Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Un naturaliste en cour d’assises

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UN NATURALISTE
EN COUR D’ASSISES




Si l’attrait seul du réel était l’amorce qui entraîne le public à porter son argent à un auteur qui lui sert un réel plus ou moins naturaliste, il n’est pas douteux qu’il se porterait de préférence dans les tribunaux où les juges, tous les jours, pratiquent sur un réel vrai, nature. Et, de fait, il y aurait tout bénéfice pour lui, il y trouverait gratuitement un réel imprévu, authentique et toujours nouveau ; au lieu que, dans le roman, il ne jouit que d’une nature modifiée, remaniée, pastichée et surtout exagérée : le juge procède sur mesure et avec mesure, le romancier opère contre mesure et outre mesure. Et, pourtant, on lit plus le roman qu’on ne fréquente la cour d’assises, bien que l’une soit plus naturelle que l’autre ; pourquoi ? Parce que la cour, respectueuse des mœurs, impose souvent à la curiosité publique la barrière légale du huis clos, et que le livre, au contraire, escomptant et sollicitant ses appétits, lui ouvre ses pages les plus émoustillantes. Le garde même qui défend l’entrée du tribunal, où l’on juge la victime inconsciente du livre immoral, non seulement le laisse lire, sans protester, à côté de lui, mais il y jette un coup d’œil curieux : on condamne l’effet et on laisse la cause impunie. L’effet, qui se nomme dans le naturalisme, le document humain, avait, sans nul doute, des passions, mais elles étaient à l’état latent, elles dormaient, elles se taisaient du moins ; il a suffi d’une ligne pour les réveiller, d’une page pour les exciter et d’un chapitre pour les lancer dans l’action criminelle. Oui, tel était innocent, hier, n’ayant pas lu, qui, demain, sera coupable, après avoir lu : le livre est la mèche enflammée qui communique à un dépôt de dynamite.

Si, descendant dans la conscience et dans les souvenirs des accusés, les juges leur demandaient quel fait, quelle circonstance, quel exemple, quelle lecture, quel entraînement les a poussés à la faute ou au crime, combien peut-être répondraient : cette feuille, ce livre, ce journal, cette peinture ! Coupables, certes, devant la loi, ils auraient néanmoins le droit d’accuser impitoyablement ceux qui auraient provoqué leur culpabilité. Parmi ces crimes, ces vices, ces passions, ces infamies, ces monstruosités parfois invraisemblables, qui viennent, comme ces épaves pourries que charrient les fleuves et les égouts, échouer sur les bancs de la cour d’assises, n’y en a-t-il pas une moitié qui sortent de certains livres naturalistes, comme les vers de la charogne ? Comparez, d’aussi haut que tombe le vice, d’aussi bas que monte le crime ; non seulement le coupable de la justice n’est pas pis que le héros du roman, mais souvent celui-ci est plus taré que celui-là. Pourqui donc l’un est-il puni et l’autre non ? Le premier est-il frappé par la loi parce qu’il est une victime du romancier, et le romancier est-il toléré parce qu’il fait des milliers de coupables ? Ce sont des contradictions étranges, je le veux bien, mais ce sont des contradictions, pour ainsi dire, forcées et fatales ; la loi atteint le fait brutal, l’acte matériel, bien qu’il soit presque toujours individuel, mais il épargne le fait intellectuel, l’acte littéraire qui névrose l’intelligence et tuberculose la morale. En résumé, l’écrivain est comme le général, ils ont tous deux les immunités de la loi et les bénéfices de la renommée, et la qualité de leur gloire tient à la quantité du mal qu’ils ont fait : l’homme qui tue vingt mille hommes est un héros ; celui qui n’en tue qu’un est un assassin ; l’écrivain qui séduit cent mille filles, est un auteur illustre ; son lecteur qui abuse d’une, déjà séduite par le roman, est un criminel. Étrange morale légale !

Ces réflexions, plus qu’étrangères à mes études littéraires, me sont suggérées par un procès retentissant, en cour d’assises, le procès d’un naturaliste qui a été jugé hier… ou qui le sera demain. Les procès passionnels sont de tous les temps et de tous les pays, mais ils abondent surtout quand les livres deviennent les complices des mœurs : or, le naturalisme, par sa nature même, qu’il le veuille ou non, est l’école préparatoire du vice et du crime, le fournisseur, sui generis des tribunaux.

Mais arrivons à la cause. Un journal du soir, 189…, donne, en dernière nouvelle, qu’un crime a été commis, presque au moment de la mise sous presse, dans un hôtel, 61, rue Monsieur-le-Prince. Un jeune étudiant aurait tué une blanchisseuse du quartier, qu’il avait attirée dans sa chambre ; l’assassin est arrêté, mais la victime est morte. À demain les détails. Le lendemain, la grande et la petite presse, ayant lancé la nombreuse armée de ses reporters, toujours bien renseignés, s’empruntaient avec ensemble les mêmes renseignements fournis par la police et les publiaient avec quelques variantes de style et d’orthographe. Je les résume.

L’étudiant en médecine se nomme Émile Rougon, fils naturel de Clotilde Rougon, dite Saccard, et du docteur Pascal Rougon, frère de Eugène Rougon, l’ex-vice-empereur ; il est né à Plassans, en 1874. Descendant, par l’inceste de l’oncle et de la nièce, de cette famille, bien connue, des Rougon-Macquart, dont l’histoire sociale et naturelle, augmentée d’un arbre généalogique, a été écrite en vingt volumes in-18 jésus, il semble que l’enfant de tant de vices, que l’héritier de tant de crimes, ne pouvait-être qu’un coupable. « Ah ! notre famille, que va-t-elle donner ? à quel être aboutira-t-elle enfin ? Qui savait d’où naîtrait la branche saine ? Peut-être le sage, le puissant attendu, germerait-il là ? » (Docteur Pascal, p. 338)… Ce fils né des enlacements terribles d’un vieillard dévoré par sa continence ascétique, et d’une jeune vierge brûlée par les ardeurs d’une passion longuement attisée, ne devait-il pas être la victime de ses passions… héréditaires, et tout leur sacrifier ? Aimant la science, comme son père, le naïf thérapeute de Plassans, il est venu à Paris, après de brillantes études, pour suivre la même carrière ; il a suivi les cours de l’école de médecine, étonnant ses professeurs par son ardeur à l’étude et ses aptitudes spéciales ; il annonce un savant et un maître ; mais, passionné comme sa mère, et comme elle, aimant l’amour d’enthousiasme pour lui-même, il s’est donné entier, fou, à la première femme qui a mordu sa chair. Cette femme, ou plutôt cette jeune fille, élevée dans le malheur, belle, courageuse et forte, est Adélaïde Lantier, blanchisseuse, 10, rue de Vaugirard ; née à Nouméa, en 1873, elle est la fille de Étienne Lantier, déporté dans cette colonie ; descendante de Gervaise, sa grand’mère, une Macquart, elle est la cousine de Émile Rougon, son meurtrier. Installée depuis peu à Paris, où elle a suivi son père amnistié, elle est entrée, pour aider plus vile sa famille, dans une blanchisserie qui a des étudiants pour clientèle principale. En venant chez sa blanchisseuse, l’étudiant Émile Rougon a remarqué la jeune ouvrière et a reçu, en pleine poitrine, le coup foudroyant d’un amour irrésistible ; il s’est empressé, par une mimique que comprennent toutes les femmes, par quelques mots ardents et même par des billets incendiaires, de faire partager sa passion. Mais rien n’y a fait ; éconduit par le silence modeste et par la réserve froide et digne d’Adélaïde, au lieu de renoncer à cet amour, il s’est décidé à le rendre plus provocant et même à l’imposer par tous les moyens.

Cette résolution n’attendait plus qu’une occasion pour éclater terrible et criminelle. Hier, la jeune blanchisseuse montait, à la nuit, 63, rue Monsieur-le-Prince, dans la chambre d’Émile Rougon, pour lui livrer son linge ; le jeune homme, obsédé toujours par son amour, lui en refit l’aveu, dans un accès de folle passion, et la supplia de le partager… Que s’est-il passé alors ? Fût-il violent ? A-t-elle ri de ses prières et de ses rages ? S’est-elle vigoureusement défendue de ses brutalités ? On ne sait… Mais quand un cri suprême de douleur et d’agonie a attiré de nombreux voisins dans la chambre, on a trouvé l’étudiant, debout, un poignard rouge de sang à la main, et couché sur le lit, la poitrine trouée d’un coup terrible, le cadavre, encore palpitant, de la jeune fille. On a arrêté et conduit le meurtrier au commissariat, pour ainsi dire inconscient de ce qui s’était passé, avouant et reconnaissant son crime, mais protestant néanmoins de son innocence, ou plutôt de son irresponsabilité.

Un juge d’instruclion a été nommé, mais rien de nouveau n’ayant modifié les faits précédents, son rôle s’est borné à les constater et à établir, d’après eux, l’acte d’accusation qui envoie le coupable devant la Cour d’assises.

Le jour du procès est arrivé ; la salle est comble, on dirait une première de l’Opéra-Comique, celle de l’Attaque du Moulin, par exemple ; beaucoup de dames du grand monde, du demi et même de l’autre, genre Nana et Pot-Bouille ; des hommes aussi, mais mêlés, comme le jour du grand prix, on ne peut s’y méprendre, ce sont des habitués de la Curée, de l’Argent, du Ventre de Paris, de la Joie de vivre, du Bonheur des Dames, d’Une page d’amour ; quelques adeptes, mais moins nombreux, de l’Assommoir, de Germinal, de la Bête humaine, de la Débâcle. On sent que ce public, tout spécial, à cause de cette affaire, attend, on ne sait quoi, mais il attend un fait quelconque, un incident peut-être naturaliste, qui, tout à coup, surgira du procès.

La Cour entre, le jury est à sa place, l’accusé est introduit. Il est moyen, pâle, de cette matité chaude et volcanique du Midi ; son torse est vigoureux, nerveux et râblé ; sa barbe naissante et noire corrige, par une certaine timidité pubère, la dureté métallique du regard ; son nez droit et ferme accentue la volonté énergique de la figure ; son front, aux arêtes bombées, indique l’intelligence, mais une passion absolue, presque fatale ; sa lèvre ironique et froide doit formuler la science du néant, le théorème ataviste de la jouissance matérielle, le système du naturalisme dans ses fatalités les plus cruelles, mais elle ne sourira jamais à la certitude de l’au delà, aux sacrifices de la vertu, aux dévouements du devoir et aux rêves de l’idéal humain et divin. On devine que cet adolescent, fait homme par le crime, se courbe, vaincu, devant une loi sociale qu’il ne peut briser, mais qu’il se dresse, méprisant et révolté, devant une loi divine qu’a rayée le Roman expérimental.

Le Président. — Accusé, levez-vous ; votre nom, votre âge, votre profession, votre lieu de naissance ?

L’Accusé. — Émile Rougon, vingt ans, étudiant en médecine, né à Plassans.

Le Président. — Comment avez-vous connu votre victime ?

L’Accusé. — En allant dans la blanchisserie où elle était ouvrière.

Le Président. — Saviez-vous qu’elle était votre cousine ?

L’Accusé. — Je l’ignorais, son nom n’ayant jamais été prononcé devant moi ; mais s’il l’eût été, j’étais trop familier avec l’arbre généalogique de ma famille pour ne pas le savoir. Au reste, cela n’eût en rien changé mon amour. Je l’aimais parce qu’elle était femme ; dès la première fois où je l’ai vue, elle m’a pris le cœur tout entier, et non parce qu’elle était ma parente.

Le Président. — Regrettez-vous de l’avoir tuée ?

L’Accusé. — Je le regrette, parce que je l’aimais, parce qu’elle me manque ; mais si elle ne devait jamais m’aimer et me repousser toujours, je l’aime mieux morte que vivante ; elle est toujours mienne par le souvenir ; elle m’appartient même par mon crime.

Le Président. — Mais votre réponse est absolument cynique ; c’est la négation de toutes les lois divines, humaines et sociales ; vous rayez Dieu et vous ramenez l’homme aux instincts de la bête humaine !

L’Accusé. — Je ne suis pas si savant que vous le dites, Monsieur le Président. Si vous aviez lu l’histoire naturelle et sociale de ma famille, en vingt volumes, ou seulement : Le Docteur Pascal, mon père, ce livre dernier qui est le résumé de toute la série, la synthèse de l’œuvre entière, une sorte de conclusion générale, vous verriez que notre historiographe, M. Émile Zola, réduit scientifiquement l’homme au réel, c’est-à-dire à l’état de nature. Sa machine est organisée pour l’amour, pour le bonheur, pour le plaisir, il a le droit d’aimer, d’être heureux et de jouir. « En dehors de l’anéantissement, il n’y a pas de bonheur durable, et la science, à moins qu’elle ne fasse faillite, doit, par l’unique bienfait possible des vérités lentement acquises, augmentées toujours, donner à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur ; tout se résume dans la foi ardente en la vie. Il faut marcher avec la vie qui marche toujours… Il faut avoir l’esprit ferme, la modestie de se dire que la seule récompense de la vie est de l’avoir vécue bravement en accomplissant la tâche qu’elle impose. Mais le mal n’est plus qu’un accident encore inexpliqué » (Docteur Pascal, p. 338). Ce qui veut dire, en simple prose dépouillée de tout artifice scientifique, vous êtes une machine à passions, à vices, qui doit finir vite et absolument ; mettez en fonctions ces vices et ces passions, c’est le but de la vie, en supprimant même ce qui les gêne. Je suis naturaliste et j’ai agi en naturaliste, logiquement je ne pouvais pas être sans l’être.

Le Président. — Vous pouviez vous épargner cette longue citation, Zola ne fait pas loi ici, son œuvre n’est pas un article de… code.

L’Accusé. — Pardon, je ne pouvais pas ne pas le citer, il est mon excuse et ma défense, car sans lui je ne serais pas ici.

Les dépositions des témoins à charge n’ayant fait que confirmer toutes les circonstances, d’ailleurs non contestées, du crime, nous les passerons. Parmi les témoins à décharge, on remarque quelques étudiants en médecine qui parlent de la douceur, de l’aménité et de la bonne camaraderie de leur condisciple, et quelques-uns de ses illustres maîtres qui certifient son ardeur au travail, ses grandes aptitudes médicales et son caractère ardent et passionné, mais pondéré par une intelligence très droite. La défense, comptant beaucoup sur le témoignage du chef de l’école naturaliste, l’avocat l’avait fait citer, mais le témoin a cru devoir se dérober à la curiosité publique, ou peut-être a-t-il jugé prudent de se soustraire aux responsabilités de ses doctrines naturalistes. L’avocat de l’accusé ayant fait constater l’absence injustifiée du principal témoin à décharge, la parole est donnée, par le président, au procureur général qui a tenu à soutenir l’accusation dans ce procès retentissant, dit fin de siècle. Ne pouvant donner in extenso son éloquent réquisitoire, nous nous contentons d’en reproduire quelques passages.

« Je ne me dissimule pas les difficultés de ma tâche ; en voulant frapper un coupable, j’atteins, je ne dirais pas un innocent, mais un écrivain que beaucoup se figurent, en raison du bruit et de la réclame qu’il fait autour de son œuvre, être au-dessus de toute appréciation et de toute attaque ; en vous demandant d’appliquer toutes les sévérités de la loi à ce précoce assassin qui donne la mort parce qu’on lui refuse de l’amour, je semble accuser de complicité l’auteur qui, par ses doctrines matérialistes, a armé la passion brutale et bestiale de cet adolescent contre l’innocence de cette jeune fille.

» Si, représentant inflexible de la justice et de la société, je vous réclame la tête qui, ravagée par des doctrines aussi funestes, semble avoir agi sous cette influence, ne m’accuserez-vous pas d’épargner la tête qui a pensé et inspiré des insanités aussi dangereuses ; si je flétris la main qui a pris le poignard et qui a frappé, ai-je le droit d’amnistier, par mon silence, la main qui l’a présenté et qui l’a dirigé ? Oui, ma tâche est lourde et cruelle ; où est le vrai coupable ? Est-ce celui qui a commis l’acte moral, le livre, ou celui qui a commis le fait brutal, le meurtre ? Tant valent l’auteur et ses livres, tant vaut le lecteur, vous dira la défense. Le coupable, ajoutera-t-elle, élevé dans un milieu plus honnête, nourri de doctrines saines et fortifiantes et protégé, contre ses passions, par la connaissance éclairée de ses devoirs divins et sociaux, n’eût probablement jamais songé au crime, mais un livre, plusieurs livres ont paru et lui ont dit : « Il n’y a de vrai que le réel dont tu dois jouir, et de scientifiquement positif que la nature telle que tu la vois, qui t’appartient ; tout est matière, c’est à la plus intelligente et à la plus forte à s’approprier celle qui l’est moins. » Comment sa passion et ses vices pouvaient-ils résister à ces leçons naturalistes ? Cet argument eût gêné mon réquisitoire ; j’ai tenu à vous le soumettre loyalement, pour mieux le combattre. Ma conviction, en effet, après avoir relu les vingt volumes consacrés à l’histoire naturelle et sociale de cette étrange famille des Rougon-Macquart, et avoir consulté les autres ouvrages du même écrivain, qui en sont les pièces justificatives ou laudatives, est qu’on ne peut en présenter un plus avantageux pour la défense, là est toute la moelle du système naturaliste, par conséquent la cause morale de l’acte criminel de l’accusé.

» Chaque homme qui jouit de la plénitude de ses facultés intellectuelles est absolument responsable de ses actes, quels qu’en soient la cause et les motifs, par rapport à la société, dès l’instant qu’il menace sa sécurité et qu’il tombe sous ses lois : on l’attaque, elle défend et se défend. Si le coupable avait le droit de faire remonter la responsabilité de sa faute ou de son crime jusqu’au livre qu’il a lu, jusqu’à la doctrine qu’on lui a enseignée, jusqu’à l’exemple qu’il a reçu, jusqu’à l’entraînement qu’il a subi, jusqu’à l’injustice dont il a souffert ou jusqu’au rêve qu’il a fait, qui ne serait innocent devant la loi ? Dans ce siècle, qu’on pourrait appeler le siècle des appétits, tout le monde est impatient de jouir, et de jouir par tous les moyens ; les uns se révoltent contre les injustices et les inégalités sociales, prétendant qu’ils ont droit à un travail plus équitable, à une nourriture moins incertaine et à une répartition plus juste des bénéfices égalitaires de l’humanité ; les autres, toujours mécontents de ce qu’ils ont, aspirent continuellement à des faveurs nouvelles et ne s’occupent de leurs semblables que pour se satisfaire à leurs dépens ; que deviendraient alors l’ordre et l’équilibre d’un peuple si la loi n’était là pour endiguer les prétentions des uns et les ambitions des autres ? Ces considérations ne me sortent pas de mon sujet, elles m’y ramènent, car, dans l’accusé qu’il y a aujourd’hui devant vous, vous voyez un révolté et un jouisseur, qui vous disent : « La République sera naturaliste ou elle ne sera pas, » c’est-à-dire : ou elle accepte les doctrines matérialistes qu’on m’a enseignées, et elle n’a pas le droit de condamner celui qui les pratique, ou elle ne les acccepte pas, mais elle les laisse passer et les approuve même par sa neutralité ou son indiflerence ; et alors de quel droit punit-elle celui qu’elle devait protéger contre de pareils systèmes qui poussent au crime ? Et, pourtant, l’étudiant en médecine Émile Rougon, élevé par une mère affectueuse dans les souvenirs de science de son père, le docteur Pascal, était mieux à même, malgré les funestes influences ancestrales de sa famille, de réagir contre les tendances naturalistes de son éducation, ou tout au moins de comprendre qu’un amour dédaigné ou refusé ne donne pas le droit de tuer. La logique de la loi n’est pas celle de la passion : vous avez tué, vous devez être tué. Mais le meurtrier est jeune, vous dira-t-on ; loin d’être une excuse du crime, la jeunesse en est une aggravation. Si on est criminel à vingt ans, on le sera bien plus à quarante. On ne guérit pas du naturalisme, en vieillissant ; on en meurt quelquefois peut-être, mais on en tue plus souvent les autres. Née d’hier seulement, cette école du vice-matière a groupé autour d’elle de nombreux intéressés qui, sous le titre de naturalistes, cherchent à cacher ou à satisfaire leurs passions ; il est temps d’agir énergiquement et de prouver par une condamnation sévère, mais nécessaire, à tous ces révoltés des devoirs sociaux, à tous ces célébrateurs de la matière indépendante et jouisseuse, que la loi est naturelle et non naturaliste, et qu’elle frappera impitoyablement tous ceux qui attentent aux droits de la société. Un des derniers Rougon a frappé une dernière Macquart ; cette famille qui, par ses passions et ses vices, a déshonoré la dignité humaine, finit enfin dans le crime, finissez-la par le châtiment. Si, comme je n’en doute pas, vous connaissez l’histoire littéraire de cette tribu naturaliste, vous comprendrez la nécessité d’un exemple terrible. La société indignée attend la leçon d’un châtiment, donnez-la. »

Après le procureur général, maître L… prend la défense de Émile Rougon.

« Messieurs de la Cour, Messieurs les Jurés,

» Le nom de l’accusé, les débats, le réquisitoire, vous ont déjà prouvé qu’on discutait devant vous une affaire exceptionnelle. On vous soumet un crime spécial, un crime scientifique et littéraire. Il ne s’agit pas seulement ici d’un vulgaire meurtrier et d’une victime ordinaire. Le débat porte plus haut, le vrai coupable, celui qui est presque illustre pour avoir fait des milliers de victimes, n’est pas même comme témoin dans cette enceinte, quand il devrait être sur ce banc comme seul coupable. Mais votre conscience saura faire la part des responsabilités et châtier, je l’espère, chacun selon ses œuvres.

» Les idées de l’accusé ne sont pas les miennes, je ne les partage pas ; mais je dois les expliquer, et je le ferai avec d’autant plus de liberté, qu’avant d’être criminel il a été victime. Oui, victime de doctrines matérialistes, ou naturalistes, si vous le préférez, qui devaient fatalement, nécessairement le conduire au crime ; il ne pouvait pas ne pas être meurtrier. Pour éclairer votre conscience de juges et fixer votre religion d’exécuteurs de la loi, vous avez dû étudier attentivement et scrupuleusement tous les documents de l’affaire, et j’appelle documents indispensables tous les livres qui contiennent l’histoire sociale et naturelle de la famille Rougon-Macquart, les ancêtres de mon client. Sans cette étude, la cause actuelle n’est plus qu’une cause banale de meurtre, comme celles qui, chaque jour, défilent devant vous. Ce n’est pas une histoire, cette série de livres naturalistes, c’est surtout une encyclopédie matérialiste de toutes les passions et de tous les vices ; tout y est ordurier, depuis le fait brutal, souvent bestial, jusqu’au langage qui est tout autant malpropre. L’écrivain touche à toutes les doctrines religieuses et scientifiques, à toutes les questions sociales et humaines, à toutes les classes de la société et à tous les phénomènes physiologiques et psychiques de l’homme, mais en les abaissant à une réalité idéalement laide et à une nature exceptionnellement naturaliste et fangeuse ; il met en mouvement, en fonctionnement, toutes les passions humaines ; de mauvaises qu’elles sont, il les fait pires, sous le prétexte de se rapprocher de la nature et de les peindre avec plus de vérité…, et vous exigeriez que le jeune homme, héritier maudit de tant d’ascendants tarés, élevé dans un milieu pareil, ne fût pas un esclave de ses passions. On lui a appris « qu’il faut tout accepter, tout employer au bonheur, tout savoir et tout prévoir, réduire la nature à n’être qu’une servante, vivre dans la tranquillité de l’intelligence satisfaite. En attendant, le travail voulu et réglé suffit à la santé de tous… La querelle de l’au delà n’empêche pas de dormir. Peut-être la souffrance sera-t-elle utilisée un jour ! Et, en face du labeur énorme, devant cette somme des vivants, des méchants et des bons, admirables quand même de courage et de besogne, on ne voit plus qu’une humanité fraternelle… L’amour, comme le soleil, baigne la terre » (Docteur Pascal), et vous voudriez que cet étudiant, passionné et ardent, qui se croit matière, refuse à cette matière ce qu’elle demande : plaisir et jouissance ? On lui a enseigné que le travail était une dette de la vie, mais que jouir de la vie en était la récompense, et vous lui imposeriez, ayant travaillé, de renoncer à sa récompense !… Si vous exigez de l’homme des vertus, en le punissant de ses vices, donnez au moins une âme à sa matière. Le droit de mort que vous vous accordez, aux dépens de vos semblables, vous impose de croire à une âme et de vous demander si vous avez fait tout ce qu’il fallait faire pour le sauver du mal, pour le protéger contre ses passions et le défendre contre le crime. De quel droit, si vous croyez que l’homme n’est qu’une machine pensante et agissante qui se détraque entièrement dans la mort, vous permettriez-vous de la jeter dans le néant ? Vous pouvez prendre des précautions préventives contre cette matière qui nuit à la vôtre, mais vous ne pouvez, sans commettre de sang-froid le même crime, la tuer parce qu’elle a tué. Si vous retranchez Dieu, vous n’avez plus le droit de retrancher l’homme, votre semblable. Le crime d’un homme est presque toujours le crime des autres hommes. Vous êtes la cause, ne punissez pas l’effet. La science doit être bonne et utile et perfectionner l’homme ; toute science qui ne produit que du mal n’est plus une science, elle est un mal ; or, que faites-vous, en ce siècle qu’à plus d’un titre vous nommez fin de siècle ? Vous instruisez, mais vous n’enseignez pas, ou vous enseignez le mal ; vous avez, par les progrès scientifiques, ouvert mille appétits nouveaux à la passion humaine ; vous l’avez mise en face et aux prises avec les convoitises les plus indépendantes et les aspirations les plus folles, et, au lieu de songer à la sauvegarder, par l’enseignement des destinées et des devoirs de l’homme, vous lui dites, ou vous lui laissez dire : Tu es matière, c’est-à-dire passion, vice, faiblesse, crime même, et vous exigeriez qu’elle vous en fît le sacrifice, ou si elle vous refuse, vous la tuez ! Quel est le plus coupable, de toi, société, qui agis ainsi envers une de tes victimes, ou de cette victime qui a voulu jouir des passions qu’elle doit à ton enseignement ?

» Cette cause exigeait ces explications, m’imposait cette haute leçon de morale. J’eusse pu vous intéresser à la jeunesse de l’accusé, vous peindre la douleur de sa mère et vous prouver son irresponsabilité, par les funestes doctrines qu’on lui a enseignées et les déplorables exemples qu’on lui a donnés, mais je préfère vous disposer à une indulgente justice en vous rappelant quels sont vos vrais devoirs. Veillez sur les écoles, veillez sur les livres, remettez Dieu, cet indispensable pondérateur de toute civilisation, dans l’enseignement d’où vous l’avez chassé, apprenez à la conscience humaine à équilibrer ses actes sur cette base divine, et alors vous aurez droit de lui imposer des responsabilités et de lui en demander compte. Pour condamner un coupable, il faut être innocent ; or, qui a tué l’esprit n’a pas le droit de tuer le corps. Condamner Émile Rougon, la victime, c’est absoudre Zola, le coupable. Le poignard de l’étudiant n’a fait qu’une victime, la plume de l’écrivain en a fait et en fait tous les jours des milliers ; voyez qui vous devez atteindre. Si votre verdict, frappant l’étudiant, épargne l’auteur, vous serez responsables de tous les crimes littéraires du livre et de toutes les victimes que vous aurez abandonnées à ses spéculations littéraires. »

À cette question, faite par le président : « Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ? » l’accusé a répondu :

« Si j’étais en Angleterre, à la question qui me serait posée : Plaidez-vous coupable ou non coupable, je dirais non coupable ; mais en France, où, tout en proclamant la liberté, on est moins libre, je dis : Ce qui m’étonne, ce n’est pas de me voir assis sur ces bancs, mais c’est de m’y voir seul.

» S’il y a un coupable, celui qui m’a formé au crime, qui m’a mis un poignard à la main, en m’enseignant qu’il n’y avait ni crimes, ni vertus, mais des passions qui font partie de mon moi matériel, et qui ne sont bonnes ou mauvaises qu’autant qu’elles sont pour ou contre mon bonheur matériel, est le seul coupable, le seul responsable de mon acte criminel. « La vie n’a pas craint, dans le défi brave de son éternité, de me créer, moi l’héritier de quatre générations, où fourmille, dans cette humanité pourrie, tant de crimes et de boue, parmi tant de monstres », et vous voudriez, après tant de Rougons terribles, après tant de Macquart abominables, que j’échappe aux fatalités de mon hérédité, aux cruautés atavistes de ma naissance ? Trouvez une ligne, un mot… dans cette histoire de ma famille, en vingt volumes, qui puissent inspirer un sentiment généreux, un devoir honnête, enseigner une vertu…, j’accepte avec résignation toute la sévérité de votre verdict, mais n’oubliez pas que ma condamnation est l’acquittement ou plutôt la glorification de toute l’œuvre naturaliste de Zola. »

Aux deux questions posées au jury : Émile Rougon, étudiant en médecine, est-il coupable d’assassinat sur la personne d’Adélaïde Lantier, sa cousine ; y a-t-il eu préméditation du meurtre ? Le chef du jury, après une courte délibération des jurés, a dit : « Sur mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, les jurés à l’unanimité, ne pouvant atteindre le vrai coupable, répondent non aux deux questions, déclarant l’accusé irresponsable » ; c’est l’acquittement du meurtrier et la condamnation morale de l’écrivain.

On dit que le chef des naturalistes, désolé de cejugement, se dispose à publier prochainement, en expiation, son pèlerinage à Notre-Dame de Lourdes, son voyage à Rome pour baiser la mule du pape, et enfin son retour triomphal à Paris, trois maîtres ouvrages qui finiront par lui ouvrir les portes de l’Académie.

En attendant, pour se consoler, il lit la lettre de S. G. Monseigneur Sauveur-Louis Zola, évêque de Lecce, à un curé d’un diocèse de France, sur le secret de Mélanie, récemment publié en Italie, avec permission de l’Ordinaire, suivie de deux lettres récentes de Mélanie…, avec une préface de Adrien Peladan. Nîmes, 1880, in-18 jésus, 30 pp., 40 cent.