Échalote et ses amants/10

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 107-117).

X

Une journée bien employée.


La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu’à donner à propos.
La Bruyère.


M. Plusch n’avait pas l’intention de laisser son ami Saint-Pont à ses méditations sur les femmes de théâtre. On savait qu’elles avaient été, dans le lointain des temps, très ingrates envers lui et qu’aujourd’hui encore il gardait au cœur une récente blessure. Mlle Fanny Dingoire, au concert Arlette de Maisons-Alfort, après avoir sollicité l’amour d’un poète de la rue Lepic, avait reporté sur le chef d’orchestre, épris d’elle, son aigreur d’avoir été dédaignée d’un disciple d’Apollon, qui, tout bien réfléchi, n’avait à lui reprocher que ses pieds trop pointus et, par cela même, néfastes à la longévité de ses draps de lit déjà mûrs. Après plusieurs mois d’une liaison au cours de laquelle Arlette de Maisons-Alfort ne renâcla pas à collectionner les passades et à multiplier les frasques, la chanteuse, l’âme toujours avide du poète réfractaire et économe, venait de s’offrir une compensation en s’accouplant à un chansonnier rosse et hirsute. Saint-Pont traînait sa peine et ses rancœurs. Les cabotines, pour l’instant, lui étaient odieuses et il se vengeait selon ses moyens : en les admonestant comme du poisson pourri aux répétitions et en refusant leurs faveurs, offertes en échange de leçons gratuites et particulières.

Toutefois, par affection pour son ami Plusch, il refréna, puis remisa ses griefs. Échalote était, en somme, une personne sympathique. Il le reconnaissait et l’avouait. Même son parler et sa vulgarité argotiques ajoutaient à son galbe. Il est difficile de garder rancune aux gens pour des insolences dont on a été le premier à rire, d’autant qu’en l’occasion M. Saint-Pont avait été ménagé. Aussi se mit-il au piano dès l’arrivée chez lui du singulier ménage et pria-t-il galamment Mlle Échalote de bien vouloir filer des sons d’après les arpèges du clavier. Les « ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! » de Sophie Laquette se présentèrent sans trop de difficulté et avec une relative justesse. C’était suffisant pour les exigences du café-concert où la voix se subordonne aux épaules dodues et aux genoux ronds.

— Et maintenant, — fit M. Saint-Pont, — essayons un petit couplet.

Il lui passa une feuille imprimée de musique, de vers élidés et du portrait en demi-peau d’une étoile de dixième degré.

— Attention à l’air !

Il le joua d’un trait avec accompagnement de pédale forte et de sifflotement.

— Vas-y à ton tour et chante les paroles.

Échalote entonna :

Tous les hommes en veulent
De ma petit’ gueugueule.
J’suis pas joli’, jolie,
Mais c’que j’ai leur suffit.

M. Plusch, assis sur la banquette des élèves, les mains jointes sur son ventre, buvait le lait versé par Euterpe.

— Eh bien, ce n’est pas trop mal, — fit-il en manière de jugement.



— Oui, — répondit M. Saint-Pont, — c’est ce que nous pouvons appeler une belle voix pour écrire. Avec une douzaine de répétitions ce sera très suffisant pour tous les Bobinos du monde.

— Alors, peuh, peuh, à quand l’engagement ?

— Ça ne me regarde plus. Dans huit jours nous lui aurons composé un répertoire. Elle sera très bien dans Mes nichons sont des casse-noisettes, Ton p’tit frère grandit encore, Dans neuf mois j’vous dirai c’que c’est. Tu n’auras plus qu’à l’expédier dans les agences.

— All right ! — sanctionna M. Plusch.

En sortant de chez M. Saint-Pont, qui habitait rue Fontaine, M. Plusch, flanqué de la môme Échalote, ne fit qu’un saut rue de Douai où, entre les rues Blanche et Vintimille, une boutique accroche, si l’on peut ainsi parler, l’œil des passants. À la porte, et servant d’écran, le buste d’une femme aguichante, peinte sur toile, semble convier les curieux à une pénétration sans délai. L’étalage, derrière la vitrine, est composé pour exciter plus d’une convoitise. C’est, dans le désordre de la brocante, une théorie de divinités laquées, de brûle-parfums, de jades primitifs, des pipes à opium et de pots à tabac cloisonnés, au-dessus desquels, en guise d’oriflammes, se balancent des robes de la saison dernière, des manteaux un peu démodés et des fourrures intactes. L’enseigne de la maison, collée en lettres d’or au-dessus de la femme peinte : À la Royale Confiance n’est pas pour rebuter le chaland, au contraire. M. Plusch le prouve à M. Schameusse, propriétaire du lieu, en ne descendant vers les quartiers du bric-à-brac et de la toilette en solde qu’après un examen minutieux des occasions exposées chez lui. Au surplus, il l’honore d’une estime qui confine à l’amitié. Car M. Plusch, paresseux de nature, a la plus grande admiration pour l’activité des autres. L’intelligence du patron de la Royale Confiance l’intéresse. Il suit les évolutions de M. Schameusse, toujours occupé par ses deux clientèles de femmes et n’achetant aux unes que ce qu’il est assuré d’écouler aux autres. Ses emplettes faites dans le quartier Malesherbes sont revendues aux Montmartroises économes. Ce qui a réjoui l’œil des gentlemen, admirateurs des professionnelles beautés, est encore très suffisant pour l’amour-propre des adolescents désireux de promener leurs maîtresses sur les pelouses des hippodromes parisiens.

Ancien acteur tragique, ayant joué Le Juif errant et Le Courrier de Lyon dans la plupart des théâtres de banlieue, M. Schameusse apporte dans les affaires des finesses de metteur en scène. Il sait prouver à la cliente vendeuse que ses toilettes et ses objets d’art ne sont plus à l’unisson de sa grâce incontestable, et à la cliente acheteuse que rien, plus que la chose marchandée, ne sera efficace au rehaussement de ses charmes trop négligés jusqu’ici. Superbe orateur de boutique, si la dame cherche une jupe et qu’il n’en possède pas, il lui fait l’article pour une paire de chaussures à sa pointure et, si elle veut un chapeau
et qu’il en soit démuni, il lui « colle », suivant les saisons, un parapluie ou une ombrelle.

Philosophe pour lui seul, M. Schameusse, marié à une Anglaise jolie et honnête, sait ce que valent les femmes des autres et, en particulier, celles qu’on possède en location et qui sont ses acheteuses. Aussi suit-il d’un œil mélancolique les évolutions de M. Plusch et craint-il toujours de le voir s’enliser définitivement dans le chiqué d’Ève.

Mlle Sophie Laquette ne l’emballait qu’à moitié. Plus fin que M. Plusch, il avait découvert le manège de Victor et même celui de quelques flâneurs de la rue Lepic, trousseurs de cotillons et détrousseurs de vertus conjugales. Échalote, déjà, trompait son amant de cœur, et ceci augmentait la gravité de son cas. Un adultère qui ne peut se contenter d’un seul complice tourne au dévergondage. Imprudente, elle encourait non seulement l’abandon de M. Plusch mais les rossées du jeune Victor. Si les femmes, qui, en général, prennent goût à être battues, ne méritent pas qu’on les délivre des mains assassines de leurs gigolos, il convient, par contre, de les arracher, si faire se peut, des bras caressants de leurs aveugles seigneurs et maîtres.

Avec mille ménagements il avait essayé de mettre M. Plusch sur ses gardes. Celui-ci, ainsi qu’il est d’usage chez les amants bernés, l’avait aussitôt remisé. Il avait foi en la sagesse d’Échalote et rien ne lui prouvait qu’elle trouvât utile de tromper un rigolo, avec qui elle ne manquait de rien, en faveur de blancs-becs plus ou moins décavés. À son avis elle était trop pratique pour se livrer à un sport sans enjeu et ce n’étaient pas les sous-entendus d’amis, plus envieux qu’utiles, qui bouleverseraient son bonheur. M. Schameusse se l’était tenu pour dit et avait changé de conversation.

Aujourd’hui il ne s’étonnait qu’à moitié d’entendre M. Plusch s’enquérir de la richesse de ses armoires. Celui-ci cherchait une robe de gommeuse, le plus court et le plus clinquant possible.

— C’est pour Échalote ?

— Pour elle-même.

Il songea à la duchesse du Luxembourg, à Loin-du-ciel et à Ranavalo envolées loin de Montmartre, grâce aux ailes pailletées dont M. Plusch les avait loties.

— Tu tiens à en faire une artiste ?

— C’est fait.

M. Plusch, parmi ses péchés mignons, avait celui d’enfler la vérité.

— J’ai un costume ayant appartenu à Mistinguette. Il est fort beau, on n’aurait qu’à le diminuer.

— Peuh, peuh, montre toujours.

M. Schameusse sortit d’un tiroir un amas moussu de dentelles givrées et de rubans mauves.

— Le voilà.

C’était ébouriffant. Échalote riboulait des yeux brillants comme des strass, palpait les étoffes, faisait voler les tulles.

On tomba d’accord sur le prix. Mme Schameusse indiqua une couturière qui exécuterait la transformation nécessaire et Échalote, la robe féerique sur ses avant-bras, prit le chemin de la rue Clémence.

— Veux-tu un conseil ? — proposa M. Schameusse à M. Plusch qui, ravi, regardait trotter sa maîtresse.

— Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.

— Non, mais écoute-moi, — insista le propriétaire de la Royale Confiance.

— Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre.

— Tu as tort.

— Et tu n’as pas raison. Tu mangeras du porc et moi du cochon. Et là-dessus, peuh, peuh, adieu notable commerçant, à la revoyure.

Lançant, par saccades, ses jambes fluettes et ses bas de pantalon ballottants, exagérant le port de son abdomen rebondi, M. Plusch entreprit à son tour de regagner son home. L’atmosphère était lourde, parfumée de tous les livarots exposés chez le crémier du bas de la rue Lepic et des montagnes de crevettes de la poissonnerie voisine. Le soleil tapait dur sur les pavés, sur le trottoir et sur le crâne de M. Plusch lequel, bouillonnant de projets et de calorique, avait besoin d’air.

Le président des Embêtés du Dimanche, son couvre-chef à la main, grimpait toujours. Soudain, dans le petit cul-de-sac perpendiculaire à la rue Clémence et qui porte le nom candide d’impasse Blanche-Neige, un écriteau « Appartement à louer », le tint en arrêt. L’idée qui le turlupinait reprit corps. Ses efforts pour faire remonter au gosier le métier rémunérateur qu’Échalote, jusqu’ici, portait beaucoup plus bas, aperçurent leur but. Sans réfléchir à l’inconséquence des événements précipités, il pénétra chez le concierge, s’enquit du prix du local, sut qu’il était à l’entresol, que les locataires, rappelés en province, l’abandonneraient avant quinze jours et que leurs successeurs pourraient y installer aussitôt leurs nippes et leurs punaises.

— Peut-on le visiter ?

— Bien sûr, mon bon monsieur, suivez-moi.

Trois pièces sur la façade, une cuisine, un cabinet de toilette, le tout pour huit cents francs. C’était donné.

Dix minutes plus tard, M. Plusch serrait la main de la pipelette en lui glissant un denier à Dieu et traversait la chaussée, porteur d’un engagement de location au nom de Mlle Sophie Laquette.

Il n’avait pas pris le temps de réfléchir à la crise de ses finances, à la période qu’il lui faudrait encore passer avant d’équilibrer son budget oblitéré par les frais d’entretien de sa maîtresse. Une occasion s’était offerte de suivre la prescription du docteur, d’épargner à Échalote l’humidité malsaine d’un rez-de-chaussée, de faire en sorte que la gamine de vingt-deux ans ne fût pas arrêtée dans sa tardive croissance. Il l’avait saisie. Tout s’arrange, n’est-ce pas, en bien ou en mal. Échalote allait gagner sa vie au concert, il aurait du crédit chez des marchands de meubles pour garnir l’appartement retenu, après quoi il partirait vers une station balnéaire, d’où, contrairement aux autres touristes, il reviendrait avec des économies suffisantes pour l’extinction de ses dettes criardes. Le bien triompherait et Échalote serait heureuse.

On a la conscience tranquille quand on assure la vie matérielle de la femme de son choix. Les favoris des reines sont à plaindre pour ne pouvoir déguster le devoir accompli. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié, mais les grands fortifient l’amour.

Tout en monologuant sur ces finesses d’âme, M. Plusch s’empressa d’aller porter, dans un baiser troublant, la bonne nouvelle à Échalote.