Éléments d’idéologie/Seconde partie/Chapitre III

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Des élémens de la proposition dans les langues parlées, et spécialement dans la langue française.

après nous être bien rendu compte de la nature même de la proposition, et avoir reconnu les vrais élémens dont elle est nécessairement composée, il est à propos, je pense, d’examiner les différentes sortes de mots dont on se sert dans nos langues perfectionnées, pour rendre l’expression de la pensée plus complette, et plus facile. Je ne regarde pas comme bien utile de discuter scrupuleusement les diverses classifications qu’on a faites de ces mots. Mais je crois très-nécessaire de se faire une idée juste de leur usage et de leurs fonctions.

On en reconnaît, ce me semble, assez généralement, jusqu’à onze espèces, savoir : des noms, des pronoms, des adjectifs, des articles, des verbes, des participes, des prépositions, des adverbes, des conjonctions, des interjections et des particules. Je ne m’arrêterai ni au nombre, ni à l’ordre de ces dénominations ; cela me paraît, je le répète, assez peu important : mais je prendrai les élémens du discours, comme ils s’offrent à mon esprit, en partant de l’état primitif de la proposition, dans une langue naissante.

Or, comme à l’origine du langage, une proposition n’est composée que d’un seul geste, d’un seul cri ; les premiers mots qui se présentent, sont ceux qui, encore actuellement, expriment à eux seuls, une proposition toute entière. Ces mots sont, en général, ce que les grammairiens appellent des interjections.

Commençons donc par elles.

Paragraphe premier.[modifier]

des interjections.

sans entreprendre de critiquer, ni de changer cette dénomination, je range dans cette première classe, tous les mots qui, comme je l’ai dit, forment à eux seuls une proposition toute entière. Ainsi, on doit y comprendre, non-seulement toutes les interjections proprement dites, mais encore plusieurs mots, que l’on nomme particules et adverbes, tels que oui, non, et plusieurs autres.

Pour reconnaître si un mot est de ce genre, il suffit de voir s’il fait à lui tout seul, un sens fini et complet. Ainsi non est un mot de ce genre, parce qu’il signifie, je ne veux pas cela, je ne crois pas cela : et ne n’en est pas, parce qu’il n’a point de sens, s’il n’est joint à un verbe qu’il modifie.

Par cela même que ces mots forment une proposition toute entière, ils sont nécessairement isolés dans le discours ; ils n’ont de relation directe avec aucun autre mot ; et ne peuvent donner lieu à presqu’aucune règle de syntaxe ou de construction.

Par la même raison, ils renferment implicitement un sujet et un verbe qui s’y trouvent confondus ; et par conséquent, ils ne peuvent avoir ni conjugaisons, ni déclinaisons. Car à quoi serviraient-elles ? C’est sans doute pour cela, qu’en général cette espèce de mots occupe fort peu de place dans les grammaires. Cependant, c’est là vraiment le type originel du langage. Toutes les autres parties du discours ne sont que des fragmens de celles-là, et ne sont destinées qu’à la décomposer, et à la résoudre dans ses élémens. Si l’on recherchait bien l’étimologie de ces expressions, je suis persuadé qu’on trouverait que toutes sont, ou les signes naturels et involontaires, qui résultent nécessairement de notre organisation, ou des dérivés très-prochains de ces signes, ou des expressions abrégées et syncopées, c’est-à-dire de véritables phrases ellyptiques. Aussi, est-ce dans les momens où la force de la passion nous presse de manifester nos sentimens, et nous laisse peu de liberté d’esprit pour les analyser, que nous nous servons plus volontiers et plus fréquemment des locutions de ce genre.

à la vérité, nous nous instruirions peu nous-mêmes, et nous communiquerions très-imparfaitement avec nos semblables, si nous n’avions pas d’autres manières de nous exprimer ; mais celles-là n’en sont pas moins très-utiles à observer. Elles conduisent à reconnaître tout le mécanisme du discours, dont elles sont en même-tems l’abrégé et la forme première.

Paragraphe ii.[modifier]

des noms et des pronoms.

dès que nous cessons d’exprimer toute une proposition par un seul mot, le premier besoin qui se fait sentir, est celui d’un signe qui représente le sujet de cette proposition, qui désigne la chose dont on veut parler, l’idée à laquelle on va en attribuer une autre. Ce sont les noms qui remplissent cette fonction ; ce sont donc eux, dont nous devons nous occuper actuellement. Les noms seuls peuvent être les sujets des propositions. Il est assez inutile de distinguer entre eux, des noms propres et individuels, ou généraux et communs, des noms d’êtres réels, ou des noms de genres, de classes, d’espèces, de modes, de qualités, et autres êtres intellectuels, qui n’ont d’existence que dans notre entendement.

Ce qui était essentiel, était de démêler, comme nous l’avons fait, la formation de ces idées, afin de bien connaître l’usage que nous en devons faire dans nos raisonnemens ; mais leurs noms jouent tous le même rôle dans le discours. Ce sont les étiquettes de ces idées. Par cela seul qu’une idée est nommée, elle est prononcée existante, au moins dans l’esprit de celui qui parle ; et comme telle, elle peut en renfermer une autre, et être le sujet d’une proposition. Au reste, ce n’est pas là le seul emploi des noms. Ils peuvent encore servir de complément, ou à un autre nom, ou à l’idée qui lui est attribuée, comme sont les mots Pierre et homme, dans cette phrase : le fils de Pierre est un homme. mais le plus souvent, ils ne remplissent cette fonction, qu’au moyen de certains ménagemens, qui sont l’objet des règles de la syntaxe et de la construction.

Les interjections, dont nous venons de parler, ne sont susceptibles d’aucun changement. Exprimant une proposition toute entière, étant isolées, indépendantes, sans relation avec aucun autre mot, elles sont par-là même invariables. Dès qu’une interjection varie, c’est un autre sens qu’elle exprime : elle devient une autre interjection, et non pas une modification de la première. Une interjection est une proposition : ce n’est pas proprement un élément de la proposition.

Les noms ne sont pas de même. Quand on prononce un nom, on peut l’appliquer à un seul être, ou à plusieurs êtres semblables. Ils sont par conséquent susceptibles d’être tantôt au singulier, tantôt au pluriel. De plus, ils sont en relation avec d’autres mots, comme nous venons de le voir : ils sont tantôt sujet d’un attribut, tantôt complément d’un sujet, ou complément d’un attribut. Enfin, quand on dit le nom d’un animal, il convient également au mâle et à la femelle ; de-là est venue l’habitude de distinguer le genre masculin et le genre féminin, dans le même nom, habitude de laquelle il est arrivé qu’on a reconnu abusivement des genres, aux noms qui en sont le moins susceptibles, et qu’on en a donné un à chacun, souvent même contre toute raison. Quoiqu’il en soit, voilà plusieurs accessoires qui n’altèrent en rien l’idée principale, représentée par le nom ; et ces accessoires sot indiqués, dans beaucoup de langues, par des changemens de désinence dans les noms. C’est-là ce qui en fait des mots variables ; et ce qui constitue ce qu’on appelle leurs déclinaisons. Nous en parlerons ailleurs, et nous discuterons même s’il ne vaut pas mieux produire le même effet par d’autres moyens. Pour le moment, il nous suffit d’avoir remarqué cette propriété des noms.

Ajoutons encore que les noms sont les seuls mots qui soient variables, par des causes qui leur soient propres. Comme tout le reste du discours se rapporte uniquement aux noms, il est uniquement destiné à peindre ce qui leur arrive, ce que nous pensons de l’idée qu’ils représentent. Les variations des autres mots qui en sont susceptibles, sont uniquement relatives à celles des noms ; elles n’ont pour but, que d’indiquer la liaison, la connexion de e mot avec le nom. Voilà pourquoi elles doivent toujours y être conformes. Cette observation marque bien le rôle principal que joue le nom dans le discours.

Le nom est donc le premier élément du langage, dont nous sentons le besoin, quand nous voulons cesser d’exprimer la proposition par un seul signe ; et quand, entreprenant de décomposer l’interjection, nous commençons par lui donner un sujet séparé d’elle, et la réduisons à ne plus signifier que l’attribut de ce sujet. Nous avons suffisamment expliqué les caractères et les fonctions des noms en général. Mais, parmi les noms ou sujets de propositions, on en remarque trois dans toutes les langues, qui sont analogues à ceux-ci, je, tu, et il. ils méritent une attention particulière. Plusieurs grammairiens les appellent les noms des personnes ; d’autres disent que ce sont des pronoms personnels. Examinons ces dénominations.

Premièrement, il me paaît bien clair que je, tu,

et il, ne sont pas précisément de vrais noms.

Car le propre d’un nom est de ne convenir qu’à une seule idée dont il est le signe et l’étiquette, et dont il rappelle la formation et la composition : et il ne peut jamais en représenter une autre, sans induire à erreur. je, au contraire, est successivement le nom de toutes les personnes qui parlent ; tu, celui de toutes les personnes à qui on parle ; et il,

celui de toutes les personnes et de toutes les choses dont on parle. De plus, ces mots ne représentent point proprement, ne peignent point toutes ces personnes et ces choses ; ils ne nous apprennent rien d’elles, que leur rapport avec l’acte de la parole ; et c’est même pour cela, qu’ils conviennent successivement à toutes celles pour qui ce rapport est le même. Ce ne sont donc pas là de vrais noms.

Je pense que ce sont des pronoms, et même les seuls pronoms qui existent dans aucune langue : car je trouve que Beausée a parfaitement prouvé, dans son excellent article, pronom, que tous les autres mots à qui l’on a donné ce nom, ont des fonctions absolument différentes et très-diverses, qui les rangent tous dans d’autres classes, les uns dans l’une, les autres dans l’autre. Nous aurons occasion de nous en assurer dans la suite. je,

tu, et il, et tous leurs analogues, sont donc des pronoms, et les seuls pronoms qui existent. Mais cela veut-il dire qu’ils ne soient que des remplaçants, des vice-gérans des noms ? Et le mot pronom, ne doit-il signifier autre chose que pour un nom ? je ne le crois pas : car, je remarque, avec Beauzée, et d’après lui, 1) qu’aucun nom proprement dit, ne désigne le rapport de l’idée qu’il représente, avec l’acte de la parole ; 2) que le pronom marque toujours ce rapport. Il a donc une fonction, un caractère qui lui est propre ; il n’est donc pas un simple remplaç ant ; il est nom de l’idée en cette partie ; il est une espèce de nom : et pronom veut réellement dire, (suivant une autre acception de la proposition pro, ) un mot qui est comme un nom. aussi, remarquez-vous que quand nous unissons ensemble un nom et un pronom, le pronom se conforme au nom, en tout ce qui appartient à celui-ci, comme le genre et le nombre ; mais le nom, à son tour, subit la loi du pronom, en ce qui lui est propre, la personne. Dans ces phrases, moi (Antoine) je dis, lui (Pierre) il répond,

c’est Pierre et Antoine qui déterminent les pronoms à être au singulier et au masculin ; mais ce sont les pronoms qui font qu’Antoine est de la première personne, et Pierre, de la troisième. Je conclus donc, avec Beauzée, que ces mots sont des espèces de noms, qui ont la propriété exclusive et unique de désigner les idées, sous le seul aspect de leur relation avec l’acte de la parole.

Je comprends néanmoins, qu’en convenant de tout ce que je viens de dire de ces pronoms, et qui me semble incontestable, on pourrait soutenir avec avantage, que de tels mots ne sont, ni des noms, ni quasi des noms ; que leur fonction étant d’ajouter aux vrais noms des idées, une détermination qui leur manque, celle de leur relation avec l’acte de la parole, ils jouent le rôle de modificatifs ; que ce sont des adjectifs de personne, comme d’autres sont des adjectifs de qualité ou de quantité ; qu’à la vérité, l’usage autorise à sous-entendre, le plus souvent, le substantif, quand on emploie les adjectifs de la première et de la deuxième personne, et au contraire, à sous-entendre l’adjectif personnel, quand il s’agit de la troisième personne ; mais que, dans tous les cas, l’un et l’autre sont suppléés par la pensée, et tous deux nécessaires à son expression complète : qu’ainsi les noms ou pronoms personnels, sont de vrais adjectifs.

J’avoue que je ne m’éloigne pas de cette conclusion, et je répète que peu m’importent les classifications, pourvu que les fonctions soient bien connues ; mais, ce qui m’a fait parler de ces mots dans cet article, et ce qui me fait préférer de les classer parmi les noms, c’est que dans l’usage ordinaire, ils en ont le caractère réellement essentiel ; celui de représenter des idées isolées, et désignées comme ayant dans notre esprit, une existence propre et absolue, et de pouvoir par conséquent être les sujets de nos propositions.

Il y a plus, c’est que si l’on recherche la filiation des idées, il me paraît extrêmement vraisemblable que ces noms de personne ont été des premiers, et peut être absolument les premiers, qui aient été inventés. En effet, dès qu’on a eu exprimé par un cri, par une exclamation, un sentiment, une passion, un mouvement de l’ame quelconque, il me semble que le premier besoin qui s’est fait sentir, a dû être de spécifier qui l’éprouvait, et à qui il s’adressait ; et je suis très-porté à croire qu’on a dû inventer un cri, un geste, un signe quelconque, en un mot, quelque chose d’analogue à je et à tu, avant d’avoir songé à donner des noms, à la plupart des objets environnans, peut-être même avant d’en avoir nommé aucuns.

Quoiqu’il en soit, voilà que nous avons examiné le second élément de la proposition, ou plutôt le premier qu’on découvre, quand on la décompose.

C’est le signe qui en représente le sujet ; c’est le nom : et sous cette classe, nous avons renfermé, outre les noms ordinaires, les noms des personnes, ou pronoms personnels, et nous avons reconnu ce qui leur est particulier. Passons actuellement au second élément de la proposition qui est nécessaire à sa décomposition. Nous avons déjà vu que c’est le verbe, et que lui seul, avec le nom, est élément réellement nécessaire. Cela va devenir encore plus clair.

Paragraphe iii.[modifier]

des verbes et des participes.

continuons la décomposition de la proposition. Elle renferme un sujet et un attribut, c’est-à-dire, une idée sentie exister dans notre esprit, et une idée sentie exister dans celle-là ; son premier état est d’être exprimée toute entière, par un seul signe ; l’interjection comprend le sujet et l’attribut. Mais, lorsque commençant à la décomposer, nous avons imaginé des mots, pour exprimer les sujets des propositions, c’est-à-dire, des noms et des pronoms, et que nous joignons ces mots à l’interjection, il est clair que celle-ci n’exprime plus le sujet. Elle n’exprime donc plus que l’attribut. Or nous avons vu que des élémens de la proposition, les verbes sont les seuls qui expriment un attribut. L’ interjection qui était une proposition entière, est donc réduite à n’être plus qu’un verbe. Quand je dis ouf, l’interjection, l’exclamation, le cri ouf, signifie la proposition entière, j’étouffe. dès que je dis je ouf, ouf, ne signifie plus que l’attribut étouffe. voilà donc le second élément du discours, le verbe, ce mot si merveilleux, si ineffable, trouvé tout naturellement, découvert nécessairement. Il n’a pas été besoin de l’inventer à force de tête. Il résulte inévitablement de la seule séparation du sujet d’avec l’attribut.

Ce n’est point avec les autres élémens du discours, en en combinant habilement plusieurs ensemble, qu’on a formé le verbe. Nous allons, au contraire, les voir tous sortir successivement de sa décomposition, comme il naît lui-même de la restriction apportée à la signification de l’interjection. Le verbe est donc une interjection, n’exprimant plus que l’attribut.

Aussi, n’a-t-il aucun sens, n’exprime-t-il aucun jugement sans un sujet : comme aussi, le sujet n’exprime aucun jugement sans un verbe.

Il suit delà, 1) que le verbe, différent en cela du nom et du pronom, n’exprime point, comme eux, une idée existante par elle-même dans notre esprit, indépendamment de toute autre, c’est-à-dire, sous la forme d’un sujet ; 2) qu’il n’exprime pas seulement cette idée comme pouvant exister dans une autre, comme destinée à y exister et à la modifier, ainsi que le font nos simples adjectifs, qui ne sont que des modificatifs ; 3) qu’il exprime l’idée qu’il représente, comme existante réellement et positivement dans une autre, comme en étant l’attribut, et que par conséquent, il renferme l’idée d’existence.

Tirons de ces données plusieurs conséquences importantes. Puisque le verbe exprime l’idée qu’il représente comme existante, il est susceptible de tems et de modes.

Puisqu’il l’exprime sous forme attributive, il doit se conformer à son sujet, pour le nombre et pour la personne. Aussi, dans les langues perfectionnées, lui donne-t-on différentes désinences, qui expriment ces circonstances, et qui complètent sa signification, en la déterminant, et en marquant sa relation à son sujet. Quand il est dépourvu de ce complément d’expression, il est dit au mode indéfini, et nous l’appellons participe. Je crois avoir dit quelque part, que c’est-là sa forme primitive. Cela ne veut pas dire que ce soit la première qu’il ait revêtu dans le langage ; au contraire. Mais c’est celle qu’il a, lorsqu’il n’exprime que son idée principale, celle à laquelle il arrive, quand on l’a dépouillé successivement de tous les accessoires de personne, de nombre, et de mode. C’est par conséquent la dernière qu’il doit avoir pris : car on commence toujours par les composés.

Tout verbe à un mode défini, est donc un attribut, c’est-à-dire, exprime qu’une manière d’être est attribuée à un sujet ; et tout attribut est un verbe, ou du moins renferme un verbe. Toujours il consiste à dire qu’un sujet existe en général, ou existe de telle manière particulière.

Cela nous conduit à reconnaître que c’est bien à tort, qu’on a établi mille distinctions entre les verbes, qu’on a admis des verbes d’action, de passion, d’état, etc. Il est manifeste que tous les verbes sont des verbes d’état, puisque tous ne font autre chose, que dire qu’un sujet est d’une manière, ou d’une autre. Que cette manière d’être, soit transitoire ou permanente, passagère ou durable, qu’elle consiste à faire ou à souffrir, à recevoir ou à produire, peu importe : ce n’est toujours qu’une manière d’être, qu’un état. Tous les verbes sont semblables à cet égard. Que l’on dise, je dors, j’aime, je suis vaincu, je frappe, ou je suis las, on dit toujours, je suis d’une manière ou d’une autre. Cela est si vrai, que le même verbe, suivant la manière de l’employer, peut paraître successivement appartenir à chacune de ces divisions arbitraires. Car si je dis, je souffre, je ne peins réellement qu’un état ; si je dis, je souffre une grande douleur, je parais exprimer une espèce d’action qui consiste à éprouver, à ressentir une grande douleur ; et si je dis, je souffre de ma blessure, je semble représenter une affection, une passion, une impression que je reçois de ma blessure. Mais tout cela est fort inutile à distinguer.

La seule différence utile à remarquer dans les verbes, est celle-ci. C’est celle qui consiste à être composé d’un ou de plusieurs mots. En effet, à l’origine du verbe, lorsqu’il naît, pour ainsi dire, de l’interjection, par la seule cause que l’on sépare de celle-ci le sujet de la proposition, et qu’on la restreint à ne plus exprimer que l’attribut ; à cette époque, dis-je, les verbes sont tous composés d’un seul signe ; mais d’un signe qui renferme deux idées, savoir, l’idée générale d’existence, et l’idée particulière d’une certaine espèce d’existence, et qui représente ces deux idées sous forme attributive. Ensuite, le besoin d’exprimer en général qu’un sujet est, existe, sans dire comment, a fait imaginer le verbe étant, existant ; et d’une autre part, on s’est avisé de créer des adjectifs, c’est-à-dire, de former des signes qui représentent toutes les idées, sous forme attributive, comme pouvant exister dans d’autres, mais comme n’étant pas dites y exister.

Alors, en réunissant ces adjectifs avec le verbe étant, on a fait tous les verbes qu’on a voulu, tous les attributs possibles, et tous différens entre eux, comme le sont les divers adjectifs qui les composent. je suis faible, je suis malheureux,

sont donc des verbes, comme je cours, ou je marche. seulement, ils sont formés de deux signes au lieu d’un : les parties composantes, sont séparées au lieu d’être confondues. Voilà toute la différence.

Ceci nous montre combien il est ridicule de dire que je suis aimé, est le même verbe que j’aime,

en est la voix passive. j’aime, n’est autre chose que je suis aimant. Je suis aimé, est le verbe étant, l’attribut commun, uni à un autre adjectif. C’est une chose toute différente ; c’est un autre verbe. je suis lassé, est aussi différent de je lasse, que je suis las.

au reste, cette erreur, comme toutes les erreurs généralement répandues, a une raison spécieuse, au moins dans notre langue ; et il est bon de la développer, parce qu’elle jettera un grand jour sur l’artifice des conjugaisons des verbes, et sur l’usage des verbes auxiliaires dans ces conjugaisons.

Nous avons vu que parmi nos adjectifs, l’adjectif étant est le seul qui renferme l’idée d’existence, puisque c’est sa signification propre ; et que cette propriété de renfermer l’idée d’existence, est ce qui fait qu’il n’est pas un simple adjectif, mais un vrai participe, c’est-à-dire, un verbe au mode adjectif.

Nous avons vu de plus, que comme exprimant l’idée d’existence, lui seul pouvait avoir des tems : car il n’y a que l’existence qui soit susceptible de durée, et par conséquent d’époques dans la durée.

En conséquence de cela, ce participe, ce verbe au mode adjectif, a deux formes différentes ; étant,

pour le présent, et été, pour le passé. Il ne cesse pas, pour cela, d’être le même signe. Il est toujours l’expression de la qualité du sujet qui est, soit dans le présent, soit dans le passé.

Il n’y a là ni action, ni passion ; c’est toujours un état, et le même état, dans des époques différentes. Il n’y a point changement de mode ; c’est toujours le mode indéfini, sous forme adjective. Enfin, on ne peut nier que étant et été, sont la même chose, à la seule différence près du tems. Ainsi, ce sont deux formes du même signe.

Cette propriété, d’avoir une forme pour le présent, et une autre pour le passé, dérivant de celle de renfermer l’idée d’existence, le verbe étant

la communique à tous les adjectifs, dans lesquels il est inclus, et que, par cette raison, nous appellons participes, ou verbes au mode participe.

Ainsi le participe aimant est aimant, quand il signifie étant aimant ;

et il devient aimé, quand il signifie été aimant. de même, desirant devient desiré,

quand il signifie été desirant ; frappant devient frappé, quand il signifie été frappant, etc.

Mais ce serait très-à-tort que l’on confondrait cette forme passée d’un participe, avec ce que l’on appelle improprement le participe passif, qui y correspond.

Ce prétendu participe passif est une chose absolument différente. Il n’indique pas le passé, comme la forme du participe actif à laquelle il ressemble ; et il n’a rien de commun avec lui, que de représenter la même action, sous un point de vue opposé, c’est-à-dire, d’exprimer une idée correlative, mais différente. Il ne faut donc pas que la ressemblance de son qui existe dans notre langue, et dans quelques autres, en impose, et fasse confondre deux choses, absolument et essentiellement étrangères l’une à l’autre.

Exemples tirés des verbes aimant et aimé,

lesquels sont des verbes absolument différens l’un de l’autre.

Verbe aimant.

quand je dis, j’aime,

je dis, je suis aimant,… ou étant aimant.

quand je dis, j’ai… aimé,

je dis, je suis ayant… été aimant.

verbe aimé.

quand je dis, je suis… aimé,

je dis, je suis… aimé.

quand je dis, j’ai… été… aimé,

je dis, je suis ayant été… aimé.

on voit bien, dans ces exemples, la différence d’ aimé participe passif, comme on l’appelle, et d’ aimé participe actif passé. Celui-ci, quand on le décompose, signifie toujours été aimant,

et l’autre, étant aimé ; ou plutôt, ce dernier ne signifie jamais que aimé. il ne renferme jamais, ni l’adjectif étant, ni l’adjectif été,

lesquels sont compris dans les différentes formes du verbe auxiliaire auxquels il est joint. Il n’est donc pas un vrai participe. Il est, au moins dans notre langue, un simple adjectif qui a besoin du verbe auxiliaire étant, pour former un véritable verbe. Il forme avec ce verbe, un verbe composé de deux mots, comme ferait amoureux, las, faible, ou tout autre adjectif.

Cette remarque nous fait voir en passant, pourquoi dans notre langue et autres semblables, le soi-disant participe passif se conforme au nombre et au genre du sujet, comme doit faire un adjectif, tandis que le véritable participe passé, demeure invariable, parce que sa terminaison est uniquement destinée, à toujours et immuablement indiquer, qu’il renferme le participe passé été.

je pense aussi, que cela nous conduit à reconnaître que les gérondifs et les supins, dans les langues où on en admet, ne sont que des manières particulières d’employer substantivement ou adverbialement, les participes et les infinitifs passés, présents, et futurs ; et que ce sont des locutions qui ne méritaient pas un nom à part. C’est aussi, suivant moi, ce qui résulte de l’examen approfondi que l’on en fait dans la grammaire générale, et sur-tout dans la méthode latine de P R, et dans la grammaire générale de Beauzée ; quoique ce ne soit pas la conclusion qu’en tirent ces grammairiens. Nous y reviendrons, quand nous parlerons des déclinaisons des verbes.

Mais, ce que cette observation nous découvre de plus important, c’est que, comme je l’ai annoncé, dans tout verbe, qu’il soit composé d’un signe ou de deux, nous trouvons toujours deux élémens, savoir le verbe étant, et un adjectif simple. Quand ces deux élémens sont réunis dans un seul signe, ce signe est un verbe : quand ils sont séparés, il n’y a souvent que le premier signe qui soit verbe, l’autre est un pur adjectif.

Au demeurant, soit que l’on ne veuille donner le nom de verbe qu’au verbe étant, soit que l’on accorde ce nom à tous les mots qui renferment ce verbe et un adjectif, et que par cette raison on appelle communément verbes adjectifs, soit qu’on l’étende à tous les signes composés de deux mots, dont l’un est le verbe simple étant, et l’autre est un adjectif, (et dans ce troisième cas, il faut comprendre sous ce nom non-seulement nos verbes appelés passifs, mais encore la réunion du verbe étant, avec tous les adjectifs possibles), quelque parti, dis-je, que l’on prenne à cet égard, il reste toujours constant que ces signes n’ont la qualité de verbe qu’autant qu’ils renferment le verbe étant ; que c’est lui qui la leur communique ; que cette qualité consiste à renfermer l’expression de l’existence sous forme adjective, et à pouvoir par conséquent être l’attribut d’un sujet ; que par suite les verbes sont les seuls mots qui ne soient pas seulement des parties d’attribut, mais qui puissent être à eux seuls des attributs complets, comme les noms sont les seuls mots qui puissent être à eux seuls des sujets complets : et qu’enfin les verbes se forment tout naturellement des interjections, dès que les noms sont inventés ; ou plutôt que les interjections deviennent nécessairement des verbes, dès que par l’adjonction d’un nom, elles cessent d’exprimer le sujet de la proposition, et se trouvent réduites à n’en plus exprimer que l’attribut.

Voilà donc la nature et l’origine des verbes bien expliquées, et les premiers pas de la formation du langage bien reconnus. Je crois qu’il ne doit plus rester de doute sur ces points.

Ajoutons encore un mot en finissant. C’est que le verbe, comme verbe, forme toujours un attribut complet. Il dit qu’un sujet est : et c’est-là un sens, un jugement achevé. Souvent même, il dit d’une manière absolue et complète, que ce sujet est de telle manière, comme dans ces propositions, je souffre, je marche, je suis las, etc. ; et c’est encore là un sens fini. Lorsqu’il indique le besoin d’un complément, comme dans ces phrases, je desire, je tâche,

et autres semblables, ce n’est pas comme verbe qu’il a besoin de ce complément : c’est en vertu de la signification particulière de l’adjectif qui entre dans sa composition. Ce que l’on appelle communément le régime des verbes, (et à mon sens cette expression est très-mauvaise), n’est donc réellement que le complément de la signification de l’adjectif, dont ils sont composés. Ce régime est donc bien loin d’être le véritable attribut de la proposition, comme on le dit souvent très-à tort. Il en est si loin, qu’il n’est que le complément de l’accessoire de l’attribut. Cela était bien bon à remarquer ; car il arrive fréquemment, dans les analyses grammaticales, que le nombre des signes fait illusion, et qu’on regarde comme important le plus mince accessoire, parce qu’il est composé de beaucoup de mots : tandis qu’on méconnaît une partie principale de la proposition, parce qu’elle n’est représentée que par un petit signe qui souvent même n’est pas uniquement consacré à elle seule. C’est dans tous les genres, que l’on juge trop souvent des êtres par l’espace qu’ils occupent, plus que par leur valeur intrinsèque. Cela n’arrive plus quand on démêle bien les idées qu’ils renferment. Passons aux autres élémens de la proposition.

Paragraphe iv.[modifier]

des adjectifs et des articles.

nous avons trouvé dans les mots qui composent les langues parlées, les interjections qui expriment des propositions tout entières, les noms et pronoms qui expriment les sujets des propositions, et les verbes qui expriment les attributs de ces mêmes propositions. Ainsi nous avons déjà reconnu tous les élémens nécessaires du discours. Il nous reste à voir ceux qui sans être absolument indispensables, sont néanmoins fort utiles. Parmi ceux-là, ceux qui tiennent le premier rang, et qui vraisemblablement ont été inventés les premiers, ce sont les adjectifs. Ils ont deux fonctions, celle de modifier les noms et pronoms, et par conséquent de multiplier le nombre des sujets de proposition réellement distincts ; et celle de se joindre au verbe étant, et en le modifiant aussi, de former avec lui toutes sortes de verbes composés, toutes sortes d’attributs différens. Ils seraient donc mieux nommés des modificatifs, que des adjectifs ; car ils n’ajoutent pas toujours à l’idée première, souvent ils retranchent ou restreignent, mais toujours ils modifient. Au reste, joindre à une idée, même une restriction, c’est encore ajouter un élément de plus dans sa composition ; ainsi la dénomination d’adjectif peut-être approuvée.

Il est sans doute impossible de déterminer précisément, la génération de chacun de ces adjectifs, et d’affirmer positivement s’ils ont été formés d’un nom, en substituant seulement la forme adjective à la forme subjective, ou d’un verbe, en en retranchant l’idée d’existence.

Mais on peut assurer, en général, qu’on n’a imaginé les adjectifs, qu’après avoir fait usage de noms et de verbes ; quoi qu’ensuite de nouveaux noms et de nouveaux verbes puissent être nés de certains adjectifs. C’est ainsi que les langages vont toujours se perfectionnant et se raffinant par une multitude d’additions successives, dont les dernières réagissent sur les premières, en se combinant avec elles pour former de nouveaux composés ; et cela en proportion des nouvelles idées qui s’engendrent dans nos têtes, lesquelles s’y forment par les mêmes moyens et de la même manière, comme nous l’avons vu dans la première partie.

Les adjectifs ou modificatifs, se partagent en deux classes très-distinctes ; et cette division est fondée sur ce qu’il y a deux manières de modifier une idée, savoir dans sa compréhension ou dans son extension.

La compréhension d’une idée, consiste dans le nombre des élémens qui la composent, dans celui des idées dont elle est formée ou extraite. Son extension consiste dans le nombre des objets auxquels elle est appliquée actuellement, parmi tous ceux auxquels elle convient, et dans la manière dont ils sont considérés. Ainsi, les adjectifs, pauvre, faible, maigre, modifient une idée dans sa compréhension ; car, si je les joins à l’idée homme, j’ajoute à toutes les idées qui composent cette idée homme,

les idées de pauvreté, de faiblesse, de maigreur, qui n’entrent pas nécessairement dans sa formation.

Au contraire, les adjectifs, le, ce, tout, un, plusieurs, chaque, quelque, certain, (quidam),

et autres semblables, modifient une idée dans son extension ; car, si je les joins à cette même idée homme, ils la déterminent à être appliquée aux individus à qui elle peut convenir, ou d’une manière indéfinie, ou avec précision, ou collectivement, ou distributivement, ou en totalité, ou partiellement.

Il est même à remarquer que dans nos langues exactes, on ne modifie point une idée dans sa compréhension, qu’auparavant on ne l’ait modifiée dans son extension ; c’est-à-dire, que l’on n’ait scrupuleusement déterminé l’étendue et le mode de cette extension, dans le cas particulier dont on veut parler. Ainsi, vous ne joindrez pas l’adjectif pauvre, à l’idée homme, avant d’avoir exprimé à quels individus ce mot s’applique : vous ne direz pas homme pauvre, mais l’ homme pauvre, ou tout homme pauvre, ou certain homme pauvre, etc. Etc. Car avant de rien ajouter à une idée, il faut l’avoir rigoureusement circonscrite, sans quoi ni l’idée première ni celle qu’on y ajoute, ne peuvent faire un tout bien déterminé.

De même et par la même raison, il faut également prendre cette précaution, avant de faire d’une idée le sujet d’une proposition, avant de lui donner un attribut. Car cet attribut pourrait fort bien lui convenir dans un certain mode de son extension, et ne lui pas convenir dans un autre. Ainsi, on peut dire, cet homme est malade, et on ne pourrait pas dire, tout homme est malade ; aussi, voyez vous qu’aucun nom n’est le sujet d’une proposition sans être accompagné d’un de ces adjectifs de la seconde classe, à moins toutes fois que l’extension de ce nom ne soit susceptible d’aucune variation, comme celle des noms propres ou des noms de personne, qu’on appelle pronoms personnels.

Par une conséquence des mêmes causes, un nom peut être quelquefois employé dans un attribut sans qu’il soit besoin de déterminer son extension, parce qu’alors l’extension du sujet décide de l’extension de l’attribut. Ainsi, l’on peut dire, l’homme est animal ; cet homme est plante ; certains hommes sont machines ;

car l’extension vague de ces mots animal, plante, machines, est déterminée par le sujet. Ces noms sont alors dans le même cas que les adjectifs de la première classe, que l’on ne circonscript jamais par des adjectifs de la seconde, parce qu’ils n’ont point d’extension qui leur soit propre ; ils n’en ont pas d’autre que celle du nom auquel ils se rapportent.

Par une suite des mêmes considérations, il y a encore une circonstance ou un nom peut être employé comme partie d’un sujet ou d’un attribut sans aucune détermination de son extension : c’est lorsque cette extension ne fait rien au sens et que sa compréhension seule y contribue. Ainsi on dit, un homme élevé avec soin, j’ai été reçu avec politesse, parce que dans ce cas l’extension des noms soin et politesse est indifférente.

On veut dire seulement, un homme élevé d’une manière soignée, j’ai été reçu d’une façon polie.

aussi, comme nous le verrons bientôt, a-t-on inventé des mots pour exprimer ces circonstances par un seul signe invariable dont l’extension n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution.

Toutes fois, si ces noms employés comme parties d’un sujet ou d’un attribut, doivent être eux-même modifiés dans leur compréhension, ils rentrent dans la règle générale ; et il faut auparavant que leur extension soit déterminé e. Ainsi on ne peut pas dire, un homme élevé avec soin recherché, j’ai été reçu avec politesse qui m’a charmé : il faut avec un

soin, avec une politesse. Voilà ce que nous avions à remarquer sur l’extension et la compréhension des idées.

Il y a donc des adjectifs de deux genres très-différens : ceux qui modifient les idées dans leur compréhension, et ceux qui les modifient dans leur extension. Les premiers, outre qu’ils modifient les noms, peuvent aussi modifier le verbe être,

et former avec lui tous les verbes composés ; mais les derniers ne peuvent modifier que les noms, parce que les noms sont les seuls signes qui aient une extension qui leur soit propre.

Je sais que parmi ces adjectifs, que j’appelle déterminatifs, il y a beaucoup de mots que l’on range ordinairement dans différentes classes ; les uns sont nommés des pronoms, d’autres des noms de nombre, d’autres des adjectifs tout simplement, d’autres enfin des articles, et ce sont ceux-là seuls à qui l’on attribue les propriétés que je reconnais dans tous. Mais encore une fois, peu m’importe les dénominations. Puisque tous remplissent des fonctions du même genre et n’en remplissent pas d’autres, ils sont de même nature, et je me sens obligé de les réunir.

Cette manière d’envisager les adjectifs déterminatifs, décide tout d’un coup cette grande question, de savoir si les latins avaient ou n’avaient pas d’articles. Car, comme il est évident que souvent leur pronom ille, sert à déterminer l’extension d’un nom et non pas à le remplacer, et que beaucoup d’autres de leurs adjectifs ou pronoms, font le même effet ainsi que les nôtres, il est manifeste qu’ils avaient des articles, si l’on appelle cela des articles ; et tout se réduit à dire que dans l’usage, souvent ils négligeaient de déterminer l’extension de noms, qui peut-être en avaient besoin, tandis que nous, nous prenons souvent cette précaution dans des cas où nous pourrions nous en passer. Quelquefois les uns manquent d’une exactitude rigoureuse, et quelquefois les autres disent des mots inutiles ; mais les uns et les autres employent les mêmes procédés principaux, pour exprimer leurs pensées, et ont les mêmes élémens du discours pour y parvenir.

Quoi qu’il en soit, voilà, je crois, la naissance, l’usage et la distinction des deux espèces d’adjectifs qui existent dans toutes les langues ; il reste seulement à remarquer que la plupart de ceux de la seconde espèce, ont dû être les derniers inventés, car la grande justesse de l’expression, ne peut être que l’effet de perfectionnemens successifs ; et il nous suffira d’ajouter que tous ces adjectifs doivent également suivre toutes les variations de genre, de nombre et de cas, des noms auxquels ils se rapportent. Car, les idées qu’ils expriment, sont représentées comme ne pouvant exister que dans celles dont les noms sont les signes. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet.

Paragraphe v.[modifier]

des prépositions.

en suivant méthodiquement et graduellement, la génération des signes de nos idées, nous voici arrivés à un élément du discours qui est extrêmement remarquable ; non-seulement, il joue un rôle très-important qui lui est propre, mais il entre comme élément dans la formation et la signification de presque tous les autres avec lesquels il s’incorpore et dont il devient partie intégrante.

Il est donc sinon absolument nécessaire, du moins bien essentiel.

En effet, avec des noms, le verbe être, et des adjectifs, il semble qu’à la rigueur, on peut rendre toutes ses idées, puisque le discours n’est jamais composé que de propositions, les propositions, que de sujets et d’attributs ; et qu’avec ces seuls moyens, on peut former tous les sujets, et tous les attributs que l’on veut.

Cependant, il faut prendre garde que si le verbe être a toujours un sens absolu, et n’a jamais besoin d’aucun complément, et si tous les autres verbes qui tiennent de lui toutes leurs propriétés, sont dans le même cas, en tant que verbes, et par conséquent, n’ont point de ce que l’on appelle régime, comme nous l’avons déjà observé, il n’en est pas de même des noms et des adjectifs.

Beaucoup des uns et des autres expriment des idées, qui ont tantôt un sens absolu, tantôt un sens relatif, c’est-à-dire, un sens qui indique le besoin de leur adjoindre le nom d’une autre idée, pour former ensemble une idée complète. Par exemple, on peut bien dire, un bon fruit est une bonne chose, et le sens est complet ; mais on peut vouloir dire, le fruit de tel arbre est bon à telle chose, et n’avoir pas un nom pour dire d’un seul mot le fruit de tel arbre, ni un adjectif pour dire d’un seul mot bon à telle chose en particulier.

pour rendre ces deux idées, il faut donc avoir un moyen de lier le nom de cet arbre au mot fruit,

et le nom de cette chose au mot bon. ce besoin a dû se faire sentir de très-bonne heure, lors de l’origine du langage, et suivre immédiatement l’invention des premiers noms et des premiers adjectifs.

Il y a des langues qui remplissent jusqu’à un certain point cet objet, comme elles marquent les genres et les nombres, par le moyen de ce qu’on appelle les déclinaisons ; c’est-à-dire, que par certains changemens de désinence appellés cas, elles indiquent quelques-uns des rapports des noms et des adjectifs, avec d’autres noms ; mais beaucoup de langues n’ont point de cas ; et celles qui en ont, n’en ont qu’un petit nombre, tandis que les divers rapports qu’une idée peut avoir avec une autre, sont extrêmement multipliés ; ainsi, les cas ne peuvent exprimer qu’en général, les principaux de ces rapports. Par exemple, le génitif indiquera généralement le rapport de génération et d’appartenance ; le datif, celui d’attribution et de donation ; l’accusatif, celui de tendance et de dépendance, etc. Etc. : mais cela ne suffit pas. Aussi, dans toutes les langues, même dans celles qui ont des cas, on a senti le besoin de mots distincts, séparés des autres, et expressément destinés à cet usage. Ces mots sont un élément particulier du discours ; ils sont ce qu’on appelle des prépositions. Elles sont en grand nombre, ces prépositions : et encore, dans aucune langue, il n’y en a autant que de rapports divers entre les noms : mais chacune d’elles, par dérivations et par métaphore, a reçu une multitude de sens différens, quoiqu’analogues : et elles suffisent ainsi à l’expression. Il y a donc dans toutes les langues, une ou deux exceptées, des prépositions telles que nous les connaissons en français, dont la fonction est d’unir un nom ou un adjectif, à un autre nom qui lui sert de complément.

D’ailleurs, dans les langues même qui opèrent cet effet par des déclinaisons, comment devons-nous considérer ces syllabes désinentielles, qui forment ce qu’on appelle des cas ? pour moi, il m’est très-évident que ce sont de véritables prépositions.

Elles en ont le caractère et la fonction, puisqu’elles marquent le rapport du nom auquel on les ajoute, avec un autre nom ou un adjectif. On me dira que ces syllabes n’ont point de complément, ou de régime, comme les prépositions ordinaires ; d’accord : du moins, elles n’en ont point d’apparens ; mais elles en ont un réel. Leur véritable régime est le nom auquel elles sont jointes. Assurément, dans cupido dignitatum, dignitas

est vraiment le mot que la finale tum joint avec cupido.

il y a plus, si l’on remonte à l’état primitif de toutes les langues, que trouvera-t-on à leur origine ? Quelques cris plus ou moins articulés, que nous avons appellé interjections, quelques mots la plupart monosyllabes, formés le plus souvent par onomatopée et servant de noms, voilà ce que nous y voyons. Comment considérerons-nous toutes ces syllabes, qui ont été successivement sur-ajoutées aux signes originaires, qui forment tous les dérivés de ces radicaux primitifs, et au moyen desquelles les uns et les autres sont devenus suivant le besoin, des verbes, des adjectifs, des adverbes, etc. Etc. ? Pour moi, je déclare que je les regarde comme de vraies prépositions ; et je crois que tout le monde en conviendra, quand j’aurai montré que, dans tous les cas, les prépositions ne sont autre chose, que des adjectifs devenus indéclinables ; et que j’aurai expliqué pourquoi les adjectifs employés comme prépositions, sont nécessairement indéclinables.

Voilà donc trois effets des prépositions, qui sont bien distincts, mais qui ont beaucoup d’analogie entr’eux. Le premier, qu’elles produisent en demeurant des mots séparés de tout autre, c’est de marquer certains rapports entre un nom et un autre nom, ou un adjectif soit simple, soit combiné avec le verbe être. le second, qu’elles ne produisent qu’en s’unissant intimement à un autre mot, dont elles deviennent la syllabe désinentielle, est de remplir à-peu-près le même objet, en formant ce qu’on appelle les cas des déclinaisons.

On peut ajouter à ces cas, les syllabes qui constituent les conjugaisons, lesquelles sont absolument du même genre. Le troisième, qu’elles ne produisent, de même, à très-peu d’exception près, qu’en s’incorporant avec le mot qu’elles modifient, est de former tous les composés et dérivés, des radicaux primitifs de toute langue. Cette dernière propriété, si capitale, devrait plutôt les faire nommer compositions, que prépositions,

désignation toujours insignifiante, et souvent fausse.

Maintenant que j’ai exposé les usages et les caractères des prépositions, telles que je les conçois, je dois expliquer pourquoi, encore que je regarde comme des prépositions, ces syllabes qui composent tous les dérivés des noms radicaux, même celles qui sont nécessaires, pour que ces noms primitifs deviennent des verbes, des adjectifs, etc., pourquoi, dis-je, je n’ai pas fait de la préposition, le premier élément de la proposition après le nom ; comme il semble que je l’aurais dû, puisque je prétends qu’elle est nécessaire à la formation de tous les autres.

Voici mes raisons.

D’abord, quand les hommes ont imaginé de joindre à un radical, une syllabe ou un autre mot, pour que ce mot primitif, de nom qu’il était, devint adjectif ou verbe, je pense bien qu’en effet, cette syllabe ou ce mot ajoutés, étaient par cela même, employés comme prépositions, étaient dès-lors de vraies prépositions : cependant, comme cette syllabe ou ce mot, cessaient dès ce même moment de faire un mot à part, n’étaient plus qu’une portion du nouveau composé, on ne peut pas dire qu’ils fussent un véritable élément du discours, distinct des autres.

Il n’y a donc eu réellement dans le discours, un nouvel élément qu’on pût appeller préposition,

que quand des mots séparés et distincts de tout autre mot, ont été employés à exprimer un rapport entre un nom, et un autre nom ou un adjectif ou un verbe.

D’ailleurs, je ne crois pas que ces mots, employés, soit à composer des mots nouveaux, soit à modifier les anciens, soit à unir un mot à un autre, par une idée de rapport, en un mot, à faire les fonctions de prépositions, je ne crois pas, dis-je, que ces mots aient été, dans l’origine, de vains sons pris arbitrairement. Je pense, au contraire, comme je l’ai annoncé, que ce sont des adjectifs déjà existans, ou des noms pris adjectivement, auxquels on a, par une nouvelle altération, fait jouer un nouveau rôle dans le discours. Ainsi, la préposition n’est proprement qu’un élément secondaire, qui n’a pu être introduit dans le langage, qu’après l’invention du nom, du verbe et de l’adjectif. Pour rendre cette raison plus plausible, c’est ici le moment d’exposer comment je conçois qu’un adjectif ou un nom, est devenu une préposition.

Les premiers adjectifs, ce me semble, ont dû être de simples noms, que l’on aura mis à côté d’un autre, pour le modifier.

Ainsi, on aura dit, un homme-amour, pour dire un homme amoureux. ensuite, ou ces deux mots seront restés unis ; et voilà un dérivé créé, et le mot amour devenu tout de suite préposition composante : ou ils seront demeurés séparés ; et, pour mieux indiquer le nouveau rôle que joue là ce nom amour, on lui aura ajouté une syllabe.

Cette syllabe aura vraisemblablement été un autre nom, dont la signification particulière était propre à indiquer la fonction adjective du mot amour. telle est, par exemple, la syllabe ant de nos participes présens, qui est évidemment l’ ens des latins, qui exprime l’existence. Telle est peut-être aussi la syllabe eux elle-même. Du moins, le citoyen Butet, dans sa lexicologie, remarque-t-il qu’elle exprime toujours abondance, plénitude. Les adjectifs ainsi composés, ou de telle autre manière à-peu-près semblable, il est aisé d’entendre, comment ceux d’entr’eux, ou des noms pris adjectivement, qui exprimaient une idée de relation, ont pu devenir de vraies prépositions séparées, et distinctes de tout autre élément du discours.

Notre mot près m’en fournira un exemple d’autant meilleur, qu’il est dans un état d’indécision qui montre toutes les nuances de cette transmutation.

Dans cette phrase, je suis là tout près, on peut dire que près est adverbe, puisqu’il tient lieu d’une préposition, et d’un nom, et qu’il remplace ces mots, dans le voisinage, à proximité. mais, sans anticiper sur ce que nous avons à dire des adverbes, on pourrait fort bien soutenir aussi, qu’il est un adjectif, ou du moins un nom pris adjectivement ; et qu’il veut dire, je suis là tout voisin, tout proche. dans cette autre phrase, je suis près de vous, cette manière de le considérer devient encore plus plausible.

Sans doute, on peut le regarder comme une préposition qui en exige une autre, mais on a encore plus de raison de penser qu’il est un véritable adjectif, synonime de voisin, de proche. je suis près de vous, signifie bien exactement, je suis voisin de vous, je suis proche de vous.

enfin, dans cette troisième phrase, que l’usage autorise aussi, et qu’il pourrait approuver encore plus formellement, je demeure près la porte de la ville ; près

est bien évidemment une préposition, comme sur,

dans celle-ci je demeure sur la rue. voilà, suivant moi, par quelle gradation certains noms et certains adjectifs, ont pû et dû devenir des prépositions.

Notre préposition vers viendra encore à l’appui de cette idée. Elle dérive bien évidemment de versus (tourné), participe de vertere, et de versus, que les dictionnaires qualifient d’adverbe gouvernant l’accusatif, et qui me paraît, à moi, être une vraie préposition ; mais je suppose qu’au lieu d’elle, nous eussions pris des latins l’adjectif versé pour tourné, nous aurions dit d’abord, je marche (versé) la maison,

et ensuite, je marche vers la maison.

Dans les langues anciennes qui ont presque tout tiré de leur propre fonds, cette transmutation des adjectifs en prépositions est manifeste. Souvent c’est le même mot, comme versus et versùs,

qui n’a fait que changer de manière d’être employé.

à la vérité, nos langues modernes qui sont, pour ainsi dire, formées de toutes pièces, laissent appercevoir moins facilement les étymologies et les dérivations ; cependant, M Horne-Toocke, grammairien vraiment philosophe, est parvenu à retrouver l’origine de presque toutes les prépositions de la langue anglaise, et à prouver qu’elles venaient toujours de noms ou d’adjectifs anciens.

De semblables recherches, complétées et étendues à toutes les langues, seraient sans doute très-utiles à beaucoup d’égards ; et prouveraient par les faits, ce que nous venons d’établir par la théorie et en suivant la génération des idées ; mais elles sortiraient également de la sphère de mes connaissances, et du plan de cet ouvrage. Je me bornerai donc à ce que j’ai dit ci-dessus.

J’observerai seulement, qu’il est dans la nature de l’homme impatient d’exprimer ses idées, d’abréger le discours le plus possible, et sur-tout les mots dont il fait un usage très-fréquent. Or les prépositions étant dans ce cas-là plus que tout autre mot, c’est presque toujours par retranchement ou par contraction, qu’elles doivent avoir été formées ; aussi, sont-elles presque toutes des monosyllabes. J’ajouterai que la nature du service que font les prépositions dans le langage, a dû encore favoriser ces abréviations ; car elles ont dû nécessairement devenir indéclinables, en devenant prépositions, et par conséquent perdre le plus souvent leurs syllabes désinentielles. En effet, un nom a différentes désinences pour exprimer les variations qui lui sont propres : un adjectif en a pour marquer sa relation avec le nom auquel il est uni. Mais une préposition qui n’est pas plus unie au nom qui lui sert d’antécédent, qu’à celui qui lui sert de conséquent, qui n’est exclusivement liée à aucun des deux, qui ne sert qu’à exprimer leur rapport, qu’à être une des idées composantes, de l’idée totale résultante de leur ensemble, une préposition, dis-je, n’est point susceptible de déclinaison.

Aussi sont-elles indéclinables dans toutes les langues : et c’est ici que commence la classe des mots invariables. Les mots qui composent cette classe, ont tous les mêmes raisons d’en être, comme nous le verrons ; c’est pourquoi ils sont les mêmes dans tous les langages.

Je ne dirai plus qu’un mot à ceux qui croiraient encore que j’ai eu tort de classer parmi les prépositions, toutes les syllabes ajoutées à un radical, qui constituent ses conjugaisons ou ses déclinaisons, et ses dérivés. Je les prierai de remarquer que cela est hors de doute pour un grand nombre. Assurément les mots permettre, soumettre, démettre, admettre, entremettre, et tant d’autres, ne laissent aucune équivoque sur leur formation ; et quant à ceux dont la composition n’est pas aussi évidente, j’invoquerai le grand et beau travail qu’a fait, sur les mots de la langue française, le citoyen Butet. En suivant et en perfectionnant les vues des savans étymologistes qui l’ont précédé, non-seulement il démêle toutes les parties composantes, qui dans un même mot sont accumulées autour de son radical : mais il reconnaît la modification constante qu’apporte la même syllabe, dans tous les mots auxquels elle se joint ; et il découvre des lois invariables dans cette composition. Or, puisqu’une même syllabe produit toujours la même modification, ou une modification analogue, elle a donc une signification qui lui est propre. Elle est donc un nom ou un adjectif originaire, employé prépositivement, si l’on peut parler ainsi : elle est donc une vraie préposition, qui reste enclavée dans le mot composé, au lieu de lui demeurer juxta-posée. Cela même est rigoureusement prouvé de plusieurs. Ces savantes recherches sont donc une grande preuve de mon assertion. Continuées et complétées, elles donneraient la clef de tous les langages. Telles qu’elles sont, elles sont un grand pas de plus dans la route suivie par Horne-Toocke. Car elles font pour les prépositions inséparables, ce qu’il n’a fait que pour les prépositions séparables. Mais, je le répète, je ne m’engage point sur les traces des étymologistes. Je me borne à invoquer leur témoignage à l’appui des vérités que me dévoile l’observation de la génération des idées. Je crois en avoir dit assez sur la nature, l’origine, et l’usage de l’important élément du discours, appellé bien ou mal préposition ; et je passe aux adverbes, autre dénomination qui a grand besoin, sinon d’être changée, du moins d’être expliquée et détérminée.

Paragraphe vi.[modifier]

des adverbes.

mettant toujours à part les interjections, les adverbes forment la seconde espèce de la classe des mots invariables, et la première de celle des mots elliptiques, à moins toutefois que l’on ne veuille déjà regarder comme mots elliptiques, tous les verbes adjectifs ; et effectivement ils le sont, puisqu’ils renferment tous le verbe être et un adjectif. Les adverbes servent à rendre d’une manière abrégée, les idées qu’on ne pourrait exprimer qu’à l’aide d’une préposition et de son régime. C’est-là leur véritable destination. C’est celle qui les caractérise ; et je pense que si l’on ne veut pas confondre tous les genres, il faut comprendre sous le nom d’adverbe, tous les mots qui remplissent cette fonction, et rejetter dans d’autres classes, tous ceux qui en remplissent une autre. Cela seul nous montre que si l’adverbe est commode dans le discours, il n’est pas un élément nécessaire, et que c’est le moins important de tous les élémens de la proposition ; aussi voit-on souvent que certaines langues manquent des adverbes qui existent dans d’autres, et réciproquement. Nous ne nous étendrons donc pas beaucoup sur ce sujet.

Il nous suffira d’observer, 1) que la dénomination d’adverbe ne doit pas faire croire que ces mots ne modifient que les verbes ; car ils modifient souvent des adjectifs, et même d’autres adverbes, comme dans ces phrases : un homme bien fait, très-bien fait, extrêmement bien fait, et autres pareilles.

2) les adverbes comme les prépositions dérivent toujours d’un nom ou d’un adjectif, qui est leur type primitif. Souvent ils en viennent très-directement et sans aucun changement, comme les adverbes bien et fort, qui sont évidemment le nom bien et l’adjectif fort,

employés adverbialement. Quelquefois ils sont formés de la seule réunion d’un nom et d’un adjectif, comme beau-coup, long-tems. quelquefois ils naissent d’un adjectif, par l’addition d’une de ces syllabes désinentielles, que j’ai appellé des prépositions inséparables ; comme adverbialement, extrêmement, excessivement, où l’on reconnaît les adjectifs et la préposition ment, qui n’est autre chose que le nom mens des latins, employé comme partie intégrante d’un nouveau composé. Enfin, il est des cas où leur génération n’est point aussi facile à reconnaître, parce qu’ils ont été formés par contraction ou corruption. Tels sont nos adverbes très, là, et autres. J’invoque sur leur généalogie, les lumières des étymologistes. Mais, soit qu’ils parviennent à l’établir d’une manière incontestable, soit qu’elle demeure ensevelie dans la nuit des tems, je me permettrai d’apprécier ces êtres d’après leur valeur réelle ; de ne les regarder, ainsi que les autres dont je connais l’origine, que comme des élémens secondaires du discours, et presque superflus ; et de prononcer que les élémens nécessaires ont dû exister auparavant, et donner naissance à ceux-ci.

Il est presque inutile d’observer que les adverbes n’étant ni des noms, ni des mots qui se rapportent directement à un nom en particulier, mais ne servant qu’à exprimer une circonstance fixe et déterminée de la signification d’un adjectif ou d’un verbe, ils sont nécessairement indéclinables. Aussi le sont-ils dans toutes les langues. Un adverbe qui éprouverait une variation, deviendrait un autre adverbe, un autre mot.

Passons aux conjonctions qui, comme les adverbes, sont des mots elliptiques et dérivés, mais d’une toute autre importance.

Paragraphe vii.[modifier]

des conjonctions ou interjections conjonctives.

je ne puis mieux commencer cet article, qu’en copiant l’excellente réflexion que Beauzée a placée à la tête du chapitre des conjonctions dans sa grammaire générale. Voici comme il s’exprime : " les différentes espèces de mots que l’on a considérées jusqu’ici, (observez qu’il n’a pas encore parlé des interjections, ) sont en effet les élémens ou parties intégrantes des propositions ;… etc. " tel est en effet le caractère distinctif des conjonctions : elles servent à lier une proposition à une autre ; et Beauzée assure avec raison que, même lorsqu’elles paraissent ne lier ensemble que deux mots, comme il arrive souvent aux conjonctions et et ou, ce sont toujours réellement deux propositions qu’elles réunissent.

Par exemple, quand je dis, Cicéron et César étaient éloquens, je dis réellement, Cicéron était éloquent, et César était éloquent : ou en d’autres termes, Cicéron était éloquent, à cela j’ajoute que César était éloquent.

de même, quand je dis, ce principe est vrai ou faux, c’est comme si je disais, ce principe est vrai ou ce principe est faux : et en traduisant la conjonction ou, cela fait, ce principe est vrai à une condition qui est, qu’on ne puisse pas dire que ce principe est faux. La conjonction ou exprime réellement tout ce que l’on voit en lettres italiques, entre ces deux propositions, ce principe est vrai, ce principe est faux ; et c’est ainsi qu’elle les lie ensemble : car, les opposer l’un à l’autre, c’est encore les unir sous un certain rapport.

On en peut dire autant des conjonctions dont on se sert pour interroger ; quoiqu’elles ne paraissent pas d’abord lier deux propositions, parce que la première est supprimée. En effet, quand je dis, comment êtes-vous rentré ? Pourquoi êtes-vous sorti ? J’exprime réellement ces idées, je demande comment vous êtes rentré ; je demande pourquoi

vous êtes sorti. Et en développant le sens des conjonctions, cela revient à ceci : je demande une chose qui est la manière dont vous êtes rentré. Je demande une chose qui est la raison pour laquelle vous êtes sorti.

Les conjonctions comment et pourquoi lient donc réellement les propositions sous-entendues, je demande, avec les propositions exprimées, vous êtes rentré, vous êtes sorti. c’est-là effectivement la fonction qui leur est propre, le signe distinctif qui les caractérise, et qui fait qu’elles sont bien un élément du discours, mais non pas précisément un élément d’une proposition en particulier. C’est avec beaucoup de raison que Beauzée en a fait la remarque. Les conjonctions sont donc des mots elliptiques, mais différens de tous les autres. Remarquons ces nuances.

Les verbes adjectifs sont du nombre des mots elliptiques ; ils renferment sous un seul signe, le verbe et un adjectif ; ils cumulent les fonctions de ces deux mots ; ils en réunissent les propriétés, mais sans les confondre, sans y rien ajouter, sans les dénaturer. Ils font juste et précisément le même effet que feraient les deux mots composans, s’ils demeuraient séparés. j’aime, c’est je suis aimant, ni plus ni moins. Ces verbes adjectifs sont verbes et adjectifs à-la-fois : voilà tout. Aussi, ont-ils avec le sujet auquel ils se rapportent, les relations de nombres qui conviennent au verbe et à l’adjectif également, celles de modes et de tems qui ne conviennent qu’au verbe ; et ils pourraient avoir celles de genres, qui ne conviennent qu’à l’adjectif. Ils les ont même dans quelques langues.

Les adverbes sont aussi des mots elliptiques, mais d’une manière différente. Ils tiennent la place d’une préposition et d’un nom ; et quelquefois d’une préposition, d’un nom, et d’un ou plusieurs adjectifs.

promptement, c’est avec promptitude : admirablement, c’est d’une manière admirable.

mais l’adverbe n’a plus les propriétés du nom, ni de l’adjectif. Ce sont celles de la préposition qui prédominent. Un adverbe est une préposition, renfermant un complément déterminé ; et voilà tout.

Les interjections sont une autre espèce de mots elliptiques ; elles remplacent, non-seulement quelques-uns des élémens d’une proposition, comme les verbes et les adverbes, mais une proposition toute entière. Dans le nombre des mots dont elles tiennent lieu, il y a toujours au moins un verbe au mode indicatif. C’est ce qui fait qu’elles sont un élément du discours, mais non un élément de la proposition.

Les conjonctions sont de même. Ce sont d’autres mots elliptiques qui remplacent aussi toute une proposition, avec cette différence, que la proposition dont tient lieu l’interjection, a toujours un sens isolé et absolu ; au lieu que celle dont tient lieu la conjonction, n’a jamais qu’un sens relatif et imparfait, qui d’une part, s’attache à la proposition qui précède, et de l’autre, se termine et se fond dans la proposition qui suit.

Aussi, voyez-vous que toutes les propositions explicites que l’on peut substituer aux conjonctions pour en développer le sens, finissent par la conjonction que ; et commencent par un conjonctif qui la renferme, ou par un adjectif démonstratif, qui renferme un conjonctif.

La conjonction n’est donc pas un élément de la proposition. Elle est un élément du discours qui remplace toujours une proposition toute entière, mais une proposition qui a un sens doublement relatif, et jamais absolu. C’est pourquoi, elle renferme toujours deux fois la conjonction que, l’une qui se rapporte à la proposition précédente, et l’autre qui se rapporte à la suivante. Veut-on de nouvelles preuves de cette assertion ? Expliquons encore le sens de quelques conjonctions.

ainsi, (conjonction) signifie, les choses étant de la manière que je viens de dire, il suit que, etc.

Observez qu’ ainsi est tantôt adverbe, tantôt conjonction. Il est adverbe dans cette phrase, il faut en agir ainsi. là, il signifie seulement de la manière susdite ; il remplace une préposition et son complément, et rien de plus. Il est encore adverbe dans celle-ci, ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ; il signifie de la même manière. c’est que, qui est la conjonction qui lie ensemble la phrase exprimée, le crime a ses degrés, avec la phrase sous-entendue, la vertu a ses degrés. mais, ainsi est conjonction dans celle-ci ; ainsi, je puis compter sur vous. il signifie de ce qui vient d’être dit, il suit que, etc.

or signifie, à ce qui vient d’être dit, joignez encore que, etc. Comme dans cet exemple. tout mot qui remplace une proposition, laquelle lie une proposition avec une autre, est une conjonction ;

or, or remplace une proposition de ce genre.

donc signifie, de ce qui vient d’être dit, on doit conclure que.

car signifie, une des raisons, une des causes de ce qui vient d’être dit, est que,

etc.

pourtant, cependant, nonobstant, employés comme conjonctions, signifient, pour ou malgré,

(ancienne signification du mot pour, ) tant de choses qui viennent d’être dites ou faites, en même tems que ces choses ont été dites ou faites, malgré que ce qui vient d’être dit ou fait s’y oppose, il arrive, on voit, on peut dire que,

etc. Il est vrai que souvent, lorsqu’on emploie ces mots, la seconde partie de la phrase conjonctive est exprimée dans le discours ; et alors ces mots, pourtant, cependant, nonobstant, ne font plus que la fonction d’adverbe, c’est-à-dire, la fonction de représenter une préposition et son complément. Le plus souvent même, le complément de nonobstant est exprimé ; on dit, nonobstant ceci, nonobstant cela ;

et alors, nonobstant n’est qu’une simple préposition. mais, il n’en est pas moins vrai aussi que, quand ces mots jouent pleinement le rôle de conjonction, ils expriment réellement les phrases que je leur fais représenter.

mais, (dérivé de magis, ) veut dire, à ce qui vient d’être dit, il faut ajouter comme correctif, que, etc.

si signifie, dans la supposition que… il faut conclure que, etc.

Il est inutile de multiplier ces exemples. Ceux que je viens de citer, sont plus que suffisans, pour prouver ma thèse : savoir, que les conjonctions remplacent toujours une phrase toute entière ; que cette phrase n’a nécessairement qu’un sens relatif, et jamais un sens absolu ; et qu’elle doit toujours sa vertu conjonctive, si je puis m’exprimer ainsi, à la conjonction que, qu’elle renferme.

Cette conjonction que est proprement la conjonction unique, comme le verbe être est le verbe unique. C’est elle qui donne la qualité de conjonction à tous les mots dans la signification desquels elle entre, comme c’est le verbe être

qui donne la qualité de verbe à tous les adjectifs auxquels il s’unit ; et la raison en est la même.

que est un mot dont la signification propre est d’exprimer la liaison d’un verbe avec un autre verbe, d’une proposition avec une autre proposition, comme le verbe être est un adjectif dont la signification propre est d’exprimer l’existence.

La preuve que la signification propre du mot que,

est d’exprimer la liaison d’une proposition avec une autre, c’est que son interposition entre deux idées qui faisaient partie de l’attribut d’une même proposition, nous oblige à former de ces deux idées, deux propositions distinctes dont l’une dépend de l’autre. Lorsque je veux dire, je desire votre bonheur, je suis charmé de vos succès,

si après ces deux verbes je place un que, je suis obligé de dire, je desire que vous ayez du bonheur, je suis charmé que vous ayez des succès.

La conjonction que, ou son équivalent dans les différentes langues, est à la vérité employée d’une manière assez déguisée dans beaucoup de circonstances ; par exemple, dans ces locutions françaises, je ne dis que cela, je n’affirme pas autre chose que ce fait. Mais en réfléchissant sur ces expressions abrégées, on trouve qu’elles reviennent à celles-ci, je ne dis rien excepté que je dis cela, je n’affirme pas autre chose mais j’affirme ce fait : et l’on voit que ce que, fait partie ou tient lieu d’une phrase sous entendue, qui renferme une conjonction dans la signification de laquelle, que entre toujours, comme nous l’avons expliqué : et par conséquent, dans ce cas comme dans tout autre, que est réellement le lien d’une proposition avec une autre.

Au reste on ne saurait, dans une grammaire générale, entreprendre de rendre compte de tous les idiotismes.

Je n’ai cité ceux-ci que pour faire voir la manière dont on doit les analyser ; et je suis convaincu qu’aucun ne contredit cette maxime générale, que la valeur propre du mot que est de marquer la dépendance où une proposition est d’une autre ; et que c’est ce mot, qui donne la qualité de conjonction à tous ceux dans la signification desquels il est implicitement compris.

Ce point établi, il serait très-intéressant de savoir comment les hommes sont arrivés à inventer ce signe de liaison, et à l’introduire dans leurs langages ; quelle est sa dérivation, et par quelle analogie on a été conduit à en faire cet usage : mais j’avoue que je ne trouve rien dans les auteurs qui me satisfasse sur ce fait important.

Court-DeGebelin nous dit bien dans son histoire naturelle de la parole, chapitre des conjonctions : " cette conjonction (que) fut empruntée du primitif qhe ou quhé, qui signifioit lien, cordon, puissance unitive « , et il ajoute : » on ne pouvait mieux en désigner la valeur. " cette réflexion est très-juste, et elle prouve que Gebelin regardait comme nous la conjonction que, comme la conjonction par excellence. Mais quand même l’origine qu’il lui suppose serait incontestable, nous n’en serions pas plus avancés. Ce n’est pas l’étymologie du mot qu’il s’agit de trouver, mais l’invention de cette espèce d’élément du discours ; et c’est ce dont les grammairiens paraissent ne s’être jamais occupés. Condillac seul l’a cherché dans le dernier chapitre de la première partie de sa grammaire ; et il croit l’avoir trouvé, parce qu’il dit que cette conjonction que vient de l’adjectif conjonctif qui, et que pour l’avoir telle qu’elle est, il n’a fallu que prendre l’habitude d’omettre quelques mots. Mais ce n’est là que reculer la difficulté et non pas la résoudre, car il resterait à expliquer comment on a imaginé un adjectif conjonctif ou un mot conjonctif quelconque. C’est même renverser l’ordre des idées, puisque nous avons fait voir qu’un mot, quel qu’il soit, n’est jamais conjonctif que parce qu’il renferme cette conjonction fondamentale, base de toutes les autres. C’est donc la création de celle-là, qu’il faut expliquer avant tout.

On devrait trouver des lumières à cet égard dans les rudimens, où l’on donne des règles sur ce que l’on appelle le que retranché. il semble que l’on ne devrait pas enseigner par quelles formes grammaticales, dans telle langue ou dans telle circonstance, on supplée à l’usage de la conjonction que, sans expliquer auparavant la nature et l’effet de cette conjonction. Mais aucuns ne remontent jusques-là ; moins encore se mettent-ils en peine de rendre raison de la manière dont elle a pu être inventée.

Pour moi je présume que c’est l’invention des prépositions qui a conduit à celle de la conjonction que. il me paraît que ce mot conjonctif est une véritable préposition, à la seule différence près que son antécédent et son conséquent sont toujours une proposition toute entière, au lieu d’être simplement des parties de proposition. Des hommes accoutumés à dire, le livre de Pierre, où je vais à Paris, ayant à dire, je vois, vous êtes-là, ont dû facilement imaginer de dire, je vois que vous êtes-là, pour marquer la liaison de vous êtes-là avec je vois. peu importe de quel nom ou de quel adjectif primitif ils aient tiré ce signe de liaison. Ce premier signe de liaison entre deux propositions une fois trouvé, il a été aisé d’en imaginer d’autres qui ajoutent à sa signification principale et fondamentale, celle d’une phrase accessoire sous entendue qui y est jointe ; or ce sont là toutes nos différentes conjonctions. Ensuite on en aura fait mille usages divers.

Au demeurant, quelle que soit la génération des conjonctions, je crois que nous avons bien vu quelle est la nature, le caractère, et les fonctions de cet élément du discours ; quelles sont ses ressemblances et ses différences avec tous les autres ; et qu’il doit être de la classe des mots invariables, puisque comme eux il n’est ni un nom, ni un mot qui s’unisse directement à un nom en particulier dont il puisse suivre les variations. Je n’ai donc plus rien à remarquer sur ce sujet. Il ne me reste qu’à parler des conjonctifs.

Paragraphe viii.[modifier]

des conjonctifs ou adjectifs-conjonctifs.

de tous les hommes qui ont écrit jusqu’à présent sur la grammaire, je crois être le premier qui se soit avisé, de faire des conjonctifs un élément particulier du discours. Cependant, s’il est vrai que l’objet de toutes les classifications est de réunir les choses semblables et de séparer celles qui diffèrent essentiellement, il me semble qu’on ne devrait grouper avec aucun autre, un signe qui a des qualités, et des fonctions aussi remarquables, et qui lui sont aussi exclusivement propres.

Premièrement les conjonctifs ne sont point des élémens simples et primitifs du discours. Ils sont composés de deux élémens très-distincts et même extrêmement différens entre eux ; et ils cumulent les fonctions de l’un et de l’autre, mais avec des modifications très-considérables.

Le mot français qui, et tous ses dérivés, ainsi que tous ses analogues dans les différentes langues, tient toujours la place de la conjonction que

et du mot le, soit qu’on veuille appeller celui-ci, article ou adjectif déterminatif supposant toujours un nom sous-entendu, quand il n’est pas exprimé, soit qu’on veuille le nommer pronom

c’est-à-dire, remplaçant de ce nom sous-entendu.

qui, c’est que-le. l’homme qui vous aime, c’est l’homme que-le (homme) vous aime.

dont, de qui, c’est de que-le ; l’homme dont vous êtes aimé, c’est l’homme de que-le

(homme) vous êtes aimé.

que, (conjonctif, et non pas conjonction), c’est que-le. l’homme que vous aimez, c’est l’homme que-le (homme) vous aimez.

Je considère dont et que, comme le génitif et l’accusatif de qui. si cela est, c’est le seul mot français qui ait des cas. Encore, cette déclinaison est-elle bien irrégulière et bien défectueuse, mais je crois qu’on ne peut la méconnaître.

lequel, laquelle, duquel, de laquelle, etc., ne sont autre chose que qui, dont, et que,

auxquels on a attaché, par pléonasme, l’article le qu’ils renferment déjà. Ce n’est pas pour déterminer l’extension de leur signification, puisqu’elle est toujours la même que celle du sujet auquel ils se rapportent ; mais c’est pour attirer plus particulièrement l’attention sur eux, ce qui est le motif ordinaire du pléonasme. Par suite, on leur a fait marquer les genres et les nombres, comme le fait l’article qui les précède, et dont ils reçoivent la loi, comme il la reçoit lui-même du nom auquel ils se rapportent.

lequel, c’est le que-le. cet homme lequel

vous aime, c’est cet homme, le que-le (homme) vous aime. Cet homme lequel

vous aimez, c’est cet homme, le que-le (homme) vous aimez. Si l’on remettait ces trois élémens à leur place naturelle, on dirait dans le premier cas, cet homme que le-le (homme) vous aime ; et dans le second, cet homme que vous aimez le-le

(homme).

Le conjonctif qui, est donc un composé de la conjonction que, et de l’adjectif le : et il en cumule les fonctions, ce qui, suivant moi, suffit pour en faire un être tout particulier, et d’un genre distinct de tout autre. D’ailleurs, dans la manière dont il remplit ces deux fonctions de conjonction et d’adjectif, il y a des circonstances remarquables, qui sont l’effet même de leur réunion.

qui, fait les fonctions de la conjonction que,

en ce qu’il sert à unir une proposition avec un antécédent quelconque ; mais, avec cette différence, que cet antécédent n’est jamais une autre proposition ; qu’il est toujours un nom substantif exprimé ou sous-entendu ; en sorte que le conséquent ne peut toujours être qu’une proposition incidente relative à un nom, et jamais une proposition subordonnée à une autre, et servant de complément à un verbe, comme sont celles qui suivent les conjonctions. qui, ne fait donc pas complètement l’effet d’une conjonction.

Il pourrait être regardé comme une préposition, ayant toujours pour régime une proposition entière : mais, il ne peut servir de complément, ni à un adjectif, ni à un verbe : il faut toujours qu’il se rapporte à un nom. Ce n’est donc pas une préposition.

D’un autre côté, qui fait les fonctions d’adjectif ; cela est vrai. Il est du nombre de ceux que beaucoup de grammairiens appellent pronoms, parce que, le plus souvent, le nom auquel ils se rapportent, demeure sous-entendu, et qu’ils ont l’air d’en tenir la place ; tandis que nous, nous les avons laissés, d’après Beauzée, dans la classe des adjectifs, parce que réellement, ils n’ont pas la valeur d’un nom, ils n’en tiennent pas la place, ils le rappellent seulement, et ne font que modifier ce nom, le plus souvent sous-entendu, et quelquefois exprimé. Mais qui, en jouant ce rôle d’adjectif ou de pronom, a des choses qui lui sont particulières.

Par exemple, le nom auquel se rapporte qui, est et demeure, le sujet d’une proposition ou le complément de son attribut ; et qui, est ou paraît être, le sujet ou le complément de l’attribut d’une autre proposition. Cela vient de ce que, comme nous l’avons fait voir, même lorsque le nom auquel se rapporte qui, est exprimé dans le discours, il y est supposé existant une seconde fois, mais toujours sous-entendu, et souvent, en changeant de cas et de personne. Dans cette phrase, moi que vous aimez, je vous le rends, moi que vous aimez revient à ceci, moi que le moi vous aimez. le premier moi est au nominatif, et marque la première personne ; et le second est à l’accusatif, et est regardé comme étant un être dont on parle, par conséquent à la troisième personne.

D’où il arrive que qui se conforme en genre et en nombre à ce premier moi, qui appartient à une proposition ; et en cas et en personne, au second moi, qui appartient à une autre proposition. C’est-là ce que ne fait aucun autre adjectif ou pronom.

D’ailleurs, qui par lui-même, ne modifie ni la compréhension ni l’extension du nom auquel il se rapporte. C’est la proposition à laquelle il le joint, qui produit cet effet, et qui est le véritable adjectif de ce nom.

qui n’est que le lien qui les unit ; et en cela, il est conjonction, avec les restrictions que nous avons vues.

De ces observations, je conclus que le conjonctif est un être à part (sui generis) ; que j’ai eu raison d’en faire un huitième élément du discours ; et que j’ai dû le placer après tous les autres, puisqu’il est formé de la réunion de deux d’entr’eux, dont l’un, (la conjonction) a dû être des derniers inventés, et n’est pas même strictement nécessaire, n’étant pas élément de la proposition. Je ne sais si l’on goûtera ces motifs : au reste, permis à chacun de laisser le conjonctif parmi les adjectifs, de l’appeller même, si l’on veut, pronom relatif.

je suis content, si l’on trouve que j’ai bien démêlé son caractère, ses fonctions, et sa génération ; si l’on reconnaît que tout cela dérive de l’observation que j’ai faite sur la conjonction que ; et si l’on convient avec moi que cette conjonction est le germe de toutes les autres : ici finit ce que j’avais à dire sur la génération des élémens du discours ; il ne me reste plus qu’à me résumer.

Conclusion de ce chapitre.[modifier]

je viens de faire une longue revue de tous les élémens du discours. Ce n’était point pour prescrire des règles au langage, ni pour disserter savamment sur les différens usages qu’on en a fait. Assez d’autres se sont occupés de ces objets. Je voulais rechercher ce que les signes sont aux idées, et comment ils naissent de nos opérations intellectuelles : car c’est, ce me semble, ce que l’on n’a point encore assez fait. Voici, en peu de mots, le résultat de ce que j’ai trouvé.

Certaines actions des hommes, sont des suites nécessaires de leurs perceptions. Elles deviennent les signes certains de ces perceptions, aux yeux des autres hommes.

Ces signes sont, ou des gestes ou des cris.

Nos perceptions sont, ou des impressions directes, ou des rapports perçus entre elles ; ainsi, les gestes et les cris représentent, ou des idées isolées, ou des propositions.

Mais ce n’est point en commençant à sentir, qu’on démêle ses idées et qu’on les isole. Ce sont d’abord les affections que nous causent nos sensations, dont nous sommes émus, et auxquelles nous obéissons. Ces affections sont des espèces de jugemens que nous portons, et que nous manifestons, sans en distinguer les parties. Ainsi, les premiers signes représentent des propositions toutes entières : ce sont de véritables interjections.

Bientôt les hommes ont distingué dans ces perceptions composées, l’agent et le patient, la cause et l’effet, leur individu et les objets sur lesquels il agit, ou qui agissent sur lui ; en un mot, le sujet et l’attribut. Ils ont représenté par des signes, les différens êtres et leur propre personne. Ces signes, ce sont les noms substantifs et les noms de personne ; ils ont exprimé les sujets des propositions ; et les interjections n’en ont plus représenté que l’attribut : elles sont devenues verbes. Voilà les noms

et les verbes trouvés.

Ces verbes expriment tous, que le sujet existe d’une certaine manière ; ils disent donc tous qu’il existe. On en a imaginé un, pour dire cela seul, sans exprimer aucune manière en particulier. C’est le verbe être. avec ces moyens, on pouvait, à la rigueur, exprimer tous les sujets et tous les attributs possibles, c’est-à-dire, toutes les idées existantes dans notre esprit, et toutes celles affirmées de celles-là, senties existantes dans celles-là. Ces signes sont les seuls absolument nécessaires, et les seuls qui renferment l’idée d’existence positive.

Cependant, au lieu de créer continuellement de nouveaux noms et de nouveaux verbes, on s’est avisé de se servir de certains noms, pour les adjoindre aux autres et au verbe être, et modifier par leur moyen, tous les sujets et les attributs des propositions. On leur a donné une nouvelle forme, pour marquer leur nouvelle fonction. Dans cet état, ces mots n’expriment plus une idée comme existante, mais seulement comme pouvant exister dans une autre ; ils ne peuvent plus être ni sujets ni attributs ; mais seulement modificatifs. ce sont nos adjectifs.

les premiers ont été imaginés pour modifier la compréhension des noms. Ensuite, on en a inventé d’autres, pour modifier leur extension ; et l’on s’est trouvé posséder tous ceux que nous connaissons, et tous ceux dont on peut jamais avoir besoin.

Voilà donc déjà un élément du discours au-delà de l’absolu nécessaire. Cependant, on a encore trouvé commode d’avoir des mots qui exprimassent certaines relations entre un nom, et un autre nom ou un adjectif. On a destiné à cet usage des adjectifs, dont la signification propre avait quelque rapport avec cette fonction. Mais, par-là, ils ont changé de nature. Ils ont cessé de se rapporter uniquement à un nom. Ils n’ont plus été liés à leur antécédent, plus intimement qu’à leur conséquent. Ils ont dû demeurer invariables.

Ils sont devenus ce que nous appellons des prépositions.

c’ est donc encore un nouvel élément du discours, dont nous avons trouvé la génération ; on s’en passe dans plusieurs langages, ou totalement ou en partie. On y supplée par des syllabes désinentielles, qui forment ce qu’on appelle des cas.

Mais ces syllabes, ainsi que toutes celles qui indiquent les variations de genre, de nombre, de mode, de tems, de personne, des noms, des adjectifs et des verbes, et toutes celles qui forment tous les dérivés des mots primitifs, ont la même origine que les prépositions proprement dites ; elles rendent un service presque semblable. C’est pourquoi nous les avons regardées aussi comme des prépositions, à la seule différence près, qu’étant inséparables des signes qu’elles modifient, elles ne deviennent pas un élément du discours, distinct des autres. Quoi qu’il en soit, voilà la naissance des prépositions

expliquée, et leurs fonctions déterminées.

Bientôt, pour abréger, on a voulu exprimer par un seul signe, une préposition avec tout son régime.

On y a réussi le plus souvent, en ajoutant à certains adjectifs, une des syllabes composantes, que nous avons regardées comme des prépositions inséparables ; et elles en ont fait des mots nouveaux. Ce sont les adverbes. ils ne sont plus susceptibles de modifier directement les noms, mais bien les verbes, les adjectifs, et mêmes d’autres adverbes. Par conséquent ils sont devenus invariables, comme les prépositions.

Parmi ces mots, devenus invariables, il en est un, le mot que, dont la signification propre consiste à exprimer qu’un verbe dépend d’un autre.

Par-là, il joint nécessairement ensemble les deux propositions dont ces deux verbes sont les attributs. Le mot que est donc, par sa nature même, et sans convention expresse, une conjonction ; c’est lui qui donne naissance à toute cette classe de signes.

Les autres conjonctions sont de véritables interjections, des mots qui expriment des propositions toutes entières ; mais des propositions telles, que la conjonction que s’y trouve toujours renfermée deux fois, en sorte que c’est de cette conjonction, que toutes les autres tiennent leur qualité de conjonction.

Enfin, cette conjonction que réunie dans un seul mot, avec l’adjectif déterminatif le, produit encore un autre élément du discours, que j’ai appellé conjonctif, ou adjectif conjonctif.

ces conjonctifs cumulent, jusqu’à un certain point, les propriétés des conjonctions, et celles des adjectifs, de manière que ce sont eux qui servent de lien entre toutes les propositions incidentes, et le nom qu’elles modifient. On sent bien qu’il doit y en avoir dans tous les langages un peu perfectionnés.

Tels sont, non-seulement tous les élémens du discours dont nous faisons usage, mais encore tous ceux qu’il est possible d’employer à l’expression de la pensée. Ils dérivent si nécessairement, d’abord de la décomposition successive de nos idées et de leurs premiers signes naturels, et ensuite des diverses combinaisons des unes et des autres, qu’il ne peut pas en exister d’autres dans aucun langage, à moins qu’ils ne soient composés de ceux-là ; et que tout signe de nos idées, de quelque nature qu’il soit, peut et doit toujours être rangé dans une de ces classes, ou décomposé en d’autres signes qui s’y trouvent compris, ou expliqué par une phrase sous-entendue, composée elle-même de signes appartenants à une des espèces dont nous venons de décrire la nature et les fonctions. Je me dispenserai de prouver ici cette assertion par des exemples.

Chacun peut choisir ceux qu’il voudra, pour s’assurer qu’elle ne souffre point d’exception : et je suis très-certain qu’il la trouvera toujours vraie, s’il apporte à l’examen des cas particuliers, une attention suffisante et l’exactitude nécessaire. Observez que je me sers exprès ici des termes très-généraux de signe et de langage, et non pas de ceux de mot et de langue, parce que, tout ce que nous avons dit, ne s’applique pas plus aux langues orales, qu’à tout autre systême de signes. Tout cela étant uniquement fondé sur la nature et l’usage de nos facultés intellectuelles, et sur la génération des idées qui en résultent, convient également à tous les langages possibles. Si cela n’était pas, cet ouvrage ne mériterait pas le nom de grammaire générale qui, j’espère, ne lui sera pas refusé. Nous connaissons donc bien actuellement les élémens de tout discours, pris chacun en particulier. Il nous reste à examiner les moyens par lesquels on les lie entr’eux, et les lois qui président à cette réunion. C’est l’objet de la syntaxe dont nous allons parler dans le chapitre suivant.