Éloges de Voltaire/Édition Garnier/par La Harpe

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ÉLOGE
DE VOLTAIRE

PAR LA HARPE[1]

Cujus gloriæ neque profuit quisquam laudando,
nec vituperando quisquam nocuit.
(Tit. Liv.)


Heureux, sans doute, celui qui n’aura pas attendu pour célébrer le génie que les hommages qu’on lui doit ne puissent plus s’adresser qu’à des cendres insensibles ; celui qui s’est acquis le droit de lui rendre témoignage devant la postérité, après avoir osé le lui rendre en présence de l’envie ! Heureux encore jusque dans ce devoir douloureux le panégyriste et l’ami d’un grand homme, si, en approchant de son tombeau (quel qu’il soit, hélas !), il peut dire : « La louange que je t’ai offerte a toujours été pure ; jamais elle ne fut ni souillée par l’intérêt, ni exagérée par la complaisance ; et comme l’adulation n’y ajouta rien tant que tu as vécu, l’équité n’en retranchera rien quand tu n’es plus ! »

Je vais parcourir cette longue suite de travaux qui ont rempli la vie de Voltaire. L’éclat de ses talents paraîtra s’augmenter de celui de ses succès, et l’intérêt qu’ils inspirent s’accroîtra par les contradictions qu’ils ont éprouvées. Cet homme extraordinaire s’agrandira encore plus à nos yeux par cette influence si marquée qu’il a eue sur son siècle, et qui s’étendra dans la postérité. En considérant sa destinée, nous aurons lieu quelquefois de plaindre celui qu’il faudra si souvent admirer ; nous reconnaîtrons le sort de l’humanité dans l’homme qui s’est le plus élevé au-dessus d’elle. Ce tableau du génie, fait pour rassembler tant de leçons et tant d’exemples, montrera tout ce qu’il peut obtenir de gloire et rencontrer d’obstacles ; et, en voyant tout ce qu’il peut avoir à souffrir, peut-être on sentira davantage tout ce qu’il faut lui pardonner.

PREMIÈRE PARTIE.

Il était passé ce siècle que l’on peut appeler celui de la France, puisqu’il fut l’époque de nos grandeurs, et qu’il a gardé le nom d’un de nos monarques. Déjà commençait à pâlir cette lumière des arts qui s’était levée au milieu de nous et répandue dans l’Europe ; ses clartés les plus brillantes s’étaient toutes éteintes dans la nuit de la tombe. La mort avait frappé les héros, les artistes, les écrivains. Fénelon avait fini ses jours dans l’exil ; la cendre de Molière n’avait trouvé qu’à peine où reposer obscurément ; Corneille avait survécu quinze ans à son génie ; Racine avait lui-même marqué un terme au sien ; et, enlevé avant le temps, il n’avait rempli ni toute la carrière de son talent, ni celle de la vie. Deux hommes seuls alors pouvaient rappeler encore la splendeur de cet âge qui venait de finir. On eût dit que Rousseau avait hérité de Despréaux même la science si difficile d’écrire en vers. L’âme tragique de Crébillon, après avoir jeté quelques lueurs sombres dans Atrée, et les plus beaux traits de lumière dans Électre, s’était enfin élevée dans Rhadamiste aux plus grands effets de l’art ; mais, après cet effort, il était tombé au-dessous de lui-même », il ne donnait plus que Sémiramis et Xerxès ; et Rousseau, sur nos frontières, corrompant de plus en plus son style, semblait avoir quitté le Parnasse en quittant la France ; lorsqu’Œdipe et la Henriade, qui se suivirent de près, annoncèrent au monde littéraire le véritable héritier du grand siècle, celui qui devait être l’ornement du nôtre, et qui, remarquable par la hardiesse de ses premiers pas, s’ouvrait déjà plus d’un chemin vers la gloire.

La nature, que nous voulons en vain assujettir à l’uniformité de nos calculs, et qui se plaît si souvent à les démentir par la diversité de ses procédés ; la nature, en produisant, les grands hommes, sait varier ses moyens autant que leurs caractères. Tantôt elle les mûrit à loisir dans le silence et l’obscurité ; et les humains, levant les yeux avec surprise, aperçoivent tout à coup à une hauteur immense celui qu’ils ont vu longtemps à côté d’eux ; tantôt elle marque le génie naissant d’un trait de grandeur qui est pour lui comme le signe de sa mission, et alors elle semble dire aux hommes, en le leur donnant : Voilà votre maître. C’est avec cet éclat qu’elle montra Voltaire au monde. Destiné à être extraordinaire en tout, il le fut dès son enfance ; et, par un double privilége, son esprit était mûr dès ses premières années, comme il fut jeune dans ses dernières. À peine eut-il fait des vers qu’ils parurent être la langue qui lui appartenait. À peine eut-il reçu quelques leçons de ses maîtres qu’ils le crurent capable d’en donner. La force de son jugement l’élevait déjà au-dessus de ses contemporains, lorsqu’à dix-huit ans il conçut, malgré l’exemple de Corneille et la contagion générale, que l’amour ne devait point se mêler aux horreurs du sujet d’Œdipe ; et, s’il fut forcé de céder au préjugé, le courage qu’il eut de se condamner sur cette faute involontaire était une nouvelle espèce de gloire, celle de l’homme supérieur, qui instruit les autres en se jugeant lui-même. C’était quelque chose sans doute de l’emporter sur un ouvrage que défendait le nom de Corneille ; mais qu’il était beau surtout de balancer Sophocle dans l’un de ses chefs-d’œuvre ; d’annoncer, dès le premier moment, ce goût des beautés antiques que Racine n’eut qu’après plusieurs essais ; enfin de posséder de si bonne heure le grand art de l’éloquence tragique ! Tout se réunit alors peu faire de ce brillant coup d’essai le présage des plus hautes destinées : Corneille vaincu, Sophocle égalé, la scène française relevée, l’envie déjà avertie et poussant un long cri, comme le monstre qui a senti sa proie ; la voix des hommes justes nommant un successeur à Racine ; enfin, au milieu de tant d’honneurs, le jeune auteur s’élevant, par l’aveu de ses fautes, au-dessus de son propre ouvrage et à la hauteur de l’art.

La muse de l’épopée avait paru jusque-là nous être encore étrangère ; et même dans ce siècle mémorable, où il semblait que la gloire n’eût rien à refuser à Louis XIV et à la France, c’était la seule exception qu’elle eût mise à ses faveurs. On en accusait à la fois et le génie de notre langue et celui de notre nation. Voltaire conçut à vingt ans le projet de venger l’un et l’autre. Cette ligueuse audace de la jeunesse, qu’animait encore en lui le sentiment de ses forces, ne fut point épouvantée par tant d’exemples faits pour le décourager. Au milieu de toutes les voix du préjugé qui lui criaient : Arrête, il entendit la voix plus impérieuse et plus forte du talent créateur qui lui criait : Ose ; et, guidé par cet instinct irrésistible qui repousse la réflexion timide, il s’abandonna sans crainte sur une mer inconnue, dont on ne racontait que des naufrages. Il trouva cette terre ignorée où nul Français n’était abordé avant lui ; et tandis qu’on répétait encore de toutes parts que nous n’étions pas faits pour l’épopée, la France avait un poëme épique.

Je sais que la critique s’est élevée contre le choix d’un sujet trop voisin de nous pour permettre à l’auteur la ressource séduisante des fictions. On a dit, et non sans fondement, que pour nous l’épopée doit être placée dans ce favorable éloignement, dans cette perspective magique d’où naît l’illusion de tous les arts ; que la muse épique ne doit nous apparaître que dans le lointain, couverte du voile des allégories, entourée du cortége des fables, ainsi que d’un nuage religieux, d’où sa voix semble sortir plus imposante et plus majestueuse, comme ces divinités antiques, cachées dans la sombre horreur des furets, semblaient plus augustes et plus vénérables, à mesure qu’on les adorait de plus loin.

Je ne rejetterai point ces idées fondées sur le pouvoir de l’imagination ; mais aussi quel Français peut reprocher à Voltaire d’avoir choisi Henri IV pour son héros ? N’eut-il pas, au moins pour ses concitoyens, le mérite si précieux d’avoir chanté le seul de leurs rois dont la gloire soit devenue pour ainsi dire populaire ? n’eut-il pas, pour les connaisseurs de toutes les nations, cet autre mérite si rare de suppléer par des beautés nouvelles à celles qui lui étaient interdites ? C’est là qu’il déclare à la tyrannie, aux préjugés, à la superstition, au fanatisme, cette haine inexpiable, cette guerre généreuse qui n’admit jamais ni traité ni trêve, et qui n’a eu de terme que celui de sa vie. Pour la première fois, l’humanité entendit plaider sa cause en beaux vers, et vit ses intérêts confiés à l’éloquence poétique. Celle-ci avait plus d’une fois consacré dans Louis XIV les victoires remportées sur le monstre de l’hérésie, victoires trop souvent déshonorées par la violence, que la religion même a pleurées : Voltaire lui apprit à célébrer d’autres triomphes, ceux de la raison sur le monstre de l’intolérance : triomphes purs, et qui ne coûtent de larmes qu’aux ennemis du genre humain.

Des vérités d’un autre ordre ont paru dans ce même ouvrage revêtues des couleurs de la poésie. Uranie s’est étonnée de parler la même langue que Calliope. Ce n’était pas Lucrèce chantant les erreurs d’Épicure ; c’étaient les grands secrets de la nature, longtemps inconnus et récemment découverts, tracés dans le style de l’épopée avec autant d’exactitude qu’ils auraient pu l’être sous le compas de la philosophie[2]. Dans le même temps, et par un effet de la même magie, il chantait en vers sublimes les merveilles révélées à Newton, le principe universel qui meut et attire les corps, la grande révolution des mondes dans la carrière de l’espace et de la durée. Il étalait, sous des pinceaux, avant lui inconnus aux muses, l’éclatant tissu de la robe du soleil et les rayons de sa lumière[3] ; et cette poésie était sans modèle, comme les découvertes de Newton étaient sans exemple.

Avec des beautés si neuves et si frappantes, avec l’intérim attaché au nom du héros, avec un style toujours élégant et harmonieux, tour à tour plein de force ou de charme, faut-il s’étonner que la Henriade, quoique destituée de l’ancienne mythologie, ait triomphé de toutes les attaques, se soit encore affermie par le temps dans l’opinion des connaisseurs, et soit devenue un ouvrage national ? L’honneur d’avoir fait le seul poëme épique dont notre langue se glorifie n’est peut-être pas encore la récompense la plus flatteuse que l’auteur ait obtenue. Il eut le plaisir de voir que son ouvrage avait ajouté quelque chose à cet amour si vrai que les Français gardent à la mémoire du meilleur de leurs rois. On s’est accoutumé à joindre ensemble les noms du poëte et du héros. Quel honorable assemblage ! et n’est-ce pas une immortalité bien douce que celle qu’on partage avec Henri IV ?

Mais s’il était difficile d’atteindre le premier parmi nous jusqu’à l’épopée, il l’était peut-être encore plus de trouver une place parmi les deux fondateurs et les deux maîtres de la scène française, qui semblaient n’y pouvoir plus admettre que des disciples, et non pas des concurrents. L’opinion, aussi empressée à resserrer les limites des arts que le génie est ardent à les reculer, si prompte à donner des rivaux aux grands hommes vivants, mais, dès qu’ils ne sont plus, si lente à leur reconnaître des successeurs ; l’opinion, qui s’assied comme un épouvantail à l’entrée du champ où le talent va s’élancer, oppose à ses premiers pas une barrière qui lui coûte souvent plus à renverser que la carrière ne lui coûte ensuite à parcourir. Rien n’était plus à respecter que l’admiration qui consacrait les noms de Corneille et de Racine ; mais rien n’était plus à craindre que le préjugé qui renfermait dans la sphère de leurs travaux l’étendue de l’art dramatique. Quelque difficulté qu’il y ait à revenir sur un sujet presque épuisé, la gloire du grand homme que je célèbre m’oblige de jeter un coup d’œil sur ceux qui l’ont précédé. Comment pourrai-je retracer ce qu’a fait Voltaire, sans rappeler ce qui a été fait avant lui ? Comment mesurer ses pas dans la lice, sans y rechercher les traces de ses prédécesseurs ?

Écartons d’abord ces préventions générales, si vaguement conçues et si légèrement adoptées ; ces idées si exagérées de l’influence des mœurs et du siècle sur les fruits du génie, qui lui-même en eut toujours une bien plus marquée sur ce qui l’environnait, et qui est plus fait pour donner la loi que pour la recevoir. Je conçois sans peine que la lecture d’un écrivain tel que Corneille, la représentation de ses tragédies, ait accoutumé la classe la plus choisie de ses concitoyens à penser et à parler avec noblesse ; que Racine leur ait appris à mettre plus de délicatesse et de pureté dans leurs sentiments et dans leurs expressions ; mais je ne crois point que les troubles de la Fronde aient fait naître la tragédie de Cinna[4] ; que les chansons contre Mazarin aient éveillé le talent qui a produit les Horaces, ni qu’il y eût rien de commun entre les harangues du coadjuteur et les scènes de Sévère et de Pauline.

Je ne crois pas davantage que la cour de Louis XIV ait mis dans la main de Racine le pinceau qui a tracé la cour de Néron ; que les faiblesses d’un grand roi, les intrigues de ses maîtresses et de ses favoris, l’esprit de ses courtisans, aient inspiré la muse qui a peint les égarements de Phèdre, les fureurs d’Hermione, et la vertu de Burrhus ; et si le faible sujet de Bérénice fut traité pour plaire à une princesse aimable et malheureuse[5], souvenons-nous que le sévère Corneille eut la même condescendance, bien plus dangereuse pour lui que pour son jeune et fortuné rival.

Revenons donc à la vérité, et ne voyons surtout dans les ouvrages des grands écrivains que la trempe de leur caractère, qui toujours détermina plus ou moins celle de leur génie. Avec une âme élevée et une conception forte, Corneille donna à la tragédie française l’énergie de ses sentiments et de ses idées. Le sublime de la pensée fut sa qualité distinctive ; l’abus du raisonnement fut son défaut principal. Ainsi l’expression de la grandeur, la noblesse des caractères, la précision du dialogue, cette espèce de force qui consiste à suivre le jeu compliqué d’une multitude de ressorts, comme dans Héraclius et Rodogune ; cette autre force beaucoup plus heureuse, qui amène de grands effets par des moyens simples, comme dans Cinna et les Horaces : voilà le genre de mérite qu’il signala sur le théâtre dont il fut le père. Racine, né avec une imagination tendre et flexible, l’esprit le plus juste, le goût le plus délicat, nous offrit la peinture la plus vraie et la plus approfondie de nos passions. Il régna surtout par le charme d’un style dont un siècle entier n’a pas encore suffi à découvrir toutes les beautés. Il renouvela dans l’art des vers cette perfection qui, avant lui, n’avait été connue que de Virgile ; et, joignant la sagesse du plan à celle des détails, il est demeuré le modèle des écrivains.

Je m’écarte encore ici des sentiers battus ; et, malgré la coutume et le préjugé, je n’associerai point aux deux hommes rares qui se partageaient la scène avant Voltaire un écrivain qui eut du génie sans doute, puisqu’il a fait Rhadamiste, mais que trop de défauts excluent du rang des maîtres de l’art ; et je ne parlerai de Crébillon que lorsque, racontant les injustices de l’envie, je rappellerai les rivaux trop faibles qu’elle se fit un jeu cruel d’opposer tour à tour à celui qui n’eut plus de rival du moment où il eut donné Zaïre.

Mais avant de parvenir à cette époque, qui est celle de sa plus grande force, observons ce qui l’arrêta dans ses premiers efforts, et ce que le caractère et le bonheur de son talent lui permirent d’ajouter à un art déjà porté si haut avant lui.

Tout écrivain est d’abord plus ou moins entraîné par tout ce qui l’a précédé. Cette admiration sensible pour les vraies beautés, si prompte et si vive dans ceux qui sont faits pour en produire eux-mêmes, les conduit de l’enthousiasme à l’imitation ; et c’est le premier hommage que rend aux grands hommes celui qui est né pour les remplacer. Un peintre prend d’abord la touche de son maître, avant d’en avoir une qui lui soit propre ; et les plus fameux écrivains ont suivi des modèles avant d’en servir. Molière commença par nous apporter les dépouilles du théâtre italien avant d’élever sur le nôtre des monuments tels que le Tartuffe et le Misanthrope. Corneille, déjà si grand dans le Cid, était cependant encore l’imitateur des Espagnols, avant d’avoir produit les compositions originales de Cinna et des Horaces, marquées de l’empreinte d’un esprit créateur. Racine, si différent de Corneille, chercha pourtant à l’imiter dans ses deux premières tragédies, jusqu’au moment où son génie s’empara de lui, et lui dicta son chef-d’œuvre d’Andromaque, dont les Grecs pouvaient réclamer le sujet, mais dont l’exécution donnait la première idée d’un art également inconnu aux anciens et aux modernes. Voltaire, constant admirateur de Racine, affecta de se rapprocher de sa manière dans Œdipe et dans Mariamne ; mais en même temps, doué par la nature d’une facilité prodigieuse à saisir tous les tons et à profiter de tous les esprits, en conservant la marque particulière du sien, il lutta, dans Brutus et dans la Mort de César, contre l’élévation et l’énergie de Corneille ; et, ce qui est très-remarquable, il soutint mieux ce parallèle que celui de la perfection de Racine.

La littérature anglaise, qui commençait à être connue en France, et qu’il fut un des premiers à étudier, lui donna aussi des pensées nouvelles sur la tragédie. Il distingua, dans cet amas informe d’horreurs et d’extravagances, des traits de force et des lueurs de vérité, comme au fond des abîmes où l’avarice industrieuse va chercher les métaux on aperçoit, parmi le sable et la fange, l’or brut qui doit servir aux merveilles que fait naître la main de l’artiste. Le spectre d’Hamlet amena sur la scène le spectre d’Éryphile, qui ne réussit pas alors, mais qui depuis a produit dans Sémiramis un des plus grands effets de la terreur et de l’illusion théâtrales.

Enfin, après des essais multipliés, parvenu à cet âge où un esprit heureux s’est affermi par l’expérience, sans être encore refroidi par les années, riche à la fois des secours de l’étranger et des trésors de l’antiquité, éclairé par ses réflexions, ses succès et ses disgrâces, Voltaire est en état d’interroger en même temps et l’art et son génie ; et, du point où tous les deux sont montés, il lève la vue, et découvre d’un regard sûr et vaste jusqu’où il peut les élever encore. Une imagination ardente et passionnée lui montre de nouvelles ressources dans le pathétique ; et ses vues justes et lumineuses qu’il porte dans tous les arts lui apprennent à fortifier celui du théâtre par l’alliance de la philosophie. Des effets plus profonds, plus puissants, plus variés à tirer de la terreur et de la pitié ; des mœurs nouvelles à étaler sur la scène, en soumettant toutes les nations au domaine de la tragédie ; un plus grand appareil de représentation à donner à Melpomène, qui exerce une double puissance quand elle peut frapper les yeux en remuant les cœurs ; enfin les grandes vérités de la morale, mêlées habilement à l’intérêt des grandes situations : voilà ce que l’art pouvait acquérir, voilà ce que Voltaire a su lui donner.

Il s’avance dès lors dans la carrière du théâtre comme dans un champ de conquête, et tous ses pas sont des triomphes. Y en eut-il jamais de plus éclatant que celui de Zaïre ? Ce moment marqua dans la vie de Voltaire comme Andromaque dans celle de Racine, comme le Cid dans celle de Corneille ; et observons cette singularité qui peut donner lieu à plus d’une réflexion, que, du côté de l’intérêt tragique, aucun des trois n’est allé plus loin que dans l’ouvrage qui a été pour chacun d’eux le premier sceau de leur supériorité. Corneille n’a rien de plus touchant que le Cid ; Racine, qu’Andromaque ; et Voltaire, que Zaïre. Serait-ce que la perfection du pathétique fût celle où le génie atteint plus aisément ? ou plutôt n’est-ce pas qu’en effet il y a des sujets si heureux que, lorsqu’il les a rencontrés, il doit les regarder, non pas comme le dernier terme de ses efforts, mais comme celui de son bonheur ?

Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d’œuvre de l’intérêt. Mais à quoi tient cet attrait universel qui en a fait l’ouvrage de préférence que redemandent les spectateurs de tout âge et de toute condition ? Aurait-on cru qu’après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux triomphes de l’amour ? Ah ! c’est que, parmi ses victimes, on n’a jamais montré deux êtres plus intéressants, plus aimables que Zaïre et son amant. La douleur de Bérénice est tendre, mais la passion de Titus est faible. Hermione, Roxane, Phèdre, sont fortement passionnées : mais les deux premières parlent d’amour le poignard à la main ; l’autre ne peut en parler qu’en rougissant. Tout l’effort de l’auteur ne peut aller qu’à faire plaindre ces femmes malheureuses et forcenées ; et c’est tout l’effet que peut produire sur le théâtre un amour qui n’est pas partagé. Mais jamais on n’y plaça deux personnages aussi chers aux spectateurs qu’Orosmane et son amante ; jamais il n’y en eut dont on désirât plus ardemment l’union et le bonheur. Tous deux entraînés l’un vers l’autre par le premier choix de leur cœur ; tous deux dans cet âge où l’amour, à force d’ardeur et de vérité, semble avoir le charme de l’innocence ; tous deux prêts à s’unir par le nœud le plus saint et le plus légitime ; Orosmane enivré du bonheur de couronner sa maîtresse ; Zaïre toute remplie de ce plaisir plus délicat peut-être encore de devoir tout à ce qu’elle aime : quel tableau ! et quel terrible pouvoir exerce le génie dramatique quand tout à coup, à ce que l’amour a de plus séduisant et de plus tendre, il vient opposer ce que la nature a de plus sacré, ce que la religion a de plus auguste ! A-t-il jamais fait mouvoir ensemble de plus puissants ressorts ? et n’est-ce pas là que, se changeant pour ainsi dire en tyran, tourmentant à la fois et l’auteur qu’il inspire et le spectateur qu’il subjugue, il se plaît à nous faire passer par toutes les angoisses de la crainte, du désir, de la douleur, de la pitié, et à régner parmi les larmes et les sanglots ? Quel moment que celui où l’infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard à la main, entendant la voix de Zaïre Mais prétendrais-je retracer un tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomène ?

C’est à l’imagination des spectateurs à se reporter au théâtre et dans cette nuit de désolation ; c’est aux cœurs qui ont aimé à lire dans celui d’Orosmane, à comparer ses souffrances et les leurs, à juger de cet état épouvantable où l’âme, mortellement atteinte, ne peut être soulagée ni par les pleurs, ni par le sang, ne trouve dans la vengeance qu’un malheur de plus, et, pour se sauver de l’abîme du désespoir, se jette dans les bras de la mort.

Melpomène, déjà redevable a l’auteur de Zaïre des situations les plus déchirantes, et des plus profondes émotions que l’on eût connues au théâtre, va lui devoir encore de nouveaux attributs faits pour la décorer et l’enrichir. Alzire, Mahomet, Mérope, Sémiramis, Adélaïde, l’Orphelin, Tancrède, vont marquer à la fois et les pas de Voltaire et ceux de l’art dramatique. Avec Zamore et Gusman, avec Zopire et Séide, avec Idamé et Zamti, montera pour la première fois sur la scène cette philosophie touchante et sublime qui ne s’était pas encore montrée aux hommes sous des formes si brillantes, et qui jamais n’avait parlé aux cœurs avec tant de force et de pouvoir. Elle va donner des leçons qui pénétreront dans l’âme avec l’attendrissement que la magie des vers fixera dans la mémoire, et que le spectateur remportera avec le souvenir de ses plaisirs et de ses larmes. Laissons l’injustice et l’envie, qui quelquefois aperçoivent les fautes, mais qui toujours oublient les beautés ; laissons-les reprocher à cette philosophie d’être celle de l’auteur, et non pas celle du sujet ; mais nous, admirons avec l’équitable postérité, qui ne nous démentira pas, admirons le talent créateur qui a tiré cette morale des situations et des caractères, qui souvent en a fait le fond même des scènes les plus attachantes, et a fondé le précepte dans l’intérêt et dans l’action. Reconnaissons la voix de la nature qui crie contre la tyrannie et l’oppression ; ces idées primitives d’égalité et de justice qui semblent faire de la vengeance un droit sacré, reconnaissons-les, lorsque Zamore, aux pieds d’Alvarez, et lui présentant le glaive teint du sang de Gusman, dit, avec le ton et le langage d’un habitant des tribus du Canada : J’ai tué ton fils, et j’ai fait mon devoir ; fais le tien, et tue-moi. Quelle vérité dans cette terrible répartition des droits de la force et du fer, dans ce code de représailles, qui est la morale des hordes sauvages ! mais quel triomphe pour cette religion qui est le complément de la nature perfectionnée, quand, élevant l’homme au-dessus de lui-même, elle dicte à Gusman ces paroles mémorables que le génie a empruntées à la vertu[6] pour les transmettre aux générations les plus reculées ; cette belle leçon de clémence qui nous fait tomber avec AIzire aux pieds du chrétien qui pardonne à son meurtrier ; ce rare exemple de générosité qui fait sentir à Zamore lui-même qu’il y a une autre grandeur que celle de se venger, une autre justice que celle qui compense, le meurtre par le meurtre, et rend le sang pour le sang !

Est-ce donc, comme on l’a répété si souvent, et avec si peu d’équité, est-ce une philosophie factice et déplacée qui amis dans la bouche d’Alzire cette prière qu’elle adresse au Père commun de tous les hommes, ces vers si touchants et si simples :

Les vainqueurs, les vaincus, tous ces faibles humains,
Sont tous également l’ouvrage de tes mains ?

Ces vers sont-ils des maximes recherchées, ou l’expression d’un sentiment qui est dans tous les cœurs justes et dans tous les esprits éclairés ? ne parle-t-elle pas le langage qui lui est propre, lorsqu’elle distingue cet honneur qui tient à l’opinion, de la vertu qui tient à la conscience ? Quand Idamé défend les jours de son fils contre l’héroïsme patriotique de Zamti, qui le sacrifie à son roi ; quand elle s’écrie avec tant d’éloquence :

La nature et l’hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains ;


est-ce là le faste des sentences qui appartient à un rhéteur, ou le cri de la nature qui s’échappe d’un cœur maternel ? Ces vers seraient beaux sans doute dans une épître morale ; mais combien est-il plus beau de les avoir fait sortir pour ainsi dire des entrailles d’une mère ! et quel ordre de beautés neuves que de faire naître de la situation la plus pathétique ces traits de la plus haute philosophie ; que de faire douter dans Mahomet lequel est le plus terrible du tableau ou de la leçon ! Oh ! quel autre que l’ardent et courageux ennemi du fanatisme a pu traîner ainsi ce monstre sur la scène, lui arracher son masque imposteur, le montrer infectant de ses poisons l’âme la plus innocente, souillant la vertu même du plus affreux des crimes, et plaçant dans la main la plus pure le poignard du parricide ! Si vous doutez que cette image soit aussi fidèle qu’elle est effrayante, rappelez-vous que, comme autrefois l’hypocrisie s’était débattue contre Molière, qui la peignait dans toute sa bassesse, le fanatisme s’est efforcé d’échapper à Voltaire, qui le peignait dans toute son horreur.

Mais cette horreur s’arrête au terme que l’art lui a prescrit ; et ce même art sait la tempérer par la pitié. S’il serre l’âme, il la soulage. Le poëte, semblable à ce guerrier dont la lance guérissait les blessures qu’elle avait faites, sait mêler aux sentiments amers qui déchirent le cœur un sentiment plus doux qui le console ; il nous attendrit après nous avoir fait frémir, et nous délivre par les larmes de l’oppression qui nous tourmentait. Ce mélange heureux des émotions les plus douloureuses et les plus douces ; ce passage continuel et rapide de la terreur à l’attendrissement, de l’impression violente des peintures atroces au charme consolant des affections les plus chères de la nature ; ce secret de la tragédie, qui l’a jamais possédé comme l’auteur de Mahomet et de Sémiramis ? Si vous avez entendu Zopire s’écrier d’une voix mourante :

. . . . . . . . . . . . . . J’embrasse mes enfants ;

si vous avez vu Sémiramis aux genoux de son fils, arrosant ses mains de larmes en lui demandant la mort, rappelez-vous comme à ce moment se sont échappés de vos yeux les pleurs que vous aviez besoin de répandre, et combien ils ont adouci l’horreur profonde et la sombre épouvante que vous avaient inspirées Mahomet armant le fils contre le père, et les mânes de Ninus menaçant Sémiramis.

C’est dans ce drame auguste et pompeux, rempli d’une terreur religieuse, et sur lequel semble s’arrêter, dès la première scène, un nuage qui renferme les secrets du ciel et des enfers, et d’où sort enfin la vengeance ; c’est dans cette tragédie sublime, aussi imposante qu’Athalie, et plus intéressante ; c’est dans le troisième acte de Tancrède, dans le cinquième de Mérope, dans le premier de Brutus, que la scène s’est agrandie par un appareil qu’elle avait eu bien rarement depuis les Grecs.

Eh ! n’était-ce pas encore une nouvelle richesse que cette peinture des nations qui a donné aux ouvrages de Voltaire un coloris si brillant et si varié ? Sans doute ce mérite ne fut pas étranger au peintre de la grandeur romaine[7], encore moins à celui[8] qui traça avec tant de fidélité et d’énergie les mœurs grecques, les mœurs du sérail, l’avilissement de Rome sous les tyrans, la théocratie toujours si puissante chez les Juifs. Mais combien cette partie du drame a-t-elle eu encore plus d’effet et plus d’étendue entre les mains de l’écrivain fécond qui a mis sous nos yeux le contraste savant et théâtral des Espagnols et des Américains, des Chinois et des Tartares ; qui a su attacher l’intérêt de ses tragédies aux grandes époques de l’histoire, à la naissance du mahométisme, qui depuis a étendu sur tant de peuples le voile de l’ignorance et le joug d’un despotisme stupide ; à l’invasion d’un nouveau monde, devenu la proie du nôtre ; à ce triomphe, unique dans les annales du genre humain, de la raison sur la force, et des lois sur les armes, qui a soumis les sauvages conquérants de l’Asie aux tranquilles législateurs du Katay ; à ce règne de la chevalerie qui, seule en Europe, au dixième siècle, balançait la férocité des mœurs, épurait l’héroïsme guerrier, le seul que l’on connût alors, et suppléait aux lois par les principes de l’honneur !

Ces caractères, esquissés dans Zaïre, ont été reproduits avec le plus grand éclat dans Tancrède, dernier monument où l’auteur, plus que sexagénaire, ait empreint sa force dramatique, et dans lequel il eut la gloire de donner, trente ans après Zaïre, le seul ouvrage qui puisse être comparé, pour l’intérêt théâtral, au plus attendrissant de ses chefs-d’œuvre.

Mais si l’amour n’a jamais été plus tendre et plus éloquent que dans Zaïre et Tancrède, la nature n’a jamais été plus touchante que dans Mérope. S’il peut être intéressant pour ceux qui étudient l’esprit humain d’observer des époques dans l’histoire du génie, j’en remarquerai quatre principales dans celui de Voltaire : Œdipe, qui a été le moment de sa naissance ; Zaïre, celui de sa force ; Mérope, celui de sa maturité ; Tancrède, où il a fini.

Mérope, qui de tous ses ouvrages eut le succès le plus universel, excita le plus d’enthousiasme, et fut pour lui le temps de la justice, des honneurs, et des récompenses ; Mérope est aussi ce qu’il a composé de plus parfait, de plus irréprochable dans le plan, de plus sévère dans la diction. Elle respire cette simplicité antique, la tradition la plus précieuse que nous ayons reçue des Grecs, ce naturel si aimable, encore perfectionné par ce goût délicat cette élégance moderne qui tient à des mœurs plus épurées. Le poëte n’y prend jamais la place de ses personnages, et le style a cette espèce de sagesse qui n’exclut point la douceur et les grâces, mais qui écarte le luxe des ornements. Enfin, c’est le premier drame, depuis Athalie, où l’on ait su intéresser sans amour ; et Voltaire eut encore une fois cette gloire dans la belle tragédie d’Oreste, que le goût de l’antique, l’éloquence du rôle d’Électre, l’art admirable de celui de Clytemnestre, ont rendue chère aux juges éclairés des arts et aux amateurs des anciens.

Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands effets et des grandes leçons, par l’illusion du spectacle et la vérité des mœurs, en est-il qui l’emporte sur lui pour la beauté des caractères ? Dans les deux Brutus, la fermeté romaine, la rigidité républicaine et stoïque, l’amour des lois et de la liberté ; dans Cicéron, l’enthousiasme de la patrie et de la vertu ; dans César naissant, une âme dévorée de tous les désirs de la domination, mais une âme sublime qui ne veut être au-dessus des autres que parce qu’elle se sent digne de commander ; dans Zopire, la haine des forfaits et le zèle d’un citoyen ; dans Mahomet, la scélératesse altière et réfléchie qui ne trompe et ne subjugue les hommes qu’à force de les mépriser ; dans Alvarez, la bonté compatissante ; dans Couci, l’amitié ferme et magnanime ; dans Vendôme, cette sensibilité passionnée et impétueuse qui ne met qu’un instant entre la fureur et le crime, entre le crime et les remords ; dans Zamti, le dévouement héroïque d’un sujet qui sacrifie tout à son roi ; dans Idamé, une âme pure et maternelle, attachée à tous ses devoirs, mais n’en reconnaissant aucun avant ceux de la nature ; dans Tancrède, le cœur d’un chevalier qui ne respire que pour la gloire et pour sa maîtresse, et qui ne peut supporter la vie s’il faut que l’une lui soit infidèle, ou qu’il soit lui-même infidèle à l’autre. Que peut-on mettre au-dessus de cette foule de portraits qui prouvent à la fois tant de fécondité dans l’invention, tant de force dans le jugement, et qui brillent de ce singulier éclat que, par une expression transportée de la peinture à la poésie, on a nommé le coloris de Voltaire ?

Le talent du style a toujours été regardé comme la qualité distinctive des hommes supérieurs dans les lettres et dans les arts de l’esprit ; c’est lui qui fait l’orateur et le poëte. La manière de s’exprimer tient à celle de sentir ; les grandes beautés de diction appartiennent à une grande force de tête ; et l’homme qui excelle dans l’art d’écrire ne peut pas être médiocre dans la faculté de concevoir. On peut apprendre à être correct et pur ; mais c’est la nature seule qui donne à ses favoris cette sensibilité active et féconde qui se répand de l’âme de l’écrivain, et anime tout ce qu’il compose.

C’est en effet le même feu qui fait vivre les ouvrages et l’auteur ; c’est de là qu’on a dit avec tant de vérité que l’on se peint dans ses productions. Comment, en effet, ces enfants du génie ne porteraient-ils pas l’empreinte de la ressemblance paternelle ? comment n’offriraient-ils pas les mêmes traits, étant formés de la même substance ? C’est la naïveté de La Fontaine que j’aime dans celle de ses vers. Je reconnais dans ceux de Molière le grand sens et la simplicité de mœurs de leur auteur ; dans ceux de Racine, le goût exquis et les grâces qui le distinguaient dans la société ; dans ceux de Boileau, la raison sévère qui le faisait craindre ; dans ceux de Voltaire, ce feu d’imagination qui a été proprement son caractère autant que celui de ses ouvrages.

Par une suite de cette faculté, la plus prompte de toutes et la plus agissante, avec quelle flexibilité son style se variait incessamment d’un genre à l’autre, et se pliait à tous les tons ! Quel charme dans Zaïre ! quelle énergie dans Brutus ! quelle douce simplicité dans Mérope ! quelle élévation dans Mahomet ! quelle pompe étrangère et sauvage dans Alzire ! quelle magnificence orientale dans Sémiramis et dans l’Orphelin !

Il s’offre encore ici un de ces parallèles séduisants qu’entraîne toujours l’éloge d’un grand homme. Le style de Voltaire rappelle aussitôt celui de Racine ; et c’est un honneur égal pour ces deux poëtes immortels, de ne pouvoir être comparés que l’un à l’autre. Pourquoi d’ailleurs se refuser à ces rapprochements que l’on aime, et qui peuvent être une nouvelle source de vérités et d’idées, lorsqu’on n’en fait pas une vaine affectation d’esprit ? Nos jugements ne sont guère que des comparaisons et des préférences : heureux quand ils ne sont pas des exclusions !

Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l’élégance continue et de l’harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n’y a point d’écrivain[9] ; mais l’élégance de Racine est plus égale, celle de Voltaire est plus brillante. L’une plaît davantage au goût, l’autre à l’imagination. Dans l’un le travail, sans se faire sentir, a effacé jusqu’aux imperfections les plus légères ; dans l’autre, la facilité se fait apercevoir à la fois et dans les beautés et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l’intérêt ; l’autre y a laissé des taches, sans en obscurcir l’éclat. Ici les effets tiennent plus souvent à la phrase poétique ; là ils appartiennent plus à un trait isolé, à un vers saillant. L’art de Racine consiste plus dans le rapprochement nouveau des expressions ; celui de Voltaire, dans de nouveaux rapports d’idées. L’un ne se permet rien de ce qui peut nuire à la perfection ; l’autre ne se refuse rien de ce qui peut ajouter à l’ornement. Racine, à l’exemple de Despréaux, a étudié tous les effets de l’harmonie, toutes les formes du vers, toutes les manières de le varier. Voltaire, sensible surtout à cet accord si nécessaire entre le rhythme et la pensée, semble regarder le reste comme un art subordonné, qu’il rencontre plutôt qu’il ne le cherche. L’un s’attache plus à finir le tissu de son style, l’autre à en relever les couleurs. Dans l’un, le dialogue est plus lié ; dans l’autre, il est plus rapide. Dans Racine, il y a plus de justesse ; dans Voltaire, plus de mouvement. Le premier l’emporte pour la profondeur et la vérité ; le second, pour la véhémence et l’énergie. Ici, les beautés sont plus sévères, plus irréprochables ; là, elles sont plus variées, plus séduisantes. On admire dans Racine cette perfection toujours plus étonnante à mesure qu’elle est plus examinée ; on adore dans Voltaire cette magie qui donne de l’attrait même à ses défauts. L’un vous paraît toujours plus grand par la réflexion ; l’autre ne vous laisse pas le maître de réfléchir. Il semble que l’un ait mis son amour-propre à défier la critique, et l’autre à la désarmer. Enfin, si l’on ose hasarder un résultat sur des objets livrés à jamais à la diversité des opinions, Racine, lu par les connaisseurs, sera regardé comme le poëte le plus parfait qui ait écrit ; Voltaire, aux yeux des hommes rassemblés au théâtre, sera le génie le plus tragique qui ait régné sur la scène.

Quand il n’aurait mérité que ce titre, joint à celui du seul poëte épique qu’ait eu la France, combien ne serait-il pas déjà grand dans la postérité ! Mais quelle idée doit-on se former de cet homme prodigieux, puisque nous n’avons jusqu’ici considéré que la moitié de sa gloire, et que, des autres monuments qui lui restent, on formerait encore une vaste dépouille pour l’ambition de tant de concurrents qui aspirent à se partager son héritage !

Et d’abord, pour ne pas sortir de la poésie, ce brillant rival de Racine n’est-il pas encore celui de l’Arioste et de Pope ? Oublions quelques traits que lui-même a effacés ; effaçons-en même d’autres, échappés à l’intempérance excusable d’un génie ardent : que la France ne soit pas plus sévère que l’Italie, qui a pardonné tant d’écarts au chantre de Roland ; ne jugeons pas dans toute la sévérité de la raison ce qui a été composé dans des accès de verve et de gaieté. Peignons, s’il le faut, au devant de ce poëme où le talent a mérité tant d’éloges, s’il a besoin de quelques excuses ; peignons l’Imagination à genoux, présentant le livre aux Grâces, qui le recevront en baissant les yeux, et en marquant du doigt quelques pages à déchirer ; et après avoir obtenu pardon (car les Grâces sont indulgentes), osons dire, en leur présence et de leur aveu, que nous n’avons point dans notre langue d’ouvrage semé de détails plus piquants et plus variés, où la plaisanterie satirique ait plus de sel, où les peintures de la volupté aient plus de séduction, où l’on ait mieux saisi cet esprit original qui a été celui de l’Arioste, cet esprit qui se joue si légèrement des objets qu’il trace, qui mêle un trait de plaisanterie à une image terrible, un trait de morale à une peinture grotesque, et confond ensemble le rire et les larmes, la folie et la raison[10].

Si ce mélange ne peut être goûté par ces juges trop rigoureux, à qui la raison seule est en droit de plaire, qu’ils lisent les Discours sur l’Homme, la Loi naturelle, le Désastre de Lisbonne ; et s’ils n’y trouvent pas l’étendue de plan, le sublime des idées, la rapidité de style que l’on admire dans les poésies philosophiques de Pope, ils y sentiront du moins une raison plus intéressante, plus aimable, plus rapprochée de nous ; ils ne résisteront pas à cette réunion si rare, et jusque-là si peu connue, d’une philosophie consolante, et de la plus belle poésie. Ils applaudiront à ces richesses nouvelles, et pour ainsi dire étrangères, apportées par Voltaire dans le trésor de la littérature nationale, et qui ont donné à notre poésie un caractère qu’elle n’avait pas avant lui.

Mais celui de tous les genres où il a été le plus original, qu’il s’est le plus particulièrement approprié, dans lequel il a eu un ton que personne ne lui avait donné, et que tout le monde a voulu prendre ; enfin, où il a prédominé, de l’aveu même de l’envie, qui consent quelquefois à vous reconnaître un mérite, pour paraître moins injuste quand elle vous refuse tous les autres ; ce genre est celui des poésies que l’on appelle fugitives, parce qu’elles semblent s’échapper avec la même facilité, et de la plume qui les produit, et des mains qui les recueillent ; mais qui, après avoir couru de bouche en bouche, restent dans la mémoire des amateurs, et sont consacrées par le goût.

Il serait également difficile, ou de se rappeler toutes les siennes, ou de choisir dans la foule, ou d’en rejeter aucune. Ce n’est ni la finesse d’Hamilton, ni la douceur naïve de Deshoulières, ni la gaieté de Chapelle, ni la mollesse de Chaulieu ; c’est l’ensemble et la perfection de tous les tons ; c’est la facilité brillante d’un esprit toujours supérieur, et aux sujets qu’il traite, et aux personnes à qui il s’adresse. S’il parle aux rois, aux grands, aux femmes, aux beaux esprits, c’est le tact le plus sûr de toutes les convenances, avec l’air d’être au-dessus de toutes les formes ; c’est cette familiarité libre, et pourtant décente, qui laisse au rang toutes ses prérogatives, et au talent toute sa dignité.

Il est le premier qui, dans cette correspondance, ait mis une espèce d’égalité qui ne peut pas blesser la grandeur, et qui honore le génie ; et cet art, qui peut être aussi celui de l’amour-propre, est caché du moins sous l’agrément des tournures. C’est là, surtout, qu’il fait voir que la grâce était un des caractères de son esprit. La grâce distingue sa politesse et ses éloges. Chez lui, la flatterie n’est que ce désir de plaire, dont on est convenu de faire un des liens de la société. Il se joue avec la louange ; et quand il caresse la vanité, sûr qu’alors le seul moyen d’avoir la mesure juste, c’est de la passer un peu, jamais du moins il ne parait ni être dupe lui-même, ni prétendre qu’on le soit. Il écrit à la fois en poëte et en homme du monde, mais de manière à faire croire qu’il est aussi naturellement l’un que l’autre. Il loue d’un mot, il peint d’un trait. Il effleure une foule d’objets, et rapproche les plus éloignés ; mais ses contrastes sont piquants, et non pas bizarres. Il n’exagère point le sentiment, et ne charge pas la plaisanterie. Cette imagination dont le vol est si rapide, le goût ne la perd jamais de vue. Le goût lui a appris comme par instinct que, si les fautes disparaissent dans un grand ouvrage, une bagatelle doit être finie ; que le talent, qui peut être inégal dans ses efforts, doit être toujours le même dans ses jeux, et qu’il ne peut se permettre d’autre négligence que celle qui est une grâce de plus, et qui ne peut appartenir qu’à lui.

Tant de succès et de chefs-d’œuvre semblent caractériser un homme que la nature appelle de préférence à être poëte : une seule chose pourrait en faire douter, c’est sa prose. Quoique parmi les qualités qu’exigent ces deux genres d’écrire il y en ait nécessairement de communes à tous ceux qui ont excellé dans l’un et dans l’autre ; quoiqu’il soit vrai même que la prose, quand elle s’élève au sublime, peut avoir quelque ressemblance avec la poésie, et que la poésie à son tour doit, pour être parfaite, se rapprocher de la régularité de la prose ; cependant on a observé que de tout temps les prosateurs et les poëtes ont formé deux classes très-distinctes, et que les lauriers de ces deux espèces de gloire ne s’entrelaçaient point sur un même front. Sans s’étendre ici sur l’inutile énumération des noms célèbres dans les lettres, il suffit de pouvoir affirmer que, jusqu’à nos jours, il n’avait été donné à aucun homme d’être grand dans les deux genres ; et c’était donc à Voltaire qu’était réservé l’honneur de cette exception, unique dans les annales des arts !

La nature a-t-elle assez accumulé de dons et de faveurs sur cet être privilégié ? a-t-elle voulu honorer notre espèce en faisant voir une fois tout ce qu’un mortel pouvait rassembler de talents ? ou bien a-t-elle prétendu marquer elle-même les dernières limites de son pouvoir et de l’esprit humain ? a-t-elle fait pour Voltaire ce qu’autrefois la fortune avait fait pour Rome ? Faut-il qu’il y ait dans chaque ordre de choses des destinées à ce point prédominantes, et que, comme après la chute de la reine des nations, toutes les grandeurs n’ont été que des portions de sa dépouille, de même, après la mort du dominateur des arts, désormais toute gloire ne puisse être qu’un débris de la sienne !

Fait pour appliquer à tous les objets une main hardie et réformatrice, et pour remuer toutes les bornes posées par l’impérieux préjugé et l’imitation servile, il s’empare de l’histoire comme d’un champ neuf, à peine effleuré par des mains faibles et timides. Bientôt il y fera germer, pour le bien du genre humain, ces vérités fécondes et salutaires, ces fruits de la philosophie, que l’ignorance aveugle et l’hypocrisie à gages font passer pour des poisons, et que les ennemis de la liberté et de la raison voudraient arracher ; mais qui, malgré leurs efforts, renaissent sous les pieds qui les écrasent, et croissent enfin sous l’abri d’une autorité éclairée, comme l’aliment des meilleurs esprits, et l’antidote de la superstition et de la tyrannie.

Il lutte d’abord, dans le premier sujet qu’il choisit, contre l’éloquence antique, contre les Quinte-Curce et les Tite-Live ; il donne à notre langue toute la richesse et la majesté de leur style. On sera surpris peut-être qu’un historien philosophe ait commencé par écrire la vie d’un conquérant ; mais la singularité du sujet pouvait plaire à une imagination poétique, et la renommée décida son choix. L’Europe s’entretenait encore de ce fameux Suédois, plus fait pour être l’étonnement de ses contemporains que l’admiration des âges suivants ; qui ne connut ni la mesure des vertus ni celle des prospérités ; fit plus d’un roi, et ne sut pas l’être ; se trompa également, et sur la gloire qu’il idolâtrait, et sur un ennemi qu’il méprisait ; qui, envahissant tant de pays, ne fit à aucun tant de mal qu’au sien ; dont l’héroïsme ne fut qu’un excès, et la fortune une illusion ; enfin qui, après avoir voulu tout forcer, la nature et les événements, alla porter chez des barbares une réputation éclipsée, une existence précaire, une royauté captive et insultée, et fut réduit à n’être plus célèbre que comme un aventurier, et à mourir comme un soldat.

À ce portrait achevé par la main de Voltaire, succéda celui d’un monarque supérieur à Charles XII, autant que les héros de l’histoire sont au-dessus de ceux de la fable ; de Louis XIV, mémorable à double titre, et pour avoir donné son nom à un siècle, et pour en avoir reçu celui de grand. Nul prince n’a obtenu plus de louanges pendant sa vie, ni essuyé plus de reproches après sa mort ; mais la postérité équitable a couvert ses fautes de tout le bien qu’il a fait ; elle l’absout d’avoir été conquérant, parce qu’en même temps il sut être roi. Son courage dans le malheur a expié l’orgueil de ses victoires, et sa grandeur ne lui sera point ôtée, parce qu’elle est attachée à la grandeur française, qui fut son ouvrage. Voltaire a rendu le nom de Louis XIV plus respectable, comme il avait rendu celui de Henri IV plus cher ; et cet âge brillant, si souvent peint dans le nôtre, ne l’a jamais été sous des traits plus intéressants et plus magnifiques que dans cet ouvrage, placé parmi les monuments de notre histoire au même rang que la Henriade parmi ceux de notre poésie.

Le même homme qui avait étendu et enrichi l’art de la tragédie agrandit alors la carrière nouvelle où il venait d’entrer ; il y laissa, comme dans toutes les autres, des traces neuves et profondes, sur lesquelles tout s’est empressé de marcher après lui ; et il était bien juste que celui qui, le premier, avait mis la philosophie sur la scène l’introduisît dans l’histoire. L’histoire dès lors fut tracée sur un plan plus vaste, et dirigée vers un but plus utile et plus moral ; elle ne se borna plus à satisfaire l’imagination avide des grands événements : elle sut contenter aussi cette autre curiosité plus sage qui cherche des objets d’instruction.

Ce ne fut plus seulement le récit des calamités de tant de peuples et des fautes de tant de souverains, ce fut surtout la peinture de l’esprit humain au milieu de ses secousses politiques, le résultat de ses connaissances et de ses erreurs, de ses acquisitions et de ses pertes. Clio, accoutumée auparavant à n’habiter que les champs de bataille et les conseils des rois, entra dans la demeure des sages et dans les ateliers des artistes ; elle assista à ces rares travaux du génie qui ont illustré les nations, à ces découvertes nombreuses qui ont fait de tous nos besoins les sources de toutes nos jouissances, et qui, des instruments d’utilité première, sont parvenus jusqu’aux derniers raffinements de la mollesse, et aux plus séduisantes inventions du luxe. Ces images de la destruction et du malheur qui remplissent les annales du monde, ces teintes tristes et sanglantes, ces touches lugubres, furent variées et adoucies par les images consolantes de la civilisation et des progrès de la société.

Ce nouveau système historique, si attachant et si fécond, déjà développé dans la peinture brillante du règne de Louis XIV, eut encore plus d’étendue dans ce vaste tableau des mœurs et de l’esprit des nations[11] ; entreprise unique en ce genre, et dont on chercherait en vain le modèle dans l’antiquité. Tacite a dessiné de ses crayons énergiques les mœurs d’un peuple agreste et guerrier, mais peut-être moins avec le désir de montrer ce qu’étaient les Germains qu’avec l’affectation satirique d’opposer la simplicité sauvage à la corruption civilisée, et de faire de la Germanie le contraste et la leçon de Rome.

Mais cette haute et sublime idée d’interroger tous les siècles et de demander à chacun d’eux ce qu’il a fait pour le genre humain ; de suivre, dans ce chaos de révolutions et de crimes, les pas lents et pénibles de la raison et des arts, qui l’avait conçue avant Voltaire ? Si nous avions recueilli de quelque ancien de simples fragments d’un semblable ouvrage, avec quel respect religieux, avec quelle admiration superstitieuse on consacrerait ces restes informes et mutilés ! quelle opinion ils nous donneraient de l’élévation et de l’immensité de l’édifice ! combien de fois nous nous écrierions dans nos regrets : Quel devait être le génie qui l’a conçu et achevé ! que de reproches adressés au temps et à la barbarie, qui ne nous en auraient laissé que les ruines ! Eh quoi ! faudra-t-il donc toujours que l’imagination adulatrice ajoute à la majesté d’un débris antique, et que l’œil des contemporains ne s’arrête qu’avec indifférence, et même avec insulte, sur les chefs-d’œuvre de nos jours ? Y a-t-il cette contrariété nécessaire entre le regard de l’esprit et l’organe de la vue ? et, comme pour celui-ci tout s’accroît en se rapprochant, et tout diminue par la distance, faut-il que pour l’autre les monuments du génie s’agrandissent en s’enfonçant dans la nuit des siècles, et soient à peine aperçus quand ils s’élèvent auprès de nous ?

Dans le même temps où Voltaire écrivait l’histoire et la tragédie en philosophe, il embrassait cette autre partie de la philosophie qui comprend les sciences exactes, et mêlait ainsi l’étude de la nature à celle de l’homme. Ce n’est pas que je veuille compter parmi les efforts de son talent ces spéculations mathématiques, fruits du temps et du travail, ni que je veuille tourner cette louange en reproche contre ceux qui se sont contentés de n’être que de grands écrivains. Corneille, Racine, Despréaux, n’en sont pas moins immortels, ne sont pas moins les bienfaiteurs de la langue française, et l’honneur éternel de leur nation, quoiqu’ils n’aient pas expliqué les découvertes de Galilée, ni disputé à Pascal la gloire de ses recherches géométriques. Mais ne devons-nous pas un tribut particulier d’admiration à ce génie si avide et si mobile qui composait à la fois Brutus et les Lettres sur la Métaphysique de Locke, Zaïre et l’Histoire de Charles XII, et envoyait à Paris, avec Alzire, les Éléments de Newton ?

Quelle est cette trempe d’esprit extraordinaire que rien ne peut ni émousser ni affaiblir ; cette chaleur d’imagination que rien ne refroidit ; cette force constante et flexible d’une tête que rien ne peut ni épuiser ni remplir ? Enfin, quel est cet homme qui, d’un moment à l’autre, passe avec tant de facilité des élans du génie qui enfante, au travail de la raison qui calcule ; quitte les illusions de la scène pour les vérités de l’histoire ; et, rendant Racine aux Français, leur fait connaître en même temps Locke, Shakespeare et Newton ?

Y avait-il, parmi tant de travaux, des délassements et des loisirs ? oui ; et c’était une foule de productions de tout genre qui auraient encore été pour tout autre des travaux et des titres, mais qui n’étaient que les jeux de son inépuisable facilité, et semblaient se perdre dans l’immensité de sa gloire : des contes charmants, des romans d’une originalité piquante, où la raison consent à amuser la frivolité française, pour obtenir le droit de l’instruire, nous fait rire de nos travers, de nos inconséquences, de nos injustices, et nous conduit par degrés à rougir et à nous corriger ; des essais dans chaque partie de la littérature, toujours reconnaissables à cet agrément qui embellit tous les sujets, et qui attache tous les lecteurs ; des morceaux pleins de grâce ou d’intérêt, ou de bonne plaisanterie, ou d’éloquence : Zadig, Nanine, Candide, le Traité de la Tolérance ; mille autres dont les titres innombrables n’ont été retenus que parce que les presses de l’Europe ne se sont point lassées de les reproduire, ni les lecteurs de toutes les nations de les dévorer.

De cette hauteur où nous a portés la contemplation de son génie, abaissons maintenant nos regards sur les effets qu’il a produits. Nous avons suivi l’astre dans son cours ; examinons les objets éclairés de sa lumière. En regardant autour de nous, reconnaissons les traces de la pensée législatrice, et cette influence de l’écrivain supérieur qui a instruit la postérité, et dominé ses contemporains.

SECONDE PARTIE.

Cette domination, qui naît de l’ascendant d’un grand homme, a, comme toute autre espèce d’empire, ses dangers et ses abus, qu’il ne faut pas reprocher à celui qui l’exerce : ce serait lui interdire la liberté de rien tenter que de le rendre garant des fautes de ses imitateurs. Ainsi les révolutions que Voltaire a faites dans les lettres, dans l’histoire et le théâtre, et dont je viens de suivre le cours en même temps que celui de ses travaux, ont pu, je l’avoue, en étendant la carrière des arts, en multiplier les écueils : les richesses qu’il est venu apporter ont pu introduire un luxe contagieux ; ses hardiesses heureuses ont pu préparer de dangereuses licences ; et la séduction de ses beautés, qui sont par elles-mêmes si près de l’abus, ce charme qui se retrouve jusque dans ses défauts, a pu contribuer à la corruption de ce goût dont il a été si longtemps le défenseur et le modèle.

Mais cet effet du talent, inséparable de son pouvoir sur la foule imitatrice, est le tort de la nature, et non pas le sien. Reprocherons-nous à Voltaire d’avoir mis sur la scène une philosophie intéressante, parce qu’on y a maladroitement substitué une morale déplacée, factice, et déclamatoire ; d’avoir soutenu une grande action par un magnifique appareil, et proportionné la pompe du théâtre à celle de ses vers, parce que, depuis, on a cru pouvoir se passer de vraisemblance et de style à la faveur du spectacle et des décorations ?

Le blâmerons-nous d’avoir été éloquent dans l’histoire, parce que d’autres y ont été rhéteurs ; d’y avoir eu souvent la sagesse du doute, parce que d’autres l’ont remplacée par la folie des paradoxes ? La légèreté et la grâce de ses poésies familières perdront-elles de leur mérite parce que des esprits faux et frivoles, en voulant lui ressembler, ont pris le jargon pour de la gaieté, la déraison pour de la saillie, et l’indécence pour le bon ton ? La flexibilité de sa diction rapide et variée, et l’art piquant de ses contrastes, ont-ils moins de prix, parce que la multitude, qui croit le copier, a dénaturé tous les genres et confondu tous les styles ? Enfin lui aurons-nous moins d’obligation d’avoir mêlé dans son coloris tragique quelques teintes sombres et fortes du pinceau des Anglais, parce que l’on s’est efforcé depuis de noircir la scène française d’horreurs dégoûtantes et d’atrocités froides, de faire parler à Melpomène le langage de la populace, et de dégrader Corneille et Racine devant Shakespeare ? Ces écarts du vulgaire, toujours prêt à s’égarer en voulant aller plus loin que ceux qui le mènent, peuvent-ils balancer tant de leçons utiles et frappantes, qui perpétueront dans l’avenir le nom et l’ascendant de Voltaire ?

Sans doute il ne faut pas s’attendre à voir renaître rien de semblable à lui : car, avec les mêmes talents, il faudrait encore la même activité pour les mettre en œuvre, et la même indépendance pour les exercer ; et comment se flatter de voir une seconde fois la même réunion de circonstances fortuites et d’attributs naturels ? Cependant, comme il ne faut jamais désespérer ni de la nature ni de la fortune, supposons un moment que toutes deux paraissent d’intelligence pour lui donner un successeur et un rival capable d’égaler tant de travaux et de succès, il restera toujours à Voltaire une gloire particulière qui ne peut plus être ni partagée ni remplacée, celle d’avoir imprimé un grand mouvement à l’esprit humain.

Descartes avait fait une révolution dans la philosophie spéculative ; Voltaire en a fait une bien plus étendue dans la morale des nations et dans les idées sociales. L’un a secoué le joug de l’école, qui ne pesait que sur les savants ; l’autre a brisé le sceptre du fanatisme, qui pesait sur l’univers.

Les arts, dont la lumière douce et consolante est comme l’aurore qui devance le grand jour de la raison, avaient commencé à adoucir les mœurs, en polissant les esprits. Telle est la marche ordinaire de l’homme ; il jouit avant de réfléchir, et imagine avant de penser. Souvenons-nous qu’il n’y a pas plus de deux cents ans que l’Europe est sortie de la barbarie, et ne nous étonnons pas de voir la société si perfectionnée, et l’économie politique encore si imparfaite. Cette dernière est pourtant le but auquel tout doit tendre, et la base sur laquelle tout doit s’affermir ; mais c’est le plus lent ouvrage de l’homme et du temps. Pour fonder l’empire des arts, il suffit que la nature fasse naître des talents ; mais, pour que l’existence politique de chaque citoyen soit la meilleure possible, il faut que la raison se propage de tout côté, que les lumières deviennent générales, et que la force qui combat les préjugés et les abus devienne d’abord égale, et ensuite supérieure à celle qui les défend.

Il suffit de consulter un moment l’histoire et le cœur humain, pour voir combien cette lutte doit être longue et pénible. Mais au milieu de tant d’oppresseurs de toute espèce, dont l’existence est attachée à des abus absurdes et cruels, qui se sentira fait pour les attaquer ? Des hommes capables de préférer l’ambition d’éclairer leurs semblables à celle de les asservir, et l’honneur dangereux d’être leurs bienfaiteurs et leurs guides, à la facilité d’être leurs tyrans ; des hommes qui aimeront mieux la reconnaissance des peuples que leurs dépouilles, et leurs louanges que leur soumission. Et qui donc, j’ose le dire, sera plus susceptible de cette généreuse ambition que ceux qui se sont voués à la culture des lettres ? La plupart, éloignés, par ce dévouement même, de toutes les places qui flattent la vanité ou qui tentent l’avarice, n’attendent rien des autres qu’un suffrage, et de leur travail que l’honneur. Ils ne peuvent avoir d’intérêt à tromper, car leur gloire est fondée sur la raison. Aussi, depuis ce grand art de l’imprimerie, si favorable aux progrès de l’esprit humain, leur influence a été de plus en plus sensible, et a préparé celle de Voltaire.

La dialectique de Bayle avait aiguisé le raisonnement, et accoutumé au doute et à la discussion ; les agréments de Fontenelle avaient tempéré la sévérité que l’on portait en tous sens dans les matières abstraites ; Montesquieu surtout avait agité les têtes pensantes ; mais tous ces différents effets avaient été plus ou moins circonscrits, et par le nombre des lecteurs, et par la nature des objets. Voltaire parla de tout et à tous. Il dut au charme particulier de son style et à la tournure de ses ouvrages d’être plus lu qu’aucun écrivain ne l’avait jamais été ; et la mode se mêlant a tout, et chacun voulant lire Voltaire, il rendit l’ignorance honteuse, et le goût de l’instruction général. Ce fut là le premier fondement de sa puissance. L’éloquence et le ridicule en furent les armes. Il émeut une nation douce et sensible par des peintures touchantes, et amusa un peuple frivole et gai par des plaisanteries. Il fit retentir à nos oreilles le mot d’humanité ; et si quelques déclamateurs en ont fait depuis un mot parasite, il sut le rendre sacré.

Cette dureté intolérante, née de l’habitude des querelles, fut adoucie par la morale persuasive que respirent ses écrits ; et cette malheureuse importance que la médiocrité cherche à se donner par l’esprit de parti tomba devant le ridicule. Il reproduisait sous toutes les formes ces maximes d’indulgence fraternelle et réciproque, devenues le code des honnêtes gens ; ces anathèmes lancés contre l’espèce de tyrannie qui veut tourmenter les âmes et assujettir les opinions ; ce mépris mêlé d’horreur pour la basse hypocrisie qui se fait un mérite et un revenu de la délation et de la calomnie.

Le persécuteur fut livré à l’opprobre, et l’enthousiaste à la risée. La méchanceté puissante craignit une plume qui écrivait pour le monde entier, et qui fixait l’opinion ; et alors s’établit une nouvelle magistrature dont le tribunal était à Ferney, et dont les oracles, rendus en prose éloquente et en vers charmants, se faisaient entendre au delà des mers, dans les capitales, dans les cours, dans les tribunaux, et dans les conseils des rois. Le pouvoir inique, ou prévenu, ou oppresseur, qui essayait d’échapper à cette juridiction suprême, se trouvait de toute part heurté, investi par cette force qu’exerce la société chez un peuple où elle est le premier besoin. Partout on rencontrait Voltaire, partout on entendait sa voix ; et il n’y avait personne qui ne dût craindre d’être inscrit sur ces tables de justice et de vengeance, où la main du génie gravait pour l’immortalité.

Cette autorité extraordinaire devait naturellement être appuyée sur une considération personnelle, aussi rare que les talents qui en étaient la source. Les tributs de l’Europe entière apportés chaque jour à Ferney ; le marbre taillé par Pigalle, et chargé de reproduire à la postérité, et les traits de Voltaire, et l’hommage aussi libre qu’honorable de l’admiration des gens de lettres ; le commerce intime, les présents, les caresses, les visites des souverains, le prix qu’ils semblaient attacher à ses louanges, l’empressement qu’ils montraient à l’honorer, le concours de toutes les grandeurs, de toutes les réputations, et, ce qui est plus respectable, de tous les plus opprimés, dans l’asile d’un vieillard retiré au pied des Alpes : tout contribuait à donner du poids à son suffrage, tout consacrait une vieillesse qui était l’appui de l’infortune et de l’innocence, et une demeure qui en était le refuge.

C’est là que vous vîntes, couverts des haillons de l’indigence et baignés des larmes du désespoir, déplorables enfants de Calas, et toi, malheureux Sirven, victimes d’un fanatisme atroce et d’une jurisprudence barbare ! c’est là que vous vîntes embrasser ses genoux, lui raconter vos désastres, et implorer ses secours et sa pitié. Hélas ! et qui vous amenait dans la solitude champêtre d’un philosophe chargé d’années ? On ne vous avait point dit que ce fût un homme puissant par ses places ou par ses titres ; vous ne vîtes autour de lui aucune de ces marques imposantes des fonctions publiques, qui annoncent un soutien et une sauvegarde à quiconque fuit l’oppression ; et vous êtes à ses pieds ! et vous venez l’invoquer comme un dieu tutélaire ! Peut-être ne connaissiez-vous de lui que son nom et sa renommée ; vous aviez seulement entendu dire que la nature l’avait créé supérieur aux autres hommes ; et vous avez pensé que, fait pour les éclairer, il l’était aussi pour les secourir. Sans autre recommandation que votre malheur, sans autre soutien que votre conscience, vous avez espéré de trouver en lui un juge au-dessus de tous les préjugés, un défenseur au-dessus de toutes les craintes.

Vous ne vous êtes pas trompés. Jouissez déjà des pleurs qu’il mêle à ceux que vous versez. Reçus dans ses bras, dans son sein, vous êtes désormais sacrés ; et la persécution va s’éloigner de vous. Ah ! ce moment lui est plus doux et plus cher que celui où il voyait triompher Zaïre et Mérope, et l’agrandit davantage à nos yeux. Oui, s’il est beau de voir le génie donnant aux hommes rassemblés de puissantes émotions, oh ! qu’il paraît encore plus auguste quand il s’attendrit lui-même sur le malheur, et qu’il jure de venger l’innocence !

Et combien il savait mettre à profit jusqu’à ces attentats du fanatisme, grâce à lui devenus si rares ! comme il se servait des derniers crimes pour lui arracher les restes de sa puissance ! Alors le monstre épouvanté se cachait longtemps dans les ténèbres et le silence, semblable à la bête farouche et dévorante qui, s’élançant de la profondeur des forêts pour enlever une proie, a porté dans les habitations l’alarme et la terreur : bientôt tout est en armes pour la poursuivre et la combattre ; mais elle se retire sans bruit et sans menace, et, tranquille dans son repaire, elle attend le moment d’en sortir encore pour détruire et dévorer.

Mais Voltaire goûta du moins dans sa vieillesse cette satisfaction consolante de voir que l’ennemi qu’il avait tant combattu était enfin ou désarmé ou enchaîné, et presque réduit parmi nous à une entière impuissance. Il osa s’applaudir de cette victoire : et pourquoi lui eût-il été défendu de jouir du bien qu’il avait fait ? Ce fut pour lui un des avantages d’une longue vie. Il vit succéder à ceux qui, nourris dans les préjugés, avaient repoussé la vérité, une génération nouvelle qui ne demandait qu’à la recevoir, et qui croissait en s’instruisant dans ses écrits ; il vit la lumière pénétrer partout, et des hommes de tous les états, des hommes supérieurs par leur mérite ou par leurs emplois, la porter dans tous les genres d’administration. C’est alors qu’il se félicita d’avoir longtemps vécu. En effet, parmi les bienfaiteurs de l’humanité, combien peu ont eu assez de vie pour voir à la fois et toute leur gloire et toute leur influence ! Ce n’est pas la destinée ordinaire du génie. On ne lui a donné qu’un instant d’existence pour laisser une trace éternelle : et qu’il est rare qu’il en aperçoive autour de lui les premières empreintes, et qu’il emporte dans la tombe les premiers fruits de ses bienfaits !

Ce bonheur fut celui de Voltaire. Ses yeux furent témoins de la révolution qui était son ouvrage. Il vit naître dans les esprits cette activité éclairée qui cherche dans tous les objets le bien possible, et ne se repose plus qu’elle ne l’ait trouvé. L’inquiétude naturelle à un peuple ardent et ingénieux, si longtemps consumé dans de tristes et frivoles querelles, se porta vers tous les moyens d’adoucir et d’améliorer la condition humaine, assez affligée de maux inévitables pour n’y en pas ajouter de volontaires.

Il ne vit pas, il est vrai, disparaître entièrement ces restes honteux de la barbarie qui déshonorent une nation policée, et qu’il nous a tant reprochés ; mais du moins il les vit attaquer de toutes parts, et dut espérer avec nous leur anéantissement.

Il ne vit pas abolir cet usage absurde et funeste d’entasser les sépultures des morts dans les demeures des vivants, de faire du lieu saint un amas d’infection et de pourriture, de changer les temples en cimetières, et de placer les autels sur des cadavres ; mais il entendit la voix des prélats les plus illustres, et des tribunaux les plus respectables, s’élever avec lui contre la force de la coutume, qui leur a résisté jusqu’ici, et qui sans doute doit céder un jour.

Il ne vit pas une réforme absolue et régulière retrancher les abus odieux de notre jurisprudence, simplifier les procédures civiles, adoucir les lois criminelles, supprimer ces tortures autrefois inventées par les tyrans contre les esclaves, et employées par les sauvages contre leurs captifs ; et ces supplices recherchés, ajoutés à l’horreur de la mort, qui, sous prétexte de venger les lois, violent la première de toutes, l’humanité ; mais il vit la sagesse des juges suppléer souvent aux défauts de la législation, et tempérer les ordonnances par leurs arrêts.

Il ne vit pas combler ces cachots abominables qui rappellent les cruautés tant reprochées aux Caligula, aux Tibère ; ces retraites infectes où des hommes enferment des hommes, sans songer que le coupable, quel qu’il soit, ne doit mourir qu’une fois, et qu’enchaîné par la loi vengeresse il doit respirer l’air des vivants, jusqu’à ce qu’elle lui ait ôté la vie. Il ne vit pas fermer au milieu de nous ces demeures non moins destructives et meurtrières, fondées pour être l’asile de l’infirmité et de la maladie, et qui ne sont que des gouffres où vont incessamment s’engloutir des milliers d’hommes, victimes de la contagion qu’ils se communiquent.

Il ne vit pas remédier aux vices mortels de cette autre institution, si précieuse dans son origine, destinée à assurer les premiers secours à ces malheureux enfants qui n’ont de père que l’État, institution faite pour l’honorer et l’enrichir, et qui, soit négligence dans les fonctions, soit défaut dans les moyens, éteint dans leur germe les générations naissantes, et tarit le sang de la patrie ; mais au regret qu’il dut sentir de voir des maux si grands attendre encore les derniers remèdes, combien il se mêla de consolation ! Il versa des larmes d’attendrissement quand il jeta les yeux sur le tableau de ces calamités, exposé dans la chaire de vérité par de dignes et éloquents ministres de la parole évangélique, présenté dans Versailles à l’âme pure et sensible d’un jeune roi qui en fut ému, et qui, ne se bornant pas à une pitié stérile, donna sur-le-champ des ordres pour arrêter le cours de ces fléaux que son règne doit voir finir. Hélas ! le bien est toujours si difficile, même aux souverains ! L’or, nécessairement prodigué contre les ennemis de la France, ne peut être dispensé qu’avec tant de réserve, même pour les réformes les plus pressantes.

Tu les achèveras sans doute, ô toi l’héritier du génie de Colbert[12] dont tu as été le panégyriste ! toi que la reconnaissance publique a dû naturaliser Français lorsque, par des moyens dont le secret n’a été connu que de toi seul, tu as su créer tout à coup ces trésors destinés à faire régner le pavillon français sur les mers des deux mondes ! C’est la première fois, depuis les jours de Sully et de Henri IV, qu’on a su illustrer la nation sans charger le peuple, et que la gloire n’a point coûté de larmes. C’est la première fois qu’on a vu l’administration, portant de tout côté la lumière et la réforme, exécuter au milieu de la guerre tout le bien qu’on n’aurait pas osé espérer même dans la paix. Ah ! le grand homme que je célèbre s’applaudirait sans doute de voir associer ton éloge au sien ; mais que n’a-t-il pu lire cet édit[13] qu’il avait tant désiré ; cet édit mémorable, émané d’un souverain qui, se glorifiant de commander à un peuple libre, sûr de trouver partout des enfants dans ses sujets, ne veut point d’esclaves dans ses domaines ! Oh ! comme, en voyant remplir l’un des vœux qu’il a le plus souvent formés, Voltaire se serait écrié dans sa joie : « Je ne m’étais pas trompé quand j’ai regardé ce nouveau règne comme le présage des plus heureux changements ! La vertu du jeune monarque a devancé l’expérience ; l’expérience a été suppléée en lui par cet amour du bien qui est l’instinct des belles âmes.

Ainsi se réalisent tôt ou tard les vœux et les pensées du génie ; ainsi croît et s’établit de jour en jour ce juste respect pour l’homme, respect qui seul peut apprendre aux maîtres de ses destinées à assurer son bonheur. Ce sentiment sublime dut être inconnu dans les siècles d’ignorance, où tous les droits étant fondés sur la force et la conquête, il semblait qu’il n’y eût de condition dans l’humanité que celle de vainqueur ou de vaincu, de maître ou d’esclave ; mais il devait naître à la voix de la philosophie, et s’affermir par l’étude et le progrès des lettres. La considération de ceux qui les cultivent a dû s’augmenter avec le pouvoir des vérités qu’ils ont enseignées, et s’est encore fortifiée du nom et de la gloire de Voltaire : car si nul homme n’a tiré des lettres un plus grand éclat, nul aussi ne leur a donné plus de lustre. Les écrivains distingués, les hommes d’un mérite véritable, apprirent de lui à mieux sentir leurs droits et leur dignité, et surent plus que jamais ennoblir leur existence. Ils apprirent à substituer aux dédicaces serviles, qui avaient été si longtemps de mode, des hommages désintéressés et volontaires, rendus à la vraie supériorité, ou des tributs plus nobles encore payés à la simple amitié. En étendant l’usage de leurs talents, ils conçurent une ambition plus relevée ; ils sentirent que le temps était venu pour eux d’être les interprètes des vérités utiles, plutôt que les modèles d’une flatterie élégante ; les organes des nations, plutôt que les adulateurs des princes, et des philosophes indépendants, plutôt que des complaisants titrés. Il est vrai qu’irritée de leur gloire nouvelle, la haine a employé contre eux de nouvelles armes ; mais la raison, qu’il est difficile d’étouffer quand une fois elle s’est fait entendre, confond à tout moment et livre au mépris ces calomniateurs hypocrites, ces déclamateurs à gages, qui représentent les gens de lettres comme les ennemis des puissances, parce qu’ils sont les défenseurs de l’humanité ; et comme les détracteurs de toute autorité légitime, parce qu’ils aspirent à l’honneur de l’éclairer.

Si Voltaire a été égaré par un sentiment trop vif des maux qu’a faits à l’humanité l’abus d’une religion qui doit la protéger ; si, en retranchant des branches empoisonnées, il n’a pas assez respecté le tronc sacré qui rassemble tant de nations sous son ombre immense, je laisse à l’Arbitre suprême, à celui qui seul lit dans les consciences, à juger ses intentions et ses erreurs, ses fautes et ses excuses, les torts qu’il eut et le bien qu’il fit ; mais je dis à ceux qui s’alarment de ces atteintes impuissantes : Fiez-vous à la balance déposée dans les mains du temps, qui d’un côté retient et affermit tout ce qu’a fait le génie sous les yeux de la raison, et secoue de l’autre tout ce que les passions humaines ont pu mêler à son ouvrage. Le mal que vous craignez est passager, et le bien sera durable.

Voltaire fut du moins un des plus constants adorateurs de la Divinité :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Ce beau vers fut une des pensées de sa vieillesse[14], et c’est le vers d’un philosophe. Quand on ira visiter le séjour qu’il a longtemps embelli et vivifié, on lira son nom sur le frontispice d’un temple simple et rustique, élevé, par son ordre et sous ses yeux, au Dieu qu’il avait chanté[15]. Ses vassaux, qui l’ont perdu, leurs enfants, héritiers de ses bienfaits, diront au voyageur qui se sera détourné pour voir Ferney : « Voilà les maisons qu’il a bâties, les retraites qu’il a données aux arts utiles, les terres qu’il a rendues à la culture, et dérobées à l’avidité des exacteurs. Cette colonie nombreuse et florissante est née sous ses auspices et a remplacé un désert. Voilà les bois, les avenues, les sentiers où nous l’avons vu tant de fois. C’est ici que s’arrêta le chariot qui portait la famille désolée de Calas ; c’est là que tous ces infortunés l’environnèrent en embrassant ses genoux. Regardez cet arbre consacré par la reconnaissance, et que le fer n’abattra point ; c’est celui sous lequel il était assis quand des laboureurs ruinés vinrent implorer ses secours, qu’il leur accorda en pleurant, et qui leur rendirent la vie. Cet autre endroit est celui où nous le vîmes pour la dernière fois… » Et à ce récit le voyageur qui aura versé des larmes en lisant Zaïre en donnera peut-être de plus douces à la mémoire des bienfaits.

Voilà ce qu’a fait Voltaire : quel a été son sort ? ces talents chéris à tant de titres, et qui ont été les délices et l’instruction de tant de peuples, qu’ont-ils pu pour son bonheur ? en prenant tant de pouvoir sur les âmes, quel était celui qu’ils exerçaient sur la sienne ? cette gloire qui remplissait le monde avait-elle rempli son cœur ? eut-il, dans le long cours de cette vie laborieuse et illustre, plus de jours sereins que de jours orageux ? a-t-il obtenu plus de récompenses qu’il n’a essuyé de persécutions ? enfin, dans la balance de ses destinées, les honneurs amassés sur lui par la renommée l’ont-ils emporté sur les outrages accumulés par la haine ?… Ici un sentiment de tristesse, un trouble involontaire me saisit, et m’arrête un moment ; il suspend cet enthousiasme qui, dans l’éloge d’un grand homme, entraînait vers lui toutes mes facultés. Cette image que j’aimais à contempler, si pure et si brillante, semble déjà se couvrir de nuages et s’envelopper de ténèbres. Ah ! viens les dissiper ; lève-toi dans ton éclat, ô divinité consolante, fille du temps, ô justice ! toi que j’ai vue sortir de la poussière de quatre générations ensevelies, et venir, les lauriers dans la main, placer sur cette tête octogénaire la couronne qu’un moment après a renversée la faux de la mort ! Prêt à passer à travers tant d’orages, j’ai besoin d’entrevoir de loin ce jour si beau que tu fis luire sur sa vieillesse ; et je me souviendrai alors que les épreuves du génie ne servent pas moins que ses triomphes, et à l’instruction des hommes, et à sa propre grandeur.

TROISIÈME PARTIE.

L’amour de la gloire n’appartient qu’aux âmes faites pour la mériter. La médiocrité vaine et inquiète s’agite dans ses prétentions pénibles et trompées ; elle cherche de petits succès par de petits moyens ; mais la première pensée du grand écrivain est celle d’exercer sur les esprits l’empire du talent et de la vérité. Cette ardente passion de la gloire, l’infatigable activité qui en est la suite nécessaire, un besoin toujours égal et du travail et de la louange ; c’était là le double ressort qui remuait si puissamment l’âme de Voltaire ; ce fut le mobile et le tourment de sa vie. La nature et la fortune le servirent comme de concert, et aplanirent sa route. L’une l’avait doué de cette rare facilité pour qui l’étude et l’application sont des jouissances et non pas des efforts, et qui ne laisse sentir que le plaisir et jamais la fatigue de produire ; l’autre lui procura cette précieuse indépendance qui élève l’âme et affranchit le talent, lui permet le choix de ses travaux, et ne met aucune borne à son essor.

Malheur à toi, qui que tu sois, à qui le ciel a départi à la fois le génie et la pauvreté ! celle-ci, par un mélange funeste, altérera souvent ce que l’autre a de plus pur, et avilira même ce qu’il a de plus noble. Si elle ne réduit pas ta vieillesse comme celle d’Homère aux affronts de la mendicité ; si elle ne t’arrache pas comme à Corneille des ouvrages précipités, et des flatteries serviles également indignes de toi ; si elle ne plie pas la fermeté de ton âme jusqu’à l’intrigue et la souplesse, du moins elle embarrassera tes premiers pas dans ses piéges, multipliera devant toi les barrières et les obstacles, et jettera des nuages sur tes plus beaux jours, qui en seront longtemps obscurcis. Dans la culture des arts, l’imagination inconstante n’a qu’un certain nombre de moments heureux qu’il faut pouvoir attendre et saisir, et souvent tu ne pourras ni l’un ni l’autre. Ton âme sera préoccupée ou asservie, et tes heures ne seront pas à toi. Tu seras détourné dans des sentiers longs et pénibles avant de pouvoir tendre au but que tu cherches ; et l’envie, toujours occupée à t’empêcher d’y parvenir, t’attendra à tous les passages pour insulter ta marche et la retarder. Tu consumeras, dans de tristes et infructueux combats, une partie des forces destinées pour un meilleur usage : et lorsqu’enfin, rendu à toi-même, tu verras la carrière ouverte, tu n’y entreras que fatigué de tant d’assauts, et ne pouvant plus donner à la gloire que la moitié de ton talent et de ta vie.

Celle de Voltaire ne fut point chargée de ce fardeau, toujours si difficile à secouer ; il put la dévouer librement, la consacrer tout entière à cette gloire qu’il idolâtrait, et aux travaux qu’il avait choisis, si l’on peut appeler travaux les productions faciles de cette tête agissante et féconde, qui semblait répandre ses idées comme le soleil répand ses rayons. On a demandé plus d’une fois si cette facilité extrême était une marque essentiellement distinctive de la supériorité : c’en est du moins un des plus beaux attributs, mais ce n’en est pas un des caractères indispensables. Je l’ai déjà dit : ne soumettons point la nature à des procédés uniformes ; elle est aussi sublime et aussi magnifique dans la formation de ces métaux lentement durcis et élaborés sous le poids des rochers et sous le torrent des âges, que dans la reproduction si prompte et si continuelle des substances animales, et dans l’abondance d’une végétation rapide. Il est des philosophes, des orateurs, des poètes, dont l’éloquence est plus travaillée, et dont la perfection a plus coûté ; mais cette différence, analogue à celle des caractères, serait-elle la mesure du génie ?

Si Voltaire composait en un mois une tragédie, et si Racine y employait une année, établirai-je sur cette disproportion celle de leur mérite ? non ; mais, d’un autre côté, si Voltaire, qui n’avait pas moins de goût que Racine, a pourtant un style moins châtié ; si, pouvant balancer les beautés de son rival, il offre plus de défauts, je chercherai seulement pourquoi, de deux écrivains nés avec la même facilité, l’un s’est fait une loi de la restreindre, et l’autre s’y est laissé emporter ; et je verrai dans l’un le grand poëte qui n’a voulu faire que des tragédies, et qui de bonne heure a cessé d’en faire ; dans l’autre, l’esprit vaste et hardi dont l’entrée dans le pays des arts a été une invasion, et qui a embrassé à la fois l’épopée, le drame, la philosophie et l’histoire. Le travail que le premier mettait dans un ouvrage, celui-ci l’étendait sur tous les genres ; et si leur ambition n’a pas été la même, est-ce à nous de nous en plaindre, nous qui en recueillons les fruits ? Racine, tranquille et modéré, pouvait se reposer à loisir sur un ouvrage qui se perfectionnait sous ses mains ; Voltaire, impatient et fougueux, voulait achever aussitôt qu’il avait conçu, concevait ensemble plusieurs ouvrages, et remplissait encore les intervalles de l’un à l’autre par des productions différentes.

Il composait avec enthousiasme, corrigeait avec vitesse, et revenait aussi facilement sur ses corrections. Il fallait sans cesse de nouveaux aliments à cette ardeur dévorante. Les jours, qu’il savait étendre et multiplier par l’usage qu’il en faisait, lui paraissaient toujours trop courts et trop rapides pour celui qu’il en eût voulu faire. Le temps, qu’il regardait comme le trésor du génie, il le dispensait avec une économie scrupuleuse, et le mettait en œuvre de toutes les manières, comme l’avarice tourmente ses richesses pour les augmenter. Chacun de ses moments devait un tribut à sa renommée, et chaque portion de la durée, un titre à son immortalité. Il eût voulu qu’il n’y eût pas une de ses heures stérile pour le monde ni pour lui. Jamais le loisir ne parut nécessaire à cette tête robuste, qui n’avait besoin que de changer de travaux. Jamais son action ne fut interrompue ni ralentie par les distractions de la société, ni par l’embarras des affaires, ni dans le tumulte des voyages, ni dans la dissipation des cours, ni même au milieu des séductions du plaisir et parmi les orages des passions. Elles ne furent pas sans doute étrangères à cette imagination bouillante et impétueuse ; mais toujours elles furent subordonnées à l’ascendant de la gloire, qui absorbait tout. Il ne restait de ces tempêtes passagères que l’impression qui sert à les mieux peindre, comme l’excellente compagnie où il fut admis dès sa jeunesse, sans l’amollir et l’enchaîner par ses charmes, ne fit qu’épurer son goût et lui donner cette politesse noble qui le distingua toujours, et qui semblait un des heureux attributs qu’il avait hérités du siècle de Louis XIV.

Je sais que la raison vulgaire n’a souvent jeté qu’un regard de pitié sur cette agitation continuelle, élément de tout ce qui est né pour les grandes choses ; qu’elle affecte de n’y voir que les faiblesses humiliantes de l’humanité. Elle nous représente un homme tel que Voltaire incessamment entraîné par un fantôme impérieux auquel il s’est soumis, et qui lui a dit, au moment où il lui apparut pour la première fois : Tu ne reposeras plus. Elle nous le montre courant sans relâche sur les traces de ce spectre qui lui commande, le suivant dans les villes, dans les campagnes, dans les cours ; le retrouvant dans la solitude, au fond des bois, et sur le bord des fontaines ; elle nous retrace, avec une compassion insultante, les angoisses d’un homme battu par tous les vents de l’opinion, veillant jour et nuit, l’oreille ouverte au moindre bruit de la renommée, et ne respirant qu’au gré des caprices d’une multitude aveugle et inconstante ; cette inquiétude, que rien ne peut calmer cette soif, que rien ne peut éteindre, des succès toujours incertains et toujours empoisonnés ; une lutte éternelle contre l’injustice et la haine ; des fatigues sans terme, et une vieillesse sans repos ; et, après cette affligeante peinture, on nous demande avec dédain si c’est là le partage de ces hommes que l’on appelle grands !

Âmes communes, de quel droit vous faites-vous les juges des destinées du génie ? Avez-vous assisté à ses pensées, et vous est-il permis de vous mettre à sa place ? Vous voyez ses épreuves et ses sacrifices ; connaissez-vous ses besoins et ses dédommagements ? savez-vous ce que vaut un jour de véritable gloire, quel espace il occupe dans la vie d’un grand homme et dans le souvenir de l’envie, quel poids il a dans la balance de la postérité ? Tel est, si vous l’ignorez, tel est le calcul de toute passion forte : des moments de jouissance et des années de tourments. Cette compensation ne peut pas exister pour le commun des hommes ; mais s’il n’y en eût pas eu de faits pour la connaître, le monde serait encore dans l’enfance, et les arts dans le néant.

Oui, je l’avoue, et l’on ne saurait le nier sans démentir l’expérience ; au moment où le talent supérieur se présente aux hommes pour obtenir leurs suffrages, il doit s’attendre à une résistance égale à ses prétentions. La sévérité des jugements sera proportionnée à l’opinion qu’il aura donnée de lui ; car, si on loue avec complaisance quelques beautés dans ce qui n’est que médiocre, on recherche avec une curiosité maligne quelques fautes dans ce qui est excellent. D’ailleurs l’admiration est un hommage involontaire ; et à peine est-il arraché qu’on regarde comme un soulagement tout ce qui peut nous en affranchir. C’est là le soin dont se charge l’envie, presque toujours sûre que sa voix sera entendue par le génie et écoutée par la multitude : elle s’applaudit de ce double avantage ; il faut bien le lui laisser, elle est toujours si malheureuse, même lorsqu’elle jouit ! Quand elle parviendrait à égarer pour un temps l’opinion publique, elle ne peut ni s’ôter à elle-même le sentiment de sa bassesse, ni ôter au talent celui de sa force. Quand elle insultait avec une joie si lâche et si furieuse aux disgrâces qu’essuya Voltaire au théâtre dans ses premières années ; quand elle voyait d’un œil si content Amasis[16] applaudi trois mois, et Brutus abandonné ; quand les plus beaux esprits du temps[17], devenus les échos de la prévention et de la malignité, conseillaient à l’auteur d’Œdipe de renoncer à un art qu’il devait porter si loin, que faisait alors le grand homme méconnu ? il faisait Zaïre. Zaïre était déchirée dans vingt libelles, mais on ne se lassait pas plus de la voir que de la censurer. La chute d’Adélaïde, injure qui ne fut expiée que trente ans après, consola les ennemis de Voltaire ; Alzire vint renouveler leurs douleurs. ils s’en vengèrent, en réduisant à l’exil l’auteur de la charmante bagatelle du Mondain. Zulime fut encore pour eux une consolation. Ils eurent surtout le plaisir si digne d’eux, et si honteux pour la France, d’arrêter les représentations de Mahomet ; Mérope les accabla.

La haine ne se lasse jamais, il est vrai ; mais il vient un temps où la foule, qu’elle fait mouvoir d’ordinaire, se lasse de la croire et de la seconder. L’intérêt qu’excite à la longue le talent persécuté l’emporte alors sur les clameurs du préjugé et de la calomnie. On veut être juste, au moins un moment ; la justice devient faveur, la faveur devient enthousiasme. Un pareil instant devait se rencontrer dans la vie de Voltaire. Il est appelé au théâtre par les acclamations publiques, et à la cour par des honneurs, des récompenses et des titres. Un monarque étranger[18] le dispute à son souverain. Berlin veut déjà l’enlever à la France ; et enfin l’on permet à l’Académie française[19] de compter parmi ses membres un grand homme de plus.

Cependant, si l’envie avait été forcée de souffrir qu’il obtînt la justice qui lui était due, elle était loin de consentir qu’il en jouît en paix, et n’y était encore ni résignée ni réduite. Elle connaît trop les hommes pour s’opposer à cette ivresse passagère, à ce torrent rapide qu’elle ne se flatte pas d’arrêter ; et dans ces jours brillants et rares, où le génie semble avoir toute sa puissance naturelle, elle souffre, se tait, et attend. Bientôt, plus il a été élevé, plus elle a de moyens de l’attaquer. Les hommes sont si prompts à s’armer contre tout ce qu’on veut placer au-dessus d’eux ! Supportera-t-on volontiers cette prééminence qui semble reconnue et établie ? laissera-t-on dans la capitale et à la cour un homme qui doit faire ombrage à tant d’autres ? Mais comment l’en écarter ? comment forcer à la fuite celui qui a déjà résisté à tant de contradictions et de dégoûts ? et d’ailleurs qui lui opposer ? Rousseau, longtemps son antagoniste, n’était plus[20] ; et nul autre que lui n’ayant alors illustré ce nom, devenu depuis célèbre dans la prose comme dans la poésie ; Rousseau, assez honoré d’être le lyrique de la France, n’avait pas encore été appelé grand. Piron, prodiguant les sarcasmes et les satires ; Piron, qui avait fait moins de bonnes épigrammes que Voltaire n’avait fait de chefs-d’œuvre, affectait en vain une rivalité qui n’était que ridicule, et à laquelle lui-même ne croyait pas.

Mais alors vivait à Paris, dans une obscurité volontaire, dans une oisiveté que l’on pouvait reprocher à ses goûts, et dans une indigence qu’on pouvait reprocher à sa patrie, un homme d’un génie brut et de mœurs agrestes, qui, après s’être fait, quoique un peu tard, une réputation acquise par plus d’un succès, depuis trente ans s’était laissé oublier, en oubliant son talent. Cet homme était Crébillon, écrivain mâle et tragique, qui, avec plus de verve que de goût, un style énergique et dur, des beautés fortes, et une foule de défauts, avait pourtant eu la gloire de remplir l’intervalle entre la mort de Racine et la naissance de Voltaire. Mais ce feu sombre et dévorant dont il avait pour ainsi dire noirci ses premières compositions n’avait depuis jeté de loin en loin que de pâles étincelles, et paraissait même entièrement consumé : semblable à ces volcans éteints qui, après quelques explosions subites et terribles, se sont refroidis et refermés, et sur lesquels le voyageur passe, en demandant où ils étaient.

À Dieu ne plaise que je veuille accuser les bienfaits si légitimes et si noblement répandus sur la vieillesse pauvre d’un homme de génie ! Que les libéralités royales soient venues le chercher dans sa retraite, qu’on ait voulu l’en tirer déjà presque octogénaire, le produire à la cour, pour laquelle il était si peu fait, et ressusciter un talent qui n’était plus ; que ses drames, si imparfaits, et la plupart déjà condamnés, aient été confiés aux presses du Louvre, tandis que toutes celles de l’Europe reproduisaient à l’envi les immortelles tragédies de Voltaire : je souscris à ces honneurs, peut-être d’autant plus exagérés qu’ils étaient tardifs. Si le crédit qui les attira sur lui ne fut pas dirigé par des intentions pures, au moins les effets en furent louables ; et si l’envie méditait le mal, au moins, pour la première fois peut-être, elle commença par faire le bien. Mais bientôt ses fureurs, en éclatant, manifestèrent quelle avait été sa politique ; bientôt l’intérêt qu’avait inspiré le mérite que l’on tirait de l’oubli se tourna contre celui qu’on voulait détruire, parce qu’il jetait trop d’éclat.

Des voix passionnées, des plumes mercenaires, pour rendre odieux les succès de Voltaire, comme usurpés par la cabale, peignaient la vieillesse de Crébillon, si longtemps délaissée et ensevelie dans l’ombre. « C’était là l’homme de la France, l’Eschyle et le Sophocle du siècle, le dieu de la tragédie, le seul et digne rival de Corneille et de Racine ; et, après nos trois tragiques, marchait un bel esprit, que quelques beautés, le caprice du public, et la faveur de la cour, avaient mis à la mode. »

Voilà ce qu’on répétait dans vingt brochures, avec toute l’amertume et tous les emportements de la haine. La France demandait à grands cris un Catilina qui allait tout effacer. Paris retentissait des lectures de Catilina, et en pressait la représentation. Au milieu de cette effervescence générale des esprits, Voltaire prend une résolution noble et hardie, que le préjugé condamna, la seule pourtant qui convint à la supériorité méconnue. Il ne veut combattre ses détracteurs et ses adversaires qu’avec les armes du talent. On lui préfère un rival ; il offre de se mesurer avec lui corps à corps, en traitant les mêmes sujets ; mais ce qui pour les Grecs, pour les vrais juges de la gloire, n’était qu’une généreuse émulation, digne des Euripide et des Sophocle, fut dans nos idées étroites et pusillanimes une basse jalousie, et aux yeux de l’esprit de parti un crime atroce. Dès lors le déchaînement fut au comble.

Quand des ennemis ardents et adroits ont, sous un prétexte spécieux, échauffé les têtes du vulgaire, il n’y a plus ni frein ni mesure. Le mouvement une fois donné se communique de proche en proche, et acquiert une force irrésistible. L’homme innocent, que la calomnie hypocrite poursuit au nom de la morale et de la vertu, n’est plus qu’une victime dévouée à l’anathème ; contre lui toutes les attaques sont légitimes, et toutes ses défenses sont coupables. Le mensonge a raison dans la bouche de ses persécuteurs, et la vérité a menti dans la sienne. Tous les faits sont altérés et tous les principes confondus. Le méchant, si satisfait de pouvoir prononcer le mot d’honnêteté, au moment où il en viole toutes les lois ; le plus vil détracteur, flatté de jouer un rôle ; tous viennent lancer leurs traits dans la foule. Les libelles, les diffamations, les invectives, se succèdent et se renouvellent. C’est une sorte de vertige qui agit sur tous les esprits, jusqu’à ce qu’enfin cette rage épidémique s’épuise par ses propres excès, comme un incendie s’arrête faute d’aliment.

Cette époque était le règne de l’injustice : elle triompha. Dans la même année, un drame insensé et barbare, Catilina, est accueilli avec des transports affectés ; et la sublime tragédie de Sémiramis ne recueille que le mépris et l’outrage. Nanine, l’ouvrage des Grâces, est à peine supportée ; Oreste est à peine entendu ; Oreste, ce beau monument de l’antique simplicité, et dix ans après si justement applaudi. La haine jouit de tant de victoires ; Voltaire lui cède enfin, et abandonne sa patrie.

Sa renommée lui préparait un asile illustre ; et comme l’amitié l’avait autrefois fixé à Cirey, la reconnaissance l’attirait à Berlin. Sans doute il fallait que la destinée rapprochât les deux hommes les plus extraordinaires de leur siècle. On citera souvent ce commerce d’un monarque et d’un homme de lettres, et cette confiance intime et familière qui peut-être n’avait jamais eu d’exemple, et qui honorait encore plus, s’il est possible, le souverain que le poëte : car quel prince ose ainsi descendre de la majesté, si ce n’est celui qui se sent au-dessus d’elle ? Le séjour de Voltaire à Berlin, les soirées de Potsdam et de Sans-Souci, occuperont sans doute une place brillante dans l’histoire des lettres. On rappellera quels nuages passagers vinrent obscurcir cette union si honorable pour la royauté et le talent. Sans prétendre juger entre les deux, j’observerai seulement deux faits peu communs dans l’ordre des choses et des destinées : l’un, qu’après l’éclat d’une rupture, ce fut le prince qui revint le premier ; l’autre, qu’après cette liaison renouée, que rien n’altéra plus entre le monarque et l’homme de lettres, ce fut le premier qui fit l’oraison funèbre de l’autre.

Une leçon plus importante qui se présente ici, c’est que, pour l’écrivain et le philosophe, une cour, quelle qu’elle soit, ne saurait valoir la retraite. La retraite appelait Voltaire à son déclin. Là il commença à respirer pour la première fois ; là, après tant de courses et d’agitations, après les succès et les disgrâces, la faveur et les exils, après avoir habité les palais des rois, et éprouvé leurs caresses et leurs vengeances, il entendit la voix de la liberté, qui, des vallées riantes que baigne le Léman, invitait sa vieillesse à venir chercher la tranquillité et la paix, si pourtant la paix était faite pour cette âme dont la sensibilité toujours si prompte se portait sur tous les objets, et recherchait toutes les émotions. Mais alors du moins l’instabilité de sa vie, longtemps errante et troublée, fut fixée sans retour, jusqu’au moment où son destin, le tirant de sa solitude, le ramena dans Paris pour triompher et mourir.

À ce long séjour dans les campagnes de Genève, commence un nouvel ordre de choses. Les jours de Voltaire vont être plus libres et plus calmes, ses pensées plus hardies et plus vastes, et la sphère de ses travaux va s’étendre sous les auspices de la liberté. Si chère à tout être qui pense, de quel prix elle devait être pour lui ! Qui sait tout ce qu’il a dû, et ce que nous devons nous-mêmes à cette entière indépendance, l’un des premiers besoins de son esprit, et l’un des premiers vœux de son cœur, mais dont il n’a joui que dans son asile des Délices et dans celui de Ferney ?

Jusque-là il n’avait pu que lutter, avec plus ou moins de hardiesse et de danger, contre les entraves arbitraires, les convenances impérieuses, et la vigilance menaçante des délateurs ; mais alors il n’eut plus à respecter et à craindre que cette censure, la seule peut-être que l’on dût imposer à l’écrivain, celle du public honnête et de la postérité équitable, qui applaudissent à l’usage de la liberté, et qui en condamnent l’abus. En m’élevant contre l’esclavage sous lequel une politique mal entendue voudrait enchaîner les esprits, contre cette tyrannie futile et importune, qui n’est faite que pour flétrir le talent, intimider la raison, et arrêter les progrès de tous les deux, je suis loin d’invoquer la licence et l’oubli de toutes les lois. Mais quel avantage est sans inconvénient, et quel bien sans mélange ? Je connais les jugements des hommes ; je sais que, par une inconséquence établie, ils exigent, dans l’exercice des qualités les plus susceptibles d’abus et les plus voisines de l’excès, une mesure qu’eux-mêmes ne gardent pas dans leurs opinions : ils voudraient que la sensibilité qui anime les ouvrages n’égarât jamais l’auteur ; que l’imagination qui lui fait franchir un espace immense ne l’emportât jamais hors des bornes ; qu’il fût passionné pour la gloire, et impassible aux injustices ; ils voudraient que l’astre qui, en échauffant la terre, pompe et attire tant de vapeurs, nous dispensât des jours sans nuage, et que les vents qui portent les vaisseaux ne les jetassent jamais hors de leur route ; ils voudraient, en un mot, que l’éloge des grands hommes n’eût jamais besoin d’en être l’apologie. Il n’entre point de superstition dans le culte que je leur rends. Persuadé qu’un des premiers avantages de leur grandeur est de pouvoir avouer des fautes, je ne croirai point celle de M. de Voltaire affaiblie par un semblable aveu ; je ne veux point le refuser à ceux qui peuvent en jouir ; et je ne m’arrête qu’à ce singulier effet de l’âge et de la retraite, qui redoublèrent son activité laborieuse, lorsqu’il semblait que le temps eût dû la diminuer, et qui accrurent ses travaux avec ses ans.

C’est une remarque qui n’a échappé à personne, que la dernière moitié de sa vie est celle où il a composé la plus nombreuse partie de ses ouvrages, et qu’il n’a jamais travaillé plus qu’à l’époque où les autres hommes se reposent. Il s’offre plusieurs causes de cette espèce de singularité. Dans une vieillesse saine et robuste, la raison est la faculté qui conserve le plus de vigueur ; elle s’enrichit des pertes de l’imagination et des progrès de l’expérience. L’esprit d’un vieillard imagine moins, mais il réfléchit plus ; l’habitude a plus de pouvoir sur lui, et celle de Voltaire était de penser et d’écrire. Pour lui l’occupation était devenue plus nécessaire que jamais, parce que les distractions étaient plus rares. Sa composition était moins difficile, et par la nature des sujets qui demandaient moins d’invention, et par une suite de l’âge où l’on devient moins sévère pour soi-même. Cet âge au reste ne lui avait guère ôté que la force qui invente, et le travail qui perfectionne ; car d’ailleurs, si l’on excepte les grands ouvrages d’imagination, qui peut-être, passé un certain temps, ne sont plus permis à l’homme, sa facilité n’avait jamais eu plus d’éclat, son style plus d’agrément et de charme. Toujours prêt à traiter toutes les matières, à saisir tous les événements, à marquer tous les ridicules et tous les abus, à combattre toute iniquité, sa plume courait avec une rapidité piquante et une négligence aimable, avouée par ce goût qui ne l’abandonna pas jusqu’à son dernier moment.

Chaque jour voyait naître une production nouvelle. Heureux du seul droit de tout dire, il jetait sur tous les objets ce coup d’œil libre et hardi d’un observateur octogénaire, retiré dans une solitude, retranché dans sa gloire, et sur le bord de sa tombe. Cette gloire qu’il avait tant aimée, et qu’il aimait alors plus que jamais, dont il était toujours rassasié et toujours avide ; cette gloire, qui protégeait sa vieillesse, était encore le dernier aliment de son existence défaillante, le dernier ressort d’une vie usée. À mesure qu’il sentait la vie lui échapper, il embrassait plus fortement la gloire, comme le seul lien qui pût l’y attacher ; il ne respirait plus que pour elle et par elle, il n’avait plus que ce seul sentiment ; et à la vue de la mort, qui s’approchait, il se hâtait de remplir les moments qu’il pouvait lui dérober, et de les ajouter à sa renommée.

Mais il n’était plus en son pouvoir d’y rien ajouter, et l’envie même ne lui en contestait plus ni l’étendue ni la durée. L’absence avait commencé à affermir parmi nous l’édifice de sa réputation, et ses longues années l’avaient achevé. Vieilli loin de nous, Voltaire s’était agrandi à nos yeux. Il semble que le génie, quand nous le voyons de près, tienne trop à l’humanité : il faut qu’il y ait une distance entre lui et nous, pour ne laisser voir que ce qu’il a de divin. Il faut le placer dans l’éloignement, comme la Divinité dans les temples : tant il est vrai qu’en tout genre les hommes ont besoin de barrières pour sentir le respect !

Le temps, qui mûrit tout, avait enfin mis Voltaire à sa place, et c’était celle du premier des êtres pensants. Le temps avait moissonné tout ce qui pouvait prétendre à quelque concurrence, tout ce qui portait un nom fait pour servir de ralliement à l’inimitié et à la jalousie. Il restait bien peu de ceux qui, l’ayant vu naître, pouvaient être moins accoutumés à son élévation, parce qu’ils avaient été témoins de ses commencements et de ses progrès. Tout ce qui, depuis quarante ans, était entré dans le monde, l’avait trouvé déjà rempli du nom et des écrits de Voltaire. La scène ne retentissait que de ses vers. Les femmes, dont il flattait la sensibilité vive et le goût délicat ; la jeunesse, qu’il instruisait à penser ; les vrais connaisseurs, dont la voix avait entraîné tous les suffrages, qu’à la longue elle maîtrise toujours ; en un mot, tous les hommes éclairés et justes lui rendaient un hommage dont l’expression était un enthousiasme : car il ne pouvait pas inspirer un sentiment médiocre ; à son égard l’admiration était un culte, et la haine était de la rage. Mais les ennemis qu’il avait encore étaient d’une espèce propre à rehausser sa gloire, loin de l’altérer. Ce n’étaient plus des hommes qui eussent le moindre prétexte de lui rien disputer ; c’étaient de vils satiriques en prose plate et grossière, et en vers froids et durs[21], qui n’avaient d’autre instinct que celui de la méchanceté impuissante, d’autre moyen de subsister que le mal qu’ils disaient de lui ; son nom seul donnait quelque cours à leurs satires éphémères. Ces malheureux, vendus à un parti assez maladroit pour les encourager, désavoués par le bon sens, la vérité et le public, osaient, pour dernière ressource, invoquer la religion, en violant le premier de ses préceptes ; ils mêlaient la sainteté de ce nom à l’horreur de leurs libelles, et, mal couverts du masque de l’hypocrisie, ne cachaient pas même la bassesse de leurs motifs, en défendant une cause respectable.

Ô vous, qui avez fait revivre l’éloquence des Bossuet et des Massillon, c’est vous, ô dignes pasteurs ! dont la plume vraiment évangélique nous a montré la loi éternelle et immuable, telle qu’elle est née dans le ciel et gravée dans les âmes pures. Votre doctrine est consolante, comme celle du maître dont vous répétez les leçons ; votre zèle éclaire et n’insulte pas ; vous parlez aux cœurs, bien loin de révolter les esprits, et vous n’opposez aux écarts d’une raison audacieuse, aux sinistres influences de l’irréligion, que la vérité et la vertu[22].

Il eût été à souhaiter sans doute que Voltaire lui-même n’opposât à ses ennemis que le mépris qu’il leur devait. Élevé assez haut pour ne pas les apercevoir, il daigna descendre jusqu’à s’en venger, et se compromit en les accablant. L’opprobre de leur nom, qui ne souillera point cet éloge, est attaché à l’immortalité de ses écrits ; et, ce qui peut donner une idée de leur ignominie, ils se sont enorgueillis plus d’une fois de lui devoir cette flétrissante renommée. Mais en reconnaissant que le parti du silence est en général le plus noble et le plus sage, en regrettant même que Voltaire, qui sut donner à la satire une forme dramatique si piquante et si neuve, ne l’ait pas toujours restreinte dans de justes limites, sera-t-il permis de tempérer par quelques réflexions la rigueur de cette loi qui prescrit ce silence si rarement gardé, et d’affaiblir les reproches si sévères que l’on fait aux transgresseurs ?

Cette loi, aujourd’hui établie par l’opinion, n’a-t-elle été dictée que par un sentiment de vénération pour le génie, et par la haute idée de ce qu’il se doit à lui-même ? Les hommes ont-ils en effet pour lui ce respect si épuré et si religieux ? ne serait-ce pas plutôt une suite de cette espèce d’ostracisme dont le principe est dans leurs cœurs, et de ce plaisir secret qu’ils goûtent à entendre médire de ce qu’ils sont forcés d’estimer ? n’est-ce pas qu’ils veulent jouir à la fois des travaux du grand écrivain et des assauts qu’on lui livre ; qu’ils croient que ce double spectacle leur appartient également, et qu’ils regardent la résistance comme un attentat à leurs droits ? Ils ne pardonnent pas, s’il faut les en croire, qu’on réfute ce qui est méprisable ; mais ne sont-ils pas toujours prêts à accueillir avec complaisance la plus méprisable censure ? Ils ne conçoivent pas cette sensibilité de Racine, qui avouait le mal que lui faisait la plus mauvaise critique ; mais qu’est-ce autre chose, après tout, que l’indignation d’un cœur droit et d’un bon esprit contre tout ce qui est faux et injuste ? Et qu’a donc ce sentiment de si étrange et de si répréhensible ? Ils s’étonnent que parmi tant de suffrages on entende les contradictions, qu’au milieu de tant de gloire on s’aperçoive des offenses ; mais n’est-ce pas ainsi que l’homme est fait ? n’est-il pas d’ordinaire plus touché de ce qui lui manque que de ce qu’il obtient ? toutes les jouissances ne sont-elles pas faciles à troubler ? et quel bonheur enfin n’est pas aisément altéré par la méchanceté et la calomnie ?

Que l’on ait amèrement reproché à Voltaire une sensibilité trop irritable, ce n’est qu’un excès de sévérité. Mais cette espèce d’inquisition si terrible et souvent si odieuse que l’on porte sur la vie des hommes célèbres, et jusque dans les replis de leur conscience, a chargé sa mémoire d’un reproche plus grave. Ce même homme, que j’ai représenté toujours en butte à l’envie, est accusé de l’avoir sentie lui-même. On a prétendu que cette passion forcenée pour la gloire ne pouvait pas être exempte de jalousie ; qu’attachant un si grand prix à l’opinion, il ne pouvait souffrir rien de ce qui partageait ou occupait la renommée. Ses jugements sévères ou passionnés sur des écrivains illustres ont appuyé cette accusation ; mais sa manière de juger ne peut-elle pas tenir d’un côté à la délicatesse de son goût, et de l’autre à sa préférence exclusive pour la poésie, et surtout pour la poésie dramatique, mérite devant qui tous les autres s’effaçaient à ses yeux ?

Quand la passion l’a emporté jusqu’à l’injustice, n’était-ce pas un ressentiment particulier qui l’animait, et n’était-il pas alors irrité plutôt qu’envieux ? Rappelons-nous son admiration constante pour Racine, celui de tous les écrivains dont il doit le plus redouter la comparaison ; le témoignage si flatteur et si éclatant qu’il rendit dans l’Académie française aux talents de Crébillon ; ce sentiment profond des beautés sublimes de Corneille, exprimé à tout moment dans ce même Commentaire où il a relevé tant de défauts. Enfin, si j’étais forcé de croire que cet homme, qui ne pouvait regarder qu’au-dessous de lui, a eu le regard de l’envie ; que celui à qui l’on peut appliquer si justement ce vers d’une de ses tragédies[23],

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?


a pourtant été jaloux lui-même ; si des indices toujours suspects, des apparences toujours trompeuses, quand il s’agit de juger le cœur humain, pouvaient se changer en démonstration, je détournerais les yeux avec confusion et avec douleur de cette triste et affligeante vérité : car il y a pour l’homme de bien une sorte de religion à baisser la vue, pour ne rencontrer ni les faiblesses du génie, ni les fautes de la vertu.

Mais parmi ces faiblesses heureusement il en est de bien pardonnables, et qu’on peut avouer sans peine : par exemple, celle qu’il eut de prétendre encore à la force tragique dans un âge à qui elle n’est plus possible, et d’oublier les leçons qu’il donnait à cette vieillesse, qui n’est faite, disait-il lui-même dans le Temple du Goût, que pour le bon sens. La sienne, il est vrai, était faite pour les Grâces ; elle pouvait se couronner de fleurs : il voulut l’armer du poignard de Melpomène. Et quel homme, après tout, devait aimer le théâtre plus que Voltaire, et plus longtemps ? Sans doute sa carrière théâtrale, si Tancrède l’avait fermée, aurait été sans égale ; toutes les traces en étaient lumineuses, et la gloire sans mélange. Rival de Sophocle à vingt ans, il voulut l’être à quatre-vingts, et finir, comme lui, par remporter la palme dramatique. Plein de cette idée séduisante, il souriait avec complaisance à ces nombreux enfants de sa vieillesse, qui n’offraient plus que les traits presque effacés d’une belle nature affaiblie. Sophocle, avec deux scènes, avait pu, à cent ans, charmer encore Athènes[24] ; mais Voltaire lui-même, après Racine, nous avait accoutumés à être plus difficiles sur nos plaisirs, et la pénible étendue de nos cinq actes ne pouvait pas être embrassée par une tête octogénaire.

C’est pourtant, il faut l’avouer, cette ambition d’occuper encore le théâtre qui peut-être a précipité ses derniers moments, et qui a fait que le favori de la gloire a fini par en être la victime. Elle le tira de sa retraite, malgré les infirmités de l’âge ; mais aussi elle lui préparait une journée qui valait seule une vie entière. Il vient, il apporte sur la scène sa dernière tragédie, Irène.... Mais qu’importe alors Irène ? il vient, après trente ans d’absence : c’est lui ! c’est Voltaire ! Ô vous, adorateurs des arts et de la gloire, vous qui auriez suivi le Tasse au Capitole, hélas ! où il n’a point monté ; vous qui avez été chercher parmi les ronces d’un champ désert la pierre oubliée qui couvre Racine[25] ; vous qui avez laissé tomber quelques larmes sur le coin de terre[26] où reposent ensemble Molière et La Fontaine ; qui vous êtes prosternés aux pieds des statues qu’une reconnaissance tardive vient enfin de leur décerner ; venez, c’est pour vous que ce spectacle est fait, voyez cette foule qui s’empresse sous ces portiques, ces avenues pleines d’un peuple immense ; entendez ces cris qui annoncent l’approche du char, de ce char vraiment triomphal qui porte l’objet des adorations publiques. Le voilà !… Les acclamations redoublent ; tous veulent le contempler, le suivre, le toucher ; et tous, respectant la caducité fragile et tremblante qui peut succomber au milieu de tant de gloire, le couvrent, le protègent contre leurs propres transports, assurent sa marche, et lui ouvrent la route. Tout retentit du bruit des applaudissements, tout est emporté par la même ivresse. On porte devant lui les lauriers, les couronnes : il les écarte de son front, elles tombent à ses pieds....

Ô quel jour pour l’humanité que celui où les rangs, les titres, les richesses, le crédit, le pouvoir, toutes les décorations extérieures, toutes les distinctions passagères, tout est ensemble confondu dans la foule qu’un grand homme entraîne après lui ! En ce moment il n’y a plus ici que Voltaire et la nation.

Et où donc est l’envie ? où se cache-t-elle ? où fuit-elle devant toute cette pompe ? a-t-elle encore une voix que l’on distingue parmi ces cris et ces transports ? Qu’elle se console pourtant : bientôt elle sera trop vengée.

Un jour viendra que ceux qui, témoins dans leur enfance de ce triomphe inouï, n’en auront pu conserver que des traces confuses, se rappelleront, après de longues années, cet étonnant spectacle, et le raconteront à nos neveux. « Nous y étions, diront-ils ; nous l’avons vu. Il était comme porté par tout un peuple. On couronna sa tête. Il pleurait… et un moment après il n’était plus… »

Il n’était plus ! cet éclatant appareil était dressé sur une tombe !… Que dis-je, une tombe ?… Voix souveraine et inexorable de la postérité ! toi, que nulle puissance ne peut ni prévenir ni étouffer, qui révèles au monde entier ce que l’on croit cacher à une nation, et redis dans tous les âges ce qu’on a voulu taire un moment ; le temps n’est pas éloigné où tu raconteras ce que je craindrais de retracer ; tu ne m’imputeras point mon silence, et ce sera même une injure de plus que tu auras à venger.

Et moi, tandis que la haine faisait servir ton nom à la calomnie qui m’outrageait, ô grand homme ! je n’adressais mes plaintes qu’à ton ombre. Elle était présente à mes yeux quand je lui préparais en silence ces tributs secrets, alors seul objet de mes veilles, seul adoucissement de tant d’amertumes. Je t’appelais sur ce théâtre où t’attendaient les honneurs funèbres que je t’offris au nom et en présence de la nation[27]. La pompe dont tes yeux avaient joui se renouvela pour tes mânes, qui peut-être n’y furent pas insensibles, s’il est vrai que le sentiment de la vraie gloire soit immortel en nous, comme l’esprit qui nous anime. J’ai chanté la tienne sur tous les tons[28] qu’a pu essayer ma faible voix, qui du moins s’est fait entendre ; et ce n’est enfin qu’après m’être acquitté ainsi de tout ce que mon cœur destinait à ta mémoire, que je pouvais pardonner à l’injustice.

FIN DE L’ÉLOGE DE VOLTAIRE PAR LA HARPE.

  1. On n’a presque point mis de notes à ce discours, précisément parce qu’il en comportait trop. Tout le personnel de M. de Voltaire, sa vie, qui tient à tout, son histoire littéraire si fertile en événements, l’examen réfléchi de ses innombrables ouvrages, la foule d’anecdotes et de commentaires dont ils sont susceptibles, tous ces objets si étendus et si intéressants auraient été morcelés dans des notes, et sont réservés pour un autre cadre, dans lequel ils occuperont un juste espace. Les personnes dont la curiosité empressée chercherait ici ces détails doivent songer que la nature de l’ouvrage devait les exclure, et qu’il ne fallait pas que l’orateur empiétât sur le critique, ni le panégyriste sur l’historien. (Avertissement de l’auteur.)

    — La première édition de l’Éloge de Voltaire, par La Harpe, est de 1780. Cet ouvrage n’a été composé pour aucun concours ; mais l’auteur en avait lu des fragments dans une séance de l’Académie française, du 20 décembre 1779.

    Grimm écrit dans sa Correspondance (avril 1780) : « L’Éloge de Voltaire, par M. de La Harpe, mérite d’être distingué, à plus d’un titre, de la foule des panégyriques dont on n’a pas encore cessé de fatiguer les mânes de Voltaire. Si dans l’éloge qu’en a fait M. Thomas, sous le nom de M. Ducis (Discours de réception de ce dernier), il y a plus d’idées et d’originalité, on a cru trouver dans celui-ci une éloquence plus touchante et plus soutenue. Ce n’est pas sans doute le plus glorieux monument qui ait été consacré à la mémoire du grand homme, puisqu’il en existe un de la main de Frédéric, et qu’il en est un autre que lui destine l’amitié de Catherine II. Mais de tous les ouvrages où l’on a tâché de présenter le tableau du génie de M. de Voltaire, il n’en est, ce me semble, aucun où le mérite de ses différents travaux ait été développé avec plus d’admiration, d’intérêt et de goût. De l’avis de l’auteur lui-même, cet éloge est ce qu’il a jamais écrit de mieux en prose, et le public paraît fort disposé à l’en croire, au moins cette fois-ci, sur parole. »

  2. Lorsque, dans les Muses rivales, je fis dire à Uranie, en parlant de Voltaire :

    J’empruntai de ses vers la parure pompeuse ;
    Je parus étalant des vêtements nouveaux.
    Et gardant, sous les traits dont m’ornaient ses pinceaux.
                Une beauté majestueuse,
    Je ne dus qu’à lui seul ces brillants attributs.
                C’est par lui que la poésie
    Fit entendre des sons aux mortels inconnus.
                Et que le voile d’Uranie
                Devint l’écharpe de Vénus.

    M. Marmontel (à qui d’ailleurs je ne dois que des remerciements du compte très-avantageux qu’il rendit de la pièce dans le Mercure) observa que l’éloge était trop exclusif, et que Lucrèce et Pope, avant Voltaire, avaient fait parler Uranie en beaux vers. La remarque serait juste s’il eut été question de vérités morales et métaphysiques : elles ont été traitées par Pope d’une manière supérieure ; mais il est ici question du système de Newton, et par conséquent de physique. Il est vrai que Lucrèce a mis en vers celle d’Épicure ; mais cette philosophie erronée ne lui a guère fourni que des vers durs et raboteux ; et son poëme ne serait point au rang des monuments précieux de l’antiquité, s’il n’y eût joint des morceaux de poésie morale ou descriptive qui en ont fait le mérite. Au contraire, dans la Henriade, c’est une beauté absolument neuve que le système planétaire de Copernic et l’attraction de Newton, détaillés en très-beaux vers, et avec des expressions exactes en même temps que magnifiques :

    Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
    Qui n’ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
    Luit cet astre du jour par Dieu même allumé.
    Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé.
    De lui partent sans fin des torrents de lumière ;
    Il donne en se montrant la vie à la matière.
    Et dispense les jours, les saisons, et les ans,
    À des mondes divers autour de lui flottants.
    Ces astres, asservis à la loi qui les presse,
    S’attirent dans leur course, et s’évitent sans cesse ;
    Et, servant l’un à l’autre et de règle et d’appui,
    Se prêtent les clartés qu’ils reçoivent de lui.
    Par delà tous les cieux le Dieu des cieux réside, etc.

    C’est là sans doute mêler le sublime de la poésie aux principes de la plus saine physique ; et qui a eu ce mérite avant Voltaire ? Ce mérite se trouve à un degré encore plus étonnant dans le discours en vers adressé à Mme du Châtelet, à la tête des Éléments de Newton. Il n’y a point de morceau pareil dans aucune langue connue. (Note de l’auteur.)

  3. Voyez, dans la dédicace des Éléments de Newton, citée ci-dessus, ces vers admirables :

    Il découvre à mes yeux, par une main savante,
    De l’astre des saisons la robe étincelante :
    L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis,
    Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits.
    Chacun de ses rayons, dans sa substance pure,
    Porte en soi les couleurs dont se peint la nature ;
    Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux.
    Ils animent le monde, ils remplissent les cieux.

    (Note de l’auteur).
  4. Il serait inutile de dissimuler que ces idées, qui me paraissent dénuées de fondement, ont été renouvelées dans le discours de M. Ducis, d’ailleurs rempli de beautés supérieures. En lui rendant toute la justice qu’il mérite, et que je lui ai déjà rendue ailleurs, je crois pouvoir observer, pour l’intérêt de la vérité, que les définitions qu’il trace du talent tragique de Corneille, de Racine, de Crébillon, sont plus subtiles que réfléchies, et plus brillantes que solides. « Corneille, dit-il, fit la tragédie de sa nation… Racine fit la tragédie de la cour de Louis XIV ; Crébillon fit la tragédie de son caractère et de son génie. » Ces résultats peuvent paraître éblouissants ; mais n’est-ce pas plutôt une recherche d’antithèses qu’un jugement sain et motivé ? Quel rapport y a-t-il entre la nation française, même du temps de Corneille, et le génie de cet écrivain ? et comment l’un aurait-il déterminé le caractère de l’autre ? N’a-t-on pas dit, avec beaucoup de justesse, qu’il semblait que Corneille fût né Romain, et qu’il eût écrit à Rome ? et dans quel temps les Français ont-ils ressemblé aux Romains ? Quoi ! c’est aux inconséquences, aux folies, aux ridicules de la Fronde, que nous serions redevables de Cinna et des Horaces ! Trouverait-on le rapport le plus éloigné entre le caractère de ces compositions mâles et sublimes, et l’esprit léger et follement factieux des Français de ce temps-là ? Comment cette fermentation passagère cette épidémie politique, qui ne dura qu’un moment, et qui fut remplacée aussitôt par l’idolâtrie prodiguée à Louis XIV, aurait-elle décidé le genre de tragédie qu’a choisi Corneille, Corneille qui, pendant longtemps, ne fit qu’imiter les Espagnols, et qui, depuis Cinna jusqu’à Agésilas, eut constamment la même trempe de génie, la même tournure d’idées et de style, à des époques très-différentes ? Est-il plus vraisemblable que Racine n’ait écrit que pour la cour de Louis XIV, Racine, nourri de la lecture des anciens, idolâtre des Grecs, évidemment formé par eux, épris d’Euripide et de Sophocle, comme Corneille l’était de Lucain et de Sénèque ; entraîné par la pureté de son goût vers les peintres de la nature, comme Corneille l’était, par son caractère, vers tout ce qui était grand, ou ressemblait à la grandeur ? Comment d’ailleurs se permet-on de rétrécir à ce point la sphère d’un esprit tel que celui de Racine ? Quoi ! Andromaque, Phèdre, Iphigénie, Athalie, ces chefs-d’œuvre faits pour toutes les nations éclairées, ne seraient que les tragédies de la cour de Louis XIV ! Et pourquoi n’accorderait-on pas à Racine ce qu’on donne à Crébillon ? Celui-ci, dit-on, fit la tragédie de son caractère et de son génie. Je n’examine point si cette manière de parler est bien exacte ; j’entends ce que l’auteur a voulu dire, et cela me suffit. Oui, sans doute, Crébillon a puisé ses ouvrages dans son génie, et leur a donné la teinte de son caractère ; et en cela il a fait comme Racine et Corneille ; et Voltaire a fait comme tous les trois. Voilà la vérité, et M. Ducis l’a reconnue lui-même lorsqu’il rappelle, dans un autre endroit de son discours, ce principe généralement admis par tous ceux qui ont réfléchi sur les arts, que « le caractère particulier que leur imprime un grand homme dépend toujours de l’empreinte originale et primitive qu’il a reçue des mains de la nature ».

    Au reste, je le répète, forcé de combattre en ce point un de mes confrères dont j’honore le plus les talents, si je le contredis sur des idées essentielles au sujet que je traite, je ne puis m’en consoler qu’en le remerciant encore de l’extrême plaisir que m’a fait son discours, qui m’aurait fait tomber la plume des mains si cet ouvrage n’avait été, pour ainsi dire, voué d’avance à la mémoire d’un grand homme, à qui même je fais de cette manière un sacrifice de plus, celui de mon amour-propre. (Note de l’auteur.)

  5. Henriette d’Angleterre.
  6. Les paroles du duc de Guise : « Ta religion t’a ordonné de m’assassiner ; la mienne m’ordonne de pardonner à mon assassin. » (Note de l’auteur de l’Éloge.)
  7. Corneille.
  8. Racine.
  9. Quoiqu’on se soit proposé de ne faire que très-peu de notes, il s’en présente une ici qui peut être utile à ceux qui la liront avec réflexion. De jeunes têtes exaltées par la vaine prétention de trouver du neuf avant de chercher le raisonnable ont mis en avant un principe fort dangereux, celui de se faire en poésie une autre langue, disent-ils, que celle de Despréaux, de Racine et de Voltaire, qui leur semble usée. En conséquence les uns tâchent de rajeunir celle de Ronsard et de du Bartas ; les autres se font un jargon composé de barbarismes et de figures incohérentes et insensées, et croient s’être bien défendus contre la critique en disant qu’il faut encourager ces hardiesses en poésie, et que ce sont ces fautes mêmes qui prouvent le talent. Ils sont égarés par un faux principe. Sans doute il faut chercher des beautés neuves, et c’est la marque du vrai talent que de les rencontrer. Mais il y a des règles universelles, des données, pour ainsi dire, dans l’art d’écrire, comme dans tous les autres ; et il faut avant tout s’être accoutumé à les observer, parce que sans elles il n’y a point de style. Ce n’est point la violation de ces règles indispensables qui défendent de blesser jamais ni la justesse des idées ni celle des images et des expressions ; ce n’est point l’infraction si facile d’un précepte si important qui peut donner à la diction un caractère de nouveauté. Si cela était, il suffirait d’être bizarre pour être neuf, et extravagant pour être sublime. C’est dans une imagination sensible qu’il faut chercher les beautés d’expression qui ont pu échapper à nos prédécesseurs. Voltaire n’écrit pas comme Racine : ces deux manières sont fort différentes ; mais toutes deux sont subordonnées aux mêmes principes. La combinaison nouvelle et des idées et des termes, voilà ce qui distingue l’écrivain supérieur, en vers comme en prose ; mais il ne doit ni la chercher toujours, ni surtout laisser trop sentir cette recherche. Le grand mérite est de paraître toujours naturel, même lorsqu’on est le plus neuf ; c’est celui de Racine ; et quoique Voltaire ne l’ait pas eu au même degré, parce que le caractère de son génie ne le portait pas à travailler autant ses vers, il s’en faut beaucoup que ce genre de beauté lui soit étranger, comme l’ont dit des censeurs passionnés. Quand il fait dire à Idamé, dans l’Orphelin de la Chine :

    Il vous souvient du temps et de la vie obscure
    Où le ciel enfermait votre grandeur future,


    cette expression est neuve ; mais en est-elle moins juste paraît-elle extraordinaire ? Il n’y a même que les connaisseurs qui fassent remarquer ces sortes de beautés ; mais tous les lecteurs les sentent sans les analyser ; et c’est ce qui fait lire et vivre les bons ouvrages longtemps avant que l’on ait reconnu tout leur prix, (Note de l’auteur de l’Éloge.)

  10. Voyez tome IX, page 12, un tout autre jugement de La Harpe sur la Pucelle.
  11. Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, tome XI à XIII de la présente édition.
  12. Necker, contrôleur général des finances lorsque La Harpe publia l’Éloge de Voltaire, est auteur d’un Éloge de Colbert, couronné en 1773 par l’Académie française.
  13. L’édit portant abolition du droit de mainmorte dans les domaines du roi. (Note de l’auteur de l’Éloge.)
  14. Voltaire avait soixante-quatorze ou soixante-quinze ans quand il fit ce vers, qui est dans l’Épître à l’auteur du livre Des trois Imposteurs ; voyez tome X, page 402.
  15. Il avait fait mettre cette inscription : Deo erexit Voltaire ; voyez page 107.
  16. Tragédie de Lagrange, jouée en 1701 ; voyez tome IV, page 181, et XXXIV, 408.
  17. Fontenelle.
  18. Frédéric II, roi de Prusse.
  19. En 1746 ; voyez la note, tome XXIII, page 205.
  20. J.-B. Rousseau est mort en 1741.
  21. C’est surtout Clément, de Dijon, que La Harpe désigne ici.
  22. Le public instruit et juste nommera sans peine les personnes respectables à qui s’adresse cet éloge. (Note de l’auteur de l’Éloge.)

    — Je pense que les prélats dont La Harpe parle sont Beauvais, évêque de Senez, et de La Luzerne, évêque de Langres, depuis cardinal. (B.)

  23. Tancrède, acte IV, scène V.
  24. C’est Corneille qui, dans son Discours au roi (1676), a dit :

    Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes ;
    Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines.

  25. J. Racine étant mort le 21 avril 1699, son corps fut porté à Saint-Sulpice, et mis en dépôt, pendant la nuit, dans le chœur de cette église, puis transporté à Port-Royal des Champs. Après la destruction de ce monastère, la famille obtint la permission de faire exhumer son corps, qui fut apporté à Paris le 2 décembre 1711, et placé dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont, derrière le maître-autel. La pierre contenant l’épitaphe a été retrouvée, et replacée le 21 avril 1818.
  26. Le cimetière Saint-Joseph, dans le faubourg Montmartre. La tradition disait que c’était aussi là que fut enterré La Fontaine, ce qui est très-douteux. Des os qu’on en retira en 1792, comme étant ceux de Molière et de La Fontaine, furent en 1799, installés dans le musée des Petits-Augustins, et, en 1817, transportés au cimetière du Père-Lachaise.
  27. Les comédiens français avaient représenté, le 1er février 1779, les Muses rivales, ou l’Apothéose de Voltaire, en un acte et en vers libres, par La Harpe.
  28. L’Académie française ayant, pour le sujet du prix de poésie de 1779, proposé l’éloge de Voltaire, La Harpe, membre de l’Académie, avait, contrairement aux statuts et usages, envoyé au concours un Dithyrambe aux mânes de Voltaire, qui obtint le prix ; mais le billet cacheté joint à l’ouvrage ne contenait aucun nom, et d’Argental ayant déclaré que l’auteur du Dithyrambe ne voulait point être connu, le montant du prix fut donné à Murville, dont la pièce avait eu l’accessit.

    Ce n’est pas tout encore. La Harpe avait, du vivant de Voltaire, composé, pour la Galerie universelle, un Précis historique sur M. de Voltaire, qui a aussi été imprimé in-8°.