, dans la vie, une autre douceur qu’aimer et qu’être aimé…

Et ainsi la nuit avait passé, lente et douce. Au matin, les loups avaient fui, le saint avait disparu ; Ahès et les siens s’étaient remis en marche, escortés par le petit troupeau : le pâtre allait en toute hâte remercier son protecteur à l’abbaye de Landévenec. Ils suivaient donc ensemble la même route.

Ahès avait mis son cheval au pas. Elle interrogeait l’enfant le long du chemin. Il lui racontait que le bon Gwennolé était leur providence ; qu’il les défendait contre les bêtes féroces, et les maîtres cruels, et le feu, et la grêle, et tout…

— Il était très riche et très puissant, disait l’enfant avec orgueil. Il s’est fait pauvre comme nous et pour nous. Il n’a rien. Je suis mieux nourri que lui avec mon lait et mes fruits ; et sa vie est plus dure que la mienne. Il est partout où on l’appelle… Tout le monde l’aime. Il passe et il me dit : « Es-tu heureux ? » Je le suis toujours quand je le vois… Alors il ajoute : « Aime bien le bon Dieu ; » parce qu’il m’a appris que le bon Dieu le premier nous aimait ; qu’il était venu en ce monde, misérable comme je le suis… Aussi, vous ne trouveriez pas un païen dans le pays. Personne n’oserait faire cette peine au cher saint. Il est trop bon !…

Ahès souriait à cet enthousiasme naïf. Les bois avaient repris ; mais de larges espaces étaient défrichés, semés de blé et d’orge. On approchait du monastère. Ce n’était pas encore le bâtiment symétrique et régulier des abbayes du moyen âge ; mais une série de cabanes de chaume, où chaque moine vivait seul ; au milieu, un pauvre et spacieux oratoire réunissait tous les religieux à heure fixe. Ils prenaient aussi leurs repas en commun.

Et non seulement ils défrichaient la terre, non seulement ils chantaient les louanges de Dieu, mais ils allaient toujours par voies et par chemins convertir et consoler, enseigner les secrets du paradis, et protéger les petits et défendre les faibles. Vraiment ces chevaliers errans de Dieu faisaient la terre plus belle et les cieux plus proches.

Gradlon était arrivé le premier. Assis au seuil de l’abbaye, sous les arbres, il écoutait Gwennolé d’un air soucieux. Le faible roi, passant du druide aux moines, oscillait plus que jamais entre le vrai Dieu et ses dieux : il eût voulu les fondre en un accord impossible. Son âme était semblable à la terre dont parle le Christ où la semence mystérieuse est étouffée par les épines…

Avant Gwennolé, Gradlon avait revu Rouan, le moine qu’il avait livré aux chiens à Quimper. Et de nouveau le roi avait entendu prier l’homme humble et patient qui ne l’avait pas maudit au jour du jugement inique… Gradlon avait passé la nuit dans la cabane d’écorces d’arbres. Au matin, il avait vu avec stupeur, comme on le lui avait dit, les buffles sauvages se courber d’eux-mêmes sous le joug pour le travail journalier. Les saints, ces bien-aimés de Dieu, se mouvaient dans la création comme Adam avant la faute. Ils appelaient les bêtes fauves par leur nom, et elles leur étaient soumises. Mais ils avaient de plus qu’Adam l’humilité profonde, et cette compassion ineffable que le Christ radieux apprend à ceux qui mettent leurs pas dans ses pas… Pensif, Gradlon regardait Ronan, l’homme du miracle, aller bien loin puiser de l’eau, et de ces mêmes mains, qui d’un signe de croix domptaient les fauves, apprêter sa pauvre nourriture, cueillir des racines et des fruits pour rendre son hospitalité moins misérable.

Et après Ronan, Gwennolé ! Ahès arrivait au moment, où le saint reprochait au roi son esprit divisé, son cœur faible. Tandis que Ronan avait conquis Quimper au grand souffle du miracle, et que Gwennolé ne comptait déjà plus de païens autour de son abbaye, la Cornouaille demeurait entièrement infidèle. Is était célèbre par ses débordemens et ses folies, par son paganisme si ancré, si profond qu’aucun fruit de salut n’avait pu s’y produire. Et ce n’était pas tout ! La côte était bordée de pilleurs d’épaves. On attirait les navires contre les écueils par des feux mouvans. On les pillait. On massacrait les naufragés. Que faisait donc le roi ? A quoi servait le pouvoir que Dieu plaçait dans ses mains ?

Et comme la voix des prophètes, la voix de Gwennolé s’élevait, menaçante. Il parlait de châtimens exemplaires, de ruine et de mort. Dieu lui-même interviendrait, à une heure que lui seul savait, si l’on laissait ainsi se multiplier l’iniquité. C’est le Dieu qui aime. Mais l’amour a ses représailles, plus terribles que celles de la colère. Gwennolé parlait, ainsi, sévère et triste. Il s’interrompait pour sourire au pâtre, pour tracer sur le front candide le signe de la croix…

Gradlon écoutait la tête basse, inquiet, sentant bien qu’il venait de se souiller d’un nouveau crime, en donnant au druide l’ordre de tuer Rhuys… Mais sa conscience obscure trouvait déjà des excuses. Après tout, la vie de cet homme lui appartenait. Il disposait de son bien. Sans doute, il écoutait les prêtres païens ; il célébrerait un rite païen… Mais qu’importait ! En dehors de lui, — qui l’était si peu, — personne n’était chrétien à Ker Is. Et c’était pour sa fille ! Était-ce donc trop de tous les cultes et de tous les dieux pour garantir cette vie si chère ? Non, non. Il ne dirait rien au moine, et ce serait la dernière fois, la dernière fois…

Comme s’il l’eût entendu, Gwennolé reprenait :

— Ne dis pas : « Encore cette goutte d’eau ! » Une goutte d’eau suffit à faire déborder le vase de la fureur divine. Le Seigneur veut être seul. On ne se joue pas de lui.

Tout bas, Gradlon pensait : « Lorsque Ahès ne courra plus aucun risque, je rejetterai publiquement les vieux dieux… » Tout haut, il répondit :

— Je ferai de bonnes lois, père, quand tu seras venu me rejoindre à Ker Is. En attendant, je veux consacrer au Seigneur toutes les terres, tous les bois qui entourent ton abbaye.

Le saint se détourna avec lassitude, sans répondre. Il envoya une bénédiction à Ahès qu’il semblait voir pour la première fois. La jeune fille approcha, confiante et simple. Elle lui raconta comment elle était arrivée à Landévenec à travers les songes tragiques, à l’ombre des vieux chênes.

— Qu’est-ce qu’un rêve ? dit le bon saint avec une affectueuse sollicitude. Tu n’y crois pas. Tu n’as pas peur ?

La voix de Gwennolé était redevenue basse et douce. Il parut à Ahès que sa mère morte lui parlait. Elle s’enhardit :

— Est-ce encore un rêve ? J’ai vu hier, sur la lande, le berger et son troupeau défendus contre les loups… par toi, n’est-ce pas ?

— C’est encore un rêve, murmura le saint.

— Le Père n’a pas quitté son oratoire cette nuit, interrompit Wennaël, le disciple bien-aimé du maître.

— Qui ai-je donc vu ? interrogea encore Ahès.

— Que t’importe ? reprit Gwennolé. Sous une forme ou sous une autre, c’est celui qui s’est nommé lui-même le bon Pasteur, celui qui nous garde et qui nous aime.

— Passe-t-il donc quelquefois sur nos chemins ? demanda-t-elle étonnée. Je ne l’ai jamais rencontré.

— Tu le rencontreras quand tu souffriras, fit gravement le saint.

— Mais je ne souffrirai jamais !

Tout l’orgueil de sa passion éclata dans ce mot. Le regard du saint se posa, compatissant et doux, sur cette enivrée de la vie. Il continua sans paraître l’entendre :

— Lui, le Christ bien-aimé, se penche sur nos épines. Il prend dans ses mains l’âme qui crie vers lui, de détresse ou de remords. Il lui dit des paroles inconnues. Il l’emporte dans la nuit malgré sa plainte, car souvent, elle ne le reconnaît pas. Elle veut s’enfuir de ses mains, quoiqu’il se soit lassé en la cherchant, quoique ses pieds et son front et son cœur soient blessés pour elle.

— Et où l’emporte-t-il ? demanda-t-elle encore.

— Vers la Vie, dit le saint.

Les yeux sombres d’Ahès s’éclairèrent. Il lui sembla que, si elle avait été seule, elle aurait confié au bon saint son grand amour son grand espoir de vivre heureuse, pour que le Christ béni tournât son regard vers elle. Mais non. L’empreinte de la race était trop forte. Elle n’aurait pas su dévoiler le mystère de son cœur ainsi, en une fois, et devant les autres. Du reste, elle devait le revoir à Ker Is…

Et ce fut seulement bien des heures après, au moment de partir, qu’elle lui dit tout bas, continuant la conversation du matin :

— Je voudrais qu’il se penchât vers moi à l’heure où je mourrai…

— Il le fera, dit gravement le saint.

Mais son sourire devint très triste ; et lorsque Gradlon et Ahès se retournèrent, loin déjà, ils le virent encore regardant vers eux, priant sans doute, comme Celui qui passe, invisible et lassé, sur nos chemins…


M. REYNES MONLAUR.

  1. Les Séries. Ce chant est le plus ancien poème celtique connu.
  2. Livarc’h-hen les Splendeurs. Nous avons forcément abrégé.