Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/02

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 23-38).



II

LA BELGIQUE MODERNE


Entre la France ardente et la grave Allemagne.
E. V., Charles le Téméraire.


La Belgique est un des carrefours de l’Europe. Bruxelles, cœur d’un immense système artériel de voies ferrées, est éloignée de quelques heures à peine de l’Allemagne, de la France, de la Hollande, de l’Angleterre. Dès qu’on quitte les côtes belges, les plaines sans chemin de la mer s’ouvrent vers tous les pays et vers toutes les races. Ce territoire n’est pas grand, mais c’est un miroir à mille facettes qui présente en raccourci comme un abrégé du multiple univers. Tous les contraires s’y dressent face à face, avec des contours aigus. Le train haletant passe devant les charbonnages, les hauts fourneaux qui, dans un ciel de cendres, clament le verbe en feu du travail ; voici qu’il traverse des champs dorés et de vertes prairies où paissent des vaches bien soignées et superbes ; puis ce sont de grandes villes, où le ciel se hérisse d’innombrables cheminées ; c’est, enfin, la mer — le Rialto du Nord — où s’en viennent et d’où partent des montagnes de cargaisons, où le commerce occupe des milliers de mains. La Belgique est à la fois agricole et industrielle, conservatrice et catholique en même temps que socialiste ; elle est riche et elle est pauvre. D’immenses fortunes s’entassent dans les grandes cités, tandis qu’à deux heures de chemin, dans les mines ou dans les huttes de paysans des existences pitoyables se traînent, en proie à la plus amère pauvreté. Dans les villes deux forces colossales se livrent un combat sans merci : la vie contre la mort, le passé contre l’avenir. Il y a des villes monastiques, isolées entre leurs lourdes murailles médiévales, où sur de noirs canaux aux eaux mortes glissent comme de claires gondoles des cygnes solitaires, — des villes où n’habite que le rêve, des villes closes d’un éternel sommeil. Non loin resplendissent les villes modernes : Bruxelles avec ses boulevards éclatants, avec ses enseignes lumineuses dont la clarté électrique court le long des maisons, avec ses automobiles bruissants, ses rues retentissantes, et toute la fiévreuse convulsion de l’existence moderne, qui tord les nerfs… Contrastes sur contrastes. Par la droite pénètre, flot germanique, la foi protestante ; par la gauche, le catholicisme romain, orthodoxe et magnifique. La race elle-même est le produit de la lutte perpétuelle de deux races : Flamands et Wallons. Ici, les contrastes se défient en toute franchise, clairement et directement : d’un seul coup d’œil on voit toute la bataille.

Mais la pression inexorable des deux races voisines est si violente et si continue, que ce mélange sous l’action d’un ferment nouveau est devenu une race nouvelle. Les éléments autrefois contraires se sont mêlés : on ne saurait les reconnaître dans le produit de leur évolution. Les Germains parlent en français et les Français sentent en flamand. Malgré son patronyme, Pol de Mont est un poète flamand. Verhaeren, Maeterlinck, Van Lerberghe, dont aucun Français n’est capable de prononcer le nom correctement, sont des poètes français. Cette race neuve : la race belge, est forte et l’une des plus capables qui soit en Europe. Le voisinage de tant de cultures étrangères, le contact avec tant de nations si diverses l’ont fécondée. Le travail sain des champs a fait les corps robustes ; la proximité de la mer a ouvert les regards sur l’horizon. Il y a peu de temps que cette race a pris conscience d’elle-même, un siècle à peine, depuis qu’elle a proclamé l’indépendance de sa patrie. Aussi jeune que l’Amérique, cette nation est encore adolescente, joyeuse de sa force neuve. Comme en Amérique, le mélange des peuples et la fertilité d’une terre saine ont ici engendré une belle et puissante race. En Belgique la vitalité est magnifique. Nulle part ailleurs, en Europe, la vie n’est aussi intensément, aussi allégrement vécue. Nulle part comme en Flandre, l’excès dans la sensualité et le plaisir n’est en fonction de la force. C’est dans leur vie sensuelle qu’il faut voir les Flamands, dans l’avidité qu’ils y apportent, dans la joie consciente qu’ils y éprouvent, dans l’endurance dont ils font preuve. C’est dans des orgies que Jordaens trouva les modèles de ses tableaux : dans chaque kermesse aujourd’hui, dans chaque repas de funérailles on les retrouverait encore. La statistique nous apprend que, pour la consommation de l’alcool, la Belgique vient en tête de l’Europe. Sur deux maisons l’une est un cabaret ou un estaminet. Chaque ville, chaque village a sa brasserie, et les brasseurs sont les plus riches industriels du pays. Nulle part les fêtes ne sont aussi animées, aussi bruyantes, aussi effrénées. Nulle part la vie n’est aussi aimée, ni vécue avec plus de surabondance et d’ardeur. Ah ! certes, la Belgique demeure le pays d’intensive vitalité qu’elle fut toujours. Toujours elle a combattu pour sauvegarder son sens de la vie, pour jouir de l’existence pleinement et jusqu’à la satiété. Son exploit le plus héroïque, sa grande guerre contre les Espagnols, fut moins une lutte pour la liberté des cœurs et des esprits que pour celle des sens. Cette révolte désespérée, ce formidable effort n’en voulaient point tant au catholicisme qu’à sa morale, qu’à l’ascétisme, point tant à l’Espagne qu’aux perfidies de l’Inquisition, qu’à la rudesse astucieuse et sombre qui contrecarrait les appétits de jouissance, qu’à la froideur du taciturne et maussade Philippe II. Que réclamaient alors les Flamands ? Rien, sinon la joie de vivre au grand soleil, la liberté dionysiaque, l’avidité impérieuse des sens ! Ils prétendaient ne se mesurer qu’à la règle de leur excessive surabondance. Et la vie a triomphé avec eux. Par toutes les villes et toutes les campagnes ruissellent encore aujourd’hui la santé, la robustesse et la fécondité. Les pauvres eux-mêmes n’y ont pas de visages caves et de membres décharnés. Dans les rues, les enfants qui s’amusent ont de bonnes joues rouges. Les paysans sont droits et solides au travail. Les ouvriers sont musclés et vigoureux comme les bronzes de Constantin Meunier. La plupart des femmes sont des mères fécondes qui témoignent de la puissance génitrice de la race. L’âge ne terrasse pas la force des vieillards, dont la résistance vitale se prolonge et s’affirme. C’est à cinquante ans que Constantin Meunier s’est mis à produire, et c’est vers la soixantaine que des artistes comme Lemonnier et Verhaeren sont parvenus au maximum de leur faculté créatrice. L’activité de cette race semble dévorante. Le sentiment le plus profond en a été buriné par Verhaeren en quelques fières strophes, qui, en même temps, glorifient toute la race indo-européenne.

Je suis le fils de cette race
Dont les cerveaux plus que les dents
Sont solides et sont ardents
Et sont voraces.


Je suis le fils de cette race
Tenace
Qui veut, après avoir voulu
Encore, encore et encore plus ! [1]

Cet effort énorme et continu n’a pas été vain. La Belgique est relativement le pays le plus riche de l’Europe. La colonie du Congo est dix fois plus grande que la métropole. Les Belges ne savent que faire de leurs capitaux. Leur argent inonde la Russie, la Chine et le Japon. Ils participent à toutes les entreprises, et ils sont les maîtres dans les sociétés financières des grandes nations. La classe moyenne ne le cède en rien aux autres pour la santé, la vigueur et la joie de vivre.

L’art d’une belle race, si solide et si saine, ne peut manquer d’être lui-même plein de robustesse et de vitalité. En effet, là où les facilités d’expansion nationale sont restreintes, les besoins et l’activité artistiques s’accroissent. L’imagination des grandes nations est surtout tournée vers les moyens pratiques qui doivent assurer leur développement. L’élite s’y jette dans la politique, dans l’armée, dans l’administration. Partout où la politique se trouve nécessairement limitée, le système administratif réduit, c’est aux questions d’art que se consacrent presque exclusivement les natures géniales. Les pays Scandinaves, autant que la Belgique, en sont un exemple. L’aristocratie des intelligences s’y rue sur l’art et sur la science avec un merveilleux succès. Chez des peuples aussi jeunes, l’instinct vital doit a priori se traduire par une activité artistique saine et robuste ; même s’il y a décadence, la réaction est si violente, la dénégation si catégorique qu’elles sont capables de faire jaillir la vigueur de cette faiblesse même. Seule, une forte lumière engendre de fortes ombres ; seule, une race vigoureuse et sensuelle peut produire des mystiques véritablement empreints de grandeur et de gravité. Car il faut, à une réaction aussi catégorique et consciente de sa fin, autant d’énergie qu’à l’action positive.

L’art belge est comme une haute tour qui repose sur de profondes assises, et, pour qu’il surgît de la glèbe, il fallut un travail souterrain de cinquante années. Après quoi, en cinquante nouvelles années, il fut l’œuvre d’une seule jeunesse, d’une génération unique. Pour être saine, une évolution doit être lente, surtout chez les races germaniques, à qui manquent la prestesse, la souplesse, l’adresse des Latins, qui s’instruisent non pas par l’étude, mais par la vie même. Comme un arbre, anneau par anneau, cette littérature a grandi ; ses racines pénètrent profondément dans cette terre nourricière que les siècles ont fertilisée. Semblable à toute religion, elle a ses saints, ses martyrs, ses maîtres et ses disciples. Le premier, le créateur, le précurseur, fut Charles de Coster, dont la grande épopée : Ulenspiegel est l’évangile des lettres nouvelles. Comme celui de tous les novateurs, son destin fut malheureux. Le mélange consanguin des races se manifeste chez lui sous une forme plus sensible que chez ceux qui lui ont succédé. Né à Munich, il écrivit en français et fut le premier à sentir en Belge. Il gagnait péniblement sa vie en exerçant les fonctions de répétiteur à l’École militaire. Lorsque son premier roman parut, il lui fut difficile de trouver un éditeur, et plus difficile de faire apprécier son œuvre à sa valeur, voire même de rencontrer la plus modeste estime. Et pourtant cette œuvre est admirable : Ulenspiegel, le sauveur de la Flandre, s’oppose à l’antéchrist Philippe II, et ce contraste reste encore aujourd’hui le plus beau symbole du combat de la lumière contre l’obscurité, de la vitalité contre le renoncement. C’est une page immortelle dans la littérature de tous les pays et de tous les temps : c’est une véritable épopée nationale. Cet ouvrage de large envolée marque le début de la littérature belge, tout comme l’Iliade, avec ses héroïques combats, ouvre magnifiquement l’histoire des lettres grecques. À cet écrivain mort prématurément succéda Camille Lemonnier, qui recueillit la lourde tâche et le triste héritage des premiers combattants : l’ingratitude et la désillusion. C’est encore un héros que ce fier et noble caractère. Soldat du premier au dernier jour, il a lutté sans trêve, depuis quarante ans, pour la grandeur de la Belgique ; il a écrit livre sur livre, créé, travaillé, jeté des appels, renversé des barrières. Il n’a point connu le repos jusqu’à ce que Paris et l’Europe n’attachassent plus au qualificatif « belge » la signification dédaigneuse de « provincial », jusqu’à ce qu’il devînt enfin, comme jadis le nom de gueux, d’un vocable honteux, un véritable titre d’honneur. Intrépide, jamais découragé par l’insuccès, cet homme merveilleux a chanté son pays, les champs, les mines, les villes, ses compatriotes, les garçons et les filles au sang bouillant et prompt à la colère. Il a chanté l’ardent désir qu’il éprouvait d’une religion plus claire, plus libre, plus vaste, où notre âme se trouverait en communion plus directe avec la grande Nature. Avec la débauche de couleurs de son auguste ancêtre Rubens, dont la sensualité joyeuse faisait de la moindre chose une fête perpétuelle et jouissait de la vie comme d’une éternelle nouveauté, Camille Lemonnier a su peindre en prodigue toute vitalité, toute ardeur, toute abondance. En véritable artiste, il y a mis toutes ses complaisances et toutes ses dilections, persuadé que l’art n’est que de traduire la poussée ascensionnelle, l’ivresse de la vie. Pendant quarante années, il a ainsi travaillé, et le miracle, c’est que, pareil aux habitants de cette terre, ces paysans qu’il a décrits, chaque année la récolte nouvelle était meilleure, ses livres étaient plus chauds, plus palpitants, plus ardents, sa foi dans l’existence plus lumineuse et plus ferme. Le premier, il prit orgueilleusement conscience de la jeune vigueur nationale. Sa voix alors s’est élevée, et son appel ne s’est pas tu qu’il ne restât plus solitaire : d’autres artistes vinrent se grouper autour de lui. De sa main puissante il les a soutenus et raffermis. Il les a menés au combat, et, sans envie, avec joie, il a triomphé de leurs triomphes, même quand le succès de disciples plus heureux que lui jetait comme un voile d’ombre sur ses propres ouvrages. Et il en a ressenti de la joie, car son œuvre à lui n’est point tant peut-être dans les romans qu’il a écrits : elle est, magnifique et durable, dans la création de toute une littérature.

Il semble que, depuis ces dernières années, tout ce pays déborde de vie. Chaque ville, chaque métier, chaque classe de la société a suscité un poète ou un peintre pour l’immortaliser, comme si toute la Belgique ait uniquement voulu se symboliser dans les œuvres d’art, jusqu’à ce que vînt celui-là qui transformât en poème toutes les villes et toutes les classes, pour en extraire l’âme universelle du pays. Le génie des vieilles villes germaniques : Bruges, Courtrai, Ypres n’est-il pas passé tout entier dans les strophes de Rodenbach, dans les pastels de Fernand Khnopff, dans les mystiques statues de Georges Minne ? Ne sont-ce pas les semeurs et les mineurs qui se sont faits pierre dans les figures de Constantin Meunier ? Une ardente ivresse ne flambe-t-elle pas dans les descriptions de George Eekhoud ? L’art mystique de Maeterlinck et de Huysmans a sa source profonde dans la paix des cloîtres et des béguinages. C’est le soleil des champs de Flandre qui rayonne sur les paysages de Théo van Rysselberghe et de Claus. C’est la démarche gracieuse des jeunes filles et le chant des carillons qui se sont harmonisés dans les poèmes du doux Charles van Lerberghe. La sensualité, l’impétuosité, la fougue de la race ont trouvé leur expression spiritualisée dans l’érotisme raffiné de Félicien Rops. Albert Mockel est le représentant des Wallons. Qui ne faudrait-il pas citer encore parmi ces grands créateurs ? Van der Stappen, les peintres Heymans, Stevens, les écrivains Des Ombiaux, Demolder, Glesener, Crommelinck, qui se sont acquis, par leur allure assurée et leur marche intrépide, l’estime de la France et l’admiration de l’Europe. C’est justement chez ces écrivains, chez ces artistes, qu’on a senti percer, pour la première fois, un sentiment vraiment européen, vaste et complexe, tout nouveau. En effet, pour eux, l’idée de patrie ne saurait se borner au pays belge ; elle embrasse toutes les nations voisines. Patriotes et cosmopolites à la fois, ils sont nés dans ce carrefour de l’Europe auquel viennent aboutir tous les chemins, mais d’où partent aussi ces mêmes chemins…

Dans cette phalange nombreuse, chacun, de son point de vue, avait tracé l’aspect qui lui convenait de sa patrie. Mais voici qu’arriva le plus grand entre tous, Verhaeren, qui eut, lui, la vision, le sentiment, l’amour de « toute la Flandre ». Pour la première fois dans son œuvre, la Flandre fut vraiment unifiée. Il a chanté tout d’elle : la terre et la mer, les villes et les fabriques, les cités mortes et celles qui naissent à l’existence. Il a eu le sentiment très vif que cette Flandre n’était pas une simple province, mais bien le cœur de l’Europe. Sous son impulsion, comme un échange de sang vigoureux s’est fait entre elle et les nations. Il a découvert qu’un horizon s’étendait au delà des frontières. Tous ces particularismes, si longtemps exaltés, il les a mis et fondus dans un même enthousiasme, jusqu’à en faire surgir une œuvre bien vivante : l’épopée lyrique de l’univers flamand. Cette unité et cette beauté que, voilà cinquante années, De Coster ne savait reconnaître dans le présent, cet héroïsme qu’il cherchait dans le passé, Verhaeren les a réalisés dans la Belgique vivante, dans la Belgique d’aujourd’hui. Il est devenu le « Carillonneur de la Flandre », le sonneur qui du haut du beffroi appelait jadis le peuple à la défense du sol, et qui l’exhorte aujourd’hui à l’orgueil conscient de sa force. Cette synthèse, nul autre que Verhaeren ne pouvait l’entreprendre. Seul, il représente tous les contrastes de la race belge, seul il en possède tous les avantages. Lui-même il n’est que contrastes, que forces nouvelles qui divergent et qui sont volontairement ramenées à l’unité. Du Français il a la langue et la forme ; de l’Allemand, la recherche du divin, la gravité et une certaine lourdeur, le besoin d’une métaphysique et l’aspiration panthéiste. En lui ont lutté les passions politiques avec les religions, le catholicisme avec le socialisme. Il est à la fois l’enfant des grandes villes et l’habitant de la glèbe natale. L’instinct le plus profond de sa race, c’est-à-dire la soif immodérée de vivre et l’ardeur fiévreuse de la volonté, fait le fond de sa doctrine et de son art poétiques. Mais, chez lui, la joie de l’ivresse s’ennoblit : c’est la volupté de l’extase. La joie de la chair épanouie n’est plus que la fête de la couleur ; la joie du bruit et du vacarme est devenue celle du rythme qui sonne, éclate, déborde. Cette vitalité insatiable, propre à cette race que ni crise ni catastrophe ne sauraient réduire, s’est ici muée en une loi universelle, une joie de vivre consciente et plus grande.

Quand un pays est devenu fort, il se réjouit de cette force, il a besoin d’en manifester violemment la certitude par un cri de victoire. Walt Whitman fut le cri de l’Amérique enfin puissante. Verhaeren proclame le triomphe de la race belge, de la race européenne. Cette profession de foi en la vie est si joyeuse, si ardente, si mâle qu’elle ne saurait sortir de la poitrine d’un seul homme. Ici c’est tout un peuple jeune qui s’enorgueillit de sa force.

  1. « Ma race » (les Forces tumultueuses).