Écrit sur de l'eau/Chapitre II

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Éditions du feu (p. 43-64).

CHAPITRE II

Mondanités

Se raser le masque, s’orner D’un frac deuil… Jules Laforgue.

Je voudrais avoir la plume de Paul Bourget, le scepticisme d’Abel Hermant et l’enthousiasme de Georges Ohnet pour décrire le bal de Madame Morille. Cette fête fut semblable à bien d’autres, mais il lui manque un historiographe digne d’elle, et vraisemblablement cet annaliste lui manquera longtemps encore, car il est tout à fait au dessus de mes forces de donner une impression, même approximative, de l’ensemble de cette soirée mémorable.

Madame Morille se faisait un honneur de ne refuser l’entrée de ses salons à aucune personne de la ville pour peu qu’elle se fût distinguée sur une branche quelconque de l’arbre social, par l’éclat du plumage, la qualité de la griffe ou la nouveauté du cri. C’est ainsi qu’on y rencontrait la très haute et très irréprochable dame Juigné de Chamaré en même temps que M. de Rappapont, qui dirigeait une agence de Mont-de-Piété et faisait fabriquer par de pauvres peintres de faux tableaux de maîtres, tout enduits à leur naissance de cette patine superbe et fauve qu’on prétend n’être due qu’à l’opération des siècles. M. Bombard dont la spécialité comme avocat était de défendre les cocottes au détriment des orphelins ne rougissait pas de serrer la main à Madame Défayyantz dont le mari avait déjà assassiné un chef des eunuques du harem, avant de venir vendre des tapis de Turquie sur le quai de la Fraternité. Madame Morille, sans s’élever pourtant jusqu’à la sérénité de la contemplation philosophique, aimait autour d’elle ce mélange et appréciait ce faisandage, non moins encore que l’apparence de dignité aimable dont chacun était, comme d’une livrée, revêtu.

Car toutes ces personnes qui, le jour, se différenciaient violemment dans la rue par le port de leur chapeau, la manière d’avachir leur jaquette et l’exubérance inégale de leurs opinions politiques, prenaient, le soir, sous le frac et la robe basse, l’air uniforme de gens qui, ayant tous bien dîné, sont devenus conservateurs opportunistes et souriants défenseurs de la propriété et de la famille… On n’aurait jamais deviné, à le voir si galamment penché sur les épaules de Madame Bombard, qu’il semblait respirer comme le parfum d’un jardin de chair, que M. Augustin Paillon, le médecin gynécologue et sans malades, n’avait dîné tout à l’heure que du souvenir de son déjeuner du matin et qu’il porterait demain et longtemps après avec son veston, la cravate blanche si délicatement étranglée que lui enviaient alors bien des jeunes élégants.

M. Morille voulait devenir conseiller municipal. Il invitait des électeurs.

Jacques de Meillan n’arriva qu’au milieu de la fête. Murmurant les immortelles et enivrantes paroles de la Valse Bleue, des adolescents et des vieillards, tournoyaient, enlaçant les pures jeunes filles que le relâchement des mœurs européennes abandonnait à leur passagère étreinte. Il fut un peu choqué, comme si tout ça le regardait et qu’il fut le cousin de ces jeunes filles. Puis, maîtrisant sa ridicule émotion, il salua Madame Morille, qui lui demanda des nouvelles de “ sa poésie ”.

Comme il n’avait jamais écrit un vers, du moins qu’elle connût, il grommela quelques paroles gracieuses et rassurantes, et chercha à se perdre parmi les groupes.

Mais il avait été reconnu par des amis, et ne put éviter leur conversation :

— Ah ! lui dit le jeune Lanturlut, en ouvrant des yeux étonnés, ah ! tu as mis un habit !

— J’ai d’abord eu l’idée de venir en robe de chambre, mais j’ai craint, au dernier moment, de me faire un peu remarquer.

— Je ne comprends pas, dit Lanturlut.

— On ne comprend jamais ce que raconte Meillan, reprit le petit Juigné de Chamaré, qui était une sorte de représentant de l’élégance marseillaise. Mais, ça ne fait rien, il est très gentil… À propos, Meillan, je trouve ce frac d’une coupe tout à fait originale. Quel est le tailleur qui l’a fait ?

— Dusautoy.

— Dusautoy ?

— Oui, le tailleur de Napoléon III. Il travaillait très bien.

Cependant, M. Morille, apercevant des jeunes gens s’était approché. C’était un homme gros et jovial, décoré du Mérite Agricole et qui, désirant plaire à tout le monde, n’employait que des plaisanteries aimables, faciles et qui ne peuvent jamais, en aucune façon, être prises en mauvaise part. Il leur dit :

— Eh ! eh ! Messieurs ! c’est gentil d’être venu frotter mes parquets. Vous allez me faire reluire ça !… Et pour votre peine, vous aurez des petits-fours, du champagne et des cigares à gogo… Hein ! hein ! ils sont bons, les cigares du papa Morille ! Tiens, mais, continua-t-il en s’adressant plus spécialement à Jacques, vous, monsieur, je ne vous ai pas encore vu chez moi.

— C’est Madame Morille qui…

— Oui, oui, ma femme invite comme ça un tas de gens… Ça m’est égal d’ailleurs… Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Vous m’êtes même sympathique et c’est bien rare que je puisse le dire sincèrement à tous ceux qui fréquentent mes salons. Vous n’avez pas idée de ce qu’il y a de mufles, ici, ce soir… Allez, messieurs, frottez, trottez mes parquets.

Soudain, le pauvre Jacques fut saisi d’un ennui immense. Ce gros monsieur vulgaire, ces jeunes hommes stupides, ces femmes décolletées, et sur eux tous cette lumière égale, indifférente et transformatrice, tout cela lui parut le décor le moins fait pour y traîner un ennui d’amour. Il aurait voulu trouver une place où rêver solitaire, mais comment ?

Autour de lui s’agitait un peuple en délire. Les valseurs tournaient avec une rapidité folle et un air égaré. Il ne sut inventer autre chose que se mêler à leur agitation et fit danser sans lui adresser la parole, une jeune fille aux cheveux châtain clair et qui haletait péniblement pour le suivre dans ses pirouettes. Puis il la conduisit au buffet où il la contempla, impassible, lutter avec une coupe de champagne et un gros baba dont elle eut, enfin, raison. Il recommença le même travail avec une jeune fille brune, une blonde, puis une autre encore, et ainsi de suite jusqu’à douze.

À la douzième jeune fille, il se sentit las et de plus en plus seul. Son bras droit, pour avoir retenu tant de tailles contre son buste élégant, souffrait d’une légère crispation. Il s’appuya au buffet, et avec un vague espoir scruta la foule bruyante. Ce fut Augustin Paillon qui en sortit.

— Te voilà ! dit-il. (Il le tutoyait depuis qu’il l’avait guéri dans son enfance d’une fluxion de poitrine). Comment te trouves-tu ici !

— Mais pas mal et vous-même ?

— Je veux dire : comment se fait-il que l’on t’ait invité ?

— Oh ! dans le tas, on ne fait pas attention.

— C’est par Lanturlut, sans doute ?…

— Je pense en effet que Lanturlut m’aura recommandé à Madame Morille. C’est gentil ici…

— Très gentil… C’est la première fois que j’y viens… J’ai fait la connaissance de Mazarakis, hier au soir, au café. Il m’a présenté… Tu n’as pas vu sa femme ?

— Je ne la connais pas.

— Tu ne connais pas Madame Mazarakis ?… C’est une femme admirable, mon cher. Quelle ligne ! Quelles épaules !… Il y a un quart d’heure que je ne la retrouve plus.

— À propos, mon père vous attend au café Turc.

— Je l’ai déjà vu… Ah ! mon ami, ce n’est pas pour le lui reprocher. Je sais que tu le respectes ; mais ce qu’il est rat avec moi !… Comment ! un homme qui sait que mon héritage des Doges est absolument incontestable, qui sait, — je le lui ai promis, — qu’il aura un million sur douze, s’il veut m’aider, devine ce qu’il a eu l’audace de m’offrir quand je lui ai révélé tout à l’heure, en partie seulement, les embarras momentanés où je me trouve.

— ?…

— Cent sous, mon cher ! Il a eu le front de m’offrir cent sous. Sans commentaires, n’est-ce pas. Un vieil ami, avec lequel j’ai toujours partagé sans compter… Retiens bien ce que je te dis : je n’ai qu’une parole, ton père aura son million, mais, malgré tout, je ne pourrai pas lui garder cette estime que, …enfin ce ne sera plus la même chose.

Jacques se distrayait une minute à l’indignation de M. Augustin Paillon. Ses yeux proéminents, à peine contenus par le binocle d’or, étaient lubrifiés de colère tandis que, de colère aussi, ses lèvres énormes séchaient et se fendillaient malgré le passage félin d’une langue humide… Il en avait oublié ses triomphes féminins et cette longue brochette de cœurs ardents qu’il affirmait avoir le droit d’étaler au lieu d’un bouquet ou d’une décoration, au revers de son frac sévère de médecin frivole.

— Oui, oui, et le pire c’est qu’il n’était pas sans argent. Son gousset plein bombait de monnaie… Il préfère entretenir avec un tas de rastaquouères sans aveu qui lui disent qu’il a du génie, afin de pouvoir dîner, et que, depuis des années, s’emplit d’apéritifs et de liqueurs, dans tous les café où ils le débusquent… Tiens ! tout ça me dégoûte. J’aime mieux m’occuper du spectacle. J’aperçois là-bas Madame Brémond qui va lancer son nouveau flirt d’hiver. Elle ne s’arrêtera jamais ? Avec lequel de ses amants compte-t-elle donc marier sa fille ?

Et M. Paillon s’éloigna, aussi offensé que la Morale.

En se penchant un peu, Jacques s’aperçut qu’en effet Madame Brémond causait langoureusement avec un jeune homme, et ce jeune homme était le petit Juigné de Chamaré, qui passait pour riche et de relations avantageuses. Il en fut un peu triste car en même temps il surprit que Mlle Brémond, entourée d’une petite cour de jeunes gens, entre leurs épaules regardait, les yeux fixes, sa mère.

Il s’approcha, écarta légèrement le jeune Lanturlut qui ne s’expliqua jamais pourquoi et, mentant avec une tranquille impudeur, il demanda à cette jeune fille, qu’il n’avait pas encore vue de la soirée, si elle avait, par hasard, oublié sa promesse.

Elle se leva, sourit, lui prit le bras d’un mouvement dont elle ne put réprimer la nervosité et s’éloigna avec lui. Habitués aux caprices féminins, les jeunes gens se dispersèrent, mais Lanturlut, stupéfait, demeura immobile, ne comprenant pas comment une personne qui vous a juré sur la foi d’un carnet de bal qu’elle danserait avec vous le quatrième quadrille, pouvait, sans explication, disparaître avec un autre cavalier.

Très jolie et très triste, Juliette Brémond acceptait, une rose à la bouche, la situation terrible d’une jeune fille dont la mère a beaucoup trop d’amants pour songer qu’elle a une enfant. Elle gardait un sourire dont on ne pouvait voir le mépris et la lassitude. Ne sentant aucun respect dans les adulations de « sa cour » elle se défendait d’aimer personne, de peur que celui qu’elle choisirait la crût frivole et passât… Elle jouait la comédie d’une énervée et trouvait parfois un subtil et triste plaisir à savoir qu’on « la prenait pour une autre ».

Jacques était son meilleur ami et elle était la meilleure amie de Jacques. Elle devinait qu’il avait compris son triste secret et, lui, savait qu’elle l’avait deviné. Mais, ne sachant comment l’en consoler, il ne lui en parlait point et elle, comprenant cette triste réserve, se taisait longuement. Ils causaient d’ailleurs de tout, en vrais camarades. Souvent Jacques, profitant des libres allures que tolérait chez soi la famille Brémond, apportait à Juliette des livres qu’il lui lisait à haute voix, et ils se communiquaient l’un à l’autre les réflexions de leur jeune et naïf scepticisme. Jamais ni l’un ni l’autre ne faisait la moindre allusion à sa vie personnelle ou à ses ennuis d’intérieur. Ils s’amusaient à être de purs cerveaux. — Est-ce qu’on a des bonnes, mon cher ? Lisez donc plutôt ce sonnet de Verlaine.

Mais ce soir-là, Juliette en avait plein le cœur. Elle avait entendu, entre le petit Juigné de Chamaré et sa mère, la phrase indubitable qui fixait la date et l’heure du rendez-vous. C’était le lendemain même à trois heures… Une gorgée d’amertume humaine lui noyait la bouche… Et cependant, cela, on ne pouvait le raconter à personne.

Elle serra plus fort le bras de Jacques.

— J’ai du noir ! dit-elle.

Puis elle sourit. Et Jacques, à son tour, lui prit la main, l’étreignit et répondit doucement :

— Faut pas…

Juliette était toute détendue. Elle avait bien envie de pleurer ; mais comme elle ne le pouvait pas, à cause du bal, elle se mit à rire trop fort. Et Jacques lui donna ce conseil absurde et excellent :

— Si vous avez du noir, il faut vous dire à l’instant : « Je ne veux pas » et danser, et danser toute la nuit. Voilà ! Et si vous pensez en avoir encore demain, il faut demander à cette vieille ganache d’ami Jacques : « Ami Jacques, venez demain, me lire une de ces jolies histoires, qui ont été écrites par de braves gens, pour distraire les petites filles de leurs chagrins sans raison. »

— Oh ! oui, c’est cela, venez demain. Sitôt après le déjeuner. Il n’y aura que grand-mère à la maison ; vous savez que la lecture, ça lui est bien égal… C’est promis ?

— C’est promis. Avec d’autant plus de plaisir que moi-même, le lendemain d’un bal… Et votre amoureux, à propos ?

— Mon amoureux ?

— Le jeune et brillant Lanturlut. Vous le bouleversez. Tenez, je me fais un malin plaisir de vous voler à lui. Dansons-nous ?

Il eut une minute d’admiration sincère. Son amie Juliette était bien jolie, dans sa robe simple. Longue et fine, avec ses beaux yeux noirs brillant dans sa figure mate et blanche, sous l’abondance pesante de ses cheveux sombres. Elle sourit encore et toucha son faux-col.

— Vous me feriez honte, dit-elle.

Jacques se tâta le cou.

Après douze valses, son faux-col était une loque de linge plus molle encore que sa cravate blanche. Il s’excusa :

— Cinq minutes, dit-il et je reparais. Attendez-moi.

Il se mit à la recherche d’une chambre déserte afin de changer de faux-col. Il en avait deux dans sa poche pour parer à toute éventualité.

Après avoir traversé diverses chambres à coucher, un petit salon et divers corridors, escaliers et passages, il se trouva, sans trop savoir comment, dans un cabinet de toilette, blanc comme l’intérieur d’une boîte de porcelaine où se serait débattu le phalène de flamme, mais immobile, d’un bec de gaz abandonné.

Jacques eut immédiatement l’envie de rester là. Lâcher le bal, les amis, Juliette et sa tristesse, et tout, et s’asseoir devant ces robinets de nickel, faire une petite retraite, oublier le monde, ses misères et rêver…

Hélas ! il est trop vrai qu’un cabinet de toilette n’est pas sensiblement différent de tout autre décor de l’univers. On ne peut le goûter, le saisir, qu’à condition d’y passer vite, sauf à faire jouer plus tard, pour s’exalter, les grandes eaux du regret et les feux d’artifices du souvenir… Lorsque en effet, assis devant les robinets de nickel, Jacques se fut disposé à penser à son Moi en y trouvant tout le plaisir possible, il était déjà trop tard. Aucun mystère n’émanait de cette pièce blanche et nue et le jeune homme se surprit à s’ennuyer autant et même plus que quand il n’était pas seul.

— C’est l’amour, pensa-t-il. Je ne puis plus vivre sans Anne la Fée et ce bec de gaz qui brûle, désespéré, symbolise ma solitude. Vite, sauvons-nous. Si loin de tout, j’aurais peur.

Il prit un faux-col et se cravata à nouveau. Devant le miroir il refit sa raie, le pli de sa moustache, la cassure de sa manchette et, en se retournant pour partir, il vit…

… Anne elle-même qui entrait.

Il poussa un cri, un cri de triomphe, de joie, de folie, et ne cherchant pas le moins du monde à s’expliquer comment elle se trouvait là, il crut comprendre ceci : qu’un miracle venait de se produire et qu’Anne, merveilleuse, était apparue… Il se précipita vers elle, la souleva comme si elle eût été un souffle de jupes et de corsage, puis, l’ayant reposée à terre ainsi qu’un précieux objet, il lui prit la tête entre les mains, et l’embrassa éperdûment, sur les cheveux, sur les joues, sur la nuque, les yeux et après la bouche, que, complètement désemparée par l’imprévu d’une telle aventure, Anne lui abandonna, d’abord passive, et enfin avec un certain plaisir.

Cette dame, invitée de madame de Morille, qui était simplement montée au premier étage, pour y rajuster, à l’aide d’une épingle, le volant déchiré de sa robe, n’avait pas été peu étonnée de reconnaître en ce jeune homme blond et svelte dans son costume de soirée, le fou étrange de chez Palanquin et Panka. Comme elle avait pensé à lui dans l’intervalle, elle fut satisfaite de voir que son fou était un homme du monde ; lorsqu’il se précipita sur elle, elle apprécia l’ingénuité violente et sans déguisement de la passion vraie, et quand il l’embrassa, elle en était déjà à se demander pourquoi, puisqu’il n’y avait là personne, elle résisterait à ce singulier amant, qui surgissait ainsi, de partout, exalté, vibrant, diabolique, et qui finissait par sortir d’une cuvette, comme elle s’y attendait le moins, pour achever de la conquérir.

Ébloui de la soudaineté de son bonheur et bien loin de se douter des pensées qu’agitait la jeune femme, Jacques goûtait avec frénésie une bouche savante et douce. Puis il comprit qu’il fallait moins se presser et en quelques secondes d’un mouvement de passion fit un art. Enfin, il songea à toucher de ses mains, pour bien s’assurer de sa réalité, le corps de cette vision charmante. Il la força à s’asseoir, se mit à genoux devant elle et de ses deux paumes l’enveloppa d’une longue caresse qui, comme un vêtement, tomba des épaules aux genoux et, remontée aux hanches, comme une ceinture, l’étreignit.

— Vous êtes vraie, murmurait-il, vous existez… Anne ! mon amour !…

Très amusée, la dame blonde rêvait. À son tour, elle lui prit la tête et regarda avec intensité cette figure de tout jeune homme, qui ne savait rien de rien…

Elle pensait :

— Quelle idée a-t-il donc de m’aimer aussi fort ! Il est fou, ce ne fait aucun doute, mais il est ardent et sincère. Si je le prends, cela va beaucoup compliquer ma vie. Il est vrai que voilà une perspective qui n’a point à m’effrayer… Et, d’un autre côté, si je ne cède pas, je le regretterai, parce que cette passade eût représenté une chose nouvelle. Je ne fus habituée qu’à des calculs, des calculs, et encore des calculs… ou, sinon, du vice, comme avec cette brute de… Pouah ! Comment le lâcher celui-là ? Ah ! que ce serait agréable de changer avec celui-ci !… Celui-ci ? Mais il est charmant, il est partout à la fois, naïf et cependant assez roué pour être toujours où je me trouve… Il est jeune, que c’en est effrayant… Je parais lui plaire… Allons, ma chère Anne, un bon mouvement !

Jacques pensait :

— Il faut que je remercie ma Destinée… Une fée vivante, une femme est venue que j’aime et qu’ici au-dessus d’une foule bruyante, seul avec elle, j’embrasse et câline. C’est un rêve que je fais réveillé… Mais non, rien ne s’évanouit. Ah ! Seigneur ! que vos desseins sur moi soient bénis, puisque vous leur donnez cette tournure !

Il disait :

— Anne, mon amour !

Et Anne disait :

— Mon fou !…

Ils s’embrassèrent encore, et Anne se souvint du but primitif de sa venue dans cette chambre vide :

— Je suis montée ici, dit-elle, parce que le volant de ma jupe était décousu.

— Dire que tu feras toujours semblant d’être une femme comme toutes les autres ! répondit Jacques avec extase. Tiens ! je vais m’amuser, moi-même, à prolonger ce malentendu…

Il avisa sur la toilette une bobine de fil qui traînait à côté d’une pelote d’aiguilles et, toujours à genoux, répara, tel un couturier expert, le dommage.

Quand ce fut terminé, Anne se leva.

— Non, dit-il, non, ne t’en vas pas.

— Il le faut, je ne peux pas rester trop longtemps absente.

— Écoute, écoute, mon aimée… Je te demande pardon, à toi qui es une créature de songe et de vision, si je te traite comme je traiterais une madame rencontrée… tu existes, c’est vrai, je l’ai bien vu, mais tu es un rêve… Et cependant il faut que je sache où je puis te retrouver, et qui tu es… quand tu descends.

— Certes ! vous voulez savoir… Tenez, soyez mercredi prochain, à six heures, au thé de madame Bombard. Vous la connaissez, n’est-ce pas ?

— Oui, et je ne vous y ai jamais vue.

— Parce que j’y vais deux fois par an, j’y serai pour vous… Et ainsi, il est inutile que vous sachiez autre chose que mon prénom. Bien entendu, tout-à-l’heure, vous ne me reconnaîtrez pas… Allons, à mercredi.

— Que vais-je devenir jusque-là ?

— Vous penserez à moi. Adieu, mon fou !

Elle l’embrassa, boudant déjà et tout triste, puis, légère, s’évapora.

Seul de nouveau, plus seul encore entre les murs de porcelaine et sous le gaz brûlant, Jacques ne se sentait plus la force de descendre. L’idée de revoir les invités de madame Morille lui était insupportable, et il eût pour la première fois l’obscure intuition que l’amour, lorsqu’il n’est pas là, sous la main, fait perdre aux petites choses quotidiennes le pauvre charme qu’elles ont pour qui ne rêve pas mieux.

Cependant, il faut bien vivre, n’est-ce pas ? c’est-à-dire accepter avec un air aimable et indifférent la mauvaise plaisanterie supérieure qui nous est quotidiennement imposée de faire ce qui nous déplaît cent fois plus souvent que le contraire, en vue d’ailleurs de ne plaire à personne.

Il devait être égal à madame Morille que Jacques de Meillan vînt ou ne vînt pas faire figure à ses quadrilles, et même à M. Morille que ses parquets perdissent un frotteur, car ce qu’il en avait dit n’était qu’une manière de badinage et de métaphore, et cependant le jeune homme, en acceptant l’invitation de Madame Morille, s’était engagé implicitement à séjourner plutôt dans son salon que dans son cabinet de toilette. Et donc, il descendit.

Ce fut à grand peine d’ailleurs qu’il ne se perdit point au milieu du labyrinthe d’escaliers, de corridors et de chambres qu’il avait d’abord traversé, et ce qui ne contribua pas peu à son embarras, ce fut de retrouver pleines de confuses présences et de très doux murmures, ces pièces qu’il n’avait vues tout à l’heure hantées que de leurs meubles… Des personnes nombreuses (si nombreuses qu’on s’étonnait qu’il pût en rester tant dans la salle du bal), étaient venues chercher là, dans la pénombre propice laissées par de petites lampes sourdes et basses, quelques instants de ce cher répit que la Société refuse si cruellement à ses enfants, lorsqu’en les respectant, elle se respecte. Pour mieux goûter la saveur des minutes trop brèves, elles parlaient peu, et seulement pour s’assurer entre elles que les baisers qu’elles se donnaient ainsi, malgré leur fièvre et leur hâte, étaient la preuve et le gage d’une fidélité durable.

Jamais, dans aucune soirée, Jacques n’avait vu autant de monde s’embrasser. Il comprit, car il n’était point bête, qu’il n’avait fréquenté jusqu’alors que des hôtes dans les salons n’avaient pas d’issue, tandis que, chez madame Morille, deux étages presque entiers étaient abandonnés à l’amour. Il dérangea beaucoup de monde, mais sans le faire exprès, car il était rempli de bienveillance, et il aurait voulu que tout un chacun, malgré son évidente indignité et la médiocrité de son choix, goûtât autant de bonheur avec sa compagne qu’il en avait pris, lui, à retenir entre ses lèvres, la bouche exquise de son amie.

Au fait, où était-elle ? Il espérait la retrouver au grand salon et… Elle lui avait défendu de la reconnaître, mais ne pouvait-il pas demander à lui être présenté ? Ne serait-ce pas très charmant, cette entrevue faussement la première, avec tous les sous-entendus, toutes les significations infiniment nuancées que prendraient les moindres paroles de galanterie ?

Recherche vaine. Comme des ombres, comme les personnages absurdes et perpétuels qui défilent aux tirs des foires, il vit passer et repasser, sans raison vraiment, Lanturlut, madame Defayyantz, M. Morille et le petit Chamaré, M. de Rappapont et M. Bombard, et madame Brémond et bien d’autres. Mais Lanturlut, surtout, repassait si souvent que c’était en avoir le vertige. Cette situation devint même si insoutenable que Jacques se leva et, l’abordant, lui posa la main sur l’épaule :

— Écoutez, Lanturlut, dit-il avec une grande douceur, ne repassez plus comme cela. Je ne peux plus y tenir. Il faut absolument que vous vous arrêtiez.

Lanturlut fut tellement étonné qu’il en demeura une minute la bouche ouverte, jusqu’à ce qu’un coup de coude violent de M. Morille, qui justement entraînait madame de Chamaré dans une scottisch à contre-temps, vint lui faire perdre son instable équilibre et le faire tomber assis sur une basque de son habit, dans la poche de laquelle une petite lanterne pour rentrer le soir, écrasée, éclata.

Jacques tourna le dos à Lanturlut qui, tout en se relevant, protestait qu’il n’y comprenait rien du tout, d’un bout à l’autre rien du tout, et glissa doucement vers Juliette, un peu plus loin assise seule et sans le voir.

Il s’assit à côté d’elle, de l’air simple de quelqu’un qui vient de vous quitter une seconde, et prit son éventail :

— Eh bien ! dit-elle, vous voilà… Quelle heure est-il ?

— Celle d’aller se coucher. C’est honteux d’être debout, à nos âges, à des heures pareilles. Qu’est-ce que vous en pensez, Juliette ?… Si on demandait à nos parents respectifs la permission de rentrer dormir ?…

— Vous êtes fou ?

— Je suis extrêmement énervé, chère amie, vous devriez le remarquer, et m’épargner l’humiliation de m’en faire apercevoir. J’ai une envie terrible de m’en aller. Tous ces gens-là me dégoûtent. On pousse du pied des êtres qui s’embrassent avec tant de persistance qu’ils n’y font même plus attention. Et ceux qui dansent sont stupides. Juliette, je vais partir. Et comme je n’admets pas que vous restiez à vous amuser pendant que je m’ennuie, vous allez rentrer chez vous en même temps que moi chez moi.

— Il est impossible, mon cher Jacques, que vous n’ayez pas bu un peu de champagne…

— Pas une goutte, chère amie, je n’ai ni mangé, ni bu depuis… très longtemps.

— Eh bien ! venez avec moi au buffet… ou plutôt, non, car il est déjà minuit. Je vous offre à souper. On prépare les petites tables.

— Comment ! minuit ? Minuit !… mais c’est à onze heures et quart que je vous ai quittée, en vous demandant d’ailleurs une valse pour mon retour.

— Oui, je pense que vous êtes rentré chez vous changer de faux-col.

— Mais, non. Seulement, figurez-vous que le cabinet de toilette des Morille est un endroit extrêmement propice à la méditation. Je me suis assis devant un jeu de robinets de nickel, et j’ai pensé à la vie.

— Et, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Ne m’en parlez pas, des choses carrément désobligeantes… Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Moi ? je me suis amusée follement, à tel point que maman m’a averti, d’une façon très amicale, que ça pourrait peut-être me compromettre.

Elle eut un léger ricanement, et Jacques comprit qu’il aurait beau accumuler les plaisanteries et les folies, elle avait besoin, ce soir, d’autre chose et qu’elle ferait tout pour pouvoir, enfin, parler d’elle. Et Jacques eut honte d’avoir été si peu, si peu pour Juliette, d’avoir à côté d’elle conservé tant d’égoïsme. Mais voilà, ce soir encore, il voulait ne penser qu’à lui.

— C’est bien pour cela, chère amie, que je vous conseille d’aller dormir. Il ne peut rien résulter de bon pour nous de rester plus longtemps ici… Quant à moi, je suis incapable de dire deux paroles sensées ou bonnes de suite. Demain, j’irai vous voir, à l’heure que vous avez convenue.

— Je vous attends sans faute.

— C’est promis… Mais ce soir, voyez-vous, Juliette, je ne vaux pas grand chose.

Il lui baisa la main furtivement et s’éloigna.

— Comme s’est curieux, pensait-il, « les replis du cœur ! » Un quart d’heure à peine après avoir goûté le bonheur le plus follement inespéré, je n’ai en moi qu’amertume et énervement. Au lieu de me répandre en pluie de mansuétude sur les tristesses des autres, je me renferme en moi-même, et évite égoïstement toute fraternité humaine. Suis-je désolé d’attendre jusqu’à mercredi ? Non, je réserve pour demain cette délectation morose. Mais je veux revoir Anne tout de suite.

Il fit plusieurs fois le tour des salons, dans une solitude morale encore plus grande, malgré que ce fût au bras de la sémillante Mlle Morille, bavarde adolescente, qui, sous aucun prétexte, ne s’arrêtait de parler.

Pendant qu’elle lui racontait comment on avait vu cette imprudente petite Juliette — la chère âme ! elle ne lui voulait pas de mal, au moins — flirter d’une manière indécente et prolongée avec ce pauvre Lanturlut dont la faible tête tout étourdie admettait déjà les terribles conséquences d’un mariage avec le rejeton d’une famille aussi tarée, et pendant qu’elle ajoutait des réflexions personnelles et surégatoires sur Madame et M. Brémond et même sur le grand-père Brémond, heureusement décédé d’ailleurs au moment où… mais, chut ! elle n’en dirait jamais plus long… Jacques suivait le cours de ses pensées :

— Et cependant une voix intérieure me dit que j’ai eu grand tort de ne pas demeurer à mettre du baume dans l’âme de Juliette, et que la Providence, en leur envoyant dans ces cas-là une série avertisseuse de désastres et de déceptions, se venge toujours des petits jeunes gens qui, pour mieux suivre un vol inaccessible d’images trop douces, se sont volontairement soustraits à de plus beaux devoirs… Allons, allons ! mon cher Jacques, réconcilie-toi avec toi-même. Tu as une belle âme, au fond, une âme d’apôtre que ce remords à lui seul te révèle. D’ailleurs, Juliette se console.

Elle dansait en effet, avec des yeux bien brillants, et une rapidité terrible, entraînant comme une plume Lanturlut qui comprenait de moins en moins, mais dont les parents commençaient à se demander avec crainte jusqu’où cela les mènerait.

La voix intérieure ne s’était pas trompée, contrairement à ce qui arrive d’habitude aux voix intérieures lesquelles, très mal informées et très présomptueuses, bafouillent dans le cachot malcommode de la conscience, un tas de prophéties aussi confuses que désobligeantes, et bien propres à égarer la conduite. La Providence, en effet, refusa au pauvre Jacques le revoir de sa bien-aimée, et ce fut en quelque sorte un bien pour son illusion, si ce fut une tristesse à son désir, car on ne peut vraiment pas longtemps persister à croire féerique une créature dont, une fois qu’on sait son nom, on apprend avec une effrayante simultanéité tout ce qui l’explique et la dégrade : mari, fournisseurs, habitudes, manies et amants.

De minuit à une heure, Jacques poursuivit sa chasse infructueuse : il courut de salle en salle, retraversa dans les deux sens les chambres où dans l’ombre étaient toujours répandus les murmurants couples d’amour, il inspecta les plis des tentures et les recoins des meubles, il subit avec trois personnages qu’il ne connaissait point un souper par petite table et une conversation sur les automobiles et enfin, à peu près sûr du départ de la radieuse inconnue, il quitta sans regret ce lieu frivole, après avoir adressé à madame Morille une de ces phrases tremblantes de reconnaissance et qui ont la main sur le cœur.