Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre XIII

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CHAPITRE XIII.
De l’influence de notre Faculté de vouloir sur celle de nous mouvoir, et sur chacune de celles qui composent la Faculté de penser.


Vous avez vu, chapitre V, combien elle est importante pour nous cette faculté de former des desirs, puisqu’elle est la cause de tous nos plaisirs, et de toutes nos peines, suivant que ces desirs sont ou ne sont pas accomplis. Elle n’est pas moins remarquable par cette heureuse circonstance, que nos desirs exercent souvent un grand pouvoir sur nos actions et sur nos pensées. Il est donc intéressant d’examiner la nature et les limites de ce pouvoir, et jusqu’à quel point il s’étend sur nos différentes facultés. Les réflexions contenues dans le chapitre précédent nous permettant de ne regarder dorénavant l’action de penser que comme une circonstance qui accompagne souvent celle de nous mouvoir, nous allons d’abord parler du pouvoir de notre volonté sur celle-ci, et ensuite nous dirons en peu de mots quelle est son influence sur chacune de nos facultés intellectuelles.

On peut distribuer tous nos mouvemens en plusieurs classes, en égard aux degrés de dépendance où ils sont de notre volonté. Ces espèces de tableaux détaillés des phénomènes de notre existence sont d’une grande utilité pour nous en faire prendre des idées justes, en nous accoutumant à y remarquer des circonstances auxquelles le plus souvent on ne fait aucune attention.

Beaucoup de nos mouvemens s’exécutent en nous sans que nous en ayons jamais la moindre connaissance. De ce nombre sont presque tous les mouvemens qui entretiennent et renouvellent à chaque instant notre vie ; et ce sont par conséquent les plus nécessaires à notre existence. Nous étant complètement inconnus, il n’y a pas de doute que notre volonté n’a sur eux aucun empire.

Il en existe d’autres dont quelquefois nous avons la conscience, et qui quelquefois aussi s’exécutent à notre insu. Dans ce dernier cas ils rentrent dans la première classe ; mais lors même qu’ils nous sont connus, tantôt ils sont absolument volontaires, tantôt ils s’exécutent sans que nous nous en mêlions ; souvent même ils ont lieu malgré notre volonté expresse de les empêcher.

Il en est encore que nous faisons toujours volontairement et d’autres toujours malgré nous. Enfin, il en est que notre organisation nous rend constamment impossibles, même lorsque nous desirons le plus de les faire.

L’empire de notre volonté sur notre faculté de nous mouvoir, est donc très-différent dans les différens cas, et souvent resserré dans des bornes très-étroites. Remarquons encore, en terminant cette énumération de nos mouvemens, que ceux qui sont le plus soumis à notre volonté, tels que ceux qui consistent dans l’usage ordinaire de nos membres, sont eux-mêmes le produit d’une foule d’autres mouvemens internes qui ont lieu sans notre volonté expresse, ou même sans que nous le sachions ; ensorte que ce n’est proprement que les résultats qui s’opèrent parce que nous le voulons, mais que les mouvemens qui y préparent s’exécutent d’eux-mêmes, à quelques nuances près, suivant les cas.

Si de la faculté de nous mouvoir nous passons à nos facultés intellectuelles, la réflexion précédente y trouve encore bien plus d’applications. Sans doute, comme nous l’avons déjà dit, toutes nos perceptions sont des produits de mouvemens opérés au-dedans de nous ; mais aucuns d’eux ne se laissent apercevoir ; et quand nous desirons réveiller en nous telle ou telle perception, nous sommes assurément bien incapables de faire avec intention aucun des mouvemens internes nécessaires pour la produire. Ils nous sont même si complètement inconnus, que nous n’en ferons aucune mention ici. Nous allons seulement indiquer en peu de mots jusqu’à quel point et dans quel sens on peut dire qu’il dépend de nous d’éprouver telle ou telle impression, d’exercer telle ou telle de nos facultés intellectuelles. Commençons par la sensibilité proprement dite.

Il ne dépend pas de nous de ne pas percevoir les sensations, c’est-à-dire de ne pas sentir les ébranlemens que les corps extérieurs causent dans les organes de nos sens, ou ceux que les parties mêmes de notre corps excitent les unes dans les autres par leur action mutuelle. Il ne dépend pas de nous davantage de modifier les impressions qu’elles nous font, c’est-à-dire de trouver agréables ou désagréables celles qui ne le sont pas ; mais il dépend de nous, jusqu’à un certain point, d’appliquer tellement notre attention à quelques-unes de nos perceptions, que les autres deviennent comme nulles pour nous. Cela arrive souvent à tous les hommes ; il y en a même chez qui ce pouvoir est porté à un grand degré ; ce sont ceux qui sont occupés de passions violentes ou de méditations profondes. C’est à quoi se réduit l’influence de la volonté sur la sensibilité proprement dite.

Quant à la mémoire, nous éprouvons que le souvenir de certaines perceptions nous vient souvent, non-seulement sans que nous le voulions, mais même quoique nous desirions l’écarter ; mais nous éprouvons aussi qu’il nous revient lorsque nous cherchons à nous le procurer. Ainsi, la mémoire est tantôt indépendante, tantôt dépendante de la volonté. Nous verrons dans la suite quels sont les moyens d’augmenter le pouvoir de la volonté sur cette faculté ; pour le moment nous nous bornons à l’énoncé des faits. Usons-en de même à l’égard du jugement.

Le jugement est indépendant de la volonté en ce sens qu’il ne nous est pas libre, quand nous percevons un rapport réel entre deux de nos perceptions, de ne pas le sentir tel qu’il est, c’est-à-dire tel qu’il doit nous paraître en vertu de notre organisation, et tel qu’il paraîtrait à tous les êtres organisés comme nous, s’ils étaient exactement dans la même position. C’est cette nécessité qui constitue la certitude et la réalité de tout ce que nous connaissons ; car s’il ne dépendait que de notre fantaisie d’être affectés d’une chose grande comme si elle était petite, d’une chose bonne comme si elle était mauvaise, d’une chose vraie comme si elle était fausse, il n’existerait plus rien de réel dans le monde, du moins pour nous ; il n’y aurait ni grandeur ni petitesse, ni bien ni mal, ni faux ni vrai : notre seule fantaisie serait tout. Un tel ordre de choses ne peut pas même se concevoir, il implique contradiction. Notre jugement est donc bien indépendant de notre volonté en ce sens ; mais il en dépend en ce que, comme nous l’avons vu, nous sommes maîtres, jusqu’à un certain point, de considérer telle perception et de rappeler tel souvenir plutôt que d’autres, et de donner notre attention plutôt à un de leurs rapports qu’à un autre. Ainsi c’est à proportion que nous soumettons notre sensibilité et notre mémoire à l’action de notre volonté, que celle-ci devient maîtresse des opérations de notre jugement.

Enfin, on peut demander, et on demande souvent, si notre volonté elle-même est libre, si elle dépend de nous, c’est-à-dire, à parler exactement, si elle dépend uniquement d’elle-même. Il est bon de commencer par éclaircir cette expression, et par voir pourquoi nous mettons ainsi notre moi à la place de notre volonté, et pourquoi nous nous identifions davantage avec cette faculté qu’avec toute autre, comme si celles de percevoir des sensations, des souvenirs, des rapports, celle de faire des mouvemens, n’étaient pas nous, ne nous appartenaient pas, ne faisaient pas partie de notre moi comme celle de former des desirs. La raison en est simple. Jouir et souffrir est tout pour nous ; c’est notre existence tout entière, et nous ne jouissons et souffrons jamais qu’autant que nous avons des desirs et qu’ils sont accomplis ou non. Nous n’existons donc que par eux et par la faculté d’en former. Quand quelque chose se fait contre notre desir, nous voyons bien que ce n’est pas nous qui l’opérons. Nos desirs et toutes les actions qui en sont les conséquences, sont donc toujours la même chose que nous ; et tout ce qui n’est pas eux ou n’en dérive pas, est étranger à nous, ne fait pas partie de notre moi. La question proposée se réduit donc à celle-ci : Notre volonté dépend-elle uniquement d’elle-même ? ce qui est la même chose que de demander, pouvons-nous vouloir sans cause, et uniquement parce que nous voulons vouloir ? Ainsi présentée, cette question n’est pas difficile à résoudre, comme il arrive toujours quand les questions sont bien posées, c’est-à-dire que leurs vrais élémens sont bien énoncés ; car pour résoudre une question, il ne s’agit jamais que de porter un jugement ; et quand les deux idées à comparer sont connues et présentes, le jugement est tout de suite porté. Dans le cas actuel, il ne s’agit que de voir s’il est dans la nature de notre volonté d’entrer en action sans être mue par rien, si un desir peut naître en nous sans cause : il est bien clair que non. En effet, si nous considérons le desir abstraitement, si nous n’y voyons qu’une perception, nous ne pouvons le concevoir que comme une conséquence nécessaire du jugement qu’une perception précédente est pour nous bonne ou mauvaise à éprouver, desirable ou non ; et ce jugement, que comme la suite inévitable de la manière dont nous a affecté cette perception quand nous l’avons éprouvée. Si, au contraire, nous regardons nos desirs, ainsi qu’ils sont en effet, comme les résultats de certains mouvemens inconnus qui se passent dans les organes de l’être animé, et qui lui font éprouver une manière d’être qu’il appelle desirer, il est certain que tout desir suit nécessairement du mouvement des organes qui a la propriété de le produire, et que ce mouvement des organes n’est pas un acte de la volonté, mais est lui-même occasionné par d’autres mouvemens antérieurs. Ainsi, ni sous le rapport idéologique, ni sous le rapport physiologique, il n’est possible de concevoir le desir autrement que comme une suite nécessaire de faits antérieurs ; et en général il ne nous est pas possible de comprendre un acte quelconque qui soit son principe et sa cause à lui-même. Ainsi, ceux de notre volonté sont forcés et nécessaires comme ceux de toutes nos autres facultés, et comme ceux de tous les autres êtres animés ou inanimés qui existent dans la nature.

Cette vérité, au reste, ne fait pas que nous ayons tort d’attribuer à la faculté de vouloir l’extrême importance que nous y attachons dans nous et dans les autres, d’en porter les jugemens que nous en portons et de nous conduire comme nous le faisons à son égard.

Nous n’avons pas tort de nous identifier à notre propre volonté, et de dire indifféremment, il dépend de moi ou il dépend de ma volonté de faire telle ou telle chose, je ne suis pas le maître de cela, ou cela ne dépend pas de ma volonté, car comme souffrir et jouir est tout pour nous, et que nous ne souffrons et jouissons jamais qu’autant que notre volonté est accomplie ou contrariée, elle est bien un être identique avec notre moi.

Nous n’avons pas tort d’attacher une extrême importance à la volonté dans les autres êtres sentans et voulans, et de l’identifier avec leur moi ; et eux, à leur tour, n’ont pas tort d’y attacher une extrême importance en nous et de l’identifier avec notre moi ; car notre volonté a la puissance de diriger presque toutes nos actions, et sur-tout toutes celles par lesquelles nous influons sur eux. Ainsi, pour eux, notre volonté ou nous c’est bien exactement la même chose, excepté dans certains cas qui forment des exceptions assez rares.

Ils n’ont pas tort non plus d’attacher une idée de mérite ou de démérite, un sentiment d’amour ou de haine à notre volonté éclairée ou stupide, bienveillante ou malveillante à leur égard ; car si nous n’avons pas le pouvoir de vouloir uniquement parce que nous voulons vouloir, nous avons jusqu’à un certain point, comme nous l’avons dit, celui d’attacher notre attention à telle ou telle perception, de multiplier et de rectifier les jugemens que nous en portons et en vertu desquels nous avons des volontés. Or, que nous soyons portés à ces recherches par le ridicule pouvoir de les desirer sans motifs ou par des circonstances inconnues, peu importe à ceux qui ne sont affectés que des résultats, et qui ne peuvent accorder leur estime qu’à la justesse qui y brille et leur amour qu’au bien qui en résulte pour eux. En effet, une chose quelconque n’est ni estimable ni aimable par la cause qui la produit, mais par l’effet qui en résulte ; et si nous disons communément que c’est l’intention seule (c’est-à-dire la volonté) qui fait tout le mérite d’une action, et que c’est l’intention seule dont on peut savoir bon ou mauvais gré, c’est uniquement parce que, comme nous l’avons déjà remarqué, nous identifions avec raison les autres avec leur volonté, comme nous nous identifions nous-mêmes avec la nôtre ; et cette expression ne signifie autre chose si ce n’est qu’un individu n’est estimable et aimable qu’à proportion que sa volonté est éclairée et bienveillante. Or, cela est tout aussi vrai dans l’hypothèse que sa volonté est l’effet nécessaire de causes inaperçues, que dans la supposition absurde qu’elle est un effet sans cause.

Par la même raison, notre principe ne détruit point la justice des punitions et des récompenses ; au contraire, il l’établit plus solidement ; car si notre volonté est déterminée nécessairement par des jugemens antécédens, il est juste et raisonnable de lui fournir des motifs de se porter au bien ; au lieu que si elle naissait sans cause, les punitions et les récompenses n’auraient aucune influence sur ses déterminations futures, et les unes ne seraient qu’une vengeance puérile, et les autres que l’expression d’une reconnaissance inutile.

Ce sont sans doute les motifs que je viens de développer qui, aperçus confusément par tous les hommes, les ont conduits à porter tous, sur leur volonté et celle de leurs semblables, des jugemens qui sont très-justes au fond, quoiqu’ensuite l’ignorance des causes qui déterminent invinciblement cette volonté, et l’envie de ne pas se croire les instrumens passifs des circonstances environnantes, les ait portés à imaginer que leur volonté est une création qui se produit spontanément en eux, et à ne jamais remonter à une cause antérieure de leurs actions que quand celle-là n’a pas lieu. Concluons donc que notre volonté n’a pas le pouvoir de former tel ou tel desir sans motif et par un acte purement émané d’elle ; mais qu’ayant, jusqu’à un certain point (quelle que soit la cause qui la mette en action), le pouvoir d’appliquer notre attention à une perception plutôt qu’à une autre, de nous faire retrouver un souvenir plutôt qu’un autre, de nous faire examiner tel rapport d’une chose plutôt que tel autre, tous actes qui sont les élémens de ses déterminations, elle influe, non immédiatement, mais médiatement sur sa direction ultérieure.

Je ne traiterai point ici à la manière des scholastiques la question tant débattue de la nécessité et de la liberté ; je pense, avec Locke, qu’être libre c’est avoir le pouvoir d’exécuter sa volonté, et que toutes les fois qu’on donne un autre sens à ce mot on ne s’entend plus. Il ne peut donc pas y avoir de liberté avant la naissance de la volonté ; et il ne pouvait être question que d’examiner ce qui fait naître notre volonté. Je pense que c’est ce que nous avons fait suffisamment.

Je terminerai là ce chapitre, dans lequel, comme dans le précédent, je me suis borné à recueillir des faits sans me permettre de remonter à leurs causes, qui me sont inconnues, ni d’en tirer des conséquences qui auraient été prématurées.

Je sens qu’à la suite de ces observations je devrais indiquer les moyens de perfectionner notre faculté de nous mouvoir, et ceux de bien diriger notre faculté de vouloir, et d’augmenter son influence sur toutes les autres ; mais il faut auparavant nous être munis des observations dont nous allons nous occuper dans le chapitre suivant.