Épître sur les arts

La bibliothèque libre.

SOMMAIRE.

Les talents, dit l’ignorance, font le malheur de ceux qui les possedent ; l’envie les poursuit : l’homme n’est pas né pour l’étude ; les sciences sont inutiles au bonheur du genre humain. Ainsi parle le peuple. Mais il ignore que les arts doivent leurs progrès aux sciences : ils ont introduit l’usage des métaux, de l’agriculture, etc. Mais la chymie a donné les poisons, la poudre à canon. On lui doit aussi les remedes ; et la poudre à canon a rendu la guerre moins meurtriere : les peuples sont à l’abri des fréquentes invasions. Mais les arts sont les sources du luxe. Le luxe n’est un mal que dans les états mal gouvernés.

ÉPÎTRE SUR LES ARTS.


A M. ***.

Disciple des beaux arts, ami des vrais talents ;
Tu recueilles leurs fruits pour l’hiver de tes ans ;
Et chez les morts fameux de Grece et d’Ausonie
Ta raison s’enrichit des trésors du génie.
Tu vis heureux, content : mais, toujours dans l’erreur,
Le vulgaire te plaint, ou blâme ce bonheur.
Ecoute ce marquis nourri dans l’ignorance,
Ivre de vin, d’amour, d’orgueil et d’opulence,
Au sortir d’un souper où, par tous les plaisirs,
Son cœur vient d’épuiser, d’éteindre ses desirs.
Ce galant précepteur des oisifs du grand monde
Avec eux au hasard disserte, approuve, ou fronde.
Il ne distingue point la voix de l’imposteur.
D’antiques préjugés moderne approbateur ;

Le vrai jusques à lui darde en vain sa lumiere ;
La main de l’Ignorance a fermé sa paupiere ;
Il ne la rouvre point aux sublimes accents
Des demi-dieux mortels fameux par leurs talents.
Malheur, vient-il nous dire, à celui que la gloire
Porte à graver son nom au temple de mémoire !
A combien de dégoûts il doit se préparer !
Si je veux être heureux je dois peu desirer.
De ses rameaux touffus alors que la tempête
D’un chêne sourcilleux a dépouillé la tête,
Quelle prise offre-t-il aux coups des ouragans ?
Que peuvent contre lui leurs efforts impuissants ?
Bravant des aquilons la fureur implacable,
Il oppose à leur souffle un tronc inébranlable.
Tel doit être le sage ; et son unique soin
Est d’élaguer en lui les rameaux du besoin :
Peu jaloux des grandeurs de l’aveugle fortune,
Il fuit le vain éclat d’une gloire importune :
Obscurément heureux, on le voit préférer
A l’orgueil d’inventer le plaisir d’admirer.
Vivez, heureux mortels, au sein de la mollesse :
Vous naissez ignorants ; soyez-le par sagesse.
Notre esprit n’est point fait pour pénétrer, pour voir ;
C’est assez s’il apprend qu’il ne peut rien savoir.

Du cercle qu’il parcourt les bornes sont prescrites ;
Dieu de son doigt puissant en traça les limites.
Cette fiere raison qu’on s’obstine à prôner,
Où l’œil cesse de voir, cesse de discerner.
Que servent après tout les études immenses,
Et ce fatras obscur de vaines connoissances,
Et tous ces longs calculs avec leurs résultats ?
Quel changement heureux apportent aux états
Ces illustres savants, ces esprits indociles,
Incommodes souvent, et toujours inutiles,
Fainéants orgueilleux tolérés par les lois,
Accueillis par les fous, méprisés par les rois ?
Je les vois en secret rongés par l’indigence,
De l’inutilité trop juste récompense.
Que ne les conduit-on, ces superbes esprits,
Couronnés de lauriers, hors des murs de Paris !
Le vulgaire ignorant ainsi parle et s’abuse.
Loin de le condamner, je le plains et l’excuse.
Sait-il qu’en son calcul ce savant absorbé
Qui multiplie A A par B B plus B B
Doit, reprenant en main le compas et l’équerre,
Tracer sur le papier la figure d’un verre
Qui, brisant les rayons dans sa courbe épaisseur,
Et du dôme des airs abaissant la hauteur,

Doit prêter à nos yeux une force nouvelle ?
Sait-il que, l’œil fixé vers la voûte éternelle,
Le pilote attentif à peine a dans les cieux
Pris la hauteur du pole avec ces nouveaux yeux,
Qu’en un plan plus correct je le verrai réduire
Et dessiner des mers le solitaire empire ?
La mort plus rarement nous atteint sur les eaux ;
L’homme aperçoit l’écueil recouvert par les flots.
Des lieux où le soleil commence sa carriere
Jusqu’aux climats obscurs où s’éteint sa lumiere
Le chemin est ouvert, l’océan habité.
Le timide nocher dans le port arrêté
Court affronter les vents assemblés sur sa tête.
Il a déjà doublé le cap de la tempête,
Et dépassé ces monts qui, le front dans les airs,
Semblent les fiers géants défenseurs de ces mers.
Le commerce a construit sur des côtes fertiles
Des comptoirs qui bientôt, magasins de nos villes,
Rendront communs à tous les arts et les présents
Partagés par le ciel aux peuples différents.
N’est-ce pas le commerce, à chaque peuple utile,
Qui nourrit le Batave en son marais stérile ?
Il fonda son empire ; il en reste l’appui :
La Hollande lui doit ce qu’elle est aujourd’hui ;

Il la soustrait au joug dont l’Espagne l’accable ;
Il lui donne une armée, il la rend redoutable ;
Et, versant la richesse au sein de ses états,
Y seme les lauriers cueillis par ses soldats.
Les arts commandent-ils ? la nature est docile,
L’onde leur obéit, le métal est ductile :
Amis de nos plaisirs, leurs libérales mains
Ont de bienfaits sans nombre enrichi les humains.
A décrier ces arts c’est en vain qu’on s’obstine ;
Que ne leur doit-on pas ? ils ont fouillé la mine,
Des gouffres de la terre arraché les métaux ;
Là le feu les épure en de vastes fourneaux ;
Ici le flot pressé de l’élément liquide
Tombe, écume, mugit, tourne l’axe rapide
De vingt leviers ailés sur leur centre roulants.
Les marteaux soulevés par leurs efforts puissants,
Mus en des temps égaux, retombent en cadence ;
Et le fer sous leurs coups s’épure et se condense.
Ignorant, vois les arts peupler tous nos chantlers ;
Vois-les dresser les mâts, courber les madriers,
Fondre l’ancre, l’arquer, er des mains innombrables
Ici tailler la voile, et là filer les cables.
Du superbe vaisseau les membres isolés,
Par l’active industrie à grands frais assemblés,

Ne sont plus endormis sur la mobile arene.
Le navire, cédant au pouvoir qui l’entraîne,
S’élance dans les flots ; et l’humide élément
Jaillit, écume au loin, l’embrasse en mugissant.
Nos vaisseaux par ces arts sont armés pour la guerre ;
Ils cinglant la Mahon, ils bravent l’Angleterre.
Voyez-les provoquer el chercher les combats.
L’onde gémit au loin, et ces superbes mâts
N’offrent plus au regard qu’une forêt errante
Qu’éclaire coup sur coup une flamme tonnante.
Ces arts, dit l’ignorant, ne m’en imposent pas.
Regardez ce chymiste entouré de matras ;
S’il a purifié les soufres de la terre,
Broyé les minéraux, et pètri le tonnerre,
N’a-t-il pas de ses feux armé les scélérats ?
Soit : mais il rétrécit l’empire du trépas ;
Et, s’il ne peut des rois étouffer les querelles,
Il prête à leurs fureurs des armes moins cruelles ;
La guerre est moins sanglante, et Mars porte aux humains
Des coups plus effrayants, mais des coups moins certains.
Des malheureux mortels lit-on l’antique histoire ?
On y voit en tout lieu l’implacable victoire
Briser l’orgueil des rois, les jeter dans les fers,
Et changer tout-à-coup les cités en déserts.

Un seul combat jadis décidoit d’un empire.
Sans défense, sans forts, sans l’art de les construire,
Les états sont par-tout ouverts aux conquérants.
Des bouts de l’univers ces rapides torrents,
Dont rien n’arrête encor la troupe vagabonde,
Se succedent l’un l’autre, et ravagent le monde.
Mais Vauban est-il né ? le génie et les arts
En creusant les fossés élevent les remparts ;
Il oppose en tous lieux les digues aux orages,
Et dans un cercle étroit concentre les courages.
Ce n’est plus aujourd’hui l’âge des conquérants ;
Les rois sont couronnés de lauriers moins sanglants.
Pour maintenir la paix entre chaque puissance
L’Europe politique en main prend sa balance ;
Dans un juste équilibre y pese les états.
On ne respire plus le sang et les combats :
Le guerrier sacrifie en une paix durable
L’orgueil d’être terrible au desir d’être aimable.
Un héros dans le nord appelle les talents :
Telle la poudre en feu fait effort en tout sens,
En tout sens Frédéric fait effort vers la gloire :
Favori d’Apollon, il l’est de la victoire ;
Capitaine, orateur, des muses visité,
Il l’ouvre deux chemins à l’immortalité.

Des mains dont il frappa l’aigle de Germanie.
Il caresse les arts, applaudit au génie.
Mais son panégyrique irrite l’ignorant :
J’entrevois son humeur à son rire insultant.
Croyez-m’en, dira-t-il, les grandes découvertes
Par un heureux hasard nous sont toujours offertes ;
Et vos savants enfin, avec tous leurs grands mots,
N’ont rien trouvé que l’art d’en imposer aux sots,
De leur superbe esprit l’orgueilleuse foiblesse
Fait des dons du hasard honneur à leur sagesse ;
Et ne veut pas, trompé dans ses vains arguments,
Voir que tout sur la terre est un bienfait du temps.
Le temps nous fit ses dons, je le veux : mais un sage
Fit le plus précieux ; il en montra l’usage.
Sans lui, sans son secours, esprit foible et jaloux,
Le prodigue hasard auroit peu fait pour nous.
Je veux qu’il eût ouvert une riche carriere :
Auroit-on sans les arts taillé, poli la pierre ?
Je le répete encor, sans les arts bienfaisants,
Le ciel nous eût comblés d’inutiles présents.
En quel temps, quels climats, les arts et les sciences
N’ont-ils pas du bonheur répandu les semences ?
Il sera son ouvrage. A-t-il enfin germé ?
L’ignorant ne sait plus la main qui l’a semé.

Le sage, qui connoît ses causes invisibles,
Observe en les hãtant ses progrès insensibles.
Tout se meut à ses yeux ; mais aux regards des sots
Le mobile univers est toujours en repos.
A des yeux aveugles vainement la nature
Au signe des gémeaux se couvre de verdure ;
Que l’astre de la nuit déploie au haut des airs
Les voiles argentés qu’il étend sur les mers ;
Que l’amant de Thétis, éveillé par l’Aurore,
Rende la forme au monde, et ses couleurs à Flore,
Brise ses traits de feu dans le prisme des eaux,
Et seme les rubis sur la cime des flots :
L’univers, devant lui dépouillé de sa forme,
Ne lui présente rien qu’une nuit uniforme.
Semblable à cet aveugle, et bien plus malheureux,
Pour les beautés des arts le stupide est sans yeux.
A l’étude des mœurs jamais il ne s’abaisse,
Et le moment présent est le seul qu’il connoisse.
Il lut dans l’avenir, ce hardi Richelieu
Dont la faveur prodigue accueilloit en tout lieu
Les arts et les talents pour les fixer en France.
Il espéroit par eux affermir sa puissance ;
Il sentoit leur pouvoir, et qu’en tous les climats
Les arts changent les mœurs, et les mœurs les états.

Les arts ont fécondé nos campagnes stériles,
De riches monuments ont embelli nos villes,
Et dans les cœurs enclins à la férocité
Substitué la tendre et noble humanité.
Nos plaisirs variés sont leurs bienfaits encore,
Et même avec dépit l’ignorant les honore.
Pour le charme des yeux je vois dans les fourneaux
L’industrieux artiste amollir les métaux,
Leur donner à son gré cent formes agréables ;
Dans des creusets ardents il a fondu ces sables
Qui doivent répéter à mon œil enchanté
Les objets de mon luxe et de ma vanité.
L’artiste a battu l’or ; il en étend les lames ;
De nos riches brocards sa main ourdit les trames ;
Il en croise les fils, et ses heureux efforts
De ces fils nuancés semblent tirer les corps.
Amis du riche oisif, les arts cherchent sans cesse
A le soustraire aux maux de l’ennui qui le presse.
De tout ce que la terre ou renferme ou produit
Leur main a composé le bonheur qui le fuit.
Colomb dans ce dessein fend les plaines de l’onde,
Et rapporte avec lui, du sein d’un autre monde,
Et de nouveaux besoins et de nouveaux desirs,
Germes qui produiront nos maux et nos plaisirs.

Mais, dira-t-on, quels biens produisit le commerce ?
D’un espoir fastueux vainement on nous berce :
Le luxe qui le suit dans les états divers
N’a-t-il pas augmenté les maux de l’univers ?
Que de maux, en effet, sont prêts à s’introduire
Chez le peuple où le luxe établit son empire !
L’artisan y gémit sous le faix des impôts ;
Le courage avili s’y perd dans le repos ;
Le puissant sans pudeur y brigue l’esclavage :
De sa soumission son faste est un ôtage.
Ces superfluités, ce faste, ces plaisirs,
Ces vains amusements qui charment nos loisirs,
Ce commerce, ces arts dont chaque ville abonde,
Sont moins les bienfaiteurs que les fléaux du monde.
Mais le mal que nous fait notre luxe effronté
Au luxe proprement doit-il être imputé ?
N’est-il pas un effet d’une cause étrangère,
Le produit d’un pouvoir avide et sanguinaire ?
Les hommes, par leurs lois sages ou corrompus,
Doivent à leurs tyrans leurs vices, leurs vertus.
Dans nos heureux climats, le luxe, la dépense,
Amuse la richesse, et nourrit l’indigence.
Qui peut contre le luxe armer les souverains ?
Seroient-ce les plaisirs qu’il procure aux humains ?

Des utiles venus le compagnon fidele,
Le plaisir sur leurs pas sans cesse nous rappelle.
Sans le plaisir enfin, pere du mouvement,
L’univers sans ressort rentre dans le néant.