Échalote et ses amants/16

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 177-191).

XVI

Monsieur Dutal.


Les caractères de la folie que l’amour fait naître varient beaucoup entre eux.
L’Arioste.
(Roland furieux, chant XXIV.)


Une rumeur, quelques jours plus tard, circulait boulevard de Clichy et stationnait plus particulièrement dans les tavernes Cocardasse et Raff. Échalote avait remplacé l’honorable M. Plusch par un jeune gentleman qui la couvrait de bijoux, la promenait en fiacre-auto et lui commandait des robes, non plus chez les marchandes à la toilette de la rue de Provence, mais chez les plus réputés faiseurs.

M. Schameusse, qui, le premier, avait découvert cette intrigue, y trouvait matière à froisser son amour-propre. Sans se contenter de tromper un client ami comme M. Plusch, Échalote exagérait le cynisme en versant aux couturiers le produit de sa trahison. Elle eût pu, avant de préciser ses commandes, s’assurer s’il n’avait rien d’assez élégant et d’assez confortable pour elle en sa boutique. Justement il venait d’acheter la garde-robe d’une demi-mondaine huppée mais nabote ; la naine Échalote eût fait des affaires d’or en s’adressant à lui. Mais non, elle voulait, à son tour, sacrifier aux exigences du snobisme et solder des factures abracadabrantes. « Sotte, triple buse ! » avait formulé M. Schameusse, en même temps que s’agrandissait en lui la blessure de l’amitié outragée.

C’était en allant au Casino de Clignancourt proposer à Échalote une robe de gommeuse qu’il avait tapé du nez dans les bois de M. Plusch. Un jeune homme y aidait Échalote à se voiler d’une chemise. Il avait pris la petite à part :

— Tu n’es pas folle de t’habiller devant un étranger ? Pour qui va-t-il te prendre ?

Elle avait plaqué sa patte de lièvre sur la bouche de M. Schameusse.

— Tête de pipe, c’est mon amant.

En vain avait-il essayé de la ramener à la raison, en vain avait-il tenté de lui faire entrevoir les suites de ses inconséquences.

— Et puis après, — avait objecté Échalote, — qui vous dit que je n’en ai pas encore un autre ?

— Petite malheureuse, tu ferais ça ?

— Et sans ta permission encore ! Parfaitement, j’ai un joli gosse que j’aime et j’ai cette truffe-là qui m’entretient. D’ailleurs, il faut que je vous présente : « Monsieur Schameusse, propriétaire des grands magasins de La Royale Confiance, — avait-elle annoncé au jeune inconnu ; puis, désignant ce dernier : — « Monsieur Adhémar Dutal, mon fiancé. »

Les deux hommes s’étaient serré la main, après quoi M. Schameusse, trouvant qu’il en avait assez fait pour les convenances, s’était sauvé en maudissant les femmes.

On s’étonnera peut-être d’apprendre qu’Échalote-Mominette donnait du fiancé à un jeune homme qui l’avait séduite avec la rapidité d’un moineau franc.
Hélas, il est des instants où la faiblesse humaine tourne à la syncope et des circonstances où le plus opiniâtre des Hercules devrait filer, non point aux pieds d’Omphale, mais à l’anglaise. Ainsi en avait-il été de M. Dutal, qui n’était ni plus chiffe ni plus crétin qu’un autre, et que deux baisers plantés sur l’oreille avaient affolé. Il aimait Échalote à un degré qui réclame le cabanon. C’était du délire. Après lui avoir fait la cour plusieurs fois sans l’approcher, il l’avait approchée, en une seule fois, jusqu’aux plus extrêmes limites et ne l’avait quittée qu’au petit jour. Des cajoleries échangées il gardait une tenace griserie et, parce qu’il était timide dans l’ivresse, Échalote le dominait comme un homme éméché. Fils à papa, il avait en portefeuille de quoi satisfaire les caprices d’une coquette. Échalote, qui avait toujours prédit que, le jour où une poire lui tomberait sous la main, elle ne la rendrait à la société qu’à l’état de trognon, put enfin satisfaire son appétit et régaler Victor. En quinze jours, elle avait accumulé à ses doigts les bagues les plus disparates, renouvelé son linge, nippé et installé son sous-marin. Plus M. Dutal offrait, plus il demandait à offrir. Une nuit qu’Échalote avait mis sur le compte de sa nature de fille honnête une réfrigération grandissante sous les caresses de l’amant, celui-ci, pour la rendre à sa température normale, avait promis de la réhabiliter à ses propres yeux, une fois pour toutes, par un mariage d’autant plus admirable qu’il lui faudrait lutter avec sa famille pour le conclure.

Ce furent, le lendemain, entre Échalote et Victor des gorges chaudes et des tirebouchonnements prodigieux à la santé de M. Dutal.

— Tu vois que j’avais raison de vouloir connaître ce louftingue.

— Pour sûr. Tâche maintenant de le faire casquer jusqu’à son dernier rond et balance-le dès qu’il sera à sec.

— N’aie pas peur, mon coco, on sait y faire.

L’existence d’Échalote s’écoulait donc ainsi. Le matin elle recevait, de M. Plusch, l’argent nécessaire à sa journée, l’après-midi elle retrouvait Victor et allait transpirer en sa compagnie à Tabarin, le soir elle « vendait sa salade » à son concert, rejoignait M. Dutal et allait souper avec lui.

Comme elle avait un de ces heureux caractères qui répugnent à dissimuler leurs fantaisies, elle affichait son nouvel amant et arborait son luxe. Chaque soir une voiture les déposait chez Raff où ils consommaient leurs premiers sandwichs. Ce décor plaisait à M. Dutal, qui aimait entendre, en même temps que les roulements de dés des jacquets, les conversations de certains habitués, lesquelles n’étaient ni dans une bouteille ni dans une terrine. Un couple, particulièrement, l’intéressait. Il se composait d’un homme, au système pileux abondant, que l’on nommait le baron et d’une femme, jamais la même, mais qui donnait toujours l’illusion d’être la vraie compagne du monsieur à barbe. Le baron était riche, la femme invariablement jolie, leur gaieté était communicative et leurs amis nombreux. Ce baron, cas unique, n’avait pas de domicile ; il logeait tantôt ici, tantôt là, hier chez un camarade, demain dans un hôtel. Le complet qui l’habillait étant son seul costume, rien ne le contraignait à se vêtir différemment pour la rue ou le théâtre. Quand l’étoffe s’élimait il en commandait un autre et laissait aux mains d’un quelconque domestique la pelure hors d’usage. Aujourd’hui il était à Montmartre, mais on l’avait rencontré la semaine dernière à Monte-Carlo et il se promettait d’être dans quelques heures en Belgique. Celle qui se proposait pour l’accompagner était la bienvenue, à condition qu’elle n’eût ni faux cheveux à faire friser en route, ni valise. On partait les mains dans ses poches et on revenait, lui avec une nouvelle compagne, elle avec un amant de rencontre. Toujours amis on se quittait avec un shake-hand et la promesse de se revoir, et on se rencontrait chez Raff où il avait le louis facile et vous faisait mettre un couvert. La grosse Léa, pilier de la brasserie, et qui eût pu, avec ses bocks absorbés depuis quinze ans lancer un navire, tirait du baron tout le profit possible. Pour n’avoir pas été l’élue d’une de ses nuits, elle restait l’auxiliaire de ses aventures et, en maintes occasions, les lui facilitait. Ses commissions consistaient en objets utiles et en voyages. Le baron, envolé à la recherche d’une étrangère, bien souvent l’emmenait. Elle aidait les intrigues et, au besoin, faisait office de chandelier. On n’eût trop su de quoi pouvait subsister
cette femme obèse, aphone et alcoolisée si l’abjection humaine n’autorisait toutes les suppositions. Au tarif de la prostitution, Léa ne valait pas quarante sous et pourtant elle en dépensait dix fois plus chez sa logeuse et dans les caboulots. M. Dutal, volontiers, lui eût offert quelque monnaie pour les suivre, Échalote et lui. Subjectivement, il estimait qu’elle méritait tout au plus les honneurs du pied, mais objectivement, quand on avait une petite camarade à lui offrir, elle valait le spectacle. Échalote, il le déplorait, ne condescendait pas à ces pourparlers, non point qu’ils lui répugnassent outre mesure, mais elle prétendait que l’argent gaspillé en ces marchés était mieux placé dans sa poche. Il est des vertus dues à l’économie et des achats de conduite destinés à la caisse d’épargne.

Toutefois il eût été faux d’attribuer à M. Dutal des vices si compliqués qu’il convient de se mettre à plusieurs pour les satisfaire. Altruiste, il eût aimé multiplier les moyens de bonheur de sa compagne et comme le truc du mal de ventre, de nouveau employé, le contraignait à une chasteté relative, ses invites à Léa ne devaient être inscrites qu’au bilan de son grand cœur. Sa tendresse présente avait d’ailleurs, à l’instar des sentiments de M. Plusch, quelque chose de paternel. Il ne concevait pas, vis-à-vis d’Échalote, une de ces passions vulgaires d’où l’aimée peut ressortir bossuée et anémique, mais plutôt une affection vaillante et protectrice. Ainsi il lui réapprenait sa prière du soir, lui donnait des leçons d’arithmétique, lui coupait sa viande à table, lui prenait la main pour traverser les rues et rêvait de lui acheter un tablier de sarrau et un cartable.

— Je m’étonne, — disait-il à ses amis, — de la voir marcher seule. À chaque pas il me semble qu’elle va trébucher.

À son insu Échalote reprenait son métier d’antan. Elle redevenait petite fille et M. Dutal, pour compléter son illusion et l’excitante crainte des gendarmes, exigeait qu’elle l’appelât papa et lui demandât la permission de se retirer en lieux clos ou d’aller se laver les mains.

— La petite fille n’a pas été sage, elle n’aura pas de dessert.

— La petite fille a désobéi à son papa, on va lui faire un écriteau et la mettre dans le coin.

— La petite fille, ayant mal mangé sa soupe, sera privée de chocolat.

Ce à quoi Échalote répondait :

— La petite fille se fiche de vous comme un éléphant d’un bigorneau ; la petite fille vous lave les boyaux de la tête avec une brosse en chiendent ; la petite fille fera des crêpes au pétrole, et c’est vous qui boirez le jus.

— Qu’elle est drôle ! Qu’elle est drôle ! — gloussait M. Dutal.

— Si je suis drôle, vous êtes embêtant comme un boisseau de puces. A-t-on idée d’un crapaud qui veut jouer au maître d’école !

Pourtant, elle les connaissait de longue date ces natures masculines qui ont besoin de se croire grands-pères pour tenter de devenir papas. Les Champs-Élysées lui en avaient fourni des échantillons, et M. Plusch, sans pourtant extérioriser cet état d’âme, se plaisait au jeu de l’aïeul et de l’ingénue. Qu’avait-elle donc dans la peau pour qu’on la traitât toujours de même manière ?

M. Dutal, un soir, lui avait fait cet aveu :

— Tu as une odeur unique, tu sens la menthe sauvage.

Et aussitôt, hantée par les refrains de café-concert, Échalote avait fredonné :

Pétronille, tu sens la menthe,
Tu sens la pastille de menthe,
Tu sens la menthe pastillée,
Entortillée dans du papier.
Papier… papier… papier… papier…

Le lendemain, dans un troublant tête-à-tête avec Victor, elle avait voulu tirer au clair l’opinion de M. Dutal. Pour elle, tout parfum animal ne pouvait être que celui d’une haleine fétide ou fraîche. Soufflant à plusieurs reprises dans le nez de son bien-aimé elle lui avait demandé :

— Petit trésor, devine ce que j’ai mangé à mon déjeuner.

Victor avait humé la respiration de sa précieuse maîtresse.

— Des choux de Bruxelles, — prononça-t-il.

— Mais non, mon amour, de la marmelade d’oranges.

— C’est possible.

Elle était de moins en moins fixée. Dans l’ignorance de son propre bouquet l’odorat de M. Dutal lui parut une anomalie. Dès lors elle s’habitua à trouver ridicules toutes les manifestations de la personnalité de cet amant-banquier, et leurs fiançailles lui paraissant couronner brillamment un ensemble de loufoqueries sentimentales et nasales, elle les publia à grand renfort de bavardage chez tous les commerçants de la rue Lepic. Immédiatement M. Dutal passa à l’état de phénomène. On se le montrait du doigt.

— C’est curieux, — disait la fruitière, — un monsieur si distingué qui épouse une paillasse !

— Qu’est-ce que vous voulez, — ronchonnait la teinturière qui avait quatre rejetons en laissés-pour-compte, — on élève bien ses filles, on leur donne de l’éducation, personne n’en veut. Il n’y a plus que les roulures pour avoir de la chance.

— N’importe, — faisait la brocanteuse, — il y aura du grabuge quand M. Plusch rentrera. Un si brave homme, et qui avait fait tant de sacrifices !

Les Embêtés du Dimanche furent, à leur tour, au courant de la nouvelle. Ils en souffrirent pour leur ami. Encouragés par M. Schameusse ils convinrent de nommer une délégation qui tenterait de sermonner la volage. Le docteur Benoît et l’Homme au Supplice Indien, désignés par le sort, sonnèrent un matin chez Échalote. Au saut du lit où elle laissait M. Dutal, la blonde enfant était d’une amabilité relative. Sa nervosité s’accrut quand le docteur Benoît eut exposé leur mission.

— Si c’est pour me raconter des boniments à la graisse de radis vous pouviez me laisser au plumard. Non, mais ils en ont un toupet, ces frères-là !

Au bruit de la discussion M. Dutal avait sorti ses jambes des draps et enfilé un pantalon. Les pieds nus, les cheveux hirsutes et la moustache en saule pleureur il crut de son devoir d’aller s’interposer. Échalote le mit au courant de l’incident.

— C’est deux poteaux de mon ancien amant qui viennent chialer pour lui. Dites-leur qu’on va se marier et qu’ils nous fichent la paix.

M. Dutal, entraîné à l’obéissance, voulait cependant agir en galant homme.

— Si ces messieurs voulaient bien prendre la peine de s’asseoir, je me glisse dans des pantoufles et je suis à eux.

— C’est ça, — fit Échalote, — mettez vos godasses et amenez votre viande.

La conversation, grâce à l’intervention de M. Dutal, fut courtoise. Ce dernier, en regard des revendications des deux députés, exposa son bon droit : il aimait Échalote, il était aimé d’elle. Aucune loi sociale ne contraignait une femme de vingt ans à unir son existence à celle d’un homme mûr. M. Plusch, d’après ce qu’il en avait entendu dire, n’était pas un idiot ; lui-même, mis au courant de la situation, engagerait Échalote à ne pas refuser une offre de tranquillité durable.

— Car enfin, — objecta-t-il, — les hommes qui épousent ne se rencontrent pas sous les sabots des chevaux, et j’aurai une fortune suffisante pour garantir l’avenir de ma compagne. Je me permets donc, messieurs, de compter un peu sur vous pour plaider notre cause. Vous avez assez vécu, je pense, pour respecter le véritable amour et pour ne pas le confondre avec la bassesse et l’égoïsme du caprice.

Puis, s’adressant à Échalote :

— Si tu nous offrais quelque chose ; ces messieurs accepteront bien de se rafraîchir.

En vidant une bouteille de malaga on tomba tout à fait d’accord. Ces Embêtés du Dimanche étaient deux vieux renards qui comprenaient la vie. Émoustillés par le vin et la jobardise de M. Dutal, chacun à son tour parla de ses petites histoires. Le docteur Benoît, désargenté, se donnait des illusions flatteuses. Mis comme un prince, la boutonnière fleurie et le Clay aux lèvres il passait ses après-midi vautré dans un des fauteuils de la terrasse du Grand-Hôtel. Son allure distinguée ne passait pas inaperçue. D’un salut, d’un mot, d’une attention délicate il captivait la sympathie des étrangères. On se parlait. Polyglotte, il était à la hauteur de toutes les circonstances galantes. Après des échanges d’appréciations sur les différents continents il se retirait précipitamment sous le prétexte de perdre la notion d’un temps promis à son notaire. En réalité il tenait à ne pas atteindre l’heure de la tasse de thé ou du porto. Sans difficulté il obtenait un rendez-vous pour le lendemain et, en suivant sa combinaison, il parvenait de temps en temps à savourer les plaisirs d’un gentleman affairé qu’on ne rencontre ni pour aller au théâtre ni pour dîner.

L’Homme au Supplice Indien, plus riche, n’en était pas à ces machinations. Il venait d’emménager dans une maison modeste mais peuplée de femmes qui ne l’étaient guère. Transformant une des pièces de son appartement en salle d’hydrothérapie du plus confortable modernisme, il avait fait distribuer à ses voisines un billet ainsi conçu : « Le locataire du second, possesseur d’une baignoire et des divers ustensiles qui s’y rattachent, met son eau chaude à la disposition des personnes délicates et soignées. Nota : Pour éviter la cohue, prière de se faire inscrire chez la concierge. » Depuis cette innovation
ni lui ni les cygnes nickelés alimentant sa baignoire ne savaient où donner de la tête. Fixées sur ce qui les attendait, les dames de l’immeuble n’hésitaient pas. En peignoir et en espadrilles elles trottinaient à tour de rôle dans l’escalier et s’engouffraient chez M. Pochade. Tout ce que cet ingénieux humanitaire eût pu reprocher à son système c’était de lui fatiguer les bras et d’accentuer son ataxie. Car il se proposait pour les massages, pour les frictions au gant de crin et pour bien d’autres choses encore.

M. Dutal écoutait cette conversation avec un certain malaise. Amoureux sincère, il avait de la pudeur pour l’objet chéri et respectait la chasteté de ses oreilles. D’après ce qu’il en pouvait déduire, Échalote avait dû, avec M. Plusch et ses amis, être mise à une rude école. Il n’était que temps d’enrayer et d’épargner à l’ingénue une promiscuité dont leur félicité conjugale n’aurait nul besoin.

L’heure du déjeuner approchait. Timidement M. Dutal la rappela aux deux délégués. Ceux-ci comprirent l’allusion et comme, après tout, ils n’avaient que faire dans cet antre du ridicule de leur camarade, ils serrèrent des mains au hasard et retournèrent chez eux.