Éloge funèbre de Césaire/Traduction

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Traduction par Édouard Sommer.
Librairie Hachette et Cie (p. 6-98).

I. Vous pensez peut-être, vous tous, amis, frères, pères, objets et noms si doux, que je m’empresse de prendre la parole pour répandre des larmes et des lamentations sur celui qui n’est plus, ou pour me complaire dans ces longs discours dont les ornements flattent le commun des hommes ; et vous êtes venus ici, les uns pour vous affliger et gémir avec moi, afin que vous pleuriez dans mon malheur le coup qui vous a frappés de même sorte, et que les infortunes d’un ami donnent le change à votre douleur ; les autres pour charmer votre oreille et goûter quelque plaisir en me voyant puiser dans mon malheur même une matière de déclamation, comme je faisais jadis ; mais alors, trop esclave de la matière, j’aspirais à la gloire de l’éloquence : je n’avais pas encore levé les yeux vers la parole de vérité, le Verbe suprême ; je n’avais pas encore donné tout à Dieu, de qui tout nous vient, pour recevoir Dieu en échange de tout. Ainsi, n’attendez de moi rien de pareil, si vous voulez que vos conjectures soient vraies. Pleurant sur celui qui s’est éloigné de nous, nous ne franchirons pas les bornes, nous qui blâmons chez les autres l’excès de la douleur ; nous saurons aussi le louer avec mesure : et pourtant quel présent plus cher et plus convenable pour l’homme éloquent que le discours ? pour celui qui aima singulièrement ma parole, que l’éloge ? Ce n’est même pas seulement un présent, c’est une dette, et la plus juste de toutes les dettes. Mais quand nous aurons donné à son souvenir ce qu’il faut de larmes et de louanges pour satisfaire à l’usage (usage qui n’est pas étranger à notre sagesse même : car « La mémoire du juste sera accompagnée de louanges, » et « Jette des larmes sur le mort, commence à pleurer comme un homme qui a souffert des choses dures, » dit Jérémie, qui veut nous préserver également de l’insensibilité et de l’exagération), nous montrerons alors la faiblesse de la nature humaine ; nous rappellerons la noblesse de l’âme ; nous apporterons à ceux qui pleurent les consolations qui leur sont dues, et de la pensée de la chair et des biens temporels, nous élèverons les affligés à celle des biens spirituels et impérissables.

II. Césaire, pour commencer par où il convient le mieux, Césaire est né de parents que vous connaissez tous ; ce que vous voyez, ce que vous entendez, vous fait désirer d’égaler leur vertu ; vous l’admirez, vous en parlez vous-mêmes à ceux qui l’ignorent, s’il en est toutefois, et chacun de vous en raconte quelque particularité ; car, quelque ardeur et quelque zèle qu’on y mette, il n’est pas possible à un seul homme de tout rapporter, ni à une seule langue de tout dire. De tant de titres précieux qu’ils ont à nos louanges (et puisse-t-on ne pas m’accuser d’arrogance si j’exalte ce qui me touche de si près !), le plus grand, celui qui les distingue en quelque sorte, c’est la piété. Oui, je parle de ces vénérables têtes blanches que vous voyez, non moins respectables par la vertu que par l’âge ; leurs corps sont épuisés par le temps, mais leurs âmes sont jeunes pour Dieu.

III. Le père, olivier sauvage changé par la greffe en olivier fertile, devint assez riche de séve pour qu’on le jugeât digne de greffer d’autres arbres à son tour, et qu’on lui confiât la culture des âmes ; élevé au rang suprême de pasteur de ce peuple, comme un autre Aaron ou un autre Moïse, il mérita d’approcher de Dieu et d’être l’interprète de la voix divine auprès de ceux qui se tiennent à distance, doux, sans colère, la sérénité sur le visage, la flamme dans le cœur, riche de ces vertus qui paraissent au dehors, plus riche encore de celles qui demeurent cachées. Mais pourquoi vous dépeindre celui que vous connaissez ? En vain je m’étendrais en longs discours, jamais je ne pourrais dire ce qu’il mérite, ce que chacun de vous sait et attend de ma parole ; mieux vaut laisser ce soin à vos pensées que d’affaiblir par mon langage tant de merveilles.

IV. La mère, consacrée à Dieu dès longtemps et depuis des générations, reçut la piété comme un héritage nécessaire qui devait se transmettre non-seulement à elle, mais à ses enfants, comme un saint gâteau formé de saintes prémices ; et elle augmenta et accrut à tel point cet héritage, que plusieurs (je le dirai, si audacieuse que soit cette parole) crurent et dirent que la perfection de son époux était son ouvrage, et (ô merveille !) la récompense de sa piété fut une piété plus grande et plus accomplie. Tous deux aimaient leurs enfants et le Christ ; mais, ce qui est bien rare, ils aimaient le Christ plus que leurs enfants. La seule jouissance qu’ils retirassent de ceux-ci était qu’ils fussent connus et nommés selon le Christ, et ils faisaient uniquement consister le bonheur des parents dans la vertu des enfants et dans leur amour du bien. Compatissants, miséricordieux, enlevant tout ce qu’ils pouvaient aux vers, aux voleurs et au dominateur du monde, ils quittaient cet établissement passager pour une demeure plus durable, et amassaient à leurs enfants le plus précieux des héritages, la gloire de leur vertu. C’est ainsi qu’ils parvinrent à une heureuse vieillesse, égaux en mérite et en âge, pleins de jours, aussi bien de ces jours qui passent que de ceux qui demeurent ; et, si l’un ou l’autre n’occupait pas le premier rang sur la terre, c’est que le mérite de l’un ne permettait pas la prééminence de l’autre ; enfin ils ont accompli en tout la mesure du bonheur, jusqu’à cette dernière épreuve, ou, si l’on aime mieux, ce dernier coup de la Providence. En voici le sens, selon moi : c’est qu’après avoir envoyé devant eux celui de leurs enfants que son âge exposait le plus à faillir, ils pourront désormais terminer leur vie en toute sécurité, et se transporter avec tous les leurs dans la demeure d’en haut.

V. J’ai insisté là-dessus, non que j’aie voulu entreprendre leur éloge, ni que j’ignore combien il serait difficile de le faire dignement, lors même qu’on y consacrerait un discours tout entier ; mon dessein était de montrer qu’avec de tels parents la vertu devait se trouver en Césaire, et qu’il ne faut pas que vous voyiez rien d’étonnant ni d’incroyable, si, avec une pareille naissance, il s’est rendu digne de pareilles louanges, mais qu’il faudrait vous étonner plutôt s’il avait pris modèle sur d’autres, dédaignant les exemples qu’il avait près de lui, dans sa famille. Ses commencements furent donc tels qu’il convenait à un homme bien né et qui devait mener une vie honorable. Mais, sans parler de ses avantages extérieurs, de sa beauté, de sa haute stature, de sa grâce en toutes choses, de la parfaite harmonie de sa personne (il ne nous appartient pas de vanter ces qualités, que d’autres cependant jugent assez importantes), je poursuivrai mon récit, et viendrai à ce qu’il me serait difficile de taire, quand même je le voudrais.

VI. Nourris et élevés dans de tels principes, quand nous nous fûmes suffisamment exercés dans les sciences que l’on enseigne ici, et l’on ne saurait dire combien Césaire était au-dessus de tous les autres par la rapidité et l’élévation de son intelligence (ah ! comment ne pas verser des larmes à ces souvenirs ? comment empêcher l’émotion de démentir cette résignation que j’ai promise ?) ; enfin, quand vint le moment de quitter notre pays, pour la première fois nous nous séparâmes l’un de l’autre : moi, épris de l’art oratoire, je m’arrêtai dans les écoles de la Palestine, florissantes à cette époque ; pour lui, il se rendit dans la ville d’Alexandre, qui passait alors et qui passe encore avec raison aujourd’hui pour le laboratoire de toutes les sciences. Que rappellerai-je d’abord ou que dirai-je de plus grand à sa louange ? Que puis-je omettre sans faire perdre à mon discours son plus bel ornement ? Qui fut plus attaché que lui à ses maîtres ? Qui fut plus cher à ceux de son âge ? Qui évita avec plus de soin la société et la compagnie des méchants ? Qui rechercha davantage l’amitié des plus vertueux, tant parmi les étrangers que parmi les plus connus et les mieux renommés de ses compatriotes ? car il n’ignorait pas combien les liaisons ont d’influence, soit pour la vertu soit pour le vice. Aussi, qui fut plus estimé que lui des magistrats, et, dans cette ville immense où tous vivent ignorés, qui fut plus connu de tous pour sa sagesse, ou plus célèbre pour son intelligence ?

VI. Quelle science n’a-t-il pas abordée, ou plutôt laquelle n’a-t-il pas étudiée avec une ardeur que d’autres ne mettent pas à une étude unique ? À qui permit-il d’approcher tant soit peu de lui, je ne dis pas parmi ceux de son âge, mais même parmi de plus âgés et de plus anciens que lui dans l’étude ? Car il s’était adonné à toutes les sciences comme on s’adonne à une seule, et à chacune d’elles comme s’il eût négligé toutes les autres, surpassant par un travail assidu les intelligences les plus promptes et par la pénétration de son génie les esprits les plus laborieux, ou plutôt l’emportant par la vivacité sur les plus vifs, par l’application sur les plus appliqués, et par l’une et l’autre sur ceux qui brillaient par ces deux qualités. Prenant de la géométrie, de l’astronomie, et de ces sciences dangereuses pour d’autres, tout ce qu’elles ont d’utile, c’est-à-dire cette connaissance de l’harmonie et de l’ordre des cieux qui fait qu’on en admire l’artisan, il évitait tout ce qu’elles renferment de nuisible, n’attribuant pas au cours des astres ce qui est et ce qui arrive, comme ceux qui dressent contre le Créateur la créature esclave comme eux, mais reportant à Dieu avec toutes choses, selon qu’il est juste, le mouvement des corps célestes. Quant aux nombres, au calcul et à cette admirable partie de la médecine qui étudie les natures, les tempéraments et les principes des maladies, afin de couper le mal dans ses racines, qui eût été assez ignorant ou assez jaloux pour ne pas lui accorder le premier rang et se contenter de venir en seconde ligne occuper la première place immédiatement après lui ? Et ce ne sont pas là des paroles qui manquent de témoignages : les contrées de l’orient et du couchant, et toutes celles qu’il parcourut plus tard, sont comme autant de colonnes qui publient son savoir d’une manière éclatante.

VIII. Quand, après avoir réuni dans son âme, comme dans un vaisseau chargé de marchandises de toute sorte, toutes les vertus et toutes les connaissances, il repartit pour sa ville natale, afin de faire part aux autres des trésors de science qu’il rapportait avec lui, il arriva une circonstance merveilleuse que je ne puis m’empêcher de rappeler en peu de mots, car ce souvenir a pour moi un charme inexprimable, et peut-être vous causera-t-il quelque plaisir. Notre mère avait formé un souhait bien digne d’une mère, et d’une mère qui aimait ses enfants : elle nous avait vus partir en même temps, elle désirait nous voir revenir ensemble ; car nous étions, sinon pour les autres, du moins aux yeux de notre mère, un couple digne qu’on souhaitât de le voir réuni, couple aujourd’hui séparé par un sort funeste. Dieu ménagea cet événement, lui qui entend la juste prière, lui qui honore l’affection que portent les parents à des enfants vertueux, et, sans y avoir songé, sans avoir rien concerté, nous arrivâmes en même temps dans la même ville, l’un d’Alexandrie, l’autre de la Grèce, l’un par terre, l’autre par mer. Cette ville était Byzance, aujourd’hui la capitale de l’Europe ; Césaire y eut bientôt acquis assez de gloire pour qu’on lui offrît des dignités, un hymen illustre, une place au sénat, et une ambassade fut même envoyée à l’empereur, en vertu d’un décret public, pour lui demander d’accorder, comme un honneur et un ornement, le premier des savants à la première ville de l’empire, s’il avait à cœur que cette ville fût en effet la première, qu’elle méritât son nom, et qu’elle pût, avec tant de titres de gloire qu’elle avait déjà, s’enorgueillir de compter Césaire parmi ses médecins et ses habitants ; et pourtant, outre ses autres illustrations, Byzance était riche en hommes distingués, tant dans la philosophie que dans les autres sciences. Mais c’est assez sur ce sujet. Notre réunion d’alors parut à la plupart une circonstance étrange et fortuite, comme le hasard en amène tant dans la vie humaine ; mais les personnes pieuses y reconnurent d’une manière évidente l’action de parents pieux, réunissant leurs enfants, par terre et par mer, pour jouir de l’accomplissement de leur vœu.

IX. Mais n’oublions pas non plus une des belles actions de Césaire, que d’autres peut-être trouveront petite et peu digne de mémoire, mais qui m’a toujours paru très-grande, si toutefois l’amour fraternel mérite qu’on le loue, et que je ne cesserai point de placer en première ligne toutes les fois que je parlerai de lui. Byzance voulait le retenir par les honneurs dont j’ai parlé, et protestait que, quoi qu’il arrivât, elle ne le laisserait point partir ; mais je l’emportai, moi que Césaire aimait et respectait en toutes choses, et qui le pressais, au contraire, de satisfaire au vœu de ses parents, de payer sa dette à sa patrie et de contenter mon désir ; je l’eus pour compagnon dans ce voyage, et il me préféra, non-seulement à des villes et à des peuples, ni à ces honneurs et à ces richesses qui déjà affluaient vers lui de toutes parts, et lui permettaient d’espérer plus encore, mais presque à l’empereur lui-même et à ses ordres souverains. Bientôt je résolus de me vouer à la méditation chrétienne et de me reporter vers la vie céleste, secouant toute ambition comme un joug pesant ou une funeste maladie ; mais plutôt j’avais depuis longtemps formé ce vœu que j’allais enfin réaliser. Pour lui, après qu’il eut consacré à sa patrie les prémices de sa science et excité une admiration digne de ses travaux, le désir d’acquérir de la gloire et, comme il me le persuadait, d’être le protecteur de sa ville natale, le conduisit au palais des empereurs. Je n’approuvais guère cette résolution, car (et c’est là mon excuse auprès de vous) la dernière place auprès de Dieu est plus considérable et plus haute que le premier rang auprès des rois de la terre. Césaire cependant ne méritait pas de blâme. En effet, s’il est très-glorieux d’embrasser la vie contemplative, c’est aussi une entreprise bien difficile, et qui n’est pas permise à tous ; la grandeur divine y appelle seulement quelques élus, que sa main soutient dans la noble route qu’ils ont choisie. Mais ce n’est pas avoir peu de mérite, lorsqu’on s’est engagé dans la vie mondaine, que de participer à la vertu, de faire plus d’estime de Dieu et de son salut que de l’éclat d’ici-bas ; d’être comme sur un théâtre, et de porter ce masque vulgaire des gens du siècle, sous lequel on joue la comédie de ce monde, tandis qu’on vit pour Dieu sans altérer l’image qu’on sait avoir reçue de lui et dont on lui est redevable. Tel était aussi, n’en doutons pas, le plan de conduite de Césaire.

X. Pour obtenir le premier rang parmi les médecins, il n’eut pas besoin de beaucoup d’effort ; il lui suffit de montrer son savoir, ou plutôt d’en donner comme un léger échantillon, et aussitôt admis au nombre des amis de l’empereur, il recueille les honneurs les plus considérables. Il offre aux magistrats de donner gratuitement les secours de son art, sachant bien que la vertu et les belles actions contribuent plus que tout à élever un homme ; il l’emporte de beaucoup par la réputation sur ceux dont le rang est supérieur au sien ; aimé de tous pour sa modestie, il se voit confier les objets les plus précieux ; il n’a pas besoin de faire le serment d’un Hippocrate, et la simplicité même d’un Cratès n’est rien si on la compare à la sienne ; tous le respectent plus qu’on ne fait un homme de son rang ; les empereurs eux-mêmes, et ceux qui tiennent la première place après eux, l’estiment toujours digne de sa grande fortune présente, digne de la fortune plus grande encore qu’on espère pour lui. Mais ce qui est au-dessus de tout, c’est que ni la gloire, ni les plaisirs au milieu desquels il vivait, ne corrompirent la noblesse de son âme : de tant de titres honorables qui lui appartenaient, celui qui avait le plus de prix à ses yeux c’était d’être chrétien, de porter le nom de chrétien ; auprès de celui-là, tout le reste ne lui semblait qu’un jeu et un enfantillage : il tenait que tous les autres avantages ne sont que les oripeaux de ce théâtre qui se dresse et disparaît si vite, et qui peut-être même disparaît plus vite encore qu’il ne se dresse, comme le prouvent les innombrables vicissitudes de la vie, et le flux et le reflux incessant de la prospérité ; qu’il n’y a qu’un bien qu’on possède en propre et qui reste sûrement, la piété.

XI. Tels étaient, même sous le manteau de cour, les sentiments chrétiens de Césaire ; c’est dans ces pensées qu’il vécut et qu’il mourut, manifestant aux regards de Dieu une piété plus grande que celle qu’il laissait voir en public, la piété de l’homme caché. Et s’il faut que je mette de côté tout le reste, la protection qu’il accordait à ses proches tombés dans le malheur, son mépris du faste, son égalité avec ses amis, sa franchise avec les grands, ses luttes et ses discours pour la vérité, qu’il défendit tant de fois et contre tant d’adversaires, non-seulement avec les armes de la raison, mais avec celles d’une ardente piété, je me contenterai d’un seul trait qui tiendra lieu de tous ; c’est l’endroit le plus célèbre de sa vie. Ce prince, dont le nom est si odieux, déchaînait sa rage contre nous ; sa fureur s’était d’abord portée sur lui-même, et sa renonciation au Christ l’avait rendu exécrable à tous. Il n’affichait pas l’impiété avec la même franchise d’âme que les autres ennemis du Christ, mais il cachait la persécution sous une apparence de douceur ; semblable à l’astucieux serpent qui possédait son âme, il avait recours à toutes les manœuvres pour entraîner les malheureux dans son abîme. Son premier artifice fut de punir comme malfaiteurs ceux qui souffraient comme chrétiens, afin de nous priver de l’honneur du martyre ; car ce noble prince enviait aux chrétiens jusqu’à cette gloire. Il donnait aussi à ses pratiques le nom de persuasion, au lieu de celui de tyrannie, afin qu’il y eût plus de honte que de danger pour ceux qui passeraient volontairement du côté de l’impiété : il attirait les uns par de l’or, les autres par des dignités, ceux-ci par des promesses, ceux-là par des honneurs de toute sorte, qu’il ne leur offrait même pas en roi, mais en esclave et à la face du public, tous par la magie des discours et par son exemple ; enfin il tente Césaire lui-même. Ô le plus insensé des hommes, s’il espérait trouver une proie dans un Césaire, dans mon frère, dans le fils de tels parents !

XII. Mais je veux m’arrêter un moment sur ces détails, je veux jouir de ce récit comme ceux qui étaient présents jouirent d’un si beau spectacle : ce noble lutteur descendit dans la lice avec une seule arme, le signe du Christ, un seul bouclier, le Verbe divin, pour combattre un adversaire puissant par ses armes, habile par sa rare éloquence ; mais sans s’étonner à la vue d’un tel ennemi, sans que la flatterie lui fît rien rabattre de son orgueil, il était tout prêt à lutter par la parole et par l’action contre un adversaire aussi fort par l’une que par l’autre. Telle était l’arène, tel le champion de la piété : l’arbitre du combat était d’une part le Christ, armant son athlète de sa propre passion, de l’autre un tyran redoutable, tantôt caressant par des paroles amies, tantôt épouvantant par l’immensité de sa puissance ; les spectateurs étaient d’un côté ceux qui demeuraient encore fidèles à la piété, de l’autre ceux que le séducteur avait entraînés, tous impatients de voir quel serait le sort de leur parti, et plus inquiets de connaitre le vainqueur que ceux même qui se donnaient en spectacle.

XIII. Ne craignez-vous pas pour Césaire ? ne tremblez-vous pas qu’il ne fasse quelque chose d’indigne de son courage ? Rassurez-vous ; la victoire est avec le Christ, qui a vaincu le monde. Je donnerais tout, croyez-le bien, pour vous rapporter en détail tout ce qui fut dit alors ; on y trouverait des artifices de raisonnement, des subtilités de langage que je ne me rappelle pas sans plaisir : mais ce serait trop m’éloigner et de la circonstance présente et de l’objet de ce discours. Après avoir réfuté tous les sophismes, repoussé comme en se jouant toutes les attaques ouvertes ou cachées de son adversaire, Césaire proclame hautement et d’une voix éclatante qu’il est et qu’il demeure chrétien ; mais alors même le tentateur ne peut se résoudre à le bannir : le prince désirait trop vivement conserver Césaire, dont la science était l’ornement de sa cour ; il fait entendre en présence de tous ces paroles tant de fois répétées : « Ô heureux père ! Ô malheureux enfants ! » car il daigna nous honorer en nous enveloppant dans le même outrage, nous dont il avait connu à Athènes et l’instruction et la piété. Réservé pour rentrer une seconde fois dans le palais (car la justice divine armait à propos Julien contre les Perses), le noble exilé revient vers nous, chargé de trophées non sanglants et plus illustre par sa disgrâce que par l’ancien éclat de sa fortune.

XIV. Pour moi, j’estime cette victoire beaucoup plus glorieuse et plus honorable que la puissance sans bornes, le riche manteau de pourpre, le magnifique diadème de l’empereur ; je suis plus fier de cette lutte que s’il eût partagé avec Julien tout l’empire. Il cède donc au malheur du temps, et en cela il obéit à notre loi, qui ordonne, lorsque le moment est venu, de braver les dangers pour la vérité et de ne point trahir lâchement la foi, mais, tant que cela est possible, de ne point provoquer le péril, soit qu’elle ait craint pour nos âmes, soit qu’elle ait voulu épargner ceux qui suscitent la persécution. Mais quand les ténèbres furent dissipées, que la terre étrangère eut rendu son juste arrêt, que le glaive étincelant eut abattu l’impie, que la puissance fut rendue aux chrétiens, est-il besoin de dire avec quelle gloire et quel honneur, avec quels témoignages flatteurs Césaire reparut dans le palais, et, accordant une grâce plutôt qu’il ne la recevait, vit une faveur nouvelle succéder à son ancienne faveur ? La suite des temps amena de nouveaux princes, mais le crédit de Césaire n’en fut point altéré ; il conserva toujours le premier rang, et ce fut une émulation pour les maîtres de l’empire de voir qui le ferait entrer plus avant dans ses bonnes grâces, et qui pourrait à plus juste titre le nommer son confident et son ami. Telle fut la piété de Césaire et tels furent les fruits de sa piété. Que les jeunes gens, que les hommes entendent ceci ; qu’ils s’efforcent d’atteindre à la même gloire par la même vertu (car Le fruit des bonnes œuvres est glorieux), tous ceux qui aspirent à la renommée et qui la regardent comme un des éléments du bonheur.

XV. Mais voici encore une des circonstances de sa vie où éclata d’une manière merveilleuse la piété de ses parents et la sienne propre. Il vivait en Bithynie, où l’empereur lui avait confié une charge considérable. Cette charge consistait à recevoir les impôts pour le prince et à administrer le trésor ; ce n’était là que le prélude de plus hautes dignités où l’empereur voulait l’élever. Lorsqu’arriva le tremblement de terre de Nicée, qui fut, dit-on, le plus terrible de tous ceux dont on eût gardé le souvenir, et qui faillit engloutir tous les habitants et détruire une ville si belle, seul, ou à peu près seul entre les personnages du premier rang, Césaire échappe au danger, et il y échappe d’une manière miraculeuse ; protégé par les ruines elles-mêmes, il ne garde que de légères traces d’un si grand péril, pour que la crainte l’avertît de songer au salut d’une chose plus précieuse que son corps, de se consacrer au ciel, d’abandonner la milice de ce monde sujet à tant de révolutions, et de passer sans réserve dans une autre cour. Telles étaient ses résolutions, tel l’objet de ses vœux les plus ardents, comme ses lettres me le persuadaient ; car j’avais saisi cette occasion de lui adresser quelques conseils, et d’ailleurs jamais je n’avais cessé de le faire ; je voyais avec peine cette noble nature se débattre dans un monde indigne d’elle, cette âme chrétienne s’agiter au milieu des affaires du monde, et pour ainsi dire le soleil voilé d’un nuage. Il avait échappé au tremblement de terre, il ne put triompher de la maladie ; car il était homme : de ces deux événements, l’un lui fut particulier, l’autre lui fut commun avec tous les hommes ; l’un fut l’œuvre de la piété, l’autre de la nature. Mais la consolation avait précédé la douleur, afin qu’abattus par sa mort nous pussions être fiers du miracle de son salut. Le grand Césaire nous a été conservé, cendre vénérable, dépouille honorée de nos louanges, accompagnée d’hymnes qui se succèdent sans fin, portée solennellement aux tombeaux des martyrs, ornée par les mains pures de ses parents, de cette mère qui, prenant des habits de fête, met la piété à la place de la douleur, sèche ses larmes par la résignation, calme ses gémissements par les cantiques ; et cette âme régénérée, que l’Esprit saint a renouvelée par l’eau du baptême, reçoit les récompenses qui lui sont dues.

XVI. Reçois, ô Césaire, ce présent funèbre ; accueille les prémices de cette voix dont tu blâmas tant de fois le silence, et qui devait éclater pour gémir sur toi. C’est la parure que je t’offre, et nulle autre, je le sais, ne t’est plus chère, ni ces amples et molles étoffes de soie dont tu n’étais pas fier, comme le sont tant d’autres, content d’être paré de ta seule vertu ; ni ces tissus de lin transparent ; ni ces essences précieuses que tu laissas toujours aux gynécées, et dont une seule journée dissipe le parfum ; ni aucun de ces petits ornements qui n’ont de prix que pour les petites âmes, et que ce marbre amer recouvrirait aujourd’hui avec ton beau corps. Laissons aux gentils ces combats et ces fables, ces vains honneurs rendus à une jeunesse malheureuse, à qui l’on proposait de misérables prix pour de misérables luttes ; laissons-leur ces libations et ces prémices, ces guirlandes et ces fleurs nouvelles, ces tributs qu’ils payent à leurs morts non par raison, mais parce qu’ils sont esclaves des coutumes de leurs pères et de la démence de leur douleur. Mon présent, à moi, est un discours que les temps à venir recueilleront peut-être, et qui, transmis d’âge en âge, ne laissera point périr tout entier celui qui a quitté cette terre, mais rendra présent à l’oreille et à la mémoire des hommes celui que nous honorons, et montrera plus vivante que sur un tableau l’image de celui que nous regrettons.

XVII. Telles sont nos offrandes. Si elles ont peu de valeur, si elles sont indignes de Césaire, qu’importe ? ce que l’on fait selon ses forces est agréable à Dieu. À ces hommages que nous te rendons nous en ajouterons d’autres encore, en renouvelant chaque année ces honneurs et en rappelant ta mémoire, nous qui restons sur cette terre. Puisses-tu entrer dans le ciel, ô divine et sainte tête ! puisses-tu reposer dans le sein d’Abraham, quoi que nous devions entendre par ces mots ! puisses-tu voir le chœur des anges, la gloire et la splendeur des bienheureux ! ou plutôt puisses-tu partager leurs chants et leur allégresse, prenant en pitié du haut des cieux les choses d’ici-bas, ce qu’on appelle les richesses, le néant des dignités, les honneurs mensongers, les illusions des sens, les agitations de cette vie, ce désordre et cette ignorance comparables à un combat dans les ténèbres ! Assis aux côtés du roi des rois, puisses-tu être inondé de cette lumière dont nous ne recevons ici qu’un faible rayon ! nous la voyons comme dans un miroir et dans des énigmes, mais plaise à Dieu qu’un jour nous nous trouvions à la source même du beau, contemplant avec l’esprit pur la pure vérité, et que nous recevions dans le ciel, en récompense de nos efforts pour arriver à la vertu sur cette terre, la possession plus parfaite et la contemplation du bien ! car c’est là ce terme de notre initiation que prophétisent les saints livres et les âmes inspirées de Dieu.

XVIII. Que me reste-t-il encore, sinon d’essayer de guérir par la parole ceux qui sont affligés ? C’est un remède puissant pour ceux qui pleurent que les larmes qu’on verse avec eux, et ceux qui ont la même part que nous au malheur sont plus capables de consoler nos souffrances. Je parle surtout à ces parents pour qui je rougirais, s’ils ne se montraient pas supérieurs par la patience comme ils le sont par toute autre vertu. Ils l’emportaient sur tous en tendresse pour leurs enfants, mais ils l’emportaient aussi en sagesse et en amour pour le Christ ; plus que tous ils ont médité et appris à leurs fils à méditer sur le passage de cette vie dans un autre monde, ou plutôt ils ont fait de leur vie entière une méditation de la mort. Que si la douleur obscurcit votre raison et rend vos yeux assez malades pour ne pas distinguer clairement le devoir, allons, recevez les consolations que le jeune homme adresse aux vieillards, le fils aux parents, celui qui devrait attendre les avis de personnes de cet âge à ceux qui en ont averti tant d’autres, et qui dans une longue carrière ont amassé une telle expérience. Ne vous étonnez point si, jeune comme je le suis, je conseille votre vieillesse ; si je puis voir mieux qu’une tête blanche, c’est aussi à vous que je le dois. Combien de temps vivrons-nous encore, têtes vénérées et qui approchez déjà de Dieu ? Combien de temps avons-nous à souffrir ici ? La vie des hommes, prise tout entière, n’est même pas longue, si on la compare à la nature divine et immortelle ; qu’est-ce donc que ce reste de vie, que ce souffle qui va s’éteindre, que ces derniers instants de notre existence temporelle ? De combien Césaire nous a-t-il devancés ? Combien de temps encore pleurerons-nous son départ ? N’allons-nous pas à grands pas vers la même demeure ? ne devons-nous pas dans un moment nous coucher sous la même pierre ? Ne serons-nous pas bientôt une même cendre ? Que gagnerons-nous à ce peu de jours qui nous restent, sinon quelques maux de plus à voir, à souffrir, peut-être même à faire, avant d’acquitter envers la loi de la nature la dette commune et inévitable ? de partir après ceux-ci et avant ceux-là, de pleurer les uns et d’être pleurés par les autres, enfin de recevoir de ceux-ci le tribut de larmes que nous avons payé à ceux-là ?

XIX. Telle est l’existence, mes frères, pour nous qui vivons de cette vie temporelle ; telle est la scène du monde : sortir du néant et naître, naître et périr. Que sommes-nous ? un songe inconstant, un fantôme insaisissable, le vol de l’oiseau qui passe, le vaisseau qui fend la mer sans laisser de trace, une poussière, une vapeur, une rosée du matin, une fleur qui naît en un moment et meurt en un moment. Le jour de l’homme passe comme l’herbe ; il est comme la fleur des champs qui fleurit pour un peu de temps. Voilà ce que dit si sagement le divin David en parlant de notre faiblesse ; et ailleurs encore il s’écrie : Fais-moi connaître, Seigneur, le petit nombre de mes jours ; puis il compare à un palme la mesure des jours de l’homme. Et Jérémie, témoin des fautes d’autrui, ne reproche-t-il pas à sa mère les douleurs de son enfantement ? J’ai tout vu, dit l’Ecclésiaste, ma pensée a parcouru toutes les choses humaines, la richesse, les plaisirs, la puissance, cette gloire inconstante, cette sagesse fugitive qui ne se laisse point saisir, puis encore les plaisirs et encore la sagesse, revenant souvent aux mêmes objets, les jouissances de la bonne chère, les jardins, ces serviteurs innombrables, ces possessions immenses, ces hommes et ces femmes qui versent le vin, ces chanteurs et ces chanteuses, ces armes, ces satellites, ces nations qui se prosternent, ces tributs qu’on amasse, ce faste de la royauté, tous ces biens nécessaires à la vie ou superflus dont la somme m’élève au-dessus de tous les rois mes prédécesseurs ; et que dit-il après cette énumération ? Tout est vanité des vanités ; tout n’est que vanité et affliction d’esprit, c’est-à-dire un emportement irréfléchi de l’âme, un égarement auquel l’homme est condamné, sans doute en punition de l’ancienne chute ; mais Écoute, dit-il, la fin de tout ce discours, crains Dieu. Voilà où il s’arrête dans ses perplexités ; et c’est le seul avantage que tu puisses retirer de ta vie ici-bas, que le désordre de ces objets visibles et sans cesse agités t’élève à la pensée des choses stables qui ne s’ébranlent jamais.

XX. Ne pleurons pas sur Césaire, puisque nous savons de quels maux il a été affranchi ; pleurons sur nous-mêmes, en songeant à quelles peines nous sommes encore réservés et au trésor de douleurs que nous amasserons, si nous ne voulons nous attacher sincèrement à Dieu, passer indifférents à côté des biens qui passent, nous empresser vers la vie céleste, quitter la terre pendant notre séjour même sur la terre, et suivre sans arrière-pensée l’esprit qui nous porte vers les choses d’en haut. Ces pensées, qui affligent les petites âmes, sont légères aux cœurs généreux. Réfléchissons donc ensemble. Césaire ne commandera plus ; mais il n’aura plus d’ordres à recevoir. Il ne sera plus craint ; mais il ne redoutera plus la tyrannie d’un maître souvent indigne même d’obéir. Il n’amassera plus de richesses ; mais il ne craindra pas l’envie, il ne risquera pas son âme en s’enrichissant par des moyens coupables et en cherchant sans cesse à doubler sa fortune. Car telle est la maladie attachée à la richesse, que ses désirs ne connaissent point de bornes, et que c’est toujours en buvant qu’elle veut guérir sa fièvre et sa soif. Il ne fera plus parade de son éloquence ; mais les autres le vanteront dans leurs discours. Il ne méditera plus les écrits d’Hippocrate, de Galien et de leurs adversaires ; mais il ne luttera plus contre les maladies, il ne trouvera plus des chagrins personnels dans les infortunes d’autrui. Il ne démontrera plus les systèmes d’Euclide, de Ptolémée et d’Héron ; mais il n’aura plus à souffrir de ces ignorants bouffis de leur prétendu savoir. Il ne se parera plus des doctrines de Platon, d’Aristote, de Pyrrhon, d’un Démocrite, d’un Héraclite, d’un Anaxagore, d’un Cléanthe, d’un Épicure, et de je ne sais quels sages de l’auguste Portique et de l’Académie ; mais il ne se tourmentera plus pour réfuter leurs sophismes. Ai-je besoin d’examiner tout en détail ? Voyons seulement ces avantages si précieux, si désirables aux yeux de la foule : il n’aura ni compagne ni enfants ; mais il ne les pleurera pas, il ne sera pas pleuré par eux ; il ne laissera point aux autres, il ne restera pas lui-même pour eux un témoignage d’infortune. Il ne fera pas d’opulents héritages ; mais il aura les meilleurs des héritiers, ceux qu’il a choisis lui-même afin de s’éloigner riche de cette terre, emportant tous ses biens avec lui. Ô générosité ! ô consolation nouvelle ! ô grandeur d’âme de parents qui ajoutent encore à ce don ! Elle a été entendue, cette promesse digne d’être connue de tous, et la douleur d’une mère s’est dissipée par ce noble et saint engagement de donner tout à son fils, d’offrir ses richesses comme un présent funéraire en l’honneur de ce fils, de n’en rien laisser à ceux qui les attendaient.

XXI. N’est-ce pas assez de tant de motifs de consolation ? J’ajouterai un remède plus efficace encore. Je crois à cette parole de nos sages, que toute âme pure et pieuse, lorsqu’elle a rompu pour s’éloigner d’ici les liens qui la retiennent au corps, mise aussitôt en possession et en présence du bien qui lui est réservé, soit qu’elle se purifie ou qu’elle se dégage des ténèbres qui l’aveuglaient, ou quelque soit enfin cette délivrance, est inondée d’une ineffable allégresse, s’avance fière et joyeuse vers son Seigneur, et, s’échappant de cette vie terrestre comme d’une prison odieuse, secouant les entraves qui enchaînaient ses ailes, goûte cette pure félicité que son imagination seule avait connue. Bientôt elle reprend cette chair sa compagne, avec laquelle elle méditait jadis sur les choses d’en haut (comment se fera cette réunion, c’est ce que sait le Dieu qui a fait et rompu leur première alliance) ; elle associe à la gloire céleste ce corps que la terre lui avait donné et dont elle avait confié le dépôt à la terre : de même que pendant leur première union elle a participé aux souffrances de la chair, elle fait participer la chair à son bonheur, elle se l’assimile tout entière, elle ne fait qu’un avec elle, esprit, intelligence, Dieu même, parce que la vie absorbe la substance mortelle et périssable. Écoutez donc ce que nous dit le divin Ézéchiel sur la réunion des os et des nerfs, ce que dit après lui le divin Paul sur cette maison de terre et sur cette habitation qui n’est point faite de main d’homme, l’une qui doit se dissoudre, l’autre qui est réservée dans les cieux ; il affirme que l’âme qui s’éloigne du corps entreprend un voyage vers le Seigneur, il déplore cette vie commune avec le corps comme un exil, et il aspire avec ardeur au moment de la séparation. Mais pourquoi m’arrêter à ces vaines espérances ? Pourquoi m’attacher au temps ? J’attends la voix de l’archange, la trompette dernière, la transformation du ciel, la métamorphose de la terre, l’affranchissement des éléments, le renouvellement du monde entier. Alors je verrai Césaire lui-même, non plus exilé de sa patrie, ni porté dans ce cercueil, au milieu des regrets et des larmes, mais rayonnant, glorieux, assis au haut des cieux, tel que tu t’es présenté souvent à moi dans mes songes, ô le plus aimé et le plus tendre des frères, soit que je te visse réellement ou qu’un vif désir de te revoir m’apportât cette illusion.

XXII. Mais, laissant de côté les regrets, je tournerai mes regards sur moi-même ; je chercherai si, sans le savoir, je ne porte rien en moi qui mérite mes larmes. Fils des hommes, car c’est à vous que j’arrive, jusqu’à quand aurez-vous le cœur appesanti et l’intelligence épaisse ? Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge ? pourquoi vous figurez-vous que cette vie terrestre a du prix, que ces jours si courts ont de la durée, et vous détournez-vous de cette séparation si douce et si désirable comme d’un objet plein d’épouvante et d’horreur ? Ne saurons-nous pas nous connaître ? Ne rejetterons-nous pas ce qui paraît à nos sens ? ne regarderons-nous pas ce qui brille à notre intelligence ? Et, s’il faut nous affliger, ne pleurerons-nous pas sur cet exil qui se prolonge (comme le divin David, qui appelle ce monde une maison de ténèbres, un lieu de douleur, une vase épaisse et l’ombre de la mort), sur cet exil durant lequel nous restons enfermés dans ces tombeaux que nous portons avec nous, et nous mourons de la mort du péché, nous qui sommes formés d’une substance divine ? Voilà la crainte qui m’épouvante, qui m’assiége le jour et la nuit ; la pensée de la gloire future et du tribunal céleste ne me permet pas de respirer ; je désire l’une au point de pouvoir m’écrier aussi : « Mon âme est tombée en défaillance dans l’attente de ton secours salutaire ; » l’autre me fait frissonner et me remplit de terreur. Je ne crains pas que ce corps, tombant en dissolution et en poussière, soit entièrement anéanti, mais que la glorieuse créature de Dieu (glorieuse quand elle suit le droit chemin, infâme quand elle s’égare), dans laquelle résident la raison, la loi, l’espérance, soit condamnée à la même ignominie que les bêtes, au même néant après le trépas ; et puisse cette punition être celle des méchants dignes du feu de l’enfer !

XXIII. Ah ! puissé-je mortifier les membres de l’homme terrestre ! Puissé-je absorber tout en l’esprit, et marcher dans cette voie étroite où peu s’engagent, et non dans la voie large et facile ! car les récompenses sont glorieuses et grandes, et l’espérance est au-dessus de notre mérite. Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Quel est ce nouveau mystère en moi ? Je suis petit et grand, humble et élevé, mortel et immortel, terrestre et céleste à la fois. De ces attributs, les uns me sont communs avec ce bas monde, les autres avec Dieu ; les uns avec la chair, les autres avec l’esprit. Il faut que je sois enseveli avec le Christ, que je ressuscite avec le Christ, que je sois héritier avec le Christ, que je devienne fils de Dieu, Dieu même. Voyez jusqu’où dans sa marche nous a élevés ce discours. Peu s’en faut que je ne rende grâce au malheur qui m’a inspiré ces réflexions et qui m’a fait désirer plus ardemment de quitter cette terre. C’est là ce que nous apprend ce grand mystère ; c’est là ce que nous enseigne un Dieu qui s’est fait homme et pauvre pour nous, afin de relever la chair ; de sauver son image, de renouveler l’homme, pour que nous ne soyons tous qu’un en Jésus-Christ, qui a été tout en nous avec la perfection qu’il possède, pour qu’il n’y ait plus parmi nous ni homme, ni femme, ni barbare, ni scythe, ni esclave, ni libre, car ce sont là les distinctions de la chair, mais que nous portions seul en nous le caractère divin par qui et pour qui nous sommes nés, et que sa forme et son empreinte suffisent pour nous faire reconnaître.

XXIV. Puissions-nous être ce que nous espérons, grâce à la bonté infinie de ce Dieu généreux qui demande peu pour accorder beaucoup, et maintenant et dans le temps à venir, à ceux qui l’aiment sincèrement ! supportant tout, souffrant tout par amour pour lui et par espérance en lui, rendant grâce de toutes choses, des biens comme des maux, des joies comme des douleurs, car l’Écriture nous dit plus d’une fois que ce sont là aussi des instruments de notre salut, lui confiant nos âmes et celles de ces voyageurs plus empressés qui arrivent avant nous au terme du voyage commun. Faisons ainsi, et mettons fin, moi à ce discours, vous à ces larmes ; marchons vers ce tombeau qui est le vôtre, triste monument que Césaire a reçu de vous ; préparé pour la vieillesse des parents, comme il semblait naturel, il est consacré à la jeunesse du fils contre toute attente, mais il a plu ainsi au Dieu qui règle nos destinées. Ô maître et auteur de toutes choses, et particulièrement de cette créature, ô Dieu des hommes que ta main a faits, ô père et modérateur suprême, Seigneur de la vie et de la mort, dispensateur et bienfaiteur de nos âmes, toi qui formes et changes chaque chose en son temps par ton Verbe fécond, selon les règles de ta profonde sagesse et de l’ordre établi par toi, reçois aujourd’hui Césaire, accueille ces prémices de notre voyage. Si tu as voulu que le dernier te fût offert le premier, nous cédons à tes volontés, qui gouvernent tout. Reçois-nous aussi un jour, quand le moment sera venu, quand sera passé le temps pendant lequel tu juges utile de nous laisser sous cette enveloppe de chair ; reçois-nous préparés par ta crainte, n’éprouvant ni trouble ni faiblesse à cette dernière heure, ne nous arrachant pas d’ici avec effort, comme les âmes qui aiment la chair et le monde, mais nous élançant avec ardeur vers la vie éternelle et bienheureuse qui est en Jésus-Christ notre Seigneur, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.