Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/01

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CHAPITRE PREMIER.
Prudhomme et Loustallot


Un mot sur la presse avant la Révolution. — La presse politique et le réveil de 1789. — L’éditeur Prudhomme fonde les Révolution de Paris « dédiées à la Nation et au district des Petits-Augustins. » — Il cherche à s’adjoindre de jeunes collaborateurs. — Élysée Loustallot. — Sa famille, ses débuts au barreau de Bordeaux. — Il est frappé d’une suspension de six mois. — Il arrive à Paris. — Prudhomme le remarque et en fait son principal rédacteur. — Introduction aux Révolution de Paris.

La presse, cette puissance sans équivalent dans l’antiquité, est née avec les sociétés modernes : on ne peut guère donner que par analogie le nom de journal aux Acta Diurna des Romains. Au commencement du XVIIe siècle, l’usage de l’imprimerie s’étant répandu, le journal paraît sur la scène politique qu’il doit singulièrement élargir. Le premier s’imprime à Venise, à ce que rapporte la tradition, et reçoit d’une pièce de menue monnaie (gazzetta) le nom de Gazette. En 1631, le médecin Théophraste Renaudot fonde à Paris la Gazette de France ; en Angleterre et en Hollande, les journaux se multiplient pendant le règne de Louis XIV, créés pour la plupart dans le but de protester contre les envahissements du roi-soleil. En 1672, Donneau de Visé publie le Mercure galant, et Loret, vers la même époque, la Muse historique.

Au XVIIIe siècle, la presse est représentée en France par Fréron, le fondateur de l’Année littéraire, et l’abbé Desfontaines, deux victimes de Voltaire. Mais Fréron et Desfontaines sont plutôt des littérateurs que des publicistes ; ils négligent complétement l’étude des questions politiques pour critiquer ou insulter leurs ennemis personnels dans le monde littéraire.

Il faut arriver à la Révolution pour voir la presse sortir de terre tout armée, telle que nous la comprenons aujourd’hui. L’ébullition de la pensée nationale, dès le jour de la réunion des notables, se manifesta dans un nombre considérable de journaux rédigés par mille écrivains à la plume éloquente ou spirituelle, comme Mirabeau, Gorsas, Camille Desmoulins, Fréron fils, Marat, Barrère, Cérutti, Mercier, Hébert, Chamfort, Peltier, Rivarol, Royou, et tant d’autres. La presse fut alors une autorité supérieure au trône et rivale de la tribune. Nous n’avons pas l’intention de parler ici de tous ces personnages célèbres à divers titres, dans différents partis. Nous nous occuperons spécialement d’un jeune journaliste admirablement doué, mais peu connu (quoique son œuvre anonyme ait rendu de grands services à tous ceux qui ont écrit sur la Révolution), d’Elysée Loustallot.

On sait peu de chose sur la vie de Loustallot. Les biographes donnent seulement le lieu et la date de sa naissance (d’après Camille Desmoulins), et nous n’avons pu, malgré nos efforts, compléter ces indications insuffisantes. Il est né en décembre 1761, à Saint-Jean-d’Angély[1]. Suivant les traditions d’une famille qui occupait un rang honorable dans le barreau (son père était syndic de l’ordre des avocats), après avoir fait ses humanités au collége de Saintes, il étudia le droit à Bordeaux, et y fut reçu avocat. Mais frappé d’une suspension de six mois par le conseil de discipline, à cause d’un mémoire violent dirigé contre la sénéchaussée de sa ville natale, il vint à Paris au commencement de 1789 et se fit inscrire au barreau. Le jeune stagiaire, sans négliger les affaires de sa profession, se mêla activement aux agitations politiques du temps. Il se trouvait au Palais-Royal le jour où Camille Desmoulins appela le peuple aux armes.

Le 14 juillet 1789, un imprimeur de Paris, Louis Prudhomme, fonda un journal hebdomadaire : « Les Révolutions de Paris, dédiées à la Nation et au district des Petits-Augustins, » avec cette fière épigraphe :


« Les grands ne nous paraissent grands
« Que parce que nous sommes à genoux
« Levons-nous ! »

Ce journal formait une brochure grand in 8o, de 40 à 60 pages, ornée de gravures, de cartes, et paraissait tous les dimanches.

Prudhomme, en habile éditeur, avait cherché quelques jeunes gens instruits et laborieux pour travailler à son journal. Le premier d’entre eux fut Loustallot. L’éditeur avait pu l’apprécier à sa juste valeur en l’entendant plaider au Palais ou discuter dans les groupes. Peut-être même avait-il imprimé quelques brochures de lui[2]. Il chercha à s’attacher le jeune avocat et lui fit des offres sérieuses. Celui-ci n’hésita pas à les accepter. Grâce à son incomparable talent de publiciste, les Révolutions de Paris eurent un succès inouï, qui n’a pas été égalé depuis. Certains numéros furent tirés au chiffre de deux cent mille exemplaires.

Loustallot rédigea à peu près seul les Révolutions de Paris depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au commencement de septembre 1790. Au début, il devait avoir trois ou quatre collaborateurs (Tournon, Prudhomme, Sylvain Maréchal), mais il les absorba bientôt, grâce à sa puissance extraordinaire de travail, et supporta sans fléchir tout le poids de l’entreprise[3]. Il écrivit les soixante premiers numéros, et pendant cette longue période de quatorze mois, aucun journal ne fut plus répandu et ne rendit de plus grands services à la cause révolutionnaire.

Il employa son remarquable talent à défendre les droits de l’humanité et de la justice, à expliquer à la foule les principes fondamentaux sur lesquels repose une société libre. Peu soucieux de popularité (à la façon dont il se dérobait sous le voile de l’anonyme on eût même dit qu’il la redoutait), il n’eut jamais peur de blesser ses amis en relevant les écarts de leur polémique. La France rentrait à peine en possession d’elle-même ; le parti royaliste ne s’avouait pas vaincu, et l’Ami du roi, de l’abbé Royou, les Actes des Apôtres, de Peltier et Rivarol, attaquaient les hommes et les principes de la France nouvelle avec une violence, un cynisme qu’égalèrent rarement Hébert et Marat. Le parti patriote devait laisser à ses ennemis le monopole des injures, et ne pas tout remettre en question en compromettant les intérêts du pays par les exagérations de ses journaux ou de ses pamphlets. La cour n’avait pas encore été mise dans l’impossibilité de nuire ; elle pouvait ressaisir l’autorité morale que les États généraux lui avaient enlevée.

Aussi Loustallot, au début de la Révolution, réagit-il contre les excès de plume et de langage de ses confrères. Malgré sa jeunesse, le rédacteur des Révolutions de Paris ne craignit pas de prêcher la prudence. Ses convictions inébranlables lui donnaient le droit d’être modéré.

Nous prendrons dans la collection du journal, en suivant l’ordre chronologique, et en rappelant les circonstances qui les ont inspirées, les articles ou fragments qui nous sembleront les plus remarquables, et les plus dignes d’être reproduits. Mais il nous paraît convenable de commencer en citant les dernières pages d’une brochure publiée par Loustallot en janvier 1790, sous ce titre : « Introduction à la Révolution, servant de préliminaire aux Révolutions de Paris. » Nous entrerons ensuite de plain-pied dans l’histoire des événements qui suivirent la prise de la Bastille.

L’éminent écrivain raconte dans cet opuscule, avec un style et des développements qui rappellent l’œuvre de Montesquieu, les origines du despotisme. « C’est parce qu’on l’a fait descendre du ciel, dit-il, et qu’on lui a donné une sanction divine, qu’il s’est si puissamment établi… Il y a longtemps que les droits de l’homme seraient réhabilités, sans l’épais tissu dont les prêtres de tous les dieux ont voilé la raison, sans la stupeur dont ils l’ont frappée… S’il s’est trouvé des téméraires qui les aient blessés en raisonnant, ils ont crié à l’impiété, au sacrilège ; et l’on sait combien terrible a été ce cri de guerre. Mais l’Europe est enfin persuadée que l’homme n’est point naturellement impie, qu’il ne l’est point surtout parce qu’il condamne le despotisme sacré. »

Voici la conclusion de Loustallot :

« En se rapportant à l’époque de la convocation des États généraux, on est étonné de voir combien la France diffère de ce qu’elle était, combien le Français libre diffère déjà du Français esclave, auquel il ne restait plus de consolation que dans sa frivolité. L’imagination elle-même est étonnée de l’espace que nous avons franchi en peu de mois. Il y a sans doute des vices dans quelques opérations de l’Assemblée nationale, parce que les hommes ne produisent rien de parfait ; mais le temps et l’expérience, ces grands instituteurs de l’homme, répareront les défauts ou les vices qui auront échappé. Le peuple a sévi sur quelques têtes soupçonnées ou coupables. Nous ne prétendons point autoriser la sanguinaire vengeance ; nous espérons au contraire que désormais la loi seule prononcera la peine. Mais, pour s’en rapporter aux lois, il faut être sur de leur action, et le peuple savait qu’elles n’étaient inflexibles que pour lui. Ne calomnions pas le peuple. Il a été cruel un moment dans la vengeance ; mais on l’opprimait depuis des siècles avec barbarie. Dans une cause aussi importante, il ne faut pas juger d’après l’impression du moment : il faut tout voir et tout peser. C’est ce que nous avons tâché de faire avant de consigner nos pensées dans ce journal. Nous avons suivi tous les mouvements qui ont préparé la séance royale (23 juin) et ses effets. Nous avons vu de près les sensations que produisit à Versailles, le dimanche 12 juillet, le départ de M. Necker et des autres ministres estimés (MM. de Montmorin et de Puységur) ; nous avons vu ce jour-là la galerie de Versailles, d’où les députés des communes, qui y abondaient à pareils jours, s’étaient exilés. On n’y rencontrait que des gens en place, ou des hommes connus pour la part qu’ils prenaient à l’événement (le renvoi de Necker). Quelques observateurs y étudiaient les physionomies : sur les unes on lisait une joie franche ; sur les autres l’anxiété. Nous y entendîmes un député dire hautement, par allusion au renvoi de M. Necker, que le roi s’était purgé avec un gros grain d’émétique. Enfin, après avoir observé dans le château et jusque chez les princes la dissimulation savante ou celle qui se trahit, les premiers mouvements de la joie ou de la douleur, de la surprise ou de l’indignation, après avoir assisté à la tonnante séance du 13 (où l’Assemblée demandait le renvoi des troupes étrangères, et accusait en termes fort clairs la femme et les frères du roi d’avoir excité les troubles) ; après avoir tout vu, jusqu’aux cavaliers et aux chevaux casernés dans l’Orangerie, jusqu’aux hussards postés à l’ombre du parc de Trianon, nous nous sommes renfermés en nous-mêmes pour comparer, et préserver notre jugement de l’enthousiasme, de l’admiration ou de la haine qui exagèrent également. »

Cette introduction est du 30 janvier 1790. En manifestant, six mois après le 14 juillet, sa ferme volonté de rester toujours impartial, l’auteur fait donc sa profession de foi pour l’avenir, et se rend en même temps témoignage pour le passé.

  1. On a donné jusque aujourd’hui l’année 1762 comme date de la naissance de Loustallot. Nous nous sommes adressé à la municipalité de Saint-Jean-d’Angély pour obtenir un document officiel. On n’a pu trouver dans les registres de l’état civil de cette commune l’acte de naissance du rédacteur des Révolutions, mais seulement son acte de baptême, d’après lequel il serait né dans le courant du mois de décembre 1761. Nous donnons le texte de ce curieux document aux pièces justificatives.

    La famille de Loustallot s’est éteinte avec la sœur du publiciste, Marie-Sophie, veuve de François-Charles de Bonnejens, morte à Saint-Jean-d’Angély, le 6 juillet 1854, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Elle était née six ans après son frère.

    On remarquera que l’acte de baptême porte le nom de Loustallot, et non Loustalot, comme l’ont écrit jusqu’ici tous les historiens. Nous avons rétabli l’orthographe véritable que donnait seul Fréron dans l’Orateur du Peuple. Au commencement de la Révolution, la presse défigurait tous les noms propres (d’Anton, Robertspierre, etc.) ; Camille Desmonlins, dans le No 28 des Révolutions de France et de Brabant, a écrit (pages 77-79) le nom de son ami d’une autre façon, Loustaleau.

    Terminons cette trop longue note en remerciant M. A. Jouslain, maire de Saint-Jean-d’Angély, qui a bien voulu mettre à notre disposition les actes de l’état civil de sa commune.

    M. P.
  2. D’après un biographe (l’auteur du Précis cité au chapitre ix), Loustallot aurait traduit des ouvrages anglais, pour vivre, en 1789.
  3. Tous les écrivains du temps, amis ou ennemis, ne voient que Loustallot dans les Révolutions de Paris. Citons seulement une phrase du journal ultra-royaliste, les Actes des Apôtres :

    « Il est constant que M. Prudhomme ne fait qu’imprimer les conceptions de M. Loustallot, qui lui a vendu, moyennant mille écus par mois, tout son savoir-faire, tant que durera la Révolution. »

    (No 112, page 9, note.)