Éloge funèbre de Louis XV/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 291-298).
ÉLOGE FUNÈBRE
DE LOUIS XV
PRONONCÉ DANS UNE ACADÉMIE LE 25 MAI 1774.[1]

MESSIEURS,

Je ne viens point ici, au milieu d’une pompe lugubre et éclatante, mêler la vanité d’un discours étudié à toutes ces vanités établies pour faire illusion aux vivants, sous le spécieux prétexte de la gloire des morts.

Notre assemblée n’est point une de ces cérémonies fastueuses inventées pour séduire les yeux et les oreilles. Mon discours doit être simple et vrai comme l’était le monarque dont nous déplorons la perte.

Quand la grande éloquence commença et finit le siècle de Louis XIV, les oraisons funèbres prononcées par les Bossuet et par les Fléchier subjuguaient la France étonnée. Elles étaient les seuls ornements qu’on remarquât au milieu de ces superbes appareils funéraires. On était transporté de ce nouveau genre ; il a diminué de prix dès qu’il est devenu commun.

Aujourd’hui que la recherche du vrai en tout genre est devenue la passion dominante des hommes, ce fard des déclamations, si imposant autrefois, a perdu son éclat. Nous sommes heureusement réduits, surtout dans ces assemblées secrètes, à suivre la méthode inventée par l’ingénieux Fontenelle, et perfectionnée par le marquis de Condorcet : méthode qui consiste à faire plutôt le précis de la vie d’un homme que son éloge ; à ne le louer que par les faits ; à raconter sans emphase les services qu’il a rendus ; à laisser voir sans malignité les faiblesses inséparables de la nature humaine ; à ne chercher enfin pour toute éloquence que des vérités utiles. Les hommes ne se dégoûteront jamais de ce genre, parce qu’il ressemble à celui de l’histoire.

C’était l’usage de ces anciens peuples si renommés, qui jugeaient les rois après leur mort, et qui par là enseignèrent la justice à la terre. De tels discours funèbres peuvent avoir sur l’histoire même un grand avantage, celui de ne recueillir aucune de ces fables secrètes que la méchanceté ou la seule envie de parler débite sur un prince de son vivant, que l’erreur populaire accrédite, et qu’au bout de quelques années les historiens adoptent en se trompant eux-mêmes, et en trompant la postérité.

Si l’on osait être sage, des discours de ce genre seraient d’une utilité bien plus grande encore : car, également éloignés de la flatterie et de la satire, ils seraient la leçon de ceux dont un jour on doit faire l’oraison funèbre. Ce qu’un homme éclairé et juste prononcerait sur un roi, devant son successeur et devant la nation, ferait une impression cent fois plus forte et plus durable que tous ces discours d’ostentation qui ne sont plus regardés que comme une partie des cérémonies qui passent en un jour.

Nous n’avons rien à dire du premier âge de Louis XV ; presque toutes les enfances, comme toutes les décrépitudes, se ressemblent : les premières donnent toujours quelque espérance que les secondes ôtent entièrement. Son caractère était doux et facile, et l’on a remarqué que dans toute sa vie il ne montra aucun emportement. Ce qu’il apprit le mieux dans sa première jeunesse fut la géographie, science la plus utile à un roi, soit en guerre, soit en paix. Il fit même imprimer au Louvre un petit livre De la Géographie par le cours des fleuves, qu’il composa en partie sur les leçons de M. Delisle, et dont on tira cinquante exemplaires[2]. C’est cette étude qui le détermina depuis à faire lever des cartes topographiques de toute la France, ouvrage immense où l’on n’a trouvé presque rien d’omis, ni d’inexact.

Ce goût pour la géographie le conduisit naturellement à quelques connaissances de l’astronomie et à un peu d’histoire naturelle.

Son jugement en toutes choses était juste ; mais cette douce facilité de caractère dont nous avons parlé le porta toujours à préférer l’opinion des autres à la sienne.

C’est par cette condescendance qu’il se résolut à la guerre de 1741, malgré le cardinal de Fleury, qui s’y opposait : car des personnes qui avaient alors plus de crédit sur son esprit que son ministre même l’entraînèrent, lui et ce ministre, dans cette entreprise, qui fut heureuse en Flandre, et malheureuse partout ailleurs. Ainsi Louis XV fit la guerre sans être ambitieux, et donna deux batailles[3] sans être emporté par cette ardeur qui naît de la fougue du tempérament, et que la faiblesse humaine a nommée héroïque.

Son âme était toujours tranquille. Elle le fut même lorsqu’en 1744 il courut, à la tête de son armée, délivrer l’Alsace inondée d’ennemis. Ce fut alors qu’étant tombé malade à Metz, et prêt de mourir, il reçut de ses peuples ce surnom si flatteur de Bien-aimé. Il ne lui fut point donné en cérémonie et par des actes authentiques, comme le surnom de Grand fut décerné à Louis XIV par l’Hôtel de Ville, en 1680. L’enthousiasme des Parisiens cherchait un titre qui exprimât sa tendresse pour son roi. Un homme de la populace cria : Louis le Bien-aimé[4]. Bientôt cinq cent mille voix le répétèrent, tous les calendriers, tous les papiers publics furent ornés de ce nom. L’amour l’avait donné, et l’usage le conserva dans les temps orageux où ces mêmes Parisiens, que l’Europe accuse de légèreté, semblèrent démentir pour quelques jours les témoignages de leur tendresse.

Il mérita cet amour sans doute lorsque, pour tout fruit de ses conquêtes en Flandre, il demandait la paix à la vertueuse Marie-Thérèse. On eût dit qu’il pressentait les obligations que la France aurait un jour à cette souveraine. Il ne pouvait assez acheter le présent inestimable[5] qu’elle nous a fait, et dont nous jouissons aujourd’hui.

Si même la guerre la plus juste est toujours funeste aux nations, celle qu’on faisait à la légitime héritière de tant de Césars n’en pesait que davantage au cœur de Louis XV. Il voyait qu’elle n’était pas fondée sur cette justice évidente dont il avait les principes dans le fond de son âme. C’est cette justice si rare qui peut seule justifier la guerre aux yeux des sages.

Sa déférence pour les sentiments d’autrui lui fit encore entreprendre la guerre de 1756, qui fut bien plus malheureuse que la première. La France y perdit beaucoup de sang, encore plus de trésors, tout le Canada, son commerce de l’Inde, son crédit dans l’Europe ; et il a fallu que la nation, toujours industrieuse, toujours agissante, travaillât douze années entières pour réparer à peine une partie de ces brèches immenses.

Tant de malheurs n’altérèrent point l’âme du monarque. Les hommes placés dans un rang éminent veulent tous paraître inébranlables, ils affectent le calme au milieu du trouble ; mais Louis XV n’affectait rien : il ne cherchait point la tranquillité, il la trouvait dans son caractère. Ce serait le plus précieux don de la nature, s’il pouvait toujours être joint à l’activité.

Son âme ne se démentit pas même dans cette horrible et incroyable aventure d’un fanatique de la lie du peuple, qui osa porter la main sur sa personne sacrée ; et après les premiers moments donnés à l’incertitude des suites, il fut aussi serein que s’il n’avait point été blessé[6].

Cette égalité d’âme, cette simplicité, il la mettait dans toutes ses actions, dans le service auprès de sa personne, dans les ordres qu’il donnait pour ces ouvrages publics admirables, dont tout autre aurait voulu tirer quelque gloire avec justice. En cela son caractère était l’opposé de celui de Louis XIV, son prédécesseur.

C’est sur quoi l’on a demandé souvent s’il est à désirer qu’un roi recherche la gloire, ou qu’il soit indifférent pour elle. Peut-être cette indifférence si louable ôte quelquefois à l’âme un peu d’énergie. Peut-être empêcha-t-elle assez longtemps XV de se faire valoir lui-même en faisant à des officiers blessés pour son service cet accueil prévenant qui console la nature humaine, et qui est leur première récompense. Mais ce n’était qu’un défaut d’attention, ce n’était point un vice de son cœur. C’en serait un s’il était l’effet de la dureté.

Cette dureté ne peut lui être imputée, puisque tous ses domestiques avouent qu’on ne vit jamais un maître plus indulgent, et que tous ceux qui ont travaillé sous ses ordres se louent de son affabilité. On ne peut pas être toujours roi, on serait trop à plaindre ; il faut être homme, il faut entrer dans tous les devoirs de la vie civile, et Louis XV y entrait sans que ce fût pour lui une gêne et un dehors emprunté.

Il est vrai que quand un monarque admet ses courtisans dans sa familiarité, il ne faut jamais que le roi se venge des petits torts qu’on peut avoir avec l’homme. On s’est plaint que Louis XV a trop fait sentir quelquefois qu’on avait offensé le trône quand on n’avait blessé que quelques devoirs établis dans la société. Un roi ne doit point punir ce que la loi ne punirait pas[7]. Autrement il faudrait se dérober à tous les rois comme à des êtres trop élevés au-dessus de l’espèce humaine, et trop dangereux pour elle ; ils se verraient condamnés à n’être que les maîtres, et à ne jouir jamais des faibles consolations qu’on peut goûter dans cette vie passagère.

On s’est étonné que dans sa vie toujours uniforme il ait si souvent changé de ministres ; on en murmurait, on sentait que les affaires en pouvaient souffrir ; que rarement le ministre qui succède suit les vues de celui qui est déplacé ; qu’il est dangereux de changer de médecin, et qu’il est triste de changer d’amis. On ne pouvait concevoir comment une âme toujours sereine pouvait, dans un repos inaltérable, consentir à tant de vicissitudes. C’était le dangereux effet du principe le plus estimable, de cette défiance de lui-même, de cette condescendance aux volontés des personnes qui avaient moins de lumières et d’expérience que lui, enfin de cette même égalité d’une âme paisible, à laquelle ces grands bouleversements ne coûtaient point d’efforts. Tout tenait à cette première cause. Il lui était égal d’ordonner un monument digne des Auguste et des Trajan, ou l’appartement le plus modeste. Son imagination ne lui présentait pas d’abord les grandes choses, mais son jugement les saisissait dès qu’on les lui proposait.

C’est ainsi qu’il fit ce grand établissement de l’École militaire, ressource si utile de la noblesse, inventée par un homme qui n’était pas noble[8] et qui sera au-dessus des titres dans la postérité. C’est enfin de ce même principe que dépendit sa vie publique et sa vie privée. Sans être tendre et affectueux, il était bon mari, bon père, bon maître, et même ami autant que peut l’être un roi.

C’est surtout à cette sérénité qu’il faut rendre grâce de ce qu’il ne fut point persécuteur. Il ne sonda point l’opinion des hommes pour les condamner ; il ne rechercha point des fautes obscures pour les mettre au grand jour, et pour se faire un cruel mérite de les punir. Longtemps fatigué par des querelles scolastiques qui troublaient avant lui le royaume, et par ces divisions entre la magistrature et quelques portions du clergé, il voulut toujours donner aux disputants cette même paix qui était dans son cœur.

Il savait que dans un État où les maximes ont changé, et où les anciens abus sont demeurés, il est nécessaire quelquefois de jeter un voile sur ces abus accrédités par le temps ; qu’il est des maux qu’on ne peut guérir, et qu’alors tout ce que l’art peut procurer de soulagement aux hommes est de les faire vivre avec leurs infirmités.

Ne se point émouvoir, et savoir attendre, ont donc été les deux pivots de sa conduite. Il a conservé cette imperturbabilité jusque dans l’affreuse maladie qui l’a enlevé à la France, ne marquant ni faiblesse, ni crainte, ni impatience, ni vains regrets, ni désespoir ; remplissant des devoirs lugubres avec sa simplicité ordinaire, et, dans les tourments douloureux qu’il éprouvait, il a fini comme par un sommeil paisible, se consolant dans l’idée qu’il laissait des enfants dont on espérait tout.

Sa mémoire nous sera chère, parce que son cœur était bon. La France lui aura une obligation éternelle d’avoir aboli la vénalité de la magistrature[9], et d’avoir délivré tant d’infortunés habitants de nos provinces de la nécessité d’aller achever leur ruine dans une capitale où l’on ignore presque toujours nos coutumes. Un jour viendra que toutes ces coutumes si différentes seront rendues uniformes, et qu’on fera vivre sous les mêmes lois les citoyens de la même patrie. Les abus invétérés ne se corrigent qu’avec le temps. Chaque roi dont descendait Louis XV a fait du bien. Henri IV, que nous bénissons, a commencé. Louis XIII, par son grand ministre, a bien mérité quelquefois de la France. Louis XIV a fait par lui-même de très-grandes choses. Ce que Louis XV a établi, ce qu’il a détruit, exige notre reconnaissance[10]. Nous attendrions une félicité entière de son successeur, si elle était au pouvoir des hommes.

(Comme l’orateur, bien moins orateur que citoyen, prononçait ces paroles, arriva la nouvelle que les trois princesses[11], filles du feu roi, étaient attaquées de la petite vérole. Alors il continua ainsi : )

Messieurs, à nos douloureux regrets succèdent les plus cruelles alarmes ; nous pleurions, et nous tremblons : la France doit être en larmes et en prières ; mais que peuvent les vœux des faibles mortels ! On a invoqué en peu de temps la patronne de Paris pour les jours du dernier dauphin, pour son épouse, pour sa mère, enfin pour le feu roi : Dieu n’a point changé ses décrets éternels. Puisse sa providence ineffable avoir ordonné que l’art vienne heureusement combattre les maux dont la nature accable sans cesse le genre humain ! Que l’inoculation nous assure la conservation de notre nouveau roi, de nos princes et de nos princesses ! Que les exemples de tant de souverains les encouragent à sauver leur vie par une épreuve qui est immanquable quand elle est faite sur un corps bien disposé. Il ne s’agit plus ici d’achever l’éloge du feu roi, il s’agit que son successeur vive. L’inoculation nous paraissait téméraire avant les exemples courageux qu’ont donnés M. le duc d’Orléans[12], le duc de Parme, les rois de Suède, de Danemark, l’impératrice-reine[13], l’impératrice de Russie[14]. Maintenant il serait téméraire de ne la pas employer. C’est notre malheur que les vérités et les découvertes en tout genre essuient longtemps parmi nous des contradictions ; mais quand un intérêt si cher parle, les contradictions doivent se taire.


FIN DE L’ÉLOGE FUNÈBRE DE LOUIS XV.

  1. Louis XV était mort le 10 mai 1774, et Voltaire envoya son Éloge funèbre au maréchal de Richelieu le 31 mai. Il le donna comme l’ouvrage de M. Chamhon : il avait déjà mis ce nom, en 1769, à son petit écrit De la Paix perpétuelle (voyez tome XXVIII, page 103) ; il le mit quelques mois plus tard à l’Éloge historique de la raison (voyez tome XXI, page 513). Mais ce nom de Chambon ne se trouve sur aucune édition de l’Éloge funèbre antérieure aux éditions de Kehl, où probablement il fut ajouté d’après la lettre du 31 mai.

    L’édition originale est un in-8o de 16 pages.

    Du vivant de Louis XV, Voltaire avait, en 1748, fait son Panégyrique (voyez tome XXIII, page 263). Il avait poussé la flatterie plus loin en donnant à l’un de ses ouvrages le titre de Précis du Siècle de Louis XV (voyez tome XV de la présente édition). (B.)

  2. Voyez les notes, tome XIV, page 62 ; et XX, 382.
  3. Celle de Fontenoy et celle de Laufelt.
  4. Voyez la note, tome XXIII, page 268.
  5. Marie-Antoinette d’Autriche, fille de Marie-Thérèse, mariée, en 1770, au dauphin, devenu roi sous le nom de Louis XVI.
  6. La blessure était très-légère, et cependant XV, effrayé, se mit au lit et demanda un confesseur ; voyez tome XVI, page 93.
  7. Cette phrase rappelle la maxime CLXIII de Vauvenargues, citée à la suite de l’Éloge funèbre des officiers, tome XXIII, page 261.
  8. Pâris Duverney.
  9. La vénalité fut rétablie quelque temps après la mort de Louis XV ; voyez la note de Voltaire, tome XIX, page 288.
  10. D’Alembert fut mécontent de cette phrase ; voyez la lettre de Voltaire du 15 juin 1774.
  11. Adélaïde, Sophie et Victoire. Elles furent toutes trois atteintes de la petite vérole, sept ou huit jours après la mort de leur père, et par suite des soins qu’elles lui avaient prodigués. Mais leur maladie ne fut ni longue ni dangereuse.
  12. Voyez tome XXIV, page 468.
  13. Voyez tome XXV, page 337.
  14. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Catherine II, du 6-17 décembre 1768.