Échalote et ses amants/06

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 59-70).

VI

Les Embêtés du Dimanche.

Quelle fête ! quelle bombance !
Ah ! vraiment je m’en réjouis,
Puisque, d’après l’enfer, je pense
Pouvoir juger du paradis.

Gérard de Nerval. (Faust.)


Sous ce titre M. Plusch avait groupé quelques camarades et fondé une association dont le but unique était de se réunir le dimanche soir et de fêter, par un haricot de mouton, un gigot bretonne ou un bœuf à la mode, le jour du Seigneur et du repos hebdomadaire, même pour ceux qui ne font jamais rien. Quoique Israélite, il négligeait le jour du sabbat qui heurte nos loisirs contemporains et vous met en robe de chambre alors que les affaires continuent. La vie valait qu’on y prenne part et M. Plusch ne se fût pas pardonné de rester chez lui quand tout vibrait au dehors. Rien de plus fade que ces dimanches où les favorisés de la fortune quittent Paris pour aller, durant quelques heures, poursuivre le gibier des bois, et où les petites femmes, livrées par cette désertion à leurs concierges de parents ou à leurs bien-aimés clandestins, en profitent pour gobeloter en famille ou ne point quitter leur oreiller. Il en résulte un changement étrange dans Montmartre : plus rien ne subsiste de son aspect habituel. Les cafés sont pris d’assaut par les philistins et leur marmaille, les trottoirs sont encombrés de flâneurs incolores et laids. Sur la chaussée, des bicyclettes, surmontées de dames en culotte étroite et de pères de famille transbahutant leur dernier rejeton dans une corbeille d’osier, zigzaguent deux par deux et fendent l’air de leurs tonitruants cris d’alarme. C’est le triomphe de la bourgeoisie imbécile et encombrante, l’exhibition des gueules lymphatiques et constipées, l’apothéose des ronds-de-cuir et des chloroses.

M. Plusch, pour échapper à un tel spectacle, passait, comme les grues amoureuses, ses dimanches au lit et n’en sortait qu’à la tombée du jour au premier coup de sonnette de ses amis.

Ce dîner du dimanche n’avait d’autre but que d’autoriser quelques rigolos à fuir la foule goinfre et puante, envahisseuse des brasseries et des restaurants, en leur offrant un endroit tranquille et drôlement meublé où ils pourraient remplir leur panse sans ouïr les stupidités des mufles. Il ne pouvait, vu l’exiguïté du bureau de M. Plusch, transformé ce soir-là en salle à manger, réunir qu’un nombre limité de convives et, afin de ne pas se laisser assiéger par les indiscrets et les pique-assiettes, M. Plusch avait fait de ce repas une sorte de confrérie assez fermée.

Si les Embêtés du Dimanche justifiaient leur désignation vis-à-vis du public, ils la démentaient singulièrement rue Clémence. D’après les statuts mêmes de l’association on pouvait juger de son intérêt.


1o Une société est fondée pour permettre à quelques veinards de fuir, une fois par semaine, les bandes de truffes et les régiments d’idiots composant la majeure partie de la société parisienne, bandes de truffes et régiments d’idiots particulièrement insupportables les jours de fête.

2o Cette société sera baptisée : Les Em…bêtés du Dimanche et aura son siège unique chez M. Plusch, 14, rue Clémence.

3o Elle s’y réunira chaque dimanche soir, à 8 heures, et y discutera ses intérêts, les pieds au feu ou en pantoufles et le ventre à table.

4o Vu la surface de la salle à manger de M. Plusch et le nombre des sièges contenus dans l’appartement, ladite société ne pourra comprendre plus de six adhérents.

5o Les adhérents seront exclusivement du sexe masculin et ce afin d’éviter les démissions, les expulsions, les mauvaises humeurs et les querelles inévitables dans les associations mixtes.

6o Chaque adhérent aura droit à un invité dont il se portera garant en temps qu’esprit et bonne humeur.

7o Tout invité n’ayant pas rempli les conditions requises entraînera la radiation de son chaperon dans la société des Em…bêtés du Dimanche.

8o Par autorisation spéciale, et quand elles seront jolies, des femmes pourront participer aux agapes dominicales, mais, afin de maintenir la variété et la gaîté, les Em…bêtés du Dimanche sont priés de ne point y amener leurs maîtresses légitimes, ces dernières étant des agents de discorde et de pignochage.

9o M. Plusch se réserve de percevoir un droit de trois francs par convive pour chacun des dîners. Ce prix, qui n’excède pas celui de la plus modeste gargote, n’a d’autre but que de récupérer ses frais de boulottage, d’éclairage à gigorno et de fleurs pour ces dames.


M. Plusch qui, toute la semaine, prenait ses repas dans les divers caboulots de la Butte, était donc contraint, par ses devoirs de président des Embêtés, à manger chez lui le dimanche. Cette contrainte était une joie à laquelle il se préparait à partir du jeudi, non point en se purgeant pour faire la place nette aux victuailles de son dîner domiciliaire, mais en organisant et en méditant son menu. Sa cuisine n’étant qu’un lavatory et son horreur des graisses qui cuisent lui défendant d’en empoisonner son logement, il reportait sur Blandine le soin de préparer le plat de résistance et, pour le reste, s’en rapportait au bon goût des pâtissiers.

La chère était toujours suffisante et les vins ne manquaient pas.

Ces dîners étaient encore un des événements du 14 de la rue Clémence en ce sens qu’ils entraînaient une soulardise carabinée de Plumage, le branle-bas de la loge des concierges et celui du rez-de-chaussée.

Quant aux invités et adhérents, leurs allées et venues ne manquaient pas de pittoresque. Messieurs sérieux, dames à panamas et à chaussettes, indifférents au protocole des entrées mondaines, enjambaient les fenêtres du rez-de-chaussée et en lançant force « Pi… ouit ! » faisaient une irruption tapageuse dans l’appartement du président.

Que de flirts, que de mariages s’ébauchèrent durant ces agapes ! Vu les règles de l’association qui interdisaient les légitimes, on juge du tour que prenaient les conversations et les attitudes. Si, dès les hors-d’œuvre, les hommes étaient déjà en bras de chemise, à l’entremets les femmes étaient le plus souvent en chemise, ou drapées en de vagues péplums que l’amphytrion achetait à la douzaine et mettait à leur disposition.

Tout l’esprit des célibataires impénitents, tout le cynisme des femmes faciles s’exerçait en ces repas exempts de pose, où l’on se tutoyait sans préparation préalable.

M. Plusch, en annonçant à ses amis qu’Échalote surveillerait le suivant dîner, ne dérogeait pas de ses droits, car Échalote, nouvelle recrue, ne pouvait se présenter comme maîtresse légitime. Il en serait encore ainsi pour trois ou quatre dimanches. Après ce temps les associés auraient le devoir d’admonester leur président et de le rappeler aux lois de la civilité puérile mais déshonnête. À ce moment il s’agirait pour M. Plusch, soit de donner à sa maîtresse de quoi aller dîner avec son gigolo, ainsi qu’il le faisait autrefois pour Pois-Vert et pour Mme du Sommerard, soit de l’expédier dans sa famille, si elle en avait une.

Pour l’instant il convenait qu’Échalote ne se montrât pas sous un jour défavorable et n’obligeât pas les convives à rappeler à M. Plusch l’article 6 de leurs statuts concernant la qualité intellectuelle et sociale de l’invité.

Le dîner qui, pour Sophie Laquette, devait être un
commencement d’initiation à la vie des rigolos de Montmartre, fut, grâce à l’annonce d’un colis de foie gras et de charcuterie juive expédié de Strasbourg, des plus animés. Les six Embêtés du Dimanche, au complet, répondirent à l’appel. C’étaient, par ordre d’ancienneté :

Le docteur Benoît, qui n’était ni Benoît, ni docteur, mais un exquis gentilhomme grec, dernier rejeton d’une grande famille athénienne — Périclès ou Solon — venu à Paris pour y admirer la grande Sarah, alors adolescente et qui, depuis, ruiné par le jeu et des procès avec le Grand-Turc, vivait tantôt aux frais de ses amis de la capitale, tantôt à ceux de quelques tripots lesquels, en dédommagement des sommes soufflées autrefois, lui assuraient la table et un louis par jour contre sa figuration nocturne dans la foule des profanes et des pontes attiédis.

M. Pochade, soixante ans et rentier, surnommé l’Homme au Supplice Indien, qui terrorisait les femmes en leur proposant un système de volupté connu de lui seul, les payait d’avance pour les séduire et, finalement, les renvoyait sous prétexte que leurs constitutions débiles ne lui permettaient pas d’expérimenter son secret.

Jules Lièvre, dit Julot, dit Le Petit Vieux de la Plaine Monceau, directeur d’une agence de renseignements, qui, pendant vingt ans, avait joui des béguins désintéressés de toutes les filles, les avait guidées de ses conseils sur les hommes et de ses expériences personnelles, les avait aimées sans avarice quant à ses générosités charnelles, les avait trompées sans s’attirer de sales histoires et les chérissait aujourd’hui en gourmet, sans leur rien demander que leur amitié, réservant pour les pierreuses accortes et les bonniches exemptes de sentimentalité ses dernières ressources viriles. Hélas ! il « casquait » maintenant ! Ce qu’il avait obtenu gratuitement des élèves de Cora Pearl et de la baronne d’Ange, les péripatéticiennes du trottoir et des fourneaux le lui faisaient payer. Le temps n’était plus où, en compagnie de Plusch, hébergé et choyé dans l’hôtel de la fameuse baronne, ils s’introduisaient l’un et l’autre, et sur un signe de la patronne, dans les armures moyen-âgeuses de l’antichambre et cela pour ne point troubler la quiétude et l’incognito des visiteurs soudainement annoncés. Il casquait maintenant et tout de suite, de lui-même, redoutant la demande de la donzelle et la désillusion que serait, pour son amour-propre et son imagination difficilement maintenue, ce rappel aux devoirs du client d’amour et de passage.

Gratin, limonadier d’élite, à qui Montmartre était redevable de ses principaux restaurants de nuit et qui avait apporté à l’organisation de ces lupanars à musique le charme de son érudition et de son goût. Il reconstituait les cuisines d’antan, faisait confectionner, sous le nez des consommateurs, des plats savoureux et oubliés, organisait des festins pantagruéliques et des processions de comestibles parés, enrubannés et portés haut. Sa fameuse « soupe à la plume » mijotait sur un réchaud, au milieu de la salle. N’en avait pas qui voulait et il fallait connaître son époque et ses légendes pour y avoir droit. Marié à une femme économe, rétive à l’ouverture des cordons de la bourse conjugale et qui s’effrayait des tentatives onéreuses de l’héraldique cuisinier, Gratin s’était un jour dégoûté du mariage et des pitances savantes. Il avait vendu ses maisons et divorcé. Mais déjà l’ennui et la médiocrité de sa fortune rongeaient son âme avide du fumet des victuailles et du relent des truffes. Gardant, au fond de sa nature de gastronome, une affection tenace pour son ex-compagne et une habitude de se reposer sur elle des soins qui n’étaient pas ceux des fourneaux, il lui refaisait la
cour et ne désespérait pas de devenir sous peu son amant fidèle. Comme elle possédait une fortune égale à celle qu’il avait mangée et fait manger il nourrissait — c’est le cas de le dire — le vague projet de l’intéresser à une future entreprise culinaire dont il aurait la direction et la jouissance.

Enfin M. Bouci, homme marié lui aussi, dont on ne voyait jamais la femme (pas si bête que de l’emmener dans les endroits où il s’amusait !), commissaire des jeux dans les villes d’eaux estivales, gaillard pas encore mûr, le plus fantaisiste des Embêtés du Dimanche, amateur de tout ce qui était original, lettré ironiste et aimable, élégant comme feu Sagan, coiffé de huit-reflets impeccables et toujours renouvelés, la coqueluche de toutes les femmes s’il l’avait voulu, le camarade de tous les hommes qui n’étaient pas des crétins, le conseiller des demi-mondaines et l’enfant chéri des bourgeoises qu’il amusait sans la mesquinerie de la flatterie et du boniment. Figure éminemment parisienne, M. Bouci était de tous les vernissages artistiques, de toutes les premières et de toutes les reprises musicales où l’on signalait un nouvel effort ou un changement d’interprétation, et entre temps, aux heures des bocks et des apéritifs, asseyait son mètre quatre-vingts et faisait miroiter son haut de forme aux terrasses des cafés chics et justifiait ainsi cette dénomination, due à un observateur ami, de Roi des Terrassiers.

Si l’on considère que chaque Embêté du Dimanche avait un invité de son esprit et de son poil, on voit ce que pouvait donner une telle association en tant que verve, fantaisie, anecdotes contées, projets émis, blagues et opinions. Échalote, lancée dans cette douzaine de Parisiens bons vivants et pas bêtes, s’en tira habilement en maintenant sa personnalité argotique et gouaparde, bien faite pour séduire un monde assez initié aux habitudes des femmes de bon ton pour les fuir par principe.

Au dessert, tandis qu’Échalote, prétextant l’obligation, pour toute Montmartroise, d’aller les jeudis, samedis et dimanches tricoter des jambes au Moulin de la Galette, prenait congé des invités, jetait à M. Plusch un rendez-vous pour minuit dans un café de la place Blanche et s’en allait en fredonnant la Matchiche, les Embêtés la déclarèrent charmante et les trois dames présentes : Mlles Jojo, Bébé l’Apache et la môme Caca félicitèrent l’amphitryon pour son choix judicieux et gracieux.

Quant aux hommes ils se retirèrent perplexes et inquiets sur ce que pourrait donner l’intrusion d’une petite fille, même de vingt-deux ans, dans la vie d’un ami que l’on savait flappi mais non point satisfait.