Éloge de la folie (Lejeal)/Notice sur Érasme

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Traduction par Gustave Lejeal.
bureaux de la Bibliothèque nationale (p. 3-8).

NOTICE SUR ÉRASME




Raconter la vie d’Érasme, c’est raconter les commencements de la Réforme et du grand mouvement littéraire et religieux du seizième siècle, auxquels il a été si intimement mêlé. Nous n’avons pas la prétention, on le comprendra facilement, de résumer en quelques lignes une époque si curieuse et si remplie, et qui mérite un travail étendu que nous présenterons peut-être quelque jour au public. C’est donc une simple notice que nous donnons aujourd’hui.

Il semble qu’Érasme songeait à lui-même, lorsqu’il a fait dire à sa Folie : « Je ne suis pas le fruit d’un ennuyeux devoir matrimonial, je suis née des baisers de l’amour. » En effet, son père Gérard, d’une riche famille bourgeoise de Terghout en Brabant, avait déjà un enfant de Marguerite, fille d’un médecin de Sevemberg, lorsqu’il fut obligé de fuir à Rome. Ses parents, qui le destinaient à l’état ecclésiastique, ne lui épargnaient aucune vexation pour lui faire rompre cette liaison et les projets de mariage qui en étaient la suite. Trompé par la fausse nouvelle de la mort de sa maîtresse, qu’il avait laissée sur le point d’être mère une seconde fois, Gérard se fit ordonner prêtre. Pendant ce temps, Marguerite accouchait d’un fils à Rotterdam, le 28 octobre 1467.

L’enfant reçut le nom de son père ; mais plus tard, suivant l’usage des savants de son temps, il associa au latin Desiderius le grec Érasme pour s’en former un nom littéraire qu’il devait faire briller d’un si vif éclat. À son retour, Gérard, au désespoir de s’être laissé prendre au piége grossier qu’on lui avait tendu, vécut près de Marguerite qui désormais ne pouvait plus être sa femme, et se consola en consacrant tous ses soins à l’éducation de ses enfants.

Érasme avait treize ans lorsque sa mère fut enlevée par la peste ; son père ne tarda pas à la suivre (1480). Déjà l’orphelin avait commencé ses études à l’école de Deventher d’une manière qui pouvait faire présager ses succès futurs, lorsque, malgré ses répugnances natives, il fut forcé par les malversations de son tuteur d’embrasser l’état monastique. Il entra donc comme novice dans le couvent des chanoines réguliers de Stein, au diocèse d’Utrecht. L’indépendance de son caractère et la complexion de son esprit où la raison dominait l’imagination, ne purent se plier aux pratiques du cloître. « Le lieu, le régime, le costume, les cérémonies, tout cela n’est pas de la religion, écrivait-il un peu plus tard ; combien est plus belle à mes yeux cette pensée chrétienne que l’univers n’est qu’un vaste monastère et que tous les hommes en sont frères. » Aussi Érasme s’empressa-t-il de fuir le couvent à la première occasion. Il s’attacha d’abord, en qualité de secrétaire, à Henri de Berghes, évêque de Cambrai. Mais ne trouvant pas dans ce prélat le Mécène qu’il espérait, il fit en sorte d’obtenir une bourse au collége de Montaigu, à Paris. Là, l’insalubrité du logement et de la nourriture altéra bien vite sa santé naturellement précaire, et il dut aller la retremper quelque temps au pays natal.

Érasme revint ensuite à Paris ; mais cette fois, libéré des murs du cloître, il s’occupa « plutôt de vivre que d’étudier, » selon son propre aveu. Ce qui, sans doute, éveilla en lui ces talents d’observateur et de moraliste qui l’ont fait vivre et grandir, à mesure que disparaissaient dans l’oubli la plupart des écrivains scolastiques, ses contemporains. Obligé alors pour subvenir à ses besoins de donner des leçons, il se répandit dans le monde ; c’est ainsi qu’il fit la connaissance de la marquise de Were et de mylord Montjoie, sous les auspices desquels il fit son premier voyage en Angleterre (1497).

Il ne nous est pas permis de suivre Érasme dans toutes ses courses sur le continent. En 1506 il était à Bologne, où il prit le bonnet de docteur en théologie. L’année suivante le trouve à Venise, correcteur dans l’imprimerie d’Alde Manuce, qui éditait plusieurs des nombreux ouvrages que, malgré sa vie errante, notre auteur ne cessait de produire. Érasme passa ensuite à Rome. Les offres les plus brillantes ne purent le retenir à la cour papale, où son esprit trop rationaliste le mettait mal à l’aise ; il retourna donc en Angleterre, où il comptait pour amis les hommes les plus distingués du royaume : Thomas Morus, Guillaume Warrham, Fischer, Thomas Cramer, Colet et autres, et Henri VIII lui-même. Mais il eut lieu de s’en repentir, car il ne trouva pas dans ce pays ce que des promesses exagérées lui avaient fait espérer.

Ce fut dans les premiers temps de son séjour en Angleterre qu’il mit la dernière main à une satire qu’il avait méditée pendant son voyage : l’Éloge de la Folie ; composition de l’école de Lucien, où il passe en revue toute la société de son temps, et en détaille les vices et les ridicules avec un bon sens exquis. Tant de hardiesse excite la bile des gens d’Église, des moines surtout, qu’il avait cloués vifs au pilori. Son livre fut condamné par la Sorbonne ; mais Rome ne le mit à l’index que beaucoup plus tard et avec quelque peine. Léon X, en le lisant dès son apparition, s’était contenté de dire en riant : « Notre Érasme aussi a son grain de folie. »

De Londres, Érasme revint à Paris en 1510, et retourna ensuite à Oxford enseigner le grec. De là il passa à Bruxelles où, par l’appui du chancelier Sauvage, il fut nommé conseiller du roi Ferdinand. Son amour d’indépendance fut même le seul obstacle à ce qu’il devînt le précepteur du prince Charles, plus tard Charles V. On peut le regretter ; il eût été curieux de voir ce qu’un tel maître eût fait d’un tel élève. François Ier voulut aussi attirer Érasme au collége de France ; mais celui-ci refusa pour aller se fixer à Bâle près de son ami l’imprimeur Froben.

Dès le début de la Réforme, Érasme s’en était montré partisan, à ce point que ceux qu’il avait si bien démasqués en vinrent à dire : « qu’il avait pondu l’œuf dont Luther et les autres schismatiques étaient sortis. » Imbu des philosophies de l’antiquité, il avait d’abord espéré que, du mouvement provoqué par Luther, les droits de la raison se dégageraient plus nettement. Des rapports s’établirent donc entre eux. Mais, lorsque Luther eut posé sa doctrine ; lorsqu’on put voir qu’à l’orthodoxie romaine il se bornait à opposer une autre orthodoxie dont il se faisait le gardien exclusif, Érasme qui, à l’orthodoxie quelle qu’elle fût, ne voulait opposer que la raison, se sépara tout à coup du réformateur. Il conservait au dogme ancien sa préférence, parce qu’il prévoyait que tôt ou tard cette ancienneté même amènerait par la force seule des choses l’avénement d’une ère philosophique. Le dogme nouveau l’effrayait au contraire, parce qu’en même temps que sa nouveauté reportait avec plus de vigueur les esprits dans la voie théologique, il venait ranimer, par son opposition et ses critiques, les défaillances du dogme qu’il combattait.

Ces préoccupations ressortent de chaque page d’Érasme pour le lecteur impartial, bien qu’il faille toujours creuser pour les découvrir. Érasme, en effet, a conservé toute sa vie de son éducation monacale un fonds de prudence extrême, qui a rendu flottante l’exposition de ses doctrines, et les a même parfois enveloppées d’une obscurité qu’une étude très-attentive vient seule à bout de percer. Sa conduite fut une oscillation perpétuelle entre les deux partis qui, à son époque, se disputaient les consciences. Par exemple, s’il déclinait les invitations que la papauté lui faisait de s’établir à Rome, pour rehausser de son talent le prestige affaibli du Saint-Siége, il n’en était pas moins lié d’amitié avec les principaux novateurs. Mais lorsqu’il put craindre que cet état de choses ne le compromît, il quitta Bâle et alla s’établir à Fribourg. Il vécut dans cette ville de 1529 à 1535 ; ces six années ne furent pas les moins fécondes de sa vie. Il revint cependant mourir à Bâle, sa patrie d’adoption, le 12 juillet 1536, beaucoup plus en philosophe qu’en théologien catholique.

L’œuvre d’Érasme est gigantesque et ne compte pas moins de douze in-folio. Mais il faut y distinguer deux parties ; l’une composée d’écrits théologiques et de gloses sur les Écritures saintes, représente cette portion de leur vie que les plus grands écrivains sont obligés de sacrifier aux préoccupations du temps où ils ont vécu ; l’autre, où se groupent des Traités de morale, les Colloques, les Exhortations, la Correspondance et l’Éloge de la Folie, représente la partie élevée et humanitaire du génie d’Erasme, et le montre animé de ce souffle de vérité générale et éternelle qui fait reconnaître à la postérité qu’un auteur a travaillé pour elle.

L’Éloge de la Folie est aujourd’hui le plus lu et le plus goûté des ouvrages d’Érasme. Un grand nombre de traductions en ont été faites, depuis celle de Gueudeville (1715), jusqu’à celle de M. Nisard (1842), et cependant l’ouvrage manque encore aujourd’hui dans la librairie. Ce succès est justifié ; il y a dans l’Éloge, comme en germe, cette épopée du bon sens, le Pantagruel que maître Rabelais devait écrire une cinquantaine d’années plus tard.


G. L.