Émile Zola : l’homme & l’œuvre/L’idéal de Zola

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L’idéal de Zola

Du naturalisme examiné à ces trois points de vue : la philosophie, la science et la morale, arriver à conclure à l’idéal dans le naturalisme, semblerait un non-sens à un homme de bon sens ; mais Zola, qui est toujours en avant en fait de contradictions, s’est bien gardé de ne pas commettre celle-là. Félix Pyat, dans la Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, 15 novembre 1887, p. 88, dit : « Après le soleil romantique, voyons sa lune. Après Danton, Hébert ! Après l’héroïque, le cachectique ! Après le romantisme noble, nous l’avons bourgeois, puis crapule ! Tout le déclin avec l’accélération ordinaire de la chute des corps. Les gros mots succèdent aux gros mots : le grand monde, le demi-monde et l’immonde ! Marion, Camélia et Nana. Marion avait du moins un reste de cœur, d’idéal et d’honneur. C’est encore une femme voulant l’impossible sans doute, se refaire vierge à force d’amour. Mais Nana, sa petite-fille, plus vile et plus basse création d’un art plus vieux, ne veut que se faire riche, pas même ! Plus rien de féminin, d’humain, une chienne, et non plus de Lesbos, mais de Lourcine, Sapho moins la lyre, plus la lèpre, ayant une maîtresse pour amant. Nana, c’est Marion pourrie. Pornographie et pathologie…, l’épopée du chancre. Allons, le fer et le feu ! Zola opère ! Baissons le rideau !

» Rien d’ailleurs de plus dénaturé que ce naturalisme, de moins vrai que ce réalisme, la plus haute vérité étant la plus vraie et la plus noble nature, la plus naturelle. La fleur est au moins aussi vraie que le fumier.

» Que le chef de l’école, sans être beau comme Raphaël, prenne la peine de se regarder dans sa glace : il pourra voir que la nature lui a mis tête et cœur au-dessus du ventre ; et s’il ne se voit qu’à partir du ventre et du bas-ventre, c’est la vérité animale et la nature végétale de Bichat, la bête et la plante qu’il voit, et non l’homme, non le cerveau d’Émile Zola. Le lecteur français veut être respecté… et le naturalisme, quoi qu’il dise, est bel et bien le romantisme, mais inférieur ; car il veut aussi l’art pour l’art, mais l’inexprimable. C’est un balzacate d’Hugo, tenant plus du prosaïque que du poétique, mais c’est Balzac gâteux et gâté. Son vrai maître, son dab, comme il l’appelle, est donc l’auteur de la Comédie humaine. Y a-t-il une comédie bestiale ? N’importe ! ne chicanons pas le titre… pour l’œuvre. Dans cette œuvre ambitieuse, l’encyclopédie des passions, qui prétend contenir toute l’humanité, pas moins, il ne manque, ma foi, rien que la plus noble des passions humaines. Balzac, qui croit avoir tout vu…, a coudoyé Barbès et Vidocq, Balzac a vu Vidocq et n’a pas vu Barbès. Mêmes lunettes du maître à l’élève et même myopie. L’auteur de l’Assommoir, qui a pu voir l’ouvrier Varlin, n’a vu que l’ouvrier Coupeau. Pourquoi ?… Selon la loi d’évolution biologique, le supérieur passant par l’inférieur, l’artiste peut toujours faire un type inférieur à lui-même, un supérieur, non. Ainsi Zola peut faire des sous-Zola, mais pas des sur-Zola.

» L’exemple est le plus fort des préceptes, parce que son influence est la plus directe des leçons. En morale, en religion, l’exemple inculque la leçon. Sans doute, le médecin n’est pas la maladie. Mais Pasteur n’inoculerait pas volontiers la rage à l’homme sain… La santé publique exige l’enlèvement des boues, l’assainissement des rues, la propreté des maisons, défend les boissons et les viandes gâtées, prescrit la pureté de l’eau, de l’air, et avec raison. Mais il y a aussi une hygiène morale comme une hygiène physique. C’est ce que le naturalisme semble ignorer. Il est en contravention flagrante contre la salubrité publique. Son chef est un artiste laborieux, consciencieux, mais travaillant plus son cadre que sa toile, entretenant rigoureusement un feu de coke sans flamme, terne et gris, mais sans fumée, d’un style verbeux comme ses deux maîtres, mais plus clair parce qu’il est plus plat, n’ayant ni l’emphase d’Hugo, ni la préciosité de Balzac, quoiqu’il en ait le descriptif et surtout l’adjectif, mais ayant moins qu’eux encore le sens moral. Il voit encore plus bas. Quand il socialise, car ils y arrivent tous, même M. de Bismarck, son naturel revient au galop. Ainsi, dans Germinal, il salit comme à plaisir son héros qui, au moment de l’action, oublie sa cause pour sa « rousse », se souillant gratuitement, sans aucune logique, car son amour n’est que secondaire et n’est plus qu’un rut animal et anormal, hors de saison et de raison, survenant là pour le besoin, j’allais dire du scandale…, pardon ! du succès, un tribut à l’érotisme et aux clients, indigne de l’auteur et de son talent. Il n’y a qu’un mendiant de profession qui se fasse des plaies pour gagner l’attention et les sous.

» Je ne dis rien de trop, ni même assez peut-être, vu le danger de l’œuvre. Je vois là, honte et ironie. Plus le talent est grand, plus il est coupable. La responsabilité égale la capacité. Et je n’hésite pas à dire, avec un autre peu suspect de pruderie, avec Vallès, que l’auteur de l’Assommoir a calomnié l’ouvrier. J’ajoute qu’il a calomnié le paysan et un peu le bourgeois…, toute la France. Et la preuve, c’est que le peuple proprement dit le lit peu. La clientèle est riche.

» L’art pessimiste qui ne voit dans le monde que le mal, dans la ferme que le fumier, dans la maison que le closet, dans la ville que l’égout, et dans l’homme que l’anus…, nous voilà en plein culte du dieu Stercus ; l’art plus bas même que le quadrupède, qui étale ce que le chat cache, qui, pareil aux cloportes et autres coprophages, grouille et vit dans le prurin ; l’art abject et infect qui ne sent pas que le fumier est mortel, s’il n’est enfoui ; l’art inhumain qui ne comprend pas que nature, son modèle et son maître, fait monter et non descendre l’homme de la bête, évolue de bas en haut, tend sans cesse à élever ses œuvres de la bête à l’homme, et que l’homme étant la plus haute forme de création, l’art le plus humain est le plus naturel et le plus vrai ; l’art donc des Coupeau et des Nana a beau se dire naturaliste, il est contre nature ; ses formes ne peuvent entrer avec les marbres au musée du Louvre, mais avec les cires, au musée Dupuytren. »

Cette longue citation d’un maître, en pensée et en style, est, certes, la conclusion la plus logique et la plus énergique qu’il m’était possible de choisir à mes considérations ; j’eusse hésité devant une forme aussi impitoyable et aussi mordante ; mais elle est aussi l’argument le moins discutable contre l’idéal ou l’idéalisme du naturalisme. L’idéal, défini dans son essence même, est une ardente aspiration vers une idée pure, non encore réalisée, mais réalisable ; c’est l’humanité évoluant vers la perfection. Indiquer l’essence et le but de tout idéal, n’est-ce pas condamner le roman expérimental au terre à terre de la matière, aux vulgarités grossières de l’humanité, à l’idéal du laid, le contraire de l’idéal du beau ! J’avoue, en lisant le supplément du Journal, 10 décembre 1893, qui, au banquet de la Plume, a fait circuler, à propos de l’attentat à la Chambre des députés, cette note : « Mon cher confrère, veuillez nous donner, en une phrase écrite de votre main, votre impression sur l’explosion de ce soir, à la Chambre des députés ; » que je ne comprends pas ce qu’a voulu dire, en style sibyllique, le pontife du naturalisme : « Aux époques troublées, la folie souffle, et la guillotine pourra encore moins qu’un idéal nouveau. Émile Zola. » Qu’est-ce que ce nouvel idéal et que pourra-t-il de plus que la guillotine ? Si c’est une folie qui souffle, aux époques troublées, quel remède est plus radical que la guillotine ? Un idéal nouveau pouvant plus sur la folie qui souffle que la guillotine…, c’est un tel casse-tête qui mène à un casse-cou, que pour en sortir, on demanderait presque à entrer à l’Académie. En tout cas, en lisant Zola qui se donne de l’idéal, comme celui qu’il donne au banquet de la Plume, en compulsant ses nombreux admirateurs qui lui en accordent plus qu’ils n’en eurent jamais, je cherchais, fourbu, désespéré, jetant ma plume impuissante à tous les naturalistes, un idéal que je ne trouvais nulle part, pas même en bas, bien bas, où il me semblait qu’il devait couver des microbes, quand Zola m’a enfin tiré d’embarras, en m’annonçant un idéal nouveau. Un idéal à naître sûrement, car sans cela aurait-il le cœur assez naturel pour en refuser la recette idéale au gouvernement ? Les anarchistes alors n’auraient plus qu’à remiser leurs boîtes à sardines, car partout on lirait en grosses et énormes lettres : Émile Zola, l’Idéal nouveau, recette infaillible contre les bombes et autres engins naturalistes…, non, anarchistes, connus… Voilà, grâce à un bout de journal tombé par hasard sous mes yeux, ma conclusion sur l’idéal de Zola, toute trouvée. Je ne pouvais rêver mieux.