Écrit sur de l'eau/Chapitre VIII

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Éditions du feu (p. 155-166).

CHAPITRE VIII


LA CHASSE


Allons, chasseur, vite en campagne !

(Air connu).

En descendant la rue de Rome vers le domicile de madame Verrière, M. Cabillaud communiquait à Jacques quelques renseignements utiles sur le monde où il allait le faire pénétrer, et Jacques écoutait, saisi de respect et de gratitude :

— L’argent, mon cher ami, (je peux bien, au lieu de « mon petit », t’appeler déjà « mon cher ami », car ton existence et tes réflexions précoces t’ont mûri très vite), l’argent, mon cher ami, est une chose qui a tellement de valeur qu’il est vraiment absurde et même inconvenant de discuter le prix qu’il coûte… Il coûte très cher !… même quand on est réduit à travailler pour le gagner. Mais, coûtât-il encore le double, il reste toujours inappréciable… Madame Verrière le sait bien, elle qui ne s’est fait un ennemi d’aucun des gens sur lesquels elle prélève une commission en sus… Donne-moi la main voici un trottoir dangereux…

— Ah ! elle prélève une commission en sus du taux du prêteur ?…

— Tiens ! comment veux-tu qu’elle vive ?… Et puis, nous n’avons pas le choix. Tu es mineur, demain l’usurier saurait si ton père veut ou non payer tes dettes, et comme il ne voudrait point… Tu n’as aucune garantie à présenter, tandis que madame Verrière…

— Eh bien ! mais je n’ai pas de garantie non plus pour madame Verrière…


— Légalement, non ; mais madame Verrière, si elle faisait une avance à un chiffonnier, créerait des hypothèques sur sa hotte… C’est la femme la plus subtile que je connaisse. Tu n’as rien, c’est entendu ; mais, le jour où tombe l’échéance du billet, crois-tu qu’elle va, le laissant protester, traîner dans la ville et galvauder une signature qu’elle a, dans un certain sens, avalisée ? C’est un procédé de grincheux et d’imbécile, et dangereux en outre, parce qu’on ne sait pas jusqu’où peut aller la justice, quand elle s’en mêle… Non, elle attendra. Ton père représente pour elle, par les relations que sans cesse il lui procure, par les intérêts énormes qu’il lui verse sur d’anciens emprunts, par une quantité innombrable de services rendus, des avantages cent lois supérieurs à la perte qu’elle ferait si tu étais insolvable.

Et cette perte même, elle ne la fera point, car toi aussi, en vieillissant, tu seras de plus en plus à même de lui procurer des relations, de lui verser des intérêts et de lui rendre des services. Et c’est par le procédé d’un roulement semblable que madame Verrière, qui végète dans l’appartement que tu vas voir, connaît tout ce que Marseille compte de gens distingués, mais ayant eu momentanément des malheurs. Nous sommes arrivés.

Madame Verrière vivait dans une chambre simple et sobre, ornée de meubles honnêtes, mais où l’on devinait que, préoccupée sans trêve par d’autres soucis, elle ne s’était jamais inquiétée de mettre de l’ordre parmi les bibelots, les cadres et la poussière. Lorsque ses visiteurs entrèrent, elle était assise devant un bureau chargé de papiers, et portait une paire de lunettes qu’elle quitta en se levant.

— Ma chère madame Verrière, dit M. Cabillaud, avec son plus grand air d’homme du monde, je vous présente mon ami Monsieur Jacques de Meillan qui ne vous a vue qu’une fois, chez son père, en passant, mais qui brûle de faire votre connaissance d’une manière plus complète. Madame Verrière tendit au jeune homme une main grasse et sans bagues, au bout d’un bras court et gras. Son corps énorme ondulait lentement dans sa robe noire, et sa tête d’empereur romain glouton, mais pâle et gélatineuse, se balançait, pour mieux confirmer son sourire de bienvenue.

— C’est très gentil d’avoir pensé à moi, répondit-elle alors d’une voix stupéfiante de ténuité et qui semblait sortir du bloc de sa figure, comme un filet d’eau d’une falaise, je vous reconnais bien là, mon cher Monsieur Cabillaud. Et monsieur Jacques sera toujours très bien reçu chez madame Verrière… Son père est venu déjà me voir ce matin.

— Ah ! s’exclamèrent ensemble le fils et l’ami.

— Oui, mais cela ne saurait en rien influencer mes dispositions vis-à-vis de M. Jacques. M. Jacques est un jeune homme distingué, et si charmant !… j’aime à obliger la jeunesse.

— Vous l’avez toujours aimée, chère madame Verrière, se souvint alors M. Cabillaud Quand j’avais vingt ans, (vous en aviez trente, alors), vous me rendîtes des services qu’on n’oublie pas… Vous n’avez pas voulu continuer depuis, c’est vrai, mais ne récrimons point. Parole d’honneur : j’ai été amoureux de vous, madame Verrière, en outre.

Vous étiez fraîche comme une pomme et dodue comme une grive roulant dans une vigne… Ah ! ah ! mon petit Jacques, si tu avais rencontré alors madame Verrière, tu l’aurais suivie dans la rue, tu aurais provoqué son mari, tu aurais été fou… On ne peut pas se faire une idée, aujourd’hui, de ce que fut madame Verrière, à cette époque.

— Voulez-vous bien vous taire, vilain monstre ! susurra madame Verrière.

— On a vieilli tous les deux, et ces folies ne sont plus de notre âge… Mais elles redeviennent de celui de nos successeurs, et voilà un jeune personnage que son père tient de court et qui ne demanderait pas mieux, pour ces mêmes folies, que… Mais je le laisse expliquer lui-même ce qu’il désire.

— Je suis entièrement à ses ordres.

— Je voudrais, dit Jacques, emprunter cent francs le plus tôt possible. L’affaire est urgente, à un jour près.

— Vous voulez emprunter cent francs, distingua madame Verrière, ou vous voulez cent francs ?

— Hein !

— Notre ami ne comprend pas, intervint M. Cabillaud, il manque d’habitude. Je vais lui expliquer. Madame Verrière te demande si tu veux emprunter cent francs et en recevoir un peu moins, ou toucher cent francs et en redevoir un peu plus. Ma chère madame Verrière, je puis vous répondre tout de suite : il veut recevoir cent francs.

— Bien, dit madame Verrière ; et vous les voulez tout de suite ?

— Ah ! ce soir, si c’était possible…

Madame Verrière hocha la tête d’un mouvement qui signifiait, à n’en pouvoir douter : « C’est étonnant les illusions qu’on se fait sur l’argent. Pauvre enfant ! Comme l’avenir les lui enlèvera vite ! »

— C’est cela précisément qui représente la grande difficulté… Cent francs !… Si je les avais, pour le seul plaisir de vous obliger, je vous les avancerais moi-même et sans intérêts. Les intérêts, ça me dégoûte. Il faut bien que je sois forcée, par mes prêteurs, à en demander, pour oser le faire vis-à-vis des personnes qui, ayant besoin d’argent, s’adressent à moi. Enfin, j’aurais beau me plaindre, ça ne me rendra pas plus riche, et je dépendrai toujours des autres.

À cet instant, un petit garçon d’environ quatre ans, très sale et très mal vêtu, se précipita dans la chambre et courut vers la vieille dame :

— Grand-mère, dit-il avec un terrible accent du terroir, grand’mère ! je ne veux pas rester dans la cuisine quand il y a des messieurs au salon.

— Comme il est gentil ! dit Jacques en s’écartant sans affectation pour protéger ses jambes de tout contact.

— Il s’intéresse déjà aux affaires, sourit M. Cabillaud. Il faut te dire, mon cher Jacques (car elle est bien trop modeste pour en parler la première), il faut te dire que madame Verrière est une femme d’un dévouement admirable, et qui s’est toujours sacrifiée aux autres. Elle a un fils qui, sorti de Polytechnique et devenu ingénieur, a épousé une femme tout-à-fait…, enfin qui s’est sauvée on ne sait où. Eh bien ! elle a recueilli le petit garçon du ménage dispersé, elle l’entoure des soins d’une mère, et tout cela pour épargner à son fils les tracas d’une éducation enfantine… On ne trouve pas beaucoup de gens comme elle, de nos jours.

Madame Verrière s’inclina avec pudeur, puis, ayant persuadé à l’enfant du Polytechnicien qu’il serait plus convenable à lui d’aller attendre ailleurs qu’on eût besoin de ses lumières, elle reprit la conversation interrompue : — Je suis tout à fait navrée que vous ne puissiez pas attendre, pour cet argent. Car j’aurais pu vous trouver quelque chose de très avantageux, tandis que, si vous êtes pressé… ah ! sapristi ! comme ça s’arrange mal !… Au fait, — je vous demande pardon, — avez-vous des garanties ?

— J’ai une montre, des livres et une tortue.

— Il plaisante, expliqua M. Cabillaud. Il n’a d’autres garanties qu’un petit héritage de sa tante et qui ne sera pas liquide, du moins telle est l’opinion des jurisconsultes, avant sept ans.

— Bref, rien du tout.

— Madame Verrière, rien du tout est un mot qui n’est pas français, surtout dans votre bouche. Cent francs à mon jeune ami, c’est pour vous un placement de fils de famille, le meilleur !… Vous les retrouverez aisément.

— Je cherche, dit madame Verrière, je cherche à qui les demander pour vous les offrir. Je ne vois que Gripenberg qui puisse consentir à donner séance tenante… Avez-vous quelque objection contre Gripenberg ?

— Que voulez-vous que cela me fasse, Gripenberg ou un autre ?

— Eh bien ! je vais vous laisser un mot pour lui. Ne vous inquiétez de rien comme garanties. C’est moi qui réponds de vous… Vous me plaisez, j’ai envie de vous obliger. Si vous n’arrivez jamais à vous acquitter envers moi, eh bien !… ce ne sera point la première fois que j’aurai été victime de mon bon cœur.

Jacques ne comprenait pas comment madame Verrière pouvait ainsi se montrer si généreuse, mais M. Cabillaud souriait doucement, comme quelqu’un que rien n’étonne plus, et qui se rend compte. Madame Verrière écrivit un court billet qu’elle mit sous enveloppe et cacheta soigneusement et, le tendant à son jeune client, lui adressa ces paroles ailées :

— Vous irez trouver M. Gripenberg avant le dîner, ce soir. Il n’est que cinq heures, vous avez encore le temps. Vous lui remettrez cette lettre de ma part et vous écouterez ses conditions. S’il refuse, venez me revoir, je chercherai autre chose.

Jacques n’en revenait pas de la facilité avec laquelle la négociation faisait mine de s’entamer. Il se confondit en remerciements, aida M. Cabillaud à redescendre le dur escalier de la vénérable dame, et bondit à la recherche du mystérieux M. Gripenberg.


Monsieur Gripenberg était en effet un personnage mystérieux et bien des fois aux yeux de Jacques apparut-il fictif même, et illusoire. Mais peut-être n’était-ce là que l’injuste soupçon d’un esprit qui se heurte à l’invraisemblable au lieu de chercher à le pénétrer.

Non seulement M. Gripenberg n’était pas chez lui lorsque le jeune homme sonna à la porte, mais encore sa gouvernante annonça-t-elle qu’il ne rentrerait probablement pas avant quatre ou cinq jours, étant parti pour affaires. Le lendemain, madame Verrière, avertie de ce contre-temps, insinua que peut-être le rencontrerait-on, si on voulait bien aller le quérir dans un tripot de la rue Sénac où il avait l’habitude de tricher à la roulette avec des personnages à qui leurs moyens ne permettaient pas d’aller visiter la splendide terrasse du palais de Monaco. Elle s’offrit à y conduire Jacques et, le soir-même, l’introduisit en une de ces maisons de passe, impair et rouge où, dans une cave éclairée à l’acétylène, un monsieur d’aspect honorable ratissait les pièces de cinquante centimes dont chacune constituait l’unité minimum de l’enjeu. Jacques, présenté et protégé par la digne madame Verrière, eût l’occasion d’observer de près quelques types de la société phocéenne, qu’il ne rencontrait guère dans d’autres salons : des portefaix, d’anciens professeurs sans place, et quelques-uns de ces hommes aux souliers immenses et aux visages rasés qui tirent de l’amour la presque totalité de leurs ressources. Il eût le plaisir d’y saluer une vieille couturière qui jadis lui avait taillé, dans des pantalons ancestraux, ses culottes de collège, une autre dame nommée Catherine Pétunia, experte à tous les jeux, et à laquelle, l’ayant connue chez un clerc d’avoué, il devait de savoir le baccara, avec toutes les nuances, recettes et secrets de ce sport d’élite, et enfin M. Micaëlli qui compromettait, — sans arriver à les anéantir, — le prestige et la dignité d’un humaniste qui a fréquenté M. Sarcey.

Mais il ne trouva point M. Gripenberg et dès lors ce fut fini pour Jacques des paresses matutinales, des lectures sur le divan, des discours fantaisistes à la tortue, des visites et des causeries littéraires. Irrésistiblement lancé par les rues à la poursuite de l’insaisissable, dormant à peine, debout avec le chant du laitier, il courait, tantôt accompagné de madame Verrière, tantôt escortant M. Cabillaud, le plus souvent seul ; se heurtant parfois dans les antichambres les plus diverses à M. Paillon, à Pampelunos, à Renaud Jambe-d’Or, et même à son père, et là pour des buts probablement identiques ; tantôt plein d’espoir et près de la réussite, tantôt recru de fatigue, il courait. Mis bout à bout, les escaliers qu’il gravit à cette époque bouleversée eussent été plus haut que les nuages. Il vit des boulevards, des avenues, des jardins, des corniches, des salons, des halls, des parloirs. M. Gripenberg était toujours introuvable. Il eût avec lui des rendez-vous successivement dans d’autres tripots, à un restaurant espagnol de la rue Audimar où l’on a droit à tous les plats pour treize sous, devant le comptoir d’un bar de la Joliette, sur le parvis de la Bourse, au milieu d’un cercle de tonneaux du quai de la Tourette sur une dalle des Pierres-Plates, dans la boutique d’un pauvre pharmacien de la place Pentagone qui avait inventé une spécialité abyssine contre le ver solitaire et vendait aux rémouleurs et aux fripiers les remèdes clandestins de M. Paillon, sous le porche de l’ancienne église de La Major, dans la salle commune d’un hôtel où venaient déjeûner et loger des nobles catalans et des maquignons, et dans une académie de billard.

Et jamais, jamais M. Gripenberg ne parut. Parfois un prête-nom, un émissaire aux ordres de ce puissant financier venait, à la place de son maître, dictait d’autres conditions, exigeait de nouvelles références, bouleversait les conventions les plus solidement établies. Ce fut pour Jacques l’occasion d’étendre encore le cercle de ses relations, et aussi la portée de ses connaissances ethnologiques, car il eût à traiter avec un marchand de bouchons du quartier Saint-Martin (à qui d’ailleurs il put écouler son vieux rasoir), d’origine italienne, avec un épicier espagnol, avec un comte autrichien, allié aux Esterhazy et qui faisait la commission pour la parfumerie, avec un orfèvre juif, et enfin avec un Arménien en jupes, actuellement tondeur de chiens, qui avait autrefois essayé, mais en vain, de délivrer le monde du sultan des Turcs. Jacques ne comprit jamais comment ce marchand de bouchons, cet épicier, ce commis-voyageur, cet orfèvre et ce tondeur de chiens connaissaient M. Gripenberg, ni pourquoi ils lui servaient de truchements. D’ailleurs eux-mêmes ne semblaient pas mieux renseignés là-dessus et du reste, de plus en plus las de ces tergiversations, aurait-il, enfin, abandonné ses recherches si, un beau soir, madame Verrière ne lui avait écrit cette lettre magique : « Venez demain. Tout est terminé. Votre dévouée : Ermelinde ».

Il y avait quinze jours que cela durait et pendant ces mortels retards, que devaient être, hélas ! les pensées d’Anne Mazarakis, à qui Jacques n’aurait jamais osé écrire, sans pouvoir en même temps lui dire : « J’ai trouvé ».