Éloge de la folie (Nolhac)/XXXIV

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Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 42-43).

XXXIV. — Ne croyez-vous pas, dans tout le reste des espèces animales, que celles qui vivent le mieux sont les moins éduquées, celles qui n’ont pour les instruire que la Nature ? Qu’y a-t-il de plus heureux et de plus admirable que les abeilles ? Pourtant, elles ne possèdent pas tous les sens. L’architecture découvrira-t-elle des moyens de construire égaux aux leurs ? Un philosophe a-t-il jamais institué une république semblable ? Le cheval, au contraire, qui a les mêmes sens que les hommes et vit en leur compagnie, participe à leurs misères. Ne supportant point d’être dépassé à la course, il s’exténue et, s’obstinant à vaincre dans la bataille, il est percé de coups et mord la poussière avec son cavalier. Je passe sous silence le mors très rude, les éperons aigus, la captivité de l’écurie, le fouet, le bâton, les brides, le cavalier, enfin tout ce drame d’une servitude qu’il accepte volontairement, lorsque d’un courage tout humain il se donne entièrement à sa vengeance.

Combien est préférable l’existence des mouches et des oiseaux, livrés au hasard et à l’instinct naturel autant que le permet l’embûche des hommes ! Mis en cage par eux et instruits à imiter leur voix, les oiseaux perdent étrangement de leur beauté native. Tant l’emportent sur les défigurations de l’Art les ouvrages de la Nature ! Aussi ne louerai-je jamais assez ce coq qui faisait le Pythagore en ses métamorphoses ! Ayant été tout : philosophe, homme, femme, roi, particulier, poisson, cheval, grenouille, et je crois même éponge, il jugeait que l’homme était le plus calamiteux des animaux, parce que tous acceptent de vivre dans les limites de leur nature, tandis que seul il s’efforce de les franchir.