Édouard Pailleron (Claretie)

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


ÉDOUARD PAILLERON


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883





ÉDOUARD PAILLERON



Si je voulais expliquer l’attrait particulier des biographies, je renverrais à cette citation de Charles Baudelaire, que je rencontre dans une étude sur Pierre Dupont :

« Le public aime à se rendre compte de l’éducation des esprits auxquels il accorde sa confiance ; on dirait qu’il est poussé en ceci par un sentiment indomptable d’égalité. « Tu as touché notre cœur ! Il faut nous dé- montrer que tu n’es qu’un homme et que les mêmes éléments de perfectionnement existent pour nous tous. » Au philosophe, au savant, au poète, à l’artiste, à tout ce qui est grand, à quiconque le remue et le transporte, le public fait la même requête. L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment d’égalité. »


Voilà un jugement ingénieux, à coup sûr, mais plus paradoxal que vrai, à mon sens. Quand le public recherche si avidement les mystères du caractère et de la vie des hommes supérieurs, c’est ou pour se venger de leur supériorité par le récit de leurs malheurs, de leurs efforts et de leurs ridicules, ou pour se consoler, lui, public, de sa soumission en les voyant si puissants, si en dehors et au-dessus de lui, que cette soumission même était forcée et que sa vanité n’a pas à en souffrir.

Au surplus, ce n’est point par hasard que j’ai écrit le nom de Pierre Dupont à la première page de cette esquisse de l’œuvre de M. Édouard Pailleron. — Pierre Dupont fut le parrain littéraire d’Édouard Pailleron, on va voir comment. Il est assez curieux que ce rural, le mâle chansonnier des Bœufs, ait eu une influence sur un des esprits les plus parisiens et les plus délicats de ce temps. Édouard Pailleron est, du reste, un Parisien croisé de Lyonnais : il y a une rue Pailleron à la Croix-Rousse. Né et élevé à Paris, à seize ans, après avoir passé par le collège puis par une école préparatoire, à Saint-Mandé, il se destinait à l’Ecole navale, où il fut reçu et où il n’entra pas. Il était bachelier ; il commença son droit et s’assit, un moment, dans une étude de notaire dont le maître clerc était M. Templier, aujourd’hui chef de la maison Hachette. L’observateur se révélait déjà là chez Pailleron qui assistait, du fond de l’étude, aux discussions, aux comédies ridiculement lugubres qui se jouent devant notaire. Le satirique fut peut-être par là éveillé en lui.

On voulait faire de lui un avocat. Il passe son examen de doctorat, entre maintenant dans une étude d’avoué et, tout en canotant beaucoup, il se fait recevoir avocat, plaide, une fois, devant la police correctionnelle et entend, sans trop d’émotion, condamner son client. Entre temps, il traduisait en vers Théocrite et Plaute. Ce qui est assez curieux, c’est que vers cette époque, tout à coup Pailleron, ennuyé de la vie de Palais, avide d’action et de mouvement s’engagea, prit du service dans le 1er dragons et tint, pendant deux ans, garnison à Beauvais. Il était fort aimé de son colonel, et lorsqu’au bout de deux années Pailleron, las de l’existence de la caserne, amena au chef de son régiment un remplaçant, un Alsacien de sept pieds nommé Rubenthaller, le colonel, à qui l’esprit de son jeune dragon plaisait, ne voulait pas accepter de remplaçant : « Et pourquoi, mon colonel ? — Parce que je tiens à vous ! Et puis, il est trop grand, votre Alsacien, beaucoup trop grand pour un dragon. — Eh ! bien, colonel, prenez-le toujours, vous en ferez deux ! » Le colonel se mit à rire et céda.

Voilà Pailleron redevenu libre. Il part pour Fontainebleau, vit en forêt avec les peintres, se lie intimement avec un artiste, mort aujourd’hui, qui peignait les batailles d’Algérie et du Mexique, J.-A. Beaucé, et dont Édouard Pailleron possède une toile intéressante : Pailleron en burnous, à cheval, dans le désert, en Arabe. Le futur poète, déjà poète, était en effet parti pour l’Afrique avec Beaucé. Il y resta six mois, visitant la province de Constantine, les Aurès, Biskra, s’enfonçant au désert ; il revint par la Kabylie jusqu’à Alger. Durant les années qui suivirent, Pailleron voyageait encore, allant en Italie le sac au dos, faisant, de Toulon à Gènes, la route à pied. Mais, on a beau voyager, on revient toujours, et une fois rentré à Paris, Édouard Pailleron se demanda ce qu’il allait décidément faire maintenant.

Il avait, jadis, rimé des chansons de palais, des couplets de petit clerc à l’étude. Il ressentait comme un vague besoin d’écrire. Cela s’appelle la vocation. Le poème sur l’Art de plomber les dents, dont un passage est récité dans le Monde où l’on s’ennuie, par Coquelin, qu’il a écrit, dit-il, « quand il était étudiant et pas riche », a été fait et vendu par Édouard Pailleron dans ces conditions mêmes, et pour engraisser son budget au maigre temps où il était clerc d’avoué aux appointements de trente francs par mois, et où il écrivait dans les journaux (il a écrit un Salon, comme Sardou). La citation de la Plombéide n’est pas complète dans le Monde où l’on s’ennuie, et j’en restitue encore quelques vers pour le public :

Muse, s’il est un mal parmi les maux divers
Que le ciel en courroux épand sur l’Univers,
Dont le plus justement le bon goût s’effarouche,
C’est celui dont le siège est placé dans la bouche !

Pour l’être infortuné que tient ce mal affreux,
Les plus doux passe-temps deviennent douloureux :
Impossible qu’il mange, imprudent qu’il sourie !
Pour lui tout est danger — j’ai nommé la carie !
Ah ! qu’arracher sa dent semble alors plein d’appas :
Malheureux ! guéris-la, mais ne l’arrache pas !
Oh ! n’arrachez jamais même une dent qui tombe !
Qui sait si quelque jour l’homme adroit qui la plombe
N’aura pas conservé, soit en haut soit en bas,
Cet attrait au sourire et cet aide au repas !

Ce fut vers ce temps où, rimant des sonnets après des articles de droit, Édouard Pailleron faisait ainsi, comme on disait jadis, l’apprentissage des lettres, qu’il rencontra Pierre Dupont, Lyonnais comme une partie de la famille Pailleron, et l’auteur des Louis d’or détermina à tout jamais la vocation du jeune homme. Ils allaient par les bois, aux environs de Paris, partant tous les matins, en été et en hiver, mangeant sous les tonnelles, chantant leurs chansons aux sentiers de Ville-d’Avray et aux bois de Viroflay. Et ce grand sylvain de Dupont apprenait à Pailleron des farces poétiques, comme, par exemple, de greffer une belle variété de rosier sur quelque églantier. Puis le poète disait en riant, heureux de cette plaisanterie d’amoureux des fleurs : « Tu ne sais pas ? Elles seront tout étonnées, les Parisiennes qui viendront après nous, de trouver des roses, de vraies roses, en plein bois ! »

À cette école du plein air et de la pleine verdure, Pailleron apprenait à humer la poésie vraie et à faire des vers. Il en faisait beaucoup, qu’il allait réunir bientôt en volume. Il venait aussi d’écrire une pièce en vers, sa première pièce, qui est charmante : le Parasite. C’était à Cannes, en voyageant, qu’il l’avait achevée ; il l’avait lue à un ami, en lui disant de la laisser dans un tiroir. Amédée Rolland, plus ambitieux pour Pailleron que Pailleron lui-même, la porta à l’Odéon, et, un beau matin, l’auteur du Parasite recevait du second Théâtre-Français un bulletin de répétition. Présenté, reçu, répété, en trois mots, c’était l’histoire du Parasite. La pièce, d’un joli tour antique, jouée en septembre 1860 par Thiron, Mlle Delahayeet Mlle Debay, eut un grand succès ; mais un sénateur, M. Amédée Thayer, la dénonçait au Sénat comme immorale, et elle était suspendue à la quatre-vingtième représentation.

Quand je dis que le Parasite avait le ton antique, je devrais dire qu’il en avait surtout le costume. Dès ses débuts, Édouard Pailleron avait le verbe franc du poète de bonne race gauloise. En 1861, il publiait, en lui donnant le titre de sa première pièce, son volume de vers : les Parasites, qui fournit à l’auteur de ces lignes l’occasion de débuter comme critique dans un vieux et vaillant petit journal nommé le Diogène. Ah ! les premières admirations de mes vingt ans ! Elles ont vieilli et gagné en force. Je réimprimerais volontiers aujourd’hui l’article d’autrefois, mais en y ajoutant bien des applaudissements nouveaux.

Oui, dans ce volume, qui valait à Pailleron un article de Janin dans les Débats, — où J. J. annonçait que le jeune poète était fait pour la comédie de mœurs, — et un éloge de Sarcey dans l’Opinion nationale (que de morts, critiques ou journaux !), l’auteur de l’Étincelle était déjà, comme aujourd’hui, je le répète, un Gaulois. Depuis ses débuts, il a toujours cherché à parler, en fin Parisien du xixe siècle, la langue franche de nos aïeux. À ses débuts, dans ce volume de vers, il s’écriait, dès la première ou la seconde pièce de vers :

— Que devient donc l’esprit français, cet esprit vif et bon enfant de la vieille Gaule ?

La pièce s’appelait Asmodée :

Monstre vif et charmant, à la langue affûtée,
Point de bouche et d’yeux, impalpable Protée,
Preste comme un oiseau, bavard comme un matin,
Frétillard et passant de la bouche à l’oreille,
Bourdonnant, affairé, piquant comme l’abeille,
                    Indéfinissable lutin,

Qui courbais jusqu’aux rois sous ta mince férule ;
Levier qui pour appui prenais le ridicule ;
Démon du vieux Régnier et du vieux Rabelais ;
Bon sens qui ne voudrais, en ta fine ironie,
Qu’un peu de gravité pour être du génie ;
     Esprit qu’on nomme esprit français !

Qu’es-tu donc devenu ? C’est en vain qu’en ma course
Je vais du bal au club et du club à la Bourse ;
Verve des vieux Gaulois, gaîté de nos aïeux,
Où te caches-tu donc, ô ma pauvre endormie !
Je te cherche partout, même à l’Académie,
          Et ne te trouve en aucuns lieux.

Je suis persuadé que le jour où M. Pailleron prononcera son discours à l’Institut, l’académicien qui le recevra lui rappellera ces jolis vers et le louera d’avoir pris le ridicule pour appui dans ce théâtre de bon sens ailé et de fine ironie qui lui a valu déjà tant de succès et de si éclatants.

Ô Français né malin ! Je cherche par la ville
Cet esprit qui, dit-on, créa le vaudeville,

s’écriait encore gaiement l’auteur des Parasites,

Où donc se cache-t-il ? Qu’a-t-il pu devenir ?
J’écarquille mes yeux et ne vois rien venir.
Panard, hélas ! Panard est gérant d’une usine
Où l’on fait les flonflons comme on fait la cuisine !

— On n’est plus gai, dit-il, on n’a pas le temps :

Aussi, convenons-en sans orgueil et sans fard,
Le Français d’aujourd’hui n’est qu’un Gaulois bâtard ;
Hélas ! la sève manque à cette vieille écorce !
Si donc, comme on l’a dit, la gaîté c’est la force,
Et si l’esprit d’un peuple en prouve la santé,
Jamais notre pays ne s’est plus mal porté !

La pièce est datée de 1859. Depuis, M. Pailleron a prouvé, en vers et en prose, que Mathurin Régnier avait laissé des petits-fils, et qu’il n’était pas mort, l’esprit français, le vieil et immortel esprit de Gaule !

Avec le Parasite et les Parasites, l’avenir s’ouvrait pour le poète ; la renommée naissait. Il donne à l’Odéon, avec un vif succès encore, le Mur mitoyen, où Thiron, en collégien séminariste, était si drôle, et où nous saluions, au passage, des vers comme celui-ci :

Car le cœur d’un timide est un coffre d’avare !

C’était, avec M. de la Rounat, le beau temps de l’Odéon militant et jeune. Au Théâtre-Français, Pailleron apporte le Dernier Quartier. Un succès encore. Le soir de la première représentation, l’auteur se promenait autour du théâtre, dans toutes les affres de ce qu’on appelle, dans l’argot des coulisses, le trac des premières. Devant la boutique de Chevet, il avise un petit Savoyard, de ceux qui flattaient Mme Récamier en se retournant pour la regarder, et qui, là, en contemplation devant ces charcuteries succulentes, se disait que jamais, jamais, de tels mets ne seraient faits pour ses lèvres noires de suie. « Entre là-dedans, dit — voulant faire un heureux et superstitieusement — Pailleron au petit Savoyard. Oui, entre et choisis ce que tu voudras dans l’étalage. Ce que tu voudras, tu entends ! Ça m’est égal ! Je veux que tu sois content. » L’enfant, effaré, plein de doute et de joie, entra, regarda, hésita, puis, se décidant pour une humble saucisse de quelques sous, la prit en hâte et se sauva comme un voleur, sans même dire merci. Mais il avait porté bonheur à l’écrivain : le Dernier Quartier réussit brillamment.

Pailleron est d’ailleurs coutumier de ces soirées où le rire court électriquement à travers la salle et où le public semble, pour se divertir, être de complicité avec l’auteur. Il allait bientôt donner à l’Odéon le Second Mouvement, et au Gymnase le Monde où l’on s’amuse, tableau parisien fort bien monté, où telle scène, celle des éventails, dénotait une maîtrise élégante. Puis, en 1869, il faisait représenter les Faux Ménages, une des rares comédies modernes en vers que le théâtre contemporain nous ait laissées, une pièce hardie où Pailleron étudiait, dans un réalisme saisissant, celle que la langue facile du boulevard appelle d’un nom compris de tous, la cocotte. On fait aujourd’hui des drames réalistes ; on n’écrit plus de grandes comédies en vers puisées aux sources de la vérité. Une des dernières est les Faux Ménages. La fortune en fut très grande. « Le sujet est illégitime, mais le succès est légitime », disait alors un homme d’esprit.

Nous écrivions alors, dans le feuilleton de l’Opinion nationale :

Cela est tout à fait charmant, semé de traits heureux, d’une verve et d’une ironie remarquables. Ce sont des caricatures enlevées d’un trait, fines et profondes à la fois. Des maris qui présentent leur femme surnuméraire, tandis que l’épouse, malade au logis, meurt doucement et solitairement ; un vieux général, perclus et grognon, avec des éclats de tonnerre qui font long feu, une sorte de baron Hulot, trituré par une madame Marneffe, qui héritera du vieillard, et contraint, en attendant les collatéraux, à s’incliner avec respect devant son infamie ; des petites dames couvertes de diamants et qui risquent leur position pour un caprice. Tout ce monde bizarre où les hommes ne portent que leur prénom, où les femmes s’appellent Mme Henry ou Mme Ernest, ces amalgames de détritus parisien font encore des façons et conservent des mépris. Il y a de la hiérarchie jusqu’en cette boue. L’échelon sali semble contempler de son haut le misérable échelon placé plus bas. M. Pailleron a été à la fois gai et hardi dans ces croquis rapides et d’un relief très net, double qualité. Le vice ici demeure comique et pourtant semble répugnant.

Les Faux Ménages, admirablement joués par Bressant, Delaunay, Mlle Favart et Delphine Marquet, rapportèrent une centaine de mille francs à l’auteur qui, tout heureux, pouvait se dire : — « Enfin ! j’ai des ennemis ! »

C’est, comme on ne l’ignore pas, la marque même du succès décisif.

Au lendemain de cette belle soirée, Pailleron publiait un nouveau volume de vers, d’une éloquence belliqueuse et d’une allure vaillante, Amours et Haines. Hélas, ce n’était plus seulement Louis Veuillot qu’il allait bientôt combattre ! La guerre de 1870 arrive. Pailleron rime le Départ avant et la Prière pour la France après le siège. Pendant le siège, il prend le fusil et fait son devoir.

Nous nous rappelons être sorti de Paris avec lui et Gustave Droz, après les angoisses de ces journées dures et le railleur étincelant qu’est Pailleron nous sembla alors un patriote attristé et blessé au cœur.

Raison de plus pour faire éclater l’esprit de France.

Bientôt l’auteur des Faux Ménages donnera un acte exquis, l’Autre motif, dont le succès fut considérable et où, pour la première fois, Mme Plessis jouait l’emploi des railleuses. On ne pouvait enfermer plus d’esprit en quelques scènes. Hélène, « drame bourgeois, » comme Pailleron voulait l’appeler, date de 1871. L’œuvre était hardie ; ce drame puissant, intime, et comme « d’œil à œil » était terrible. Après un vrai triomphe de répétition générale, l’effet du premier acte fut des plus saisissants et le succès tel que l’auteur le trouvait trop beau pour un premier acte : un succès à faire peur. La pièce, en effet, dès le second acte, prenait une autre allure et le public, mis sur une fausse piste, étonné, ne suivait pas : il refaisait une nouvelle pièce, d’un acte à l’autre. Ces malentendus sont assez fréquents, au théâtre. Ce qui sauvait et assurait l’honneur de la soirée, c’était la facture soignée des vers, le souci littéraire de l’auteur. En parlant d’Hélène, Paul de Saint-Victor écrivait : « M. Pailleron a couché sur ses positions. »

Petite pluie allait être — comme auparavant l’Autre motif, comme plus tard l’Étincelle — un de ces gros succès en un petit format ou Pailleron excelle à enfermer de l’essence d’esprit, un paradoxe ironique, une leçon de morale joliment donnée sous une forme narquoise. Des joyaux. Puis venait l’Âge ingrat, que Montigny réclamait si souvent à l’auteur, refusant toujours, que le directeur du Gymnase finissait par appeler Pailleron « l’auteur qui ne veut pas être joué. »

Pailleron — et ce devrait être la règle pour tout auteur dramatique, — ne tient pas, en effet, à être joué mais à être bien joué. Il ne porte jamais une pièce à un directeur, se la laisse demander, ne signe point de traité. C’est un raffiné d’indépendance. Il veut être joué à son gré, comme et quand il l’entend, et par qui il l’entend. Très sévère sur la distribution et redoutant, dit-il, que ses artistes chantent la Marseillaise sur l’air de la Grâce de Dieu.

— Vous n’avez pas d’acteurs ! répondait-il à Montigny quand le directeur insistait.

Mlle Tessandier fut engagée, Pailleron donna la pièce, qu’on répéta longtemps et Montigny frémissait encore la veille de la répétition générale. On représente enfin la pièce. Elle va aux nues. À la sixième représentation, Montigny, enchanté, apporte à l’auteur une prime de dix mille francs, et son pauvre et admirable théâtre étant alors à bas, n’appelle plus, dès lors, Pailleron que son terre-neuve.

Après l’Âge ingrat, Édouard Pailleron écrivit l’Étincelle, M. Perrin n’aime guère les pièces en un acte. Celle-ci fit courir par toute la salle une électricité joyeuse. C’est un chef-d’œuvre en son genre, un chef-d’œuvre d’esprit alerte et de sensibilité. L’Étincelle valut à Mlle Croizette un succès complet ; le public se détachait d’elle, elle le ramena avec cette aimable création.

Nous arrivons au Monde où l’on s’ennuie, qui a donné à Pailleron une popularité incontestée. Mais, avant de faire représenter cette irrésistible comédie, il publiait dans la Revue des Deux Mondes un joli pastiche du xviiie siècle, Trumeau, autorisait la représentation du Narcotique, un caprice littéraire d’un charme pimenté, et, comme préface à sa grande pièce, faisait réciter par Mlle Reichemberg et Mlle Samary cette jolie bluette, Pendant le bal. Le Théâtre chez Madame allait réunir bientôt, avec quelques poésies pénétrantes et émues, ces fragments de choix. Édouard Pailleron arrivait décidément à la date victorieuse de sa vie. Dans un article du Figaro M. J.-J. Weiss, avec toute son autorité et sa finesse, déclarait que Trumeau et le second acte de l’Âge ingrat étaient des chefs-d’œuvre de langue moderne, ailée et pittoresque. C’était bien la veille d’Austerlitz.

Austerlitz, ce fut, au mois d’avril 1882, le Monde où l’on s’ennuie. Quel succès ! Il dure encore. Et quel tapage ! Il n’est pas apaisé. Quels reproches aussi ! « La pièce n’est pas du genre du Théâtre-Français ! » disaient quelques-uns. Il y a donc des pièces du genre Théâtre-Français ? Il faut donc rire et faire rire d’une certaine manière ?

Dans un de ses feuilletons suprêmes, Paul de Saint-Victor écrivait, d’une main que faisait déjà trembler la mort :

« Les mots pétillent dans le Monde où l’on s’ennuie ; il en part de toutes les répliques, c’est un feu de joie. Et ces mots ne sont ni martelés ni plaqués à la façon de tant d’autres pièces ; ils jaillissent de la situation, ils sortent naturellement du personnage qui les lance. Nul effort et nul cliquetis ; le dialogue étincelle sans être battu. Ce qui plaît encore dans cet esprit si piquant, c’est son amabilité et sa belle humeur. Le trait n’y est point trempé d’amertume ; il vise juste, touche à l’endroit sensible le ridicule attaqué et s’arrête au point où la blessure commencerait. — Il n’y a pas que de l’esprit dans la comédie de M. Pailleron ; le sentiment se faufile à travers les broderies brillantes. Sa petite critique de cœur n’est, sans doute, ni bien serrée ni bien neuve ; mais elle suffit à l’intérêt si vivement distrait à l’entour par le jeu des épisodes et des caractères. Des nuances d’émotion jeune et tendre rafraîchissent sa légère trame. Les amours à l’aveuglette de Roger et de sa pupille sont délicatement esquissées. Il y a une larme dans le rôle printanier de Suzanne, et cette larme coule à point dans une comédie presque bouffe en quelques endroits : elle modère à propos ses rires et elle attendrit sa gaieté[1]. »

Et M. Sarcey citait la définition que La Rochefoucauld a donnée de la gravité : « La gravité est un mystère du corps inventé par les sots pour cacher le défaut d’esprit », en ajoutant que ce qui était vrai au xviie siècle, un siècle d’hypocrisie, l’est encore du nôtre, avec cette différence que nous n’avons fait que substituer au mot de gravité, qui sent son grand siècle, celui de tenue. L’observation de M. Sarcey avait même une rare finesse, chose qu’on ne demande pas d’ordinaire à sa critique en déshabillé.

Pailleron avait donc beau jeu à s’amuser de la gravité. Non pas — je suis de l’avis de Saint-Victor — que je trouve du tout ridicule de s’occuper du Ramayana, « qui est un poème immensément beau, » ou de faire des fouilles quand on est un grand seigneur, ou de lire le philosophe Joubert, qui est un moraliste exquis et d’une mélancolie charmante. Mais « il est aussi absurde de professer le Ramayana dans un salon mondain, entre un piano et une étagère, qu’il serait grotesque de s’y présenter une queue de vache à la main ».

Je ne résiste pas à la tentation de raconter, à propos de cette jolie pièce, une piquante anecdote que la très charmante actrice qui en est l’héroïne me pardonnera, j’espère. Lors de la distribution du Monde où l’on s’ennuie, Mme Émilie Broisat, si dramatique dans la Kitty Bell, de Vigny, ne voulait pas absolument de son rôle d’Anglaise de vingt-cinq ans qui, comme dit Madeleine Brohan dans la pièce, « a des lunettes et n’a pas de gorge. » Il y a eu, au Théâtre-Français, un instant, une question de la gorge et des lunettes comme il y a maintenant, en politique, une question du Tonkin ! Mme Broisat refusant absolument le rôle, M. Perrin fut sur le point d’engager Mlle Alice Regnault, l’Anglaise de l’Âge ingrat, tout exprès pour ce personnage. Quand le Théâtre apprit ce projet, toutes les femmes se coalisèrent pour faire accepter le rôle à Mme Broisat, et après des protocoles savants, des ultimatums impérieux et de longs pourparlers, la charmante sociétaire accepta, à la condition que : 1o elle aurait vingt-quatre ans et pas vingt-cinq, ce qui, paraît-il, a son importance ; 2o que les lunettes seraient un binocle et que ce binocle n’aurait pas de verres ; 3o qu’elle aurait de la gorge ou du moins que la Duchesse le ferait entendre au public en la regardant de côté. D’où cette phrase : « Tiens, tiens, elle est moins maigre que je ne le croyais. Ces Anglaises ont d’aimables surprises ! » Et voilà comment fut résolue « la question de la gorge et des lunettes », qui mit, un instant, en incandescence la partie féminine de la Comédie-Française et qui a été si bien arrangée depuis par le succès que la très aimable et jolie Mme Émilie Broisat, après tant d’applaudissements, s’est fait photographier dans son rôle de miss Lucy Walson avec sa gorge — mais avec ses lunettes !

Bref, le succès du Monde où l’on s’ennuie fut complet. Je ne veux pas savoir s’il s’y mêla ce grain de scandale qui attire la malice publique, même la malice ignorante et qui se croit bien informée. L’œuvre était amusante, irrésistible, chargée d’esprit comme à mitraille, et inaugurait ou continuait triomphalement un genre de pièces essentiellement nouveau et qui semble appartenir en propre à M. Pailleron. On a tout fait, au théâtre. Tout y est usé. Les caractères d’abstraction, comme l’Avare, le Misanthrope, etc., sont étudiés. Le théâtre de synthèse est achevé. Reste le théâtre d’analyse. Toutes les situations ayant été ressassées, le théâtre doit, de plus en plus, entrer dans le roman. Et le Roman, qui procède analytiquement, s’emparera nécessairement à la longue de la scène française.

Ainsi pense M. Pailleron. Et ses œuvres sont d’accord avec sa réflexion. Il a analysé « le monde où l’on s’ennuie », après « le monde où l’on s’amuse. » Il analysera, demain, le monde politique et donnera ensuite, très probablement, certain drame historique en vers sur les Camisards dont il nous a plus d’une fois parlé. À peine une pièce est-elle achevée qu’il songe à la pièce suivante ; il a le mal du mieux ; et un succès, quelque brillant qu’il soit, n’est pour lui qu’un coup d’éperon vers un succès nouveau.

Du reste, Pailleron n’est pas seulement un auteur original sur la scène mais dans sa façon d’être littéraire. Jamais, par exemple, il n’a assisté à la représentation d’un de ses ouvrages ; il souffrirait trop de la moindre défaillance dans le rendu. Ingénieusement téméraire et prudemment hardi, il n’a jamais eu un collaborateur et jamais demandé un conseil à personne. « À quoi bon lire ses œuvres à quelqu’un ? dit-il. On fait ce que l’on fait et l’auditeur vous répond en vous disant ce qu’il eut fait, lui ; or il ne peut pas être à votre place, sentir et penser comme vous. »

En un mot, Édouard Pailleron est un opiniâtre, comme l’a appelé Pierre Véron. Et cette opiniâtreté, il en a fait preuve dans la diversité même de son talent : vers, prose, drame, comédie. Il n’est pas de ceux qui se soumettent à l’étiquette imposée par le public : ici l’on rit ou ici l’on pleure. Il sait faire rire et faire pleurer.

Et, de ces productions diverses, il n’a jamais rien donné qui ne fût à point à son gré ; il attend que le coffret s’emplisse, et c’est pourquoi il garde plus d’œuvres encore qu’il n’en présente au public. Il est, en outre, un des rares poètes de ce temps qui ait des idées et de l’observation, j’entends qui soit vivant et dont les vers aient une autre prétention que celle de rimer.

Enfin sa personnalité est irréprochablement littéraire, nettement marquée dans ce qu’il écrit ; il a assez d’originalité pour que l’on dise en parlant de ses pièces : « Ce n’est pas du théâtre ! » ce qui lui prouve victorieusement, ce me semble, qu’il sort de la forme convenue et des formules toutes mâchées. Et cet oseur est un délicat. Il a horreur de la brutalité, de la pose, du charlatanisme, de ceux qu’il appelle des hercules en baudruche. À son avis, qui est le bon, on peut tout faire passer, pourvu que tout soit dit finement. Je sais de lui une pièce exquise où il explique un fait physiologique des plus repoussants, de façon à le rendre attirant. Il se plaît à ces audaces.

« C’est une singulière nature que celle de M. Édouard Pailleron, a dit M. H. de Bornier en parlant du Théâtre chez Madame : complexe, s’il en fut, narquoise, spirituelle, perspicace, poétique, sceptique, railleuse, et tout à coup doucement souriante et rapidement attendrie. Il ne faudrait pas en juger par les trois comédies dont nous venons de parler (le Narcotique, Pendant le Bal et le Chevalier Trumeau) ; il faut lire tout le volume, qui se termine par quelques poésies et quelques sonnets où le charmant successeur d’Alfred de Musset semble dire aussi : Comme vous, j’ai mon cœur humain, moi ! »

La taille bien prise, le regard droit, la barbe blonde encadrant une bouche spirituelle, railleuse et franche ; de longs cheveux sur un front volontaire, bien dessiné, quelque chose de correct et de vaillant à la fois dans toute sa personne, tel l’a vu le peintre Sargent, en un portrait campé comme un Van Dyck, tel est, vivant et parlant, l’auteur applaudi dont l’Académie va consacrer en séance publique le populaire succès.

L’homme est bien ici le reflet même de l’œuvre, œuvre diverse, encore une fois, qui va de l’alexandrin à la prose, du lyrisme à la poésie intime, du drame à la fine comédie satirique, des vers des Parasites ou du Théâtre chez Madame à cette langue étincelante, prime-sautière, parisienne, d’essence et de tapage si modernes, langue d’aujourd’hui, de demain, mêlant son cliquetis boulevardier à la clarté robuste du bon vieux français de Béroalde, langue si française et si contemporaine de l’Âge Ingrat et du Monde où l’on s’ennuie. Cette diversité de l’œuvre, on la retrouverait, je le répète, dans le dualisme même de cette nature très particulière et bien personnelle, dans cet esprit si spécial, dans ce caractère à la fois cordial et correct, sceptique et enthousiaste, gai et attendri, charmant par-dessus tout, spirituel en diable et séduisant au possible.

Celui-là est bien un moderne, en vérité, un homme complexe de ce temps complexe : homme d’action et homme d’étude, liseur acharné et nageur éperdu, aimant la chasse et les bouquins, l’escrime quotidienne et le far niente entrecoupé de cigares et de causeries, voyageur né, rêvant d’aller visiter en yacht les côtes de Grèce, et Parisien de cœur et d’âme, tout heureux d’une heure de flânerie le long des quais. Ses goûts ? Encore une antithèse. Il est solitaire et il est mondain ; on le choie dans les salons et il s’y plaît, recherché, écouté, applaudi, et peut-être se sent-il plus heureux encore — et seulement heureux — dans le silence d’un sentier perdu où les feuilles sèches s’accumulent dans les ornières du dernier automne. Il passera quinze jours de suite à la campagne, en hiver, tout seul, regardant les arbres dénudés dans le brouillard gris, puis quinze jours de suite il ira dans le monde, plus parisiné que jamais. En 1865, à Yport, sur la falaise, il habitait un chalet de sapin, vrai navire, et y menait la vie de pêcheur, de chasseur, de nageur, se lançant, joyeux, en pleine mer. Il a composé Amours et Haines en allant à travers bois, prenant des vers à la pipée, trouvant, au détour du chemin, ces pensées de hasard qu’on ne découvre qu’en marchant et qui sont d’autant plus robustes qu’elles sont nées loin de la table de travail et de l’encrier, en pleine nature.

Friand de célébrité, Pailleron est ennemi du tapage. Il fuit la pose, je le répète. Il n’a jamais publié une lettre à sensation ni prononcé une parole sur une tombe. On ne le voit jamais aux premières. On peut chercher son portrait aux vitrines des photographes ; je serais bien étonné qu’on l’y trouvât. Il est à la mode, il fait la mode et pourtant il fait fi de la mode. Il aime son home, ce salon de l’hôtel Chimay ou tout ce qui porte un nom a passé, cette salle de billard où il se dépense assez d’esprit en un soir pour défrayer dix numéros de petits journaux, ce coin de bibliothèque où, assis devant sa petite table, sur un escabeau de bois, il a écrit l’Âge ingrat et l’Étincelle.

Quant à la plupart de ses autres œuvres, le Monde ou l’on s’ennuie, les Faux Ménages, Édouard Pailleron a écrit ces pages, drames, vers ou comédies, dans une petite chambre mansardée, sous les toits, qu’il avait louée chez M. J.-B. Dumas, le chimiste, en son hôtel de la rue Saint-Dominique. Pailleron allait là, le matin, à neuf heures, avec son déjeuner dans sa poche et ne sortait plus qu’à cinq heures. C’était au temps où il habitait rue Barbet-de-Jouy. Chez lui Henri Rivière, Gaston Boissier, Louis Leroy se réunissaient ; mais les appartements y étaient si beaux qu’il n’y avait pas moyen d’y travailler et ce millionnaire de lettres, comme on l’a si souvent appelé, n’avait d’autre ambition que de retrouver, avec un pan de ciel bleu, le grenier de nos vingt ans. Il se rappelait avec joie ces réceptions de sa jeunesse, rue de Rivoli no 33, dans une maison brûlée en 1871, ces soirs de gaieté où About, Sarcey, Thiboust, Got, Barrière, Henri Monnier, Édouard Plouvier venaient assister à des Guignols où l’on jouait le Voyage à l’Odéon, en vers, ou encore la Poignée de cheveux, drame « difficile à démêler ». Indépendant par la fortune, toujours Pailleron a été ainsi, accueillant, hospitalier aux gens d’esprit.

Car voilà un des traits encore de cette physionomie littéraire : d’autres ont eu à lutter contre la misère ; il a eu, lui, à lutter contre cette richesse qui jetait en travers de sa route, avec l’incrédulité d’autrui, le manque du plus puissant ressort qui soit, — utile, presque nécessaire à l’artiste, — le besoin de travailler pour vivre, la joie de gagner le pain du jour avec la gloire du lendemain. Ceci n’est pas du tout un paradoxe. Il n’est point facile d’anéantir certains clichés répétés avec soin par les rivaux et ces pires des ennemis qu’on appelle les « bons petits camarades ». Un poète riche ne semble pas devoir être un poète, dans un pays qui aime si profondément les poètes pauvres qu’il laisse Hégésippe Moreau mourir à l’hôpital. Édouard Pailleron a triomphé du préjugé et ce n’est pas le moindre de ses succès.

Succès brillants, emportés par une sorte de sympathie joyeuse et un mouvement quasi électrique. Succès bien français, sans boursoufflure et sans phrases. Succès de bonne comédie et de raillerie sans fiel. Et succès bien gagnés, laborieusement et loyalement. L’homme qui, toujours respectueux de son art, n’a jamais donné au public une œuvre que lorsqu’il la croyait achevée, le poète qui n’a pas rougi d’avoir des idées, du sentiment et de l’observation, de la vie enfin, au moment où tant d’autres se contentaient de la rime, l’écrivain dont la personnalité est si nettement marquée dans ses écrits que lire ses livres ou écouter ses pièces c’est réellement l’entendre causer ; ce Français, en un mot, de bonne race gauloise, avait depuis longtemps son fauteuil marqué au meilleur rang de l’Académie française.

L’Académie l’a nommé il y a quelques mois ; il y a des années que la critique l’avait choisi et que le public l’avait élu. Maintenant, à l’heure où j’écris, Pailleron achève son discours de réception et évoque avec soin cette figure indécise de critique et d’historien d’art, Charles Blanc, qui fut d’ailleurs un écrivain solide, de bonne langue classique. La tâche semble difficile et le portrait littéraire d’un poète comme l’auteur des Iambes eût semblé plus tentant à l’auteur d’Amours et Haines, mais peu importe : Édouard Pailleron trouvera là l’occasion d’un nouveau succès. Il est de ceux qui savent donner de la vie à tous les sujets qu’ils traitent et il a cette vertu suprême que Napoléon prisait par-dessus toutes les autres chez ses généraux, car elle assure la victoire : il est heureux.

Très heureux et digne de sa renommée.


  1. Moniteur universel du 2 mai 1881.