Éloge de l’âne/V

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CHAPITRE V.

L’extérieur de l’Âne.


On ne doit pas mépriser l’âne parce qu’il marche à quatre pattes : le lion que les préjugés ont déclaré le roi des animaux, ne marchent point autrement. Plusieurs philosophes ont même soutenu que cette manière de marcher, est non seulement la plus solide, mais encore la plus naturelle ; ils ont fait plus : ils ont démontré physiquement que l’homme doit marcher ainsi, et ils ont déclaré que tant qu’il ne se servira que de deux pieds, on doit le regarder comme un monstre. Il y en a d’autres qui prétendent que la plupart des hommes le sont sans cela ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit à présent : ainsi revenons à nos moutons.

Je dis que si l’on veut se prévaloir des qualités extérieures pour juger les animaux entr’eux, il est certain que l’âne doit avoir la préférence ; son aspect n’est ni terrible, ni effrayant ; il n’est ni petit maître, comme un jeune abbé, ni arrogant comme un riche ennobli, ni évaporé comme une femme de quinze ans. La décence et la simplicité sont son apanage : il a un air grave qui lui est propre ; à le voir seulement marcher, on est charmé de sa modestie ; il va toujours les yeux baissés et d’un pas égal. Si sa démarche est lente, elle est du moins fort majestueuse ; il n’y a que les fous qui galopent : un juge, un évêque, un recteur ne courent jamais.

On ne voit point l’ânesse, pour plaire, passer une partie du jour à se mirer, à s’embellir. Toujours belle, toujours la même, une simplicité naturelle, répand sur sa personne, tout le velouté des grâces. Un poil d’un gris argenté, agréable à la vue, doux au toucher, voilà toute sa parure. Elle ne sait ce que c’est que de recourir à l’art pour séduire ses pareils : sa taille ronde et bien fournie, n’a jamais été gênée dans une carcasse de baleine ; elle n’a point la manie de s’estropier, pour avoir de petits pieds ; elle cède aux Babyloniennes ces ridicules agréments. Son regard est pudique, sa démarche honnête ; elle inspire à la fois, et la décence et la volupté ; ses dents sont plus blanches que l’ivoire : elle n’affecte point de grimaces pour les faire admirer ; elle ne met ni blanc, ni rouge, ni bleu ; sa beauté n’a pas besoin de ces secours artificiels. D’ailleurs, les moments d’une ânesse sont trop précieux pour les consacrer à la frivolité ; nos ânesses sont sages et laborieuses : la coquetterie ne sera jamais leur défaut.

La vanité n’est pas non plus celui de l’âne : qu’il ait une housse d’or ou de toile sur le corps, il s’en inquiète fort peu ; et ceux qui le connaissent, ne l’en estiment pas moins. Tous les baudets de Montmartre savent que souvent les apparences sont trompeuses ; ils ne les prennent point pour juges : on dit que c’est assez le défaut des Babyloniens, tant pis pour eux : les beaux habits sont souvent l’étiquette des sots.