Élégies et poésies nouvelles/Fable imitée du russe

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FABLE

IMITÉE DU RUSSE


D’une sourde blessure encor faible et malade,
Sa liberté trahie, hélas ! son seul amour ;
Des bords désenchantés de sa belle Cyclade,
À la sombre lueur d’une humide pléiade,
Un jeune Grec ailé s’envolait sans retour.
En vain il voit au ciel s’assembler les nuages,
Il emporte sa chaîne, il veut changer son sort ;
Et l’oiseau sans bonheur, qui ne craint plus la mort,
Livre son aile au vent et sa vie aux orages.

Il s’essaie, il retombe, il disparaît enfin :
Un zéphyr le soulève et le prend dans son sein,
Sur un bord moins fatal le souffle et le dépose,
Comme il fit de Psyché dans un jour de terreur,
Comme il fait de l’amour, d’un serment, d’une erreur,
Et comme il ferait d’une rose.

Il est libre, il respire, il regarde les cieux :
Mais quoi ! sauvé tout seul il est silencieux.
Un fardeau pèse encor sur son aile blessée,
Sa liberté naissante en rougit offensée :
Un collier, vainement il est d’ambre et d’or pur,
L’opale aux rayons blancs, la turquoise d’azur,
Vainement de la chaîne ont enrichi l’ouvrage :
Toute chaîne sent l’esclavage ;
Et d’un sérail doré les feux et l’appareil

Plaisent moins aux oiseaux qu’un rayon du soleil.

On l’a vu. D’arbre en arbre un curieux ramage
S’appelle, se répond, s’interroge à la fois :
Toutes les voix ne font plus qu’une voix,
Tous ont dit qu’il est beau ! quel collier ! quel plumage !
Est-ce une fleur qui vole ? il en a les appas.
Il est beau ! je veux voir, dit la jeune hirondelle ;
Son époux doucement la punit d’un coup d’aile,
En murmurant : couvez ! les mères n’iront pas.

Un sansonnet hardi, perroquet sans parure,
Dit : « S’il est mélomane, il va me recevoir,
Il va m’entendre, il va me voir.
Du vif chardonneret je n’ai pas la figure,
Mais je le sais par cœur ; je l’imite si bien,

Que sa maîtresse un soir prit mon chant pour le sien.
On ne sait plus des deux quel est l’écho fidèle ;
Avec lui l’autre jour, je chantais ; mon modèle,
Qui reprenait haleine et voulait respirer,
Se tut, croyant encor s’entendre et s’admirer. »

« Moi, j’y cours, dit l’oiseau qui charme la souffrance ;
Le voyageur est triste, il faut chanter pour lui.
Si ma voix peut encor éveiller l’espérance,
Ah ! je n’aurai jamais chanté mieux qu’aujourdhui ! »
Il vole, son cœur bat, son aile tremble, il chante,
Plaint, et fait tressaillir l’étranger qu’il enchante,
Le plonge en des pensers tristes, délicieux,
L’étonne, le ravit, l’égare dans les cieux.
Par sa molle cadence il attendrit son ame ;
Puis, par un trait brillant qu’il prolonge à son tour,

Il semble de l’espoir tracer l’errante flamme,
Et fait croire au bonheur, même en chantant l’amour !
Mais Dieu ! de quelle ardeur sa poitrine est remplie !
Que cette voix puissante est encore ennoblie,
Quels flots harmonieux en doublent la beauté,
Quand par des sons plus purs il peint la liberté !
Il l’adore, il l’exprime, il en ressent l’ivresse.
À sa joie, on devine, on voit l’enchanteresse,
Espoir, amante, amour, idole des humains,
Charmante ! comme au jour où déployant son aile,
Dieu l’offrit à la terre en sortant de ses mains,
Dans le plus grand excès de son amour pour elle.

« Grace ! dit le blessé, tu me ferais mourir.
Laisse-moi respirer. Laisse-moi te connaître :
Tu n’es donc pas esclave ! Oh ! non ! tu ne peux l’être,

Tu dois chanter libre ou périr.
Oh ! mon ami… pardonne, et rends-moi ce nom tendre :
Celui qui fut esclave est pressé de l’entendre !
Pour épancher mon ame en de si doux accens,
Trop de mélancolie a coulé dans mes sens.
À peine j’ai brisé ma coquille légère,
À peine pour voler mon aile eut un ressort ;
J’ai senti sous le poids d’une force étrangère,
Qu’une grille et des fers avaient borné mon sort.
Vois ma chaîne, elle est belle ; eh bien ! ce don funeste,
Je n’en veux plus, je le déteste.
Imposé par un maître, il a dû m’opprimer ;
Offert par un ami, toi, tu pourras l’aimer :
Prends-le, j’ai trop porté ce bien que l’on m’envie ;
Il dut orner ma mort, qu’il brille sur ta vie.
Mais cet art qui console, et que j’admire en toi,

Cette lyre cachée, ami, donne-la-moi ! »

« Ta bonté te séduit, dit la Muse emplumée.
Dieu versa dans mon sein cette flamme animée ;
Je chante, j’obéis, je ne sais rien de plus :
Ne perdons pas nos biens en efforts superflus ;
Ton collier ferait honte à mon simple plumage ;
Et jamais les oiseaux ne vendent leur ramage :
Toi que l’on dit si beau, quand le jour brillera,
Ton règne va renaître, et le mien s’éteindra ;
La Lune est de mes chants la seule confidente ;
J’aime à suivre des yeux son pâle et doux flambeau :
Il suffit aux amours, à la paix, au tombeau ;
Et l’on ne m’entend pas, d’une voix imprudente,
Défier au grand jour l’envie et les flatteurs ;
Dès qu’ils dorment, je veille en ces bois enchanteurs :

 Dans l’onde, par le feu des étoiles blanchie,
Mon image un peu sombre est assez réfléchie ;
Une gloire me suit, sans orgueil, sans effroi :
Mais délicieuse et cachée,
De l’ambition détachée,
Elle est entre le ciel et moi ! »

« Bon ! dit le sansonnet, la chaîne m’est acquise :
Qu’on fait bien d’écouter au lieu d’aller dormir !
Pour les imiter tous ma méthode est exquise ;
Le rossignol gémit : eh bien ! je vais gémir :
Il cadence à merveille, on verra ma cadence,
J’ai son secret. Demain j’en ferai confidence
À ce jeune rêveur qu’afflige sa beauté ;
Je me fais rossignol, le prix est remporté.»

Préludant sa victoire, au lever de l’aurore,
Il éveille l’écho, qui se taisait encore.
Au Grec, en triomphant, il porte ses leçons,
Et veut du rossignol lui traduire les sons ;
Mais il brise, il détruit, il corrompt l’harmonie,
En croyant imiter les écarts du génie.
Sa plume se hérisse, il s’enroue ; à ses cris,
Les Zéphyrs sous les fleurs se retirent surpris ;
Il semble condamné par un firman suprême,
À s’étrangler lui-même.
Les oiseaux, en désordre à ces accens affreux,
Volent, quittent leurs nids, se rassemblent entre eux,
Croyant que des hibous ont subi la lumière,
Que la railleuse Aurore inonde leur paupière
De ses rayons charmans, pour eux seuls odieux,
Et qu’ils vont se venger d’avoir ouvert les yeux.

On reconnaît l’erreur, on rit. Le faux Linée,
Dit : « Le prix est à moi, la leçon est donnée. »
« M’oses-tu bien parler, vain et stupide oiseau,
Répond le Grec, va-t’en… Mais non, je fuis moi-même,
Je suis sourd, je suis mort : par ton orgueil extrême,
Tu m’as fait regretter les Turcs et mon réseau. »

Tout s’envole, et la Muse avait fui la première.
Sous un palais de feuille elle attend son ami :
Il la trouve cachée au fond de la bruyère ;
Alors, et d’une voix qu’il entend à demi :
« De colliers et d’encens vois comme ils sont avides !
Loin de nos sansonnets, loin des sultans perfides,
Quand la nuit répandra ses flots assoupissans,
Viens ! je te calmerai par mes plus doux accens.
Qui veut garder une ame à la fois libre et tendre,

Ne la révèle pas à qui ne peut l’entendre :
Cachons-nous dans l’espoir. Un jour, jour fortuné !
Un jour te verra libre où tu fus enchaîné :
Car la fille des cieux, la Liberté féconde,
En versant ses bienfaits fera le tour du monde ;
Et quand le monde en paix n’aura plus d’autre amour,
Alors je chanterai mon idole au grand jour.