Éléments d’idéologie/Première partie/Extrait raisonné de l’idéologie

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EXTRAIT RAISONNÉ
DE L’IDÉOLOGIE,
SERVANT DE TABLE ANALYTIQUE.


PRÉFACE

Lidéologie est une partie de la zoologie.

Locke est, je crois, le premier qui l’ait envisagée sous cet aspect ; aussi en a-t-il fait une partie de la physique.

Condillac est vraiment le créateur de cette science ; mais il n’en a point donné de traité complet.

Je me suis proposé d’y suppléer. Ceci est un premier essai, qui ne saurait être exempt de graves imperfections.

Tout ce que je désire, c’est qu’on discute la théorie exposée dans ces élémens.

J’espère aussi qu’ils pourront être utiles à l’enseignement.

J’ai publié cette première partie, qui traite de la formation des idées, sans attendre celles qui traiteront de leur expression et de leur déduction, afin d’avoir le temps de recueillir les avis des hommes éclairés et de modifier mes opinions, s’il y a lieu.

INTRODUCTION.

C’est sur-tout aux jeunes gens que je m’adresse, parce qu’ils n’ont point encore d’opinions fixées, et aussi parce qu’ils supportent sans impatience qu’on les arrête sur des détails que les hommes plus avancés en âge croient tous connaître, quoique souvent ils ne les aient pas examinés suffisamment.

Je crois les jeunes gens très-capables d’étudier cette science, qui n’est pas plus difficile que bien d’autres, et qui est même nécessaire à la pleine et facile intelligence de beaucoup de choses qu’on enseigne aux enfans.

Seulement il faut partir de ce qu’ils connaissent, les prendre au point où ils sont, et sur-tout ne pas commencer par vouloir leur définir les termes les plus généraux et les plus abstraits ; car quand ils seront en état de bien comprendre ces définitions, c’est-à-dire de bien voir toutes les idées comprises dans la signification de chacun de ces mots, ils sauront complètement la science.

Ce ne doit donc pas être là le début des leçons. La première chose à faire est de faire remarquer aux élèves ce qui se passe en eux lorsqu’ils pensent et qu’ils raisonnent, soit qu’ils jouent, soit qu’ils étudient.

CHAPITRE PREMIER.
Qu’est-ce que penser ?

La faculté de penser consiste à éprouver une foule d’impressions, de modifications, de manières d’être dont nous avons la conscience, et qui peuvent toutes être comprises sous la dénomination générale d’idées ou de perceptions.

Toutes ces perceptions, toutes ces idées, sont des choses que nous sentons. Elles pourraient être nommées sensations ou sentimens, en prenant ces mots dans un sens très-étendu, pour exprimer une chose sentie quelconque. Ainsi, penser c’est toujours sentir quelque chose, c’est sentir.

Penser ou sentir, c’est pour nous la même chose qu’exister ; car si nous ne sentions rien, nous ne sentirions pas notre existence ; elle serait nulle pour nous, bien qu’elle pût être sentie par d’autres.

De ces idées ou perceptions, les unes sont des sensations proprement dites, les autres des souvenirs, d’autres des rapports que nous apercevons, d’autres enfin des desirs que nous éprouvons.

La faculté de penser ou d’avoir des perceptions renferme donc les quatre facultés élémentaires appelées la sensibilité proprement dite, la mémoire, le jugement et la volonté.

Et si de l’examen de ces quatre facultés il résulte qu’elles suffisent à former toutes nos idées, il sera constant qu’il n’y a rien autre chose dans la faculté de penser.

CHAPITRE II.
De la Sensibilité et des Sensations.

La sensibilité proprement dite est cette propriété de notre être en vertu de laquelle nous recevons des impressions de beaucoup d’espèces, appelées sensations, et en avons la conscience ; nous la connaissons par expérience en nous-mêmes, et nous la reconnaissons dans nos semblables et dans les autres êtres par analogie, à proportion qu’ils nous la manifestent.

Nous ne pouvons ni l’affirmer ni la nier dans ceux qui n’ont pas de moyens de nous l’exprimer.

Les nerfs sont en nous les organes de la sensibilité. Leurs principaux troncs se réunissent en différens points, et sur-tout dans le cerveau, dans lequel ils se perdent et se confondent.

Par toutes celles de leurs extrémités qui se terminent à la surface de notre corps, nous recevons les sensations que nous confondons sous le nom général de sensations tactiles, mais qu’un examen plus scrupuleux pourrait faire partager en plusieurs classes ; car chacune d’elles varie suivant les diverses parties qu’affecte une même cause ; ainsi, à proprement parler, le sens du tact est composé de beaucoup ce sens distincts.

Indépendamment de ces sensations générales, nous en recevons de particulières par les extrémités des nerfs qui se terminent à certains organes placés aussi à la surface de notre corps ; ce sont celles de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût. Toutes ensemble forment ce que nous appelons les sensations externes.

Mais outre ces sensations externes, nous recevons encore, par les extrémités de nos nerfs qui aboutissent aux différentes parties de l’intérieur de notre corps, une foule de sensations que nous nommons par cette raison sensations internes.

Telles sont celles qui résultent des fonctions ou de la lésion des différentes parties de notre corps.

Telles sont encore celles que causent les mouvemens de nos membres.

Telles sont enfin toutes les affections de plaisir ou de peine qui résultent de certaines dispositions de notre individu et des passions qui le modifient.

Toutefois les passions elles-mêmes ne doivent pas être rangées parmi les sensations simples, parce que toutes renferment en outre un desir quelconque, et qu’un desir est un effet de la faculté appelée volonté ; ainsi, dans la passion, est renfermé l’exercice de deux facultés distinctes, la sensibilité et la volonté. L’état de souffrance ou de jouissance dans lequel elle nous met, appartient seul à la sensibilité proprement dite.

CHAPITRE III.
De la Mémoire et des Souvenirs.

La mémoire est une seconde espèce de sensibilité particulière, ou une seconde partie de la sensibilité en général. Elle consiste à être affecté du souvenir d’une impression éprouvée.

Le souvenir est une sorte de sensation interne, mais différente de celle dont nous venons de parler, en ce qu’il est l’effet d’une certaine disposition demeurée dans le cerveau, et non celui d’une impression actuelle dans un autre organe.

Il n’est pas dans la nature de la perception appelée souvenir, que nous reconnaissions en l’éprouvant que c’est un souvenir, non plus qu’il n’est dans la nature de la sensation que nous reconnaissions d’où elle nous vient et ce qui la cause : ce sont-là des actes du jugement.

La preuve en est que nous avons souvent des souvenirs que nous ne savons pas être des souvenirs, que nous prenons pour des idées nouvelles, et il est vraisemblable que nous sentons nos premières sensations sans savoir encore que nous avons des organes par où elles nous arrivent.

D’ailleurs, quand cela ne serait pas, quand ces connaissances seraient inséparablement liées à nos sensations et à nos souvenirs, il n’en serait pas moins vrai que sentir une sensation est un effet de la sensibilité, que sentir un souvenir est un effet de la mémoire, et qu’y joindre un jugement quelconque est un effet d’une troisième faculté dont nous allons parler.

Ce sont-là des distinctions qu’il ne faut jamais perdre de vue sous peine de tout confondre dans l’analyse de la pensée.

CHAPITRE IV.
Du Jugement et des Sensations de rapports.

La faculté de juger ou le jugement est encore une espèce de sensibilité ; car c’est la faculté de sentir des rapports entre nos perceptions.

Ces rapports sont des vues de notre esprit, des actes de notre faculté de penser, par lesquels nous rapprochons une idée d’une autre, par lesquels nous lions ces idées et les comparons ensemble d’une manière quelconque. Ces rapports sont des sensations internes du cerveau, comme les souvenirs.

La faculté de sentir des rapports est une conséquence presque nécessaire de celle de sentir des sensations ; car dès qu’on sent distinctement deux sensations, il s’ensuit naturellement qu’on sent leurs ressemblances, leurs différences, leurs liaisons, etc. ; mais elle en est une conséquence et ne saurait la précéder ni exister sans elle.

De cette faculté viennent toutes nos connaissances ; car si nous ne percevions aucuns rapports entre nos perceptions, si nous n’en portions aucuns jugemens, nous ne ferions éternellement qu’être affectés et nous ne saurions jamais rien.

Pour percevoir un rapport, pour porter un jugement, ce qui est la même chose, il faut avoir en même-temps deux idées distinctes ; mais il n’en faut jamais que deux.

Aussi une proposition, qui n’est autre chose que l’énoncé d’un jugement, n’a jamais que deux termes, le sujet et l’attribut. Le verbe est une partie de l’attribut ; il n’est pas un troisième terme ; ce n’est pas lui qui exprime l’acte de l’esprit qui juge ; la preuve en est que quand il est au mode infinitif, il n’y a pas de jugement énoncé dans la phrase.

Il n’y a pas de jugement négatif ; tout jugement est nécessairement positif, puisqu’il est une perception ; car on ne peut percevoir une chose qui n’est pas.

Aussi n’y a-t-il pas de propositions réellement négatives. Celles qui paraissent telles, ne le sont que par la forme : au fond elles renferment une affirmation.

L’affirmation de toute proposition se réduit toujours à celle-ci, que l’idée totale de l’attribut est comprise toute entière dans l’idée du sujet et en fait partie ; car tout jugement ne consiste toujours qu’à sentir qu’une idée est une des idées composantes d’une autre, en fait partie.

C’est à tort que l’on a appelé l’attribut le grand terme de la proposition.

À la vérité, il est toujours une idée plus générale que le sujet, et par conséquent susceptible d’une extension plus grande ; mais dans l’énoncé d’un jugement, l’attribut n’étant jamais dit que des objets auxquels s’applique le sujet, son extension est déterminée par celle du sujet et réduite de manière à n’être jamais plus grande qu’elle.

D’autre part, précisément parce que l’attribut est une idée plus générale, sa compréhension est moins grande.

Ainsi, il est toujours égal au sujet en extension, et il lui est toujours inférieur en compréhension[1].

CHAPITRE V.
De la Volonté et des Sensations de desirs.

La volonté est une quatrième espèce de sensibilité ; c’est la faculté de sentir des desirs.

Nos desirs sont des conséquences de nos autres perceptions et des jugemens que nous en portons ; mais ils ont cela de particulier, que nous sommes toujours heureux ou malheureux par eux, suivant qu’ils sont accomplis ou non.

Ils ont encore une autre particularité remarquable ; c’est que l’emploi de nos forces mécaniques et intellectuelles dépend en grande partie d’eux, ensorte que c’est par eux que nous sommes une puissance dans le monde.

De là vient que nous confondons plus notre moi avec cette faculté qu’avec toute autre, et que nous disons indifféremment, cela dépend de moi ou cela dépend de ma volonté.

De là vient aussi l’importance que nous attachons à posséder la volonté des autres, à ce qu’elle nous soit favorable, à ce qu’ils aient pour nous de la bienveillance.

Du desir de leur bienveillance naît avec raison le desir de leur estime, et du desir de leur bienveillance et de leur estime naît tout aussi justement le bien-être que nous éprouvons quand nous nous sentons animés de mouvemens de bienveillance, et le malaise qui nous tourmente quand nous nous reconnaissons travaillés de passions haineuses.

Une autre conséquence des propriétés de la volonté, c’est qu’il nous est très-important de la bien régler ; c’est que le moyen d’y parvenir est de rectifier nos jugemens, puisque nos desirs en sont la suite, et que le but à atteindre est d’éviter de former des desirs contradictoires, c’est-à-dire des desirs dont l’accomplissement nous conduirait à des manières d’être que nous souhaitons éviter, car dans ce cas notre bonheur est impossible.

CHAPITRE VI.
De la Formation de nos Idées composées.

Voilà donc quatre facultés distinctes dans notre faculté de penser, et quatre espèces différentes parmi nos perceptions ; et de ces quatre, les trois dernières sont des conséquences de la première, n’auraient pas lieu sans elle.

Mais aucune des innombrables idées ou perceptions qui sont dans nos têtes ne sont des idées simples, c’est-à-dire ne sont l’effet d’un seul acte intellectuel ; toutes sont composées, c’est-à-dire n’ont été formées que par l’intervention de plusieurs de ces facultés élémentaires.

Voyons donc comment, avec ces élémens, sensations, souvenirs, jugemens et desirs, nous formons toutes nos idées composées.

Quand nous avons éprouvé pour la première fois une sensation, si nous n’avons fait uniquement que la sentir, cette sensation a été pour nous une idée absolument simple, un seul acte intellectuel.

Si nous y avons joint tout de suite le jugement qu’elle était produite en nous par un tel être, dès-lors elle a cessé d’être une idée simple, elle est devenue une idée composée de l’action de sentir et de celle de juger ; mais elle a encore été particulière à un seul fait.

Quand ensuite nous avons éprouvé une sensation pareille à l’occasion d’autres êtres, le souvenir de cette sensation est devenu une idée générale et commune à toutes les sensations semblables, dans laquelle ne sont pas comprises les circonstances de temps et de lieu, et autres particulières à chacune d’elles.

C’est ainsi que l’idée de rouge n’est plus pour nous le souvenir de l’impression causée par tel corps rouge, mais de celle produite également par tous les corps rouges ; de même que l’idée de bonté n’est plus celle de la qualité de tel être bon, mais de tous les êtres bons.

Il en est de même de nos idées des êtres réels : celles-là sont toujours composées. Nous les formons de la réunion de toutes les impressions qu’ils nous font.

De la réunion d’une certaine odeur, d’une certaine saveur, j’ai formé l’idée de la première fraise que j’ai vue. Aujourd’hui l’idée de fraise est pour moi une idée généralisée et commune à tous les êtres à peu près semblables auxquels je l’ai étendue, en écartant les petites différences qu’il y a entr’eux.

C’est donc en réunissant plusieurs de nos idées ou perceptions élémentaires, que nous formons nos idées composées individuelles, et en retranchant de celles-ci quelques circonstances, que nous les généralisons.

Ces deux opérations suffisent à former toutes nos idées composées, et elles ne renferment jamais d’autres élémens que des sensations, des souvenirs, des jugemens et des desirs.

Il est seulement à remarquer qu’il n’existe réellement que des individus, et que nos idées générales ne sont point des êtres réels existans hors de nous, mais de pures créations de notre esprit, des manières de classer nos idées des individus.

Il s’ensuit encore que plus une idée est générale, plus est grand le nombre des individus dont elle est extraite, ce qui constitue son extension ; mais moins elle retient des particularités de chacun d’eux, car elle ne demeure composée que de celles qui leur sont communes : c’est ce qui compose sa compréhension.

Cela fait que nous pouvons affirmer de chacun de ces individus tout ce que nous pouvons affirmer de l’idée générale, tandis que nous ne pouvons pas affirmer de celle-ci les circonstance particulières à chaque individu qui ne sont pas entrées dans sa formation ; mais cela ne fait pas que ce soit l’idée générale qui soit la cause de la vérité de l’affirmation ; c’est, au contraire, des faits particuliers que vient toujours la certitude.

CHAPITRE VII.
De l’Existence.

Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent est l’histoire de nos modifications intérieures, des créations de notre pensée, abstraction faite de ses relations avec tous les êtres qui ne sont pas elle, et de la manière dont elle apprend l’existence de ces êtres.

Il nous reste maintenant à trouver comment nous avons été conduits à juger que nos sensations sont occasionnées par des êtres qui ne sont pas nous, et si nous avons raison de porter ce jugement.

Il n’y a pas de doute que nos sensations internes ne nous apprennent rien que notre propre existence.

Il en est de même sans contredit des saveurs, des odeurs et des sons.

On en doit dire autant des sensations visuelles ; car, indépendamment de beaucoup d’autres raisons, comme il est constant que le même être produit sur notre œil des impressions différentes suivant les circonstances, les positions et les distances, il est manifeste que ce n’est aucune de ces impressions qui nous apprend l’existence réelle et permanente de cet être.

Les sensations tactiles que nous éprouvons sans faire nous-mêmes aucun mouvement, n’ont pas plus de pouvoir à cet effet que les précédentes ; comme elles, elles nous font bien sentir notre sensibilité, notre propre existence ; mais elles ne sauraient nous apprendre ce qui la met en jeu.

La sensation que nous éprouvons lorsqu’un de nos membres s’agite fortuitement, paraît, au premier coup-d’œil, plus propre à nous instruire sur ce point ; car quand elle cesse par l’effet d’un obstacle, nous en sommes avertis : cela est vrai ; cependant rien ne nous indique encore ni pourquoi elle cesse, ni ce qui s’y oppose, ni si nous avons des membres, ni ce que c’est que leur mouvement.

Mais si à cette sensation de mouvement nous ajoutons la condition qu’elle soit volontaire, qu’elle soit accompagnée du désir de l’éprouver encore, nous sommes sûrs, lorsqu’elle cesse, que ce n’est pas de notre fait. Nous sommes certains en même temps de l’existence de nous qui voulons et de celle de quelque chose qui résiste ; ou si nous n’apercevons pas dès le premier instant cette seconde existence, bientôt une foule d’expériences nous en assure, en nous montrant que beaucoup d’impressions de differens genres cessent constamment quand ce sentiment de résistance s’évanouit, et reparaissent de même dès qu’il se reproduit ; car alors nous jugeons avec sûreté que ces impressions sont autant d’effets des qualités de cet être dont la principale propriété est toujours d’être résistant à notre désir d’éprouver la sensation de mouvement.

En un mot, quand un être organisé de manière à vouloir et à agir sent en lui une volonté et une action, et en même temps une résistance à cette action voulue et sentie, il est assuré de son existence et de l’existence de quelque chose qui n’est pas lui. Action voulue et sentie d’une part, et résistance de l’autre, voilà le lien entre notre moi et les autres êtres, entre les êtres sentans et les êtres sentis.

Il suit de là que si la matière avait été non résistante nous n’aurions pu éprouver aucune sensation, et quand nous en aurions éprouvé, nous n’aurions pu connaître que notre propre existence ; et que même la matière étant douée de résistance au mouvement, un être qui ne ferait point de mouvement, ou qui en ferait sans le sentir et le vouloir, ne connaîtrait encore rien hors de lui.

Enfin, il suit de là encore qu’un être totalement immatériel et sans organes ne pourrait rien connaître que lui-même, et que nous, si nous n’étions pas, au moins en partie, composés de matière, nous ne pourrions pas penser comme nous faisons, et nous ne saurions rien de tout ce que nous savons.

CHAPITRE VIII.
Comment nos Facultés intellectuelles commencent-elles à agir ?

Ce chapitre est destiné à réfuter une opinion que j’ai émise autrefois. Je disais, tant que nous ne connaissons que l’existence de notre moi sentant, toutes nos perceptions se confondent nécessairement les unes dans les autres à mesure qu’elles nous arrivent. Plusieurs simultanées ne nous paraissent qu’une ; nous n’avons aucun moyen d’en distinguer nettement deux en même temps. Donc nous ne pouvons porter aucun jugement, encore moins former des desirs, encore moins exécuter des mouvemens en vertu de ces desirs. Tout cela supposé vrai, il s’ensuivrait que si des mouvemens volontaires étaient nécessaires pour nous apprendre l’existence d’êtres autres que notre moi, nous ne l’apprendrions jamais. Aussi, quand je pensais ainsi je croyais en même temps que des mouvemens fortuits étaient suffisans pour nous faire découvrir l’existence des corps.

Aujourd’hui je crois que des mouvemens voulus peuvent seuls nous conduire à cette connaissance ; mais en même temps il me paraît prouvé par la théorie et par les faits, que, par cela seul que nous percevons une sensation, nous pouvons porter au moins le jugement qu’elle est agréable ou désagréable d’une certaine manière, et par conséquent former le desir de l’éprouver ou de l’éviter ; et qu’ainsi, sans connaître d’autre existence que celle de notre moi sentant, nous pouvons concevoir le désir d’éprouver la sensation de mouvement.

Donc aussi la simple sensation, le seul sentiment de notre moi sentant d’une certaine manière, la seule conscience de notre existence sentante, suffit pour faire naître souvenirs, jugemens et desirs, pour mettre en action la mémoire, le jugement et la volonté.
CHAPITRE IX.
Des Propriétés des Corps et de leur Relation.

Il demeure donc convenu que tant que nous ne faisons que sentir, nous ressouvenir, juger et vouloir sans qu’aucune action s’ensuive, nous n’avons connaissance que de notre existence, et nous ne nous connaissons que comme un être sentant, comme une simple vertu sentante, sans étendue, sans forme, sans parties, sans aucune des qualités qui constituent les corps.

Il demeure encore constant que, dès que notre volonté est réduite en acte, dès qu’elle nous fait mouvoir, la force d’inertie de la matière de nos membres, la propriété qu’elle a de résister au mouvement avant d’y céder, nous en avertit, nous donne une sensation qui peut-être ne nous apprend encore rien de nouveau ; mais lorsque ce mouvement que nous sentons, que nous voudrions continuer est arrêté, nous découvrons avec certitude qu’il existe autre chose que notre vertu sentante. Ce quelque chose c’est notre corps, ce sont les corps environnans, c’est l’univers et tout ce qui le compose.

La propriété de résister à notre volonté de nous mouvoir, est donc la base de tout ce que nous apprenons à connaître. Un être qui ne serait pas résistant du tout, ne pourrait nous donner aucune sensation. Il serait le néant absolu pour nous.

Cette propriété est la force d’inertie des corps, qui n’a lieu et ne se découvre que par leur mobilité.

La mobilité et l’inertie sont donc à notre égard les deux premières qualités des corps, celles sans lesquelles notre organisation ne saurait subsister, sans lesquelles nous ne pourrions rien connaître, rien sentir même, sans lesquelles enfin nous ne pouvons pas seulement concevoir ce que serait l’existence de l’univers.

Ces deux propriétés en nécessitent une troisième, c’est celle en vertu de laquelle les corps en mouvement ont la puissance d’agir sur les autres, de les déplacer ; je l’appelle la force d’impulsion.

La mobilité, l’inertie et l’impulsion sont donc trois propriétés inséparables et corrélatives ; nous ne faisons d’abord que sentir leurs effets sans savoir ce que c’est que le mouvement.

Nous apprenons que le mouvement consiste à changer de place en éprouvant que les obstacles qui s’opposent à nos mouvemens ont la propriété d’être sentis continuement par nous pendant que nous faisons du mouvement. C’est en cela que consiste la propriété d’être étendu.

L’étendue est donc pour nous la propriété d’être parcouru par le mouvement. Ce qui est senti ainsi est un être existant, réel. Ce qui ne nous donne aucune sensation pendant que nous nous mouvons n’est rien, est le néant, le vide.

L’idée de l’espace vide ou plein est une idée abstraite de ces deux-là, l’être et le néant, rapprochées sous le rapport de leurs relations avec nos mouvemens.

L’étendue est une propriété sans laquelle nous ne pouvons concevoir aucune existence réelle ; car nous ne pouvons comprendre comment existerait un être qui n’existerait nulle part.

De la propriété d’être étendu dérive nécessairement celle d’être impénétrable, c’est-à-dire de ne pouvoir céder sa place sans en occuper une autre ; d’être divisible, c’est-à-dire d’être composé de parties existantes dans des places différentes ; d’avoir une certaine forme, c’est-à-dire d’être circonscrit dans certaines limites.

On ne devrait pas confondre les mots forme et figure. La forme, que nous reconnaissons par le tact à un corps, est toujours la même ; elle présente à notre vue différentes figures, suivant les circonstances et les positions.

La porosité est une propriété générale de tous les êtres étendus connus, et ne pourrait avoir lieu sans l’étendue ; mais elle n’en est pas une conséquence nécessaire.

Observez que l’inertie ne prouve pas que la matière ait plus de tendance au repos qu’au mouvement ; et quand l’existence des êtres animés ne suffirait pas pour prouver qu’elle est essentiellement active, toutes les attractions, toutes les propensions à des mouvemens spontanés que nous observons dans les êtres qui, étant inorganisés, n’ont aucun moyen de nous manifester leur action interne, devraient nous faire conclure qu’ils n’ont besoin d’aucune impulsion étrangère pour être mus.

Observez encore qu’aucune des propriétés ci-dessus énoncées ne pourrait avoir lieu dans des êtres privés d’étendue.

La durée, au contraire, pourrait appartenir à des êtres inétendus, si nous pouvions en connaître ou même en concevoir de tels.

Le seul sentiment de notre existence, la seule succession de nos sensations, suffit pour nous donner l’idée de la durée ; mais si nous ne connaissions rien autre chose, nous n’aurions aucun moyen de la mesurer. Nous ne pourrions avoir l’idée de temps, qui est celle d’une durée mesurée.

Pour former celle-ci, il faut connaître le mouvement et l’étendue ; car nous ne mesurons la durée que par le moyen du mouvement, lequel est représenté par l’étendue ; et ensuite la durée et l’étendue combinées nous servent à mesurer le mouvement lui-même. Nous allons voir dans le chapitre suivant comment cela se fait.

CHAPITRE X.
Continuation du précédent. De la Mesure des propriétés des Corps.

Mesurer une quantité quelconque, ce n’est autre chose que la comparer à une quantité connue d’avance qui sert d’unité, de terme de comparaison ; c’est voir combien de fois elle renferme cette unité.

Pour cela, il faut premièrement que cette unité soit de même nature que la quantité qu’on lui compare. On ne peut mesurer des mètres par des francs ni des francs par des grammes ; car des mètres ne renferment pas des francs ni des francs des grammes.

Secondement, il faut que cette unité soit déterminée d’une manière précise et constante ; car si le terme de comparaison était incertain ou variable, tout calcul serait hypothétique et vague.

Il suit de là qu’aucune quantité n’est mesurable qu’à proportion qu’elle est susceptible de divisions nettes et durables.

L’étendue a éminemment ces qualités. Ses parties sont distinctes et permanentes ; on en prend une portion qu’on appelle une toise ou un mètre ; on y rapporte toutes les autres : il n’y a jamais de difficulté à la mesurer.

Il n’en est pas ainsi de la durée ; ses parties sont en elles-mêmes transitoires et confuses. Nous avons cependant trouvé moyen de nous faire une unité de durée, et cette unité c’est le jour. Toutes les autres périodes sont des multiples ou des sous-multiples de celle-là.

Mais qu’est-ce qui nous rend sensibles les limites et les parties de cette unité de durée ? C’est un mouvement, c’est celui de la terre sur son axe, ou ce sont d’autres mouvemens que nous rapportons à celui-là.

Le mouvement cependant est composé, comme la durée, de parties transitoires et confuses. Cela est vrai ; mais il est fidèlement représenté par les parties de l’étendue, puisque la propriété d’être étendu n’est pour nous que la propriété d’être parcouru par le mouvement.

La durée est donc mesurée par elle-même comme toute quantité, mais représentée par le mouvement, et le mouvement par l’étendue. Ainsi les parties transitoires et confuses de la durée sont manifestées par les parties distinctes et permanentes de l’étendue : aussi sont-elles mesurées très-rigoureusement.

Il en est de même du mouvement ; il est représenté par l’étendue ; mais il ne peut être mesuré que par lui-même, comme toute autre chose. L’étendue parcourue manifeste le mouvement opéré ; mais pour mesurer l’énergie de ce mouvement, ce qu’on appelle sa vitesse, on a recours à la durée ; c’est-à-dire qu’on le compare au mouvement qui constate toutes les durées, à celui d’un point de l’équateur dans la révolution diurne. C’est-là l’unité de mouvement à laquelle on les rapporte tous.

Le mouvement comme la durée est donc, ainsi que toutes les quantités possibles, mesuré par une unité de son espèce ; mais il est comme elle évalué en parties d’étendue, ce qui fait qu’il est susceptible de mesures très-précises et très-certaines.

Les effets de plusieurs autres propriétés des corps sont de même, par divers moyens, rapportés à des mesures d’étendue, ce qui rend possible de les apprécier exactement ; d’autres n’en sont pas susceptibles, ce qui réduit à ne les évaluer que par approximation.

En général, remarquez que de toutes les espèces de quantités, l’étendue est la seule dont les divisions soient faciles, précises et permanentes, ce qui la rend la plus éminemment mesurable. De là vient que, seule entre toutes les autres, elle a la possibilité d’être représentée fidèlement sur une échelle plus petite que nature. C’est l’objet de l’art du dessin.

De là vient aussi la facilité que l’on a en géométrie d’arriver à la vérité et à la certitude. Les autres sciences participent plus ou moins à cet avantage, à proportion que les objets dont elles traitent sont plus ou moins réductibles en mesures de l’étendue.

Observez encore que la possibilité d’employer le calcul dans ces sciences, suit exactement la même proportion. Les distances entre les nombres étant déterminées avec une précision rigoureuse, on ne peut les appliquer qu’à des quantités dont les divisions sont très-précises aussi. Pour celles qui ne sont susceptibles que d’évaluations approximatives, on ne peut employer que les mots plus, moins, peu, beaucoup, et autres adverbes de quantité.

C’est donc à la nature des objets qui varient et non à celle des opérations intellectuelles, qui sont toujours les mêmes, que les diverses sciences doivent leurs différens degrés de clarté et de certitude.

Il n’y avait que l’étude approfondie de nos facultés intellectuelles qui pût nous faire découvrir cette vérité.

CHAPITRE XI.
Réflexions sur ce qui précède, et sur la manière dont Condillac a analysé la Pensée.

Voilà donc qu’au moyen des quatre facultés élémentaires que nous avons reconnues dans la faculté de penser, nous avons démêlé nettement,

Comment nous connaissons notre existence,

Comment se forment toutes nos idées composées,

Comment nous sommes assurés de l’existence des êtres qui les causent,

Comment nous découvrons les propriétés de ces êtres,

Comment nous mesurons leurs effets,

Et pourquoi les uns sont plus difficiles à apprécier et à calculer que les autres.

Nous sommes donc en droit d’assurer que nous avons bien analysé la pensée et que nous l’avons décomposée dans ses véritables élémens. Cependant montrons encore, par quelques exemples, que certaines facultés qu’y ont reconnu d’autres analystes, ou ne sont point des facultés, ou sont composées de celles que nous avons regardées comme élémens primitifs.

L’attention, par exemple, c’est l’état de l’homme qui veut sentir, juger ou agir ; c’est un effet de la volonté ; mais ce n’est point une faculté ni une perception particulière.

Il en est de même de la comparaison. Comparer deux idées, c’est les sentir toutes deux ou sentir leur rapport ; c’est sentir ou juger.

La réflexion, c’est l’état de l’homme qui se sert de sa sensibilité et de sa mémoire pour arriver à porter un jugement.

Le raisonnement, c’est la répétition de l’action de juger.

L’imagination, dans le sens d’invention, c’est l’emploi de toutes nos facultés intellectuelles pour former de nouvelles combinaisons.

L’imagination, dans le sens de mémoire vive qui prend ses souvenirs pour des impressions actuelles et réelles, c’est la mémoire unie à un jugement erroné.

La réminiscence, que l’on fait consister à avoir des souvenirs et à sentir que ce sont des souvenirs, c’est encore la mémoire unie à un jugement, mais à un jugement vrai.

Enfin, toutes les passions sont de pures affections, de simples sensations internes, ou ces sensations unies à un desir, et quelquefois à un jugement.

Sans multiplier davantage ces citations, concluons de nouveau que penser n’est rien que sentir, et se réduit à sentir des sensations proprement dites, des souvenirs, des rapports et des desirs.

Mais si c’est-là une vérité, comme j’ose le croire, comment se fait-il quelle ait été méconnue jusqu’à présent et qu’elle ait été difficile à observer ? C’est-là ce qu’il s’agit de trouver.

CHAPITRE XII.
De la Faculté de nous mouvoir, et de ses rapports avec la Faculté de sentir.

Ici commence un nouvel ordre de choses. Jusqu’à présent nous avons examiné la pensée en elle-même, séparée des autres propriétés de nos individus, et pour ainsi dire abstraitement. Maintenant il faut la considérer dans ses relations avec notre organisation, et sur-tout comme unie à la faculté de nous mouvoir.

C’est par le moyen de nos nerfs que nous sentons, c’est par celui de nos muscles que nous nous mouvons. Comment s’opèrent ces deux effets ? Nous l’ignorons.

Nous savons bien qu’il ne se produit en nous aucune force nouvelle, c’est-à-dire que quand nous faisons un effort quelconque, nous n’agissons contre l’obstacle que comme poids, ou comme ressort, ou comme levier, à la manière des êtres inanimés ; mais il n’en est pas moins vrai que, tant que nous vivons, nos muscles sont capables de soulever des poids dont une portion suffirait à les faire rompre dans l’état de mort, et que notre corps assimile à sa substance les corps avec lesquels il est en contact, tandis qu’après la mort ce sont tous les élémens qui le composent qui se dissolvent et se séparent, et vont former de nouveaux mixtes avec les corps environnans.

C’est donc quelque chose que la force vitale. Nous pouvons nous la représenter comme le résultat d’attractions et de combinaisons chimiques qui, pendant un temps, donnent naissance à un ordre de faits particuliers, et bientôt, par des circonstances inconnues, rentrent sous l’empire de lois plus générales, qui sont celles de la matière inorganisée. Tant qu’elle subsiste, nous vivons, c’est-à-dire que nous nous mouvons et que nous sentons.

Il s’opère beaucoup de mouvemens en nous sans que nous en ayons la conscience, sans qu’ils nous causent la moindre perception ; mais nous ne pouvons avoir aucune perception sans qu’il s’exécute quelques mouvemens dans nos organes. Ainsi, l’action de sentir est un effet particulier de l’action de nous mouvoir.

Nous en devons conclure que, quoique nous ne puissions pas déterminer la différence de chacun de nos mouvemens nerveux, quoique nous ne puissions en voir aucun, cependant toutes les fois que le même nerf nous procure une sensation différente, il faut qu’il ait éprouvé un ébranlement différent, et qu’il se passe en lui et dans l’organe cérébral un mouvement particulier ; et aussi que chacun de nos nerfs a une manière d’être mu et d’agir sur le cerveau qui lui est propre, puisque toutes les impressions produites diffèrent entr’elles plus ou moins. On voit quelle quantité prodigieuse de mouvemens divers s’opèrent en nous, sans compter même tous ceux, très-nombreux aussi, qui ne sont la source d’aucune perception.

CHAPITRE XIII.
De l’influence de notre Faculté de vouloir sur celle de nous mouvoir et sur chacune de celles qui composent la Faculté de penser.

Tous ces mouvemens sont soumis à notre volonté à des degrés différens, c’est-à-dire sont plus ou moins dépendans de ceux qui produisent en nous la perception d’un desir.

Ceux qui ne sont la source d’aucune perception, qui sont absolument inaperçus, sont par cela même totalement indépendans de notre volonté, c’est-à-dire de notre desir de les effectuer.

Ceux dont il résulte des sensations internes ou externes, nous ne pouvons pas faire qu’ils existent en nous indépendamment de leurs causes, ni que l’impression que nous font ces causes soit autre qu’elle n’est ; seulement nous pouvons faire des actions qui nous mettent dans le cas d’éprouver ou d’éviter cette impression, et qui la fortifient ou l’atténuent.

Il en est de même de ceux dont résultent des souvenirs, à la différence près que souvent, par l’effet de notre desir, les souvenirs nous viennent.

Ceux dont résultent des jugemens sont dans le même cas. Un jugement naît nécessairement des impressions qui en sont l’objet ; mais ces impressions, il est jusqu’à un certain point des moyens de les éprouver ou de les éviter à volonté.

Quant aux mouvemens dont l’effet est le déplacement de quelques-uns de nos membres, ils sont souvent dépendans de nos desirs, quoique les moyens par lesquels ils s’opèrent nous soient inconnus.

Enfin, les mouvemens internes dont résultent nos desirs, ne sont pas soumis à nos desirs eux-mêmes. Ceux-ci ne peuvent ni faire ni empêcher que ces mouvemens naissent, ni changer leur effet ; mais comme ils sont le produit d’impressions antérieures sur lesquelles notre volonté a l’espèce d’action que nous venons d’observer, il s’ensuit que des desirs précédens influent médiatement sur des desirs subséquens. C’est pour cela que nous avons raison d’attacher à la volonté de nos semblables l’importance que nous lui accordons, et d’employer les moyens dont nous nous servons pour agir sur elle.

CHAPITRE XIV.
Des effets que produit en nous la fréquente répétition des mêmes actes.

Une propriété générale et commune à tous ces mouvemens, c’est qu’indépendamment de l’effet momentané qu’ils produisent, ils laissent dans nos organes une disposition, une manière d’être permanente, en un mot, ce qu’on appelle une habitude.

Cette habitude est telle, que plus les mouvemens sont répétés, plus ils deviennent faciles et rapides, et que plus ils sont faciles et rapides, moins ils sont perceptibles, c’est-à-dire plus la perception qu’ils nous causent diminue, jusqu’au point même de s’anéantir, quoique le mouvement ait toujours lieu.

L’observation de ce seul phénomène suffit pour rendre raison de tous les effets qui naissent en nous de la fréquente répétition des mêmes actes, quoique ces effets soient très-variés et semblent même quelquefois contraires les uns aux autres.

Elle nous fait voir la cause de plusieurs faits qui, sans elle, paraissent absolument incompréhensibles.

Elle nous explique même pourquoi un homme dominé par un desir devenu habituel, agit pour le satisfaire contre les lumières les plus évidentes de sa raison. C’est que pendant qu’il porte avec réflexion quelques jugemens sensés qu’il perçoit nettement, précisément parce qu’il les porte avec peine, il en porte en même temps un grand nombre d’autres dont il ne s’aperçoit presque pas, justement parce qu’ils lui sont extrêmement familiers, et qui, par cette raison-là même, en excitent une foule d’autres, et l’entraînent en sens contraire.

Il y a en lui simultanéité et conflit de jugemens, les uns aperçus, les autres inaperçus, et ce sont toujours les plus habituels qui l’emportent, parce qu’ils réveillent un bien plus grand nombre d’impressions adjacentes. Il est vrai que pour goûter cette explication, il faut consentir à admettre qu’il se passe en nous en un instant un nombre prodigieux de mouvemens, et qu’il s’y exécute presque simultanément une quantité incroyable d’opérations intellectuelles dont nous n’avons pas même la conscience ; mais mille faits prouvent qu’il en est ainsi. Par exemple, n’est-il pas évident qu’il s’opère en un clin-d’œil une multitude innombrable de mouvemens et de combinaisons inaperçues dans l’homme qui lit rapidement un livre qu’il comprend, et plus encore dans celui qui écrit ses idées à course de plume ? Et d’ailleurs y a-t-il quelque chose de révoltant à supposer, quand tout porte à le croire, que le fluide nerveux égale ou surpasse le fluide lumineux en subtilité et en vitesse ?

Cette manière de voir nous conduit à comprendre comment se produisent les déterminations instinctives en général, et nommément celles de certains animaux qui, dès les premiers instans de leur existence, font des actions qui paraissent exiger un grand nombre de combinaisons, et même quelques connaissances acquises. Pour s’en rendre compte, il suffit de concevoir que dans ces espèces une foule de combinaisons se font dès le premier moment avec la même incroyable rapidité qu’elles n’acquièrent en nous que par l’exercice.

Quoi qu’il en soit, il est avéré que, par leur fréquente répétition, nos mouvemens et nos opérations intellectuelles deviennent plus rapides, plus faciles et moins sensibles, jusqu’à un degré vraiment prodigieux.

CHAPITRE XV.
Du perfectionnement graduel de nos Facultés intellectuelles.

Cette capacité de nos organes de recevoir une disposition permanente à l’occasion d’une impression passagère, est la source de tous nos progrès et de toutes nos erreurs.

Elle est la cause de tous nos progrès, car sans elle nous n’aurions absolument aucuns souvenirs.

En effet, on sent bien que si nos perceptions, lors de leur disparition, nous laissaient absolument comme nous étions avant de les avoir éprouvées, il nous serait impossible de nous les rappeler. Or, sans souvenirs, tout progrès ultérieur serait impossible.

Cependant ces progrès seraient encore bien faibles sans l’accroissement de facilité qui a lieu dans nos fonctions. Quand on songe combien toute opération nouvelle est pour nous pénible et lente, on reconnaît bien vite que l’homme brut et l’esprit cultivé diffèrent encore bien plus par l’aptitude à faire des combinaisons que par le nombre de leurs connaissances.

Mais cette disposition qui demeure dans nos organes est aussi la cause de nos erreurs, 1o parce que beaucoup d’opérations intellectuelles s’exécutent à notre insu, et nous avons vu ce qui en arrive ; 2o parce que devenant vraiment innombrables, il est difficile qu’elles ne se causent pas réciproquement des perturbations et qu’il ne s’établisse pas entr’elles des liaisons vicieuses. Aussi la démence absolue est-elle plus fréquente dans les esprits très-exercés et très-actifs.

De tout cela il résulte que quand l’homme naîtrait avec l’entier développement de ses organes, il n’en serait pas moins réduit d’abord à un degré bien borné d’intelligence et de capacité.

Jusqu’à quel point l’individu isolé et livré à lui-même se perfectionnera-t-il par ses propres forces ? c’est ce qu’il est impossible de déterminer avec précision ; mais si l’on pense à la prodigieuse différence qu’il y a entre inventer et apprendre, on peut prononcer qu’il n’égalerait jamais le sauvage le plus brut, car celui-là même a déjà beaucoup reçu de ses semblables.

Ceci nous amène naturellement à l’examen de l’usage des signes. Nous y trouverons de nouvelles causes de progrès et d’erreurs.

En attendant, concluons que le premier état de la race humaine, même en la supposant dès l’origine organisée comme aujourd’hui, a dû être la stupidité et l’engourdissement, et que ses premiers progrès n’ont pu être qu’excessivement lents.

CHAPITRE XVI.
Des Signes de nos Idées et de leur effet principal.

La plus précieuse des inventions des hommes, est celle d’exprimer leurs idées d’une manière incomparablement plus parfaite qu’aucune autre espèce d’animaux.

Non-seulement depuis bien long-temps on parle, mais encore depuis bien long-temps aussi on a parlé quelquefois avec une perfection admirable. Cependant l’origine et les propriétés des signes de nos pensées ne sont que très-nouvellement et très-imparfaitement connues. Cela prouve bien qu’un art peut être porté à un très-haut degré, quoique sa théorie soit encore ignorée. C’est dans tous les genres que l’homme est obligé d’agir provisoirement avant de connaître toutes les causes et tous les moyens, et qu’il agit souvent très-bien avant de démêler complètement pourquoi.

C’est ce qui fait que dès long-temps il a maintes fois raisonné parfaitement, quoique l’Idéologie soit encore une science nouvelle et naissante. Il ne s’ensuit pas qu’elle soit inutile ; elle peut conduire à faire sûrement et toujours ce qu’on n’a fait que par hasard et rarement.

Les signes de nos idées sont de diverses espèces ; nous en avons qui s’adressent à la vue et au tact ; nous pourrions en avoir qui affectassent l’odorat et le goût. Mais les plus généralement usités, parce qu’ils sont les plus commodes et les plus susceptibles de perfection, sont ceux qui partent de l’organe vocal et s’adressent à l’organe de l’ouïe.

Tout système de signes peignant directement les idées, est une vraie langue ou langage.

Les écritures hiéroglyphiques, symboliques, arithmétiques, algébriques, sont de vraies langues ; elles représentent immédiatement les idées.

Les écritures alphabétiques et syllabiques ne sont point des langues ; elles ne représentent point immédiatement les idées ; elles représentent les sons d’une langue parlée ; elles rendent visuels des signes oraux, et rien de plus.

Lire celles-ci, ce n’est que les prononcer ; lire les premières, c’est les traduire.

Un alphabet unique, une orthographe unique, une langue parlée unique, seraient suffisans et plus commodes ; mais eussions-nous une langue parlée universelle, les langues arithmétique et algébrique auraient encore des avantages particuliers qui devraient les faire conserver, ainsi que les plans et les figures de géométrie, parce qu’elles n’ont plus ces avantages quand elles sont traduites dans une autre langue quelconque.

Tous nos systèmes de signes, tous nos langages, sont presqu’entièrement de convention, pour peu qu’ils soient perfectionnés ; mais ils ont tous pour base commune les actions que nous font faire nécessairement nos pensées, et qui, par cela même, les manifestent et en sont les signes naturels.

Le langage d’action est donc le langage originaire ; il est composé de gestes, de cris, d’attouchemens ; il s’adresse à la vue, à l’ouïe, au tact.

Dans nos langages perfectionnés, nous employons toujours plus ou moins ces trois moyens, quoique celui qui s’adresse à l’ouïe soit prédominant de beaucoup, excepté dans les momens où la violence de la passion nous donne le besoin de produire un effet subit, et nous ôte la capacité de faire des combinaisons réfléchies.

Mais l’effet de tous ces signes n’est pas seulement de communiquer nos idées. Leur propriété la plus importante est de nous aider à combiner nos idées élémentaires, à en former des idées composées et à fixer ces composés dans notre mémoire.

Nous avons vu que nous n’avons plus dans nos têtes que des idées abstraites et généralisées, et qu’elles n’ont pas d’autre soutien dans notre esprit que le signe qui les représente.

C’est-là un fait dont on peut donner mille preuves, et entr’autres celle-ci : c’est que sans noms de nombres nous pourrions à peine avoir nettement l’idée de six. Or, que l’on songe qu’il n’y a presqu’aucune de nos idées qui ne soit plus composée que celle de six, et l’on verra où nous en serions sans les signes, et où nous en étions avant de les avoir un peu perfectionnés.

La cause de cet effet des signes me paraît être que nos perceptions purement intellectuelles sont très-légères, et par là même très-fugitives, parce que les mouvemens internes par lesquels elles s’opèrent ébranlent très-peu le système nerveux ; or, le signe en s’y joignant, les fait participer à l’énergie de la sensation dont il est la cause. Il constate et fixe le résultat d’opérations intellectuelles dont le sentiment disparaît. Il devient une formule que nous nous rappelons facilement, parce qu’elle est sensible, et que nous employons dans des combinaisons ultérieures, quoique nous ayons oublié le mode de sa formation.

Ainsi, nous sommes aussi réellement conduits par les mots dans nos raisonnemens que l’algébriste par ses formules dans ses calculs. Si le résultat n’est pas complètement le même dans les deux cas, la différence tient à la nature des idées, mais le mécanisme est pareil.
CHAPITRE XVII.
Continuation du précédent. Des autres effets des Signes.

Il suit de ce qui précède, non pas que nous ne pouvons pas avoir d’idées sans signes, car il est bien évident que l’idée doit précéder le signe institué pour la représenter ; mais qu’à mesure que nous faisons de nouvelles combinaisons de nos idées, le nombre de nos signes augmente, et que plus ils expriment de nuances délicates, plus nos analyses deviennent fines et parfaites.

Les signes ont aussi la propriété d’accroître beaucoup les effets bons et mauvais qui résultent en nous de la fréquente répétition des mêmes opérations intellectuelles.

Tels sont leurs avantages et leurs inconvéniens principaux comme moyens de former nos idées.

Comme moyens de communiquer ces idées, ils ont beaucoup d’autres effets que je ne rappellerai ici que sommairement.

Il est manifeste que nous leur devons toutes nos relations sociales et la possibilité de jouir de toutes les connaissances acquises par nos semblables ; mais il ne l’est pas moins que ces connaissances nous arrivent souvent bien indigestes et bien désordonnées.

Il est encore certain qu’apprenant le plus souvent les signes avant de connaître par nous-mêmes les élémens des idées qu’ils représentent, nous composons d’abord ces idées d’une manière incomplète ou fausse ; que, dans un autre temps, nous perdons souvent de vue quelques uns des élémens que nous y avons fait entrer avec raison, et qu’enfin nous ne sommes jamais complètement sûrs que ceux à qui nous parlons comprennent absolument les mêmes combinaisons que nous sous les mêmes signes ; ensorte qu’en nous en servant, souvent nous nous abusons nous-mêmes et nous n’entendons pas les autres.

De là naît en grande partie la rectification graduelle que nous remarquons dans nos idées pendant le premier âge, le changement de notre manière d’envisager les mêmes objets dans les différentes époques de notre vie, et la différence des opinions des hommes sur les idées exprimées par certains mots.

Quant aux avantages et aux inconvéniens particuliers aux signes vocaux et aux moyens de les améliorer, je ne m’y arrêterai pas. Cette explication sera mieux placée quand nous traiterons de la Grammaire et de la Logique, qui ne sont presque qu’une seule et même chose, puisque c’est toujours des mots que nous combinons quand nous raisonnons.

Ici je n’ai dû parler des signes qu’eu égard à leur influence générale sur la formation de nos idées, le développement de nos facultés et l’accroissement de nos connaissances. Sans cet examen, notre but n’aurait été rempli qu’imparfaitement, au lieu qu’au moyen de ces considérations, je crois que nous avons fait une histoire assez complète de la pensée.

En effet, nous avons vu en quoi consiste la faculté de penser ;

Quelles sont les facultés élémentaires qui la composent ;

Comment elles forment toutes nos idées composées ;

Comment elles nous font connaître notre existence, celle des autres êtres, leurs propriétés et la manière de les évaluer ;

Comment ces facultés intellectuelles se lient aux autres facultés résultantes de notre organisation ;

Comment les unes et les autres dépendent de notre faculté de vouloir ;

Comment toutes sont modifiées par la fréquente répétition de leurs actes ;

Comment elles se perfectionnent dans l’individu et dans l’espèce ;

Et enfin quels secours leur fournit et quels changemens y apporte l’usage des signes.

C’est bien là, je crois, ce qui constitue l’Idéologie. Seulement je regrette de ne l’avoir pas liée plus intimement à la Physiologie ; mais c’aurait été sortir également des bornes de mon plan et de celles de mes connaissances. J’attends tout à cet égard de nos savans physiologistes philosophes, et sur-tout de M. Cabanis, dont les travaux précieux jettent un jour tout nouveau sur ces matières. Pour moi, je me contente qu’aucune de mes explications ne soit en contradiction avec les lumières positives que fournit l’observation scrupuleuse de nos organes et de leurs fonctions. C’est une justice que j’espère que l’on me rendra.


Fin de la Table analytique.
  1. On aurait pu insister davantage sur ce principe fondamental qui réduit la faculté de juger, que nous définissons la faculté de sentir des rapports, à n’être jamais que la faculté de sentir un seul rapport toujours le même ; mais cette vérité sera bien mieux comprise quand on aura vu comment se forment nos idées composées, et elle viendra encore plus à propos dans la Grammaire, et dans la Logique, dont elle constitue à elle seule toute la théorie.