Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/05

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 61-74).



V

LES MOINES


Moines venus vers nous des horizons gothiques.
Mais dont l’âme, mais dont l’esprit meurt de demain…
Mes vers vous bâtiront de mystiques autels.

E. V., Aux moines.


Dans l’art de Rubens, prodigue et jouisseur, se manifeste le génie de la Flandre en son ardeur de vivre. Mais ce n’est là encore, pour ainsi dire, que la chair de la Flandre ; ce n’en est pas l’âme profonde. Avant Rubens, vinrent les maîtres austères des cloîtres, les primitifs, les van Eyck, Memlinc, Gérard David, Roger van der Weyden. La Belgique n’est pas seulement le joyeux pays des kermesses. La sensualité saine de ce peuple n’absorbe pas toute l’âme flamande. Les lumières vives projettent de fortes ombres. Toute vitalité robuste et consciente engendre par contraste le goût de la solitude et l’ascétisme. Les races élémentaires, qui sont les plus saines — la Russie actuelle, par exemple — contiennent des faibles parmi les forts, des contempteurs de la vie au milieu de ses dévots, des hommes qui la nient à côté de ceux qui la proclament. Tout près de cette Belgique ambitieuse et féconde, il en existe une autre qui se recueille à l’écart et semble sur son déclin. Un art qui ne s’inspirerait que des tendances d’un Rubens ne tiendrait pas compte de ces villes solitaires que sont Bruges, Ypres, Dixmude. À travers leurs rues silencieuses les troupes noires des moines se pressent en longs cortèges, et les canaux reflètent les ombres blanches et muettes des nonnes. Là, au milieu du grand fleuve vital, s’étendent les larges îles du rêve, où les hommes se réfugient loin des réalités. Au milieu même des grandes villes belges, on trouve de pareilles solitudes silencieuses ; ce sont les béguinages, petites cités encloses dans les cités, où viennent, passé l’âge mûr, se retirer des femmes qui renoncent au siècle pour ne plus pratiquer qu’une existence monastique. Autant que la passion de la vie, la foi catholique et le renoncement des cloîtres ne sont nulle part aussi fortement, aussi profondément enracinés que dans cette Belgique, où la joie sensuelle marque par tant de vacarme son débordement. De nouveau se constate ici la polarité des contrastes. À la conception matérialiste du monde vient brusquement s’en opposer une autre, toute spirituelle. Alors que la masse du peuple, saine, robuste, et florissante, accepte la vie en toute franchise et la poursuit de son désir sans trêve, quelques hommes sont là tout près qui se désespèrent et qui ne vivent que dans l’attente de la mort. Le silence de ceux-ci est aussi constant que la jubilation des premiers. La foi austère pousse partout ses noires racines dans cette terre vigoureuse et féconde. Car le sentiment religieux reste toujours vivace, malgré le cours des siècles, au cœur du peuple qui un jour a combattu pour sa foi de toutes les forces tendues. Toute cette Belgique possède une activité souterraine et secrète qui se dérobe facilement au regard superficiel, car elle vit dans l’ombre et le silence. Mais de cette austérité qui se tait et se détourne de la vie, l’art belge a reçu cette nourriture mystique qui communique aux œuvres de Maeterlinck, aux dessins de Fernand Khnopff, de Georges Minne, leur force mystérieuse. Verhaeren, lui aussi, s’est arrêté dans cette sombre contrée. Peintre de la vie belge, ces fantômes d’un passé qui s’évanouit ne lui ont pas échappé. À son premier livre, les Flamandes, il en a ajouté, en 1886, un second : les Moines. Il semble qu’il devait tout d’abord épuiser les deux sources d’inspiration de son pays, avant de conquérir un style personnel et moderne. Les Moines sont le retour de Verhaeren à l’art gothique.

Les moines sont pour Verhaeren le symbole héroïque d’un grand passé. Leur image grave était familière à ses regards d’enfant. Près de la claire maison où se passa sa jeunesse, s’élevait, à Bornhem, un monastère de Bernardins. L’enfant y accompagnait son père à confesse, et, pendant qu’il attendait dans les froids couloirs, il écoutait, étonné et peureux, la voix majestueuse et grave de l’orgue à la basse des chants liturgiques. Vint un jour béni où, avec une immense et pieuse crainte, il reçut, de leurs mains, la communion. De ce jour, ils demeurèrent pour lui, dans toutes les circonstances habituelles de l’existence, comme des êtres étranges, l’incarnation du beau et du suprasensuel, le supraterrestre de son univers enfantin. Lorsque, plusieurs années plus tard, il voulut tracer dans ses poèmes l’image de la Flandre avec toutes ses couleurs ardentes et lumineuses, il lui fut impossible de ne pas chercher à rendre ce mystérieux clair-obscur, aux tonalités austères. Il se retira trois semaines au monastère hospitalier de Forges, près Chimay, où il prit part à toutes les cérémonies du culte, à tous les rites de la vie des moines. Ceux-ci, dans l’espoir de le gagner à la profession monastique, ne lui en cachèrent pas le détail. Mais déjà les relations intimes de Verhaeren avec le catholicisme n’avaient plus rien de religieux : il n’y avait plus en lui qu’une admiration d’ordre esthétique et poétique pour la noblesse romantique de ces rites, qu’une piété morale envers le passé. Il demeura là trois semaines. Puis, il s’enfuit, comme chassé par la poussée lourde des pesantes et tristes murailles. À ce souvenir, il consacra ses vers et dressa en un livre une image monastique.

Ce livre ne voulait être que pittoresque et descriptif. Dans des sonnets précis et nets de contour, le clair-obscur des couloirs conventuels est buriné comme par Rembrandt ; on y voit les heures de prière, la rencontre pleine de gravité des moines, le silence entre les chants liturgiques. Les soirs dans la campagne suggèrent des images religieuses : c’est le soleil au crépuscule qui flambe comme le vin dans le calice, le clocher qui dessine une croix lumineuse dans le ciel, le tintement à l’heure de vêpres qui fait s’agenouiller les épis murmurants. La poésie du recueillement et de la paix y est exprimée, comme l’harmonie de l’orgue, la beauté des couloirs couronnés de lierre, l’idylle poignante du cimetière isolé… On y voit doucement mourir le prieur, et les moines porter les consolations aux malades… Rien ne sort de ce cadre strictement religieux, et le tableau est peint avec des lumières profondes en accord avec le calme grave du sujet.

Mais ici le pittoresque ne pouvait suffire au poète. Le sentiment religieux pose un problème bien trop intime pour que son âme pût être seulement touchée par ses manifestations extérieures même les plus caractéristiques. Le pittoresque est impuissant à pénétrer ce domaine qui, plus que tout autre, échappe au sensuel, qui est même le symbole contraire de la sensualité. La résolution d’un problème spirituel ne ressort pas de la plastique, mais de la psychologie. Aussi voyons-nous déjà Verhaeren jeté hors de la plastique. Une dernière fois, il s’essaie à dresser de sombres statues de moines ; mais, animées de la vie intérieure, elles n’ont plus l’impassibilité du marbre, et s’érigent en symboles de la façon, propre à chacun de ces moines, de servir Dieu. Dans ses moines, Verhaeren développe les différents caractères qui, même sous l’habit monacal, ne cessent pas de se manifester. Ainsi nous dépeint-il les multiples formes de la religiosité : le moine féodal, fils d’une noblesse ancienne, veut conquérir Dieu comme jadis ses pères ont conquis leurs châteaux et leurs forêts, par l’éperon et par le glaive ; le « moine flambeau », ardent et passionné, le veut posséder comme une femme, avec sa passion ; le moine sauvage, qui sort des forêts et ne comprend Dieu qu’à la façon d’un païen, ne sait que craindre le créateur de l’éclair et du tonnerre ; pendant que le moine doux, pareil à un troubadour qui aime timidement et tendrement la mère de Dieu, auprès d’elle se réfugie dans la crainte de ce Dieu. L’un veut atteindre la divinité par les livres et par les preuves ; l’autre ne la peut comprendre, son intelligence est incapable de la saisir, mais il la sent toujours, partout, dans toutes les choses. Tous les caractères de la vie s’y trouvent en opposition brutale, maîtrisés uniquement par la règle conventuelle ; mais ils ne sont encore que juxtaposés, à la façon d’un peintre qui aime d’un même amour toutes les couleurs et toutes les choses, et, sans s’occuper de leur valeur, les place toutes les unes auprès des autres. Entre ces caractères, point de lien intime : le combat des forces, la grande idée sont absents de ce livre. Les vers eux-mêmes ne sont pas libérés, mais semblent obéir à la stricte discipline monastique. « Il s’environne d’une sorte de froide lumière parnassienne qui en fait une œuvre plus anonyme, malgré la marque du poète poinçonnée à maintes places sur le métal poli[1] », dit Albert Mockel, le plus fin critique de l’esthétisme de ce livre. Il est probable que cette insuffisance, Verhaeren l’a sentie lui-même, qu’il a eu conscience de n’avoir pas résolu le problème en absolue poésie : après des années, pour renouveler ces deux ouvrages, il leur a donné une forme différente : les Moines sont devenus la tragédie le Cloître, et les Flamandes, l’immense pentalogie Toute la Flandre.

Les Moines ont été le dernier livre descriptif de Verhaeren, le dernier où il soit resté l’observateur impassible et purement extérieur des choses. Cependant, ici déjà, son tempérament lui interdit de les considérer sans ordre, sans rapport entre elles. Déjà agissent en lui le désir et la joie d’une multiplication et d’une exaltation. Il ne considère plus les moines isolément et sans lien entre eux : il les rassemble tous, en un finale dans une large synthèse. Derrière ces figures se dressent un ordre, régi par une loi mystérieuse, une puissance colossale qui est celle de la vie. Eux, qui ne sont que renoncement et solitude, épars dans les mille cloîtres du monde, ignorants les uns des autres, témoignent aux yeux du poète d’une majestueuse beauté morte dont ils sont les derniers vestiges, d’autant plus grands et d’autant plus beaux qu’ils ont, vivants, déjà perdu le sens de notre époque. Derniers débris du christianisme mourant au milieu d’un monde nouveau, ils surgissent devant nous dans un isolement tragique. « Seuls vous survivez grands au monde chrétien mort[2] ! » s’écrie le poète avec admiration à ceux qui ont bâti la grande maison de Dieu, à ceux qui, depuis deux mille ans, ont donné leur sang pour assurer l’éternité de la blanche Hostie. Il les invoque avec enthousiasme, non pas par amour comme un croyant, mais parce qu’il admire leur énergie intrépide. Ils n’ont pas eu peur de livrer bataille en l’honneur d’un Mort, pour une cause perdue d’avance et pour toujours. Leur beauté n’a plus d’autre fin qu’elle-même, et, solitaires et muets comme les vieux beffrois, ils se dressent au milieu de notre âge. Alors que toute l’humanité tend vers le plaisir ou vers l’or, ils s’enclosent dans la solitude, meurent sans un cri et sans une plainte, et ne cessent de lutter contre un ennemi invisible. Ils sont les derniers défenseurs de la beauté. Mais n’oublions pas qu’à cette époque, Verhaeren identifie toujours la beauté avec le passé. La révélation d’une beauté moderne lui échappe encore. Dans les moines, il célèbre les derniers romantiques ; car il n’a pas encore trouvé la poésie de la vérité, ce néo-romantisme qui dégagera l’héroïsme de la vie ordinaire. Il aime en eux les grands rêveurs, les « chercheurs de chimères sublimes[3] », mais il ne peut leur apporter aucun secours, il ne peut défendre leur bien, car déjà les héritiers sont là qui attendent. Les poètes seront ces héritiers, qui remplaceront la religion de jadis et ses fidèles — et il y a là un très curieux écho de la pensée de David Strauss ; — ils seront les gardiens de la beauté, qu’ils susciteront éternellement. Ce sont les poètes — et déjà surgit l’idéal profond du Verhaeren de l’avenir — qui agiteront comme un drapeau leur foi nouvelle sur le monde, eux « les poètes venus trop tard pour être prêtres[4] » et qui prêcheront un Évangile nouveau. Toutes les religions, toutes les croyances retournent à la mort et à la poussière. Comme Pan, le Christ lui aussi meurt ; ainsi devra mourir et disparaître la dernière et suprême conquête de l’esprit,

Car il ne reste rien que l’art sur cette terre
Pour tenter un cerveau puissant et solitaire
Et le griser de rouge et tonique liqueur.[5]

Dans cet hymne magnifique à la poésie, on sent que Verhaeren commence à revenir du passé et se tourne vers le premier chemin qui conduit au futur. Sous l’empire de sentiments puissants et neufs, l’idée poétique apparaît ici comme une tentative de rajeunissement, comme un devoir, comme une mission : l’étroite observation naturaliste le cède au concept encore vague d’un idéal nouveau qui, au lieu de poétiser la religion, l’identifie avec la poésie.

Si grand que fût dans ces deux premiers livres l’effort du poète pour donner une description réaliste de la Flandre, le présent y conservait encore une nostalgique inclination vers le passé. Tout tempérament s’évade de la réalité. C’était bien dans un sens idéaliste que la Flandre se trouvait décrite dans ces deux livres ; mais cet idéal s’y projetait en arrière. La conception de la beauté qu’avait alors le jeune Verhaeren était conventionnelle et lui avait fait chercher dans les moines le symbole de la beauté, tandis que les vieux maîtres flamands lui représentaient la puissance et l’ardeur de la vie. Il avait encore besoin de recouvrir le présent du costume du passé pour en découvrir l’héroïsme et la beauté, comme maints poètes d’aujourd’hui qui, pour peindre des hommes dans toute leur force, situent leur drame à l’époque de la Renaissance, ou, pour atteindre la beauté, revêtent leurs personnages de tuniques et de robes grecques. Verhaeren ne saurait encore trouver la force et la beauté dans la réalité des choses qui nous entourent. Aussi a-t-il rejeté cet ouvrage. Dans la distance qui sépare l’œuvre ancienne de la nouvelle, on peut mesurer avec fierté l’extraordinaire chemin qui, du poète traditionnel, conduit au poète vraiment contemporain.

Le contraste intérieur qui divise la nation belge, ce combat entre le corps et l’âme, entre la joie de vivre et le désir de la mort, entre la jouissance et le renoncement, l’alternative entre le oui et le non, tout cela est déjà marqué dans le contraste des deux livres, pas encore de main de maître, sans doute, ni dans toute la lumière de la réalité. Chez un poète vraiment sensible à l’émotion, ce contraste ne pouvait rester purement extérieur : il devait se résoudre à poser un problème intime, qui devait aboutir à un choix personnel entre le passé et l’avenir. Ces deux conceptions du monde, héritées toutes deux avec le sang, le poète en a pris conscience : s’il leur est possible de rester en bonne intelligence dans les réalités, elles doivent entrer en conflit dans l’esprit de ce poète : celui-ci doit prendre une décision, une décision violente, ou, mieux encore, une décision motivée par une conciliation intérieure. Placé devant ce contraste : affirmer ou nier la vie, le poète sent s’élever en lui un combat pour la conception du monde. Ce combat dura dix ans : ses terribles crises tourmentèrent si bien la vie de l’artiste et de l’homme qu’elles faillirent le mener à l’anéantissement. La grande inimitié qui divise le pays semble avoir pris son âme pour champ clos. Le passé et l’avenir y engagent un combat singulier, mortel et destructeur, afin d’ériger une synthèse nouvelle. Mais ce n’est qu’au prix de semblables crises, de si impitoyables combats entre leurs propres forces, que grandissent les hautes conceptions du monde et que se scelle leur réconciliation.

  1. Albert Mockel, Émile Verhaeren.
  2. « Aux moines » (dans les Moines).
  3. « Aux moines » (les Moines).
  4. « Aux moines » (les Moines).
  5. Id. (idem).