Éducation et Hérédité/04

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Germer Baillière et Cie (p. 116-129).


CHAPITRE IV


BUT ET MÉTHODE
DE L’ÉDUCATION INTELLECTUELLE




1. But et objet de l’éducation intellectuelle. — II. Méthodes d’enseignement, culture de l’attention, intuition et action, la mémoire, préjugés relatifs à la culture de la mémoire. — III. Choix des connaissances à inculquer, distinction entre les connaissances de luxe et les connaissances vraiment utiles.


I. L’éducation de l’enfance et de la première jeunesse n’a et ne doit avoir d’autre objet qu’elle-même. Si on part de ce principe que toutes les facultés humaines se trouvent dans un cerveau d’enfant, le but de l’éducation sera de favoriser le développement normal, complet, harmonieux de l’ensemble de ces facultés, dont la vie, comme on l’a remarqué, se chargera de rompre assez tôt l’équilibre.

Il importe au plus haut point qu’au moment de faire le pas décisif dans la vie, le jeune homme sente bien, lui-même, ce qu’il est et tout ce qu’il est, afin que ce ne soit qu’en connaissance de cause, pour ainsi dire, qu’il prenne une voie plutôt qu’une autre, qu’il s’abandonne à la faculté véritablement dominante, s’il en a une. C’est d’ailleurs, au point de vue de cette faculté même, une excellente condition pour prédominer que de se sentir soutenue, comme portée en avant par toutes les autres. En un mot, l’éducation prépare le terrain ; on y sèmera plus tard, quand le temps sera venu pour l’éducation professionnelle ; mais, pour que la semence lève, il faut que le terrain tout entier soit préparé, car qui peut savoir l’endroit précis où elle germera ?

Dans l’éducation, le premier rang doit appartenir aux intérêts communs de l’individu et de l’espèce, à ce qui peut développer à la fois l’intensité et l’expansion de la vie. Il ne faut pas considérer l’individu uniquement en lui-même, comme un point dans l’espace, abstraction faite des atmosphères morale et intellectuelle dont il est enveloppé tout comme de l’atmosphère terrestre et qui sont peut-être, à titre égal, les conditions mêmes de sa vie. Si la première nécessité est de vivre, la seconde assurément est d’en prendre le moyen, c’est-à-dire de s’adapter à son milieu. Or, l’homme étant fait pour vivre parmi les hommes, on ne saurait trop façonner l’enfant à la vie sociale, trop contrebalancer en lui les instincts égoïstes, premièrement éclos, par le développement des instincts altruistes et sociaux, qui doivent prendre un jour une si large part môme dans sa vie individuelle. Maintenant, si la prééminence appartient aux intérêts communs de l’individu et de l’espèce, quels sont ces intérêts communs ? La conservation de l’individu, à coup sûr, est indispensable à l’espèce même, et l’éducation doit tendre à assurer le maintien, le développement, la force de la vie physique, puisque de là dépend la force héréditaire de la race. C’est donc, si l’on veut, la première nécessité, base des autres : De là l’importance de la gymnastique et de l’hygiène, si appréciées des Grecs et trop négligées parmi nous. Encore peut-on signaler ici une antinomie possible entre les intérêts du corps et ceux de l’étude, chez une certaine élite. La théorie même de révolution admet que le progrès de l’espèce s’accomplit aux dépens d’un certain nombre d’individus. Pour faire des Pascal et des Newton, il faut bien consentir à une certaine usure corporelle produite par l’étude. Mais c’est là en somme l’exception, et la bonne santé de la race, sa force, son énergie physique est elle-même une condition préalable pour la production des génies exceptionnels.

Après le développement physique, ou même auparavant, s’il le faut, nous devons placer le développement moral, qui est la fin suprême de l’individu et la condition même d’existence pour la société. Il faut bien reconnaître que, dans notre système d’éducation, nous ne prenons guère plus soin de ce développement moral que du développement physique : nos élèves se moralisent comme ils peuvent (ou se démoralisent), de même qu’ils se portent comme ils peuvent, bien ou mal. Aucun secours de moyens systématiques, aucune méthode n’est, dès le jeune âge, employée à la moralisation : on instruit et on se fie à la vertu morale de l’instruction, voilà tout. Or, cette vertu n’est pas toujours aussi grande qu’on l’imagine, du moins pour tout ce qui est l’objet de savoir proprement dit : l’arithmétique, la physique et la chimie n’ont pas la puissance de « former le cœur ».

Aussi, avant l’instruction intellectuelle et scientifique, on doit placer encore l’éducation esthétique, parce que ce qui est le plus voisin du bien, c’est le beau, et que l’action moralisatrice la moins indirecte appartient à l’estliétique, à l’art, à la littérature, à ce qu’on a si bien nommé les humanités. L’instruction intellectuelle et scientifique proprement dite n’arrive donc qu’au dernier rang


On peut, dans l’instruction intellectuelle, poursuivre trois buts : ou élever l’esprit et le faire regarder toutes choses de plus haut ; ou l’appliquer à quelque fin pratique, un gagne-pain, un métier, etc. ; ou simplement le meubler comme un salon, avec des étoffes brillantes, des poteries chinoises et des laques japonaises. Ce dernier but est le plus fréquemment poursuivi aujourd’hui ; l’instruction devient un objet de toilette, de coquetterie chez la jeune fille, de vanité chez l’homme. C’est là une déviation fâcheuse de la vraie voie. Faire entrer dans le cerveau la plus grande somme d’idées généreuses et fécondes avec la moindre dépense de force possible, tel est le vrai but de l’éducation intellectuelle. Une fois qu’on aura façonné dans un bon sens le cerveau de chaque individu, l’hérédité fixera dans la race une plus grande capacité cérébrale. L’éducation et l’hérédité, ici comme ailleurs, seront le complément l’une de l’autre.


II. Les psychologues ont montré que l’expression physique des sentiments, imitée par réflexion, engendre les sentiments eux-mêmes, et nous avons vu que ces sentiments se propagent par suggestion. Il est donc aisé au maître qui se plaît parmi ses élèves de leur communiquer la joie. L’intérêt qu’il manifeste à ce qu’il dit, à ce qu’il fait, au travail qu’il fait accomplir, se communique à tous par sympathie. Le silence porte par suggestion au silence. L’exemple de l’ordre finit par former des habitudes d’ordre. On ne peut pas se dispenser de travailler lorsque tout le monde travaille autour de soi. Les nerfs sont excités par les attitudes des travailleurs ; ils finissent par se monter au point que l’inaction devient une souffrance. « Il n’y a pas, dit Herbart, d’enfant bien portant qui refuse de travailler lorsqu’il se trouve dans un milieu plein d’émulation pour le travail ».

Il est donc moins difficile qu’on ne le croit généralement d’amener le jeune enfant à l’amour du travail. Du reste, le peu de goût qu’il en montre parfois au début tient plutôt à un manque d’habitude et à un manque de méthode qu’à la paresse proprement dite. On commencera à développer chez lui la faculté d’observation par les leçons de choses ; on lui présentera les faits concrets avant les vérités abstraites ; on cherchera à rendre l’étude agréable. Le trait commun des méthodes modernes, c’est de conformer l’éducation à la marche naturelle de l’évolution chez l’enfant ; ce qui n’implique pas d’ailleurs un complet laissez-faire, l’enfant ayant besoin que la nourriture intellectuelle lui soit préparée et présentée dans un certain ordre. Les principes généraux d’éducation, qui, selon Spencer, peuvent être regardés comme établis, sont les suivants : 1o l’esprit va du simple au composé ; 2o l’esprit va de l’indéfini au défini ; 3o le développement individuel de l’enfant reproduit les phases du développement historique de l’humanité ; 4o il faut encourager le développement spontané ; 5o l’activité intellectuelle est, en elle-même, agréable, et l’étude bien dirigée doit produire l’intérêt, non le dégoût. En un mot, l’acquisition des connaissances doit être le résultat de l’activité spontanée de l’enfant ; l’exercice normal des facultés étant agréable en soi, l’étude, si elle est bien dirigée, doit être intéressante.

Pourtant, ici encore, il faut éviter l’abus ; changer le travail en vrai jeu, s’instruire en jouant, c’est une mauvaise préparation à la vie. Est-ce que la vie est un jeu ? Kant a eu raison de dire : « C’est une chose funeste d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu… Il est d’une haute importance d’apprendre aux enfants à travailler : l’homme est le seul animal qui soit dans la nécessité de le faire ». Spencer, lui, veut prendre pour critérium supérieur de la bonne méthode le plaisir des enfants ; — l’intérêt, l’admiration, soit ; mais le plaisir, mais l’amusement ?… Loin de subordonner le travail au plaisir, il faut que l’enfant trouve son plaisir dans le travail même, dans l’exercice de ses facultés et dans le sentiment d’un devoir accompli. La vie n’est autre chose qu’un travail et une soumission à des règles ; ne la représentez pas aux enfants comme un jeu de boules ou de quilles : ce serait les démoraliser et, au lieu de faire des hommes, préparer à la société de grands enfants. Celui qui ne sait que jouer et juge tout d’après son plaisir est un égoïste et un paresseux.

Au reste, le jeu lui-même exige encore un certain travail. Car, ne l’oublions pas, le plaisir trouvé dans le jeu devient très vite l’intérêt de la difficulté à vaincre, et la preuve, c’est que le jour où le jeu a cessé d’être difficile, il a bien souvent cessé d’amuser. Il s’agit donc simplement d’amener l’enfant à appliquer à une tâche sérieuse la somme d’attention, de persévérance et de suite dans les idées qu’il a naturellement et graduellement apportée dans ses jeux. Et, en définitive, lui apprendre à s’intéresser à toute chose, c’est lui apprendre à persévérer, c’est-à-dire à connaître l’effort, à vouloir ; c’est le moraliser tout autant que l’instruire.

La culture de l’attention est le secret de tout « l’entraînement intellectuel ». L’attention produit le groupement plus ou moins systématique des représentations et des idées, de manière à ce qu’aucune ne reste isolée en nous, à ce que chacune attire et éveille plutôt les images ou les idées qui offrent avec elle une certaine similitude, une analogie logique ou esthétique. L’inattention, au contraire, consiste dans l’avortement de chaque représentation, qui passe et meurt en nous sans avoir donné lieu à aucun groupement durable. L’attention est donc autant une question de méthode que de puissance naturelle pour l’intelligence. Prendre l’habitude de l’attention, c’est prendre simplement l’habitude de ne pas laisser avorter d’état de conscience important sans l’avoir relié à d’autres, sans en avoir fait une sorle de système psychique[1].

L’attention est l’ordre et l’honnêteté de la pensée. Il s’agit de ne pas laisser se briser la trame de nos idées, de faire comme le tisserand qui rattache tout fil cassé. Il y a des esprits où les fils se cassent sans cesse, c’est vrai, mais on peut presque toujours les renouer avec un peu d’effort. C’est une question de volonté, et l’attention apparaît ainsi comme une moralité élémentaire, la moralité même de l’intelligence, l’art de la conduite dans le for intérieur.

L’attention n’est que de la persévérance appliquée. Aussi, avant que les facultés intellectuelles se soient développées chez l’enfant, importe-t-il de l’habituer déjà à la persévérance, qui par la suite se manifestera dans la sphère des idées. Il faut que l’enfant acquière déjà une certaine suite dans les actions et dans les devoirs afin d’en avoir plus tard dans les pensées. « Il n’était malheureux que lorsqu’il pensait », dit Voltaire de Candide, et il ajoute : « il en est ainsi pour la plupart des hommes ». Le bonheur suprême serait-il donc de ne pas penser ? non, mais d’être maître de sa pensée et de savoir la diriger, ce qui est la chose la plus difficile du monde. On prend l’habitude d’être superficiel comme toute autre habitude : c’est un manque d’attention et de courage, un défaut non moins moral qu’intellectuel, et qui peut se corriger avec de la volonté.

L’attention dirigée vers un but produit la méthode. C’est une loi qu’un travail quelconque doit être d’autant moins machinal et de moins réflexe en nous, il faut par compensation l’accomplir à des heures plus réglées, lui donner le caractère d’un exercice normal de l’activité, qui trouve chaque jour dans le budget intérieur la ressource correspondant à la dépense exigée. Tout ce qui est désordonné dans le travail intellectuel, tue l’individu et surtout sa génération. De là le danger de la vie d’artiste, qui ne fait qu’un, si souvent, avec la « vie de bohème ». Les grands producteurs intellectuels dans l’ordre des sciences, et même des arts, ont été souvent ceux dont le travail était régulier comme celui d’un manœuvre, avec des intervalles de repos suffisant.

Autant il est nécessaire de développer l’attention, surtout en exigeant la continuité de la pensée, autant il importe de ne pas la surmener. Le type de la manière dont l’enfant très jeune doit apprendre bien des choses sans se fatiguer, c’est la façon dont il apprend sa langue maternelle, n’écoutant le murmure continu des mots qui retentissent autour de lui que quand il y est disposé, laissant ces mots entrer dans sa tête plutôt qu’il ne les y met, les laissant s’enfoncer comme des clous dans son cerveau par la répétition. On ne développe pas l’attention en la fatiguant, ou bien alors c’est au détriment de la santé générale. Un enfant passe un temps plus ou moins long à apprendre une leçon, on le croit attentif, il le croit lui-même, et à la vérité il n’apprend sa leçon qu’à la faveur de quelques instants seulement d’une véritable attention ; tout le reste est du temps perdu. L’idéal d’une bonne éducation, c’est d’augmenter l’intensité de l’attention et de diminuer le temps qui n’est donné ni à l’attention ni à un repos complet et vraiment hygiénique : c’est une culture intensive sans jachère. En voulant exiger d’un enfant un long eiïort d’attention, on l’épuisé sans profit. Mais on peut, en le maintenant dans la société de personnes intelligentes et dont les pensées sont bien enchaînées, l’habituer lui aussi à ne pas sauter d’un sujet à l’autre, à maintenir son esprit dans un cercle d’idées donné, sans lui permettre de s’enfuir brusquement par la tangente. Pour creuser un terrain à un point, il n’est pas nécessaire de donner cinquante coups de pioche à la minute : on peut mettre autant de temps qu’on voudra ; l’essentiel est de ne pas frapper à côté. La durée de l’attention étant toujours plus ou moins proportionnelle à la curiosité, on peut augmenter beaucoup la durée de l’attention en élargissant la sphère de la curiosité. Par cela même qu’on rend l’attention plus durable et qu’ainsi on l’exerce, on multiplie par cet exercice la faculté même de l’attention. La durée de l’attention est en effet la mesure de sa puissance et c’est un des moyens de la produire.

On a adopté dans nos écoles la méthode d’enseignement par l’aspect (leçons de choses) ; mais faire voir n’est pas tout. Il faut arriver à faire comprendre, à faire raisonner et agir ; les yeux ne doivent pas être un moyen commode de remplacer l’intelligence, mais une ressource pour la développer. Il est une méthode meilleure encore que l’enseignement par l’aspect, c’est l’enseignement par l’action : faire faire aux enfants eux-mêmes les choses qu’on se contente aujourd’hui de leur montrer. Cette méthode parait bien préférable : l’action est un raisonnement concret qui grave à la fois les idées dans l’esprit et dans les doigts. En Amérique, au lieu de faire comprendre sur le papier à l’enfant le fonctionnement d’une machine à vapeur, on lui en donne un modèle raccourci ; il faut qu’il en démonte toutes les pièces, qu’il les rajuste, qu’il refasse lui-même la machine. L’éminent physicien anglais Tyndall a fait un charmant petit volume sur l’électricité, pour montrer qu’un enfant d’une intelligence ordinaire pouvait construire lui-même la plupart des instruments de démonstration employés en électricité, avec une dépense de quelques francs. Il faut développer par tous les moyens l’initiative de l’enfant. On doit le faire dans la classe même par les devoirs oraux, les devoirs écrits, les résumés de vive voix ou écrits, etc. La maïeutique est la meilleure méthode d’éducation toutes les fois qu’elle est possible[2]. Ce qui est essentiel, c’est de provoquer le désir de l’action et l’activité même. Partout et toujours triomphent chez nous les méthodes purement mnémotechniques. C’est là ce faux savoir que Leibnitz appelait ingénieusement le psittacisme. Quel est le but de l’homme ? D’être homme, au sens vrai et complet, de dégager de lui tout ce qui est dans la nature humaine. Quelle voie et quel moyen pour cela ? L’action. Voltaire écrivait ce mot en 1727, renouvelant le principe de l’antiquité, la tradition de la Grèce, la philosophie de l’énergie, de l’action. La même pensée, indiquée par Locke, éclate dans le livre anglais par excellence, le Robinson. Elle se reproduit dans l’Émile. Michelet, à son tour, est enthousiaste de l’action. Il faut, dit-il, recomposer l’homme même, ne plus le mutiler en exagérant telle partie, telle faculté, et supprimant les autres ; ne pas détruire en lui les facultés actives, ramener dans la classe la vie et le mouvement. Le supplice des classes, dans l’enseignement actuel, c’est la passivité, l’inertie, le silence auxquels est condamné l’enfant. « Recevoir toujours sans donner jamais ! mais c’est le contraire de la vie. Son cours alterne ces deux choses ; avidement elle reçoit, mais n’est pas moins heureuse de s’épandre et donner ». Rendons les élèves plus actifs dans la classe, mettons-les de moitié dans l’enseignement.


On se demande souvent s’il faut que l’enseignement aille du concret à l’abstrait, du particulier au général, de l’empirique au rationnel. — Oui, pour les tout jeunes enfants. Mais il ne faut pas exagérer, ni étendre outre mesure cette méthode sous le prétexte qu’elle représente : 1o l’évolution naturelle de l’esprit ; 2o l’évolution historique des sciences mêmes. D’abord, les enfants généralisent de très bonne heure, et sont portés à abstraire du premier coup. Ils sont simplistes et parfois raisonneurs à outrance. L’enfant a un esprit essentiellement logique : ce qu’on a fait une fois, par exemple, il exige qu’on le recommence, et cela exactement dans les mêmes conditions. Lui, si capricieux de nature, n’admet point le caprice chez autrui. C’est que l’expérience des diverses conditions et de la diversité des résultats lui manque. Et les peuples sont comme les enfants : ce sont des raisonneurs simplistes, souvent incapables de voir, dans un problème politique ou moral, trois ou quatre données à la fois.

Aussi, nous croyons qu’il faut laisser une place, et la première, à la méthode rationnelle et synthétique, dans les études où elle est particulièrement indiquée, comme les études grammaticales ou logiques. Mais nous croyons possible de combiner les deux méthodes dans la plupart des études, et, toutes les fois qu’il s’agit de sciences d’observation, il importe de faire observer aux élèves eux-mêmes, d’employer l’enseignement de l’action.


Une fois l’esprit capable de recevoir et d’acquérir, il s’agit de déterminer quelle est la nourriture intellectuelle la plus convenable, la qualité et la dose de savoir à acquérir. Il y a une grande différence entre l’ingestion des aliments et leur digestion, entre le « bourrage de la mémoire » et l’assimilation. Le choix des aliments intellectuels doit être réglé suivant la nature des cerveaux. Il s’agit de faire entrer le plus d’éléments précieux dans la circulation intellectuelle avec le moins de déchets possible.

Une partie des préjugés de l’ancienne psychologie se retrouve encore dans l’éducation : on se représente trop la mémoire comme une faculté simple, unique, à part. On dit : exercer la mémoire, développer la mémoire ; mais, en fait, on ne peut exercer et développer que telle ou telle mémoire, celle des mots, des chiffres, etc. La mémoire est une habitude et on ne développe pas plus la mémoire en général parce qu’on a bourré le cerveau de l’enfant de tels ou tels mots, de tels ou tels chiffres, qu’on ne développe l’habitude en général parce qu’on lui inculque l’habitude de sauter à pieds joints, déjouer au bilboquet. Au lieu de donner de la mémoire à un enfant en le forçant à se rappeler les choses insignifiantes, on lui en ôte réellement, parce que ces choses sans valeur viennent prendre dans son cerveau la place d’idées plus importantes. On sait que le nombre de connaissances qui peut trouver place dans un cerveau humain de capacité moyenne est après tout limité, que l’une chasse l’autre, que la recherche des mots, par exemple, nuit à celle des idées, que les choses futiles nuisent aux choses sérieuses. Non seulement donc il est mauvais d’emmagasiner dans le cerveau les connaissances mesquines, ce qui le vide pour ainsi dire en le remplissant. mais on crée parla une facilité d’adaptation à l’égard de ces choses, on rend l’esprit et la mémoire impropres aux idées vraiment utiles et sérieuses. La mémoire n’étant autre chose qu’une faculté d’adaptation, on la déforme au lieu de l’exercer si on l’adapte à des connaissances d’un ordre inférieur. Autre chose d’ailleurs est la facilité de la mémoire, autre chose sa ténacité. L’abus des concours, des examens, des programmes déterminant une somme précise de connaissances à acquérir pour un jour fixe, loin de tendre à développer la ténacité de la mémoire, tend plutùt à la supprimer. Chacun de nous connaît ce sentiment de bien-être intellectuel qui suit les jours d’examen et dans lequel on sent le cerveau se décharger de tout ce qu’on y a jeté à la hâte, reprendre son équilibre, oublier. L’examen, pour la grande moyenne des élèves, n’est autre chose que la permission d’oublier. Le diplôme n’est souvent en fait que le privilège de redevenir ignorant ; et cette ignorance salutaire, qui revient par degrés après le jour d’épreuve, est souvent d’autant plus profonde que l’élève a déployé plus de tension d’esprit pour assembler au jour dit tout son savoir, à cause de l’épuisement nerveux qui en résulte.

Le rôle de l’instruction est surtout de donner à l’esprit les cadres où viendront se grouper les faits et les idées que la lecture et l’expérience de la vie fourniront par la suite. Les faits et les idées n’ont une influence réelle et utile sur l’esprit que si, à mesure qu’ils se produisent, l’esprit les systématise et les coordonne avec d’autres faits et d’autres idées ; sinon ils resteront inertes et seront comme s’ils n’existaient pas. Un des principes de l’éducation, c’est précisément l’impuissance de l’éducateur à donner autre chose que des directions générales de pensée et de conduite. L’instruction la plus complète ne fournit que des connaissances nécessairement insuffisantes, et qui seront en quelque sorte englouties dans la multitude d’expériences qui composent une vie.

Il faut donc distinguer les vraies cojinaissances de luxe et celles de nécessité. On s’est trompé gravement dans le classement de ces connaissances ; l’histoire, par exemple, est en grande partie du luxe ; l’hygiène est de la nécessité. Il faut écarter des connaissances qui sont vraiment de luxe tous ceux qui ne se montrent pas intellectuellement assez bien doués. Les parties supérieures de l’enseignement sont encombrées. Des examens préliminaires devraient élaguer tous les rameaux destinés à ne rien produire ; ce serait une économie de sève humaine.

Par connaissances de luxe, nous n’entendons nullement les hautes vérités et les principes spéculatifs des sciences, les beautés de la littérature et des arts ; ce prétendu /uxe est du nécessaire à nos yeux, parce qu’il est le seul moyen d’élever les esprits, de les moraliser par l’amour désintéressé du vrai, du beau. Ce sont toutes les prétendues connaissances utiles ou nécessaires, c’est-à-dire les applications des sciences et les menus récits de l’histoire, qui sont du superflu. Il faut donc distinguer dans l’enseignement les connaissances réputées non utilitaires et les connaissances inutilisables : cette distinction est capitale car l’instruction doit certainement s’élever de beaucoup au-dessus de l’utilitaire, de l’usuel, du terre-à-terre, et d’autre part elle doit éviter avec le même soin de bourrer un esprit de connaissances disproportionnées avec la faculté qu’il possède de les mettre en œuvre.

L’éducateur doit, en premier lieu, poser cette règle générale que toute connaissance serait bonne pour un esprit dont la puissance d’assimilation serait sans limite ; deuxièmement, que toute connaissance est une surcharge pour l’esprit et représente une dépense vaine de force toutes les fois qu’elle n’est pas bien assimilée ; troisièmement, qu’il faut, pour déterminer le nombre des connaissances qu’on veut verser dans un esprit, considérer non seulement la nature de ces connaissances, mais le rapport qui existe entre elles et la capacité de l’esprit dans lequel on cherche à les faire entrer.

La conclusion pratique de ces thèses générales, c’est que, si tout homme en arrivant à l’âge mûr doit être pourvu d’une certaine dose moyenne de connaissances, cette somme de connaissances doit être, non utilitaire au bas sens du mot, mais utilisable pour l’esprit, c’est-à-dire assimilable ; qu’il ne faut pas vouloir élargir à l’excès cette source de connaissances données à tous, parce que le travail stérile qu’on ferait de cette façon accomplir à l’esprit serait autant de perdu pour les forces du corps, et que la meilleure éducation générale est celle qui laisse à l’individu le plus de latitude pour compléter ce qu’il a appris dans la mesure où il est capable d’apprendre utilement.

Une chose essentielle qu’il faut enseigner à l’enfant, c’est l’art de lire méthodiquement, en s’assimilant ce qu’on lit. Pour cela il faut distinguer dans un livre, 1o les passages essentiels au point de vue esthétique et moral, 2o les faits ou idées essentiels au point de vue scientifique. C’est principalement par la lecture que se continue l’éducation intellectuelle à peine ébauchée durant les premières années, quelquefois par la simple lecture des journaux et des romans. Et pourtant des journaux mêmes on pourrait, avec un peu de discernement, retirer une foule de connaissances utiles.

La chose la plus nécessaire peut-être à inculquer, c’est moins un fait, une idée, qu’un sentiment, à savoir l’amour même d’apprendre ; à ce sentiment il faut d’ailleurs joindre, — pour éviter que l’esprit effleure tout sans s’attacher à rien, — l’amour d’étudier jusqu’au fond, d’approfondir. Ce désir d’approfondir ne fait qu’un avec la sincérité parfaite, le désir de trouver le vrai, car il suffit d’un peu d’expérience pour reconnaître que le vrai ne se trouve jamais trop près des surfaces et qu’il faut en toute question creuser et peiner pour y arriver.

Il est à remarquer que les connaissances les plus difficiles à acquérir pour l’enfant sont aussi le plus souvent celles entre lesquelles il est impossible d’établir de lien logique, et qui n’ont rien à voir avec le raisonnement : dates sans importance, noms géographiques inutiles à connaître, petits faits historiques. De telles connaissances fatiguent le cerveau en y entrant, et au lieu de le former en y introduisant des habitudes de raisonnement, le déformeraient plutôt ; c’est de la force intellectuelle dépensée en pure perte, du travail à vide. Un des ennemis du vrai savoir, c’est donc l’érudition. Et par érudition nous entendons, non la connaissance du grec ou du sanscrit, mais la connaissance de détails trop multipliés dans lesquels l’esprit se perd et s’épuise. C’est de l’érudition que de connaître dans leur ordre chronologique tous les noms des Mérovingiens avec la date de leur naissance et de leur mort ; c’est de l’érudition que de retenir à la suite des grands cours d’eau le nom de la Roya, qui sépare, d’après nos géographies, la France de l’Italie, — ce qui est inexact.

L’éducation la meilleure est celle qui n’est pas simplement instructive mais suggestive et conséquemment directrice ; celle qui introduit dans le cerveau, non pas seulement des connaissances susceptibles d’un k double usage », comme disait Socrate, mais des sentiments sociables et des habitudes d’agir liées à des habitudes de pensées élevées. En autres termes, il ne faut pas donner seulement une instruction diffuse créant des tendances opposées qui se partagent l’esprit, mais une instruction coordonnée, concentrée vers un même point directeur et aboutissant à des suggestions pratiques.

Voici les règles qu’établissait Descartes pour son propre compte et qu’il déclare « avoir toujours observées en ses études » :

1o Ne jamais employer que fort peu d’heures par jour aux pensées qui occupent l’imagination (sciences concrètes et arts) ; 2o n’employer que fort peu d’heures par an à celles qui occupent l’entendement seul (mathématiques et métaphysique) ; 3o donner tout le reste du temps au relâche des sens, au repos de l’esprit et à l’exercice du corps.

Descartes compte parmi les exercices de l’imagination toutes les « conversations sérieuses » et tout ce à quoi il faut avoir de l’attention ; c’est pourquoi il se retirait aux champs. Leibnitz, reproduisant les règles de Descartes, dit : « Tant s’en faut, en effet, que notre esprit se polisse par l’excès de rptude, qu’au contraire il en est émoussé ».

Peu d’heures consacrées chaque jour à l’étude suffiront-elles à ce qu’il faut savoir ? — Elles suffiront, répond un de nos philosophes contemporains[3], si, d’un côté, l’esprit bien ménagé, a conservé pour le temps où on l’applique à l’étude toutes ses ressources et si, d’autre part, on borne l’enseignement à ce qu’il importe véritablement qui soit su. « Les grandes vérités dans les sciences, les grands modèles dans les lettres et les arts peuvent se réduire, pour l’éducation, à un petit nombre, qui en frapperont d’autant plus ».




  1. V. Paulhan, Revue scientifique, 28 mai 1887.
  2. « Mon père m’accoutumait doucement, patiemment, à voir et à penser par moi-même, au lieu de m’imposer ses idées, que mon humeur docile et soumise eût aveuglément acceptées. Jamais je n’ai vu professeur plus modeste et moins dogmatique. Il n’affirmait pour ainsi dire rien, et se contentait d’attirer mon attention sur les choses, sans dire ce qu’il en savait. Quand nous entrions dans un bois, par exemple, il me donnait une leçon à chaque pas, et je ne me sentais point à l’école. J’avais pris insensiblement l’habitude d’étudier les couches de terrain chaque fois qu’un talus coupé les mettait en lumière. Je nommais les animaux et les plantes par leurs noms, je les classais en tâtonnant un peu, et il me laissait faire, sauf à me ramener d’un mot ou d’un sourire, lorsque je m’égarais. Il avait le don de tout envisager au point de vue pratique : il distinguait soigneusement les animaux utiles des animaux nuisibles, et j’ai appris de bonne heure à respecter la taupe, le crapaud, la chauve-souris, la couleuvre, les oiseaux insectivores, et tous nos amis méconnus. »
    Edmond About, le Roman d’un brave homme.
  3. M. Ravaisson.