Épaves (Prudhomme)/Sur une Pensée de Pascal

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 106-108).


SUR UNE PENSÉE DE PASCAL


Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.


À mon confrère et ami Jean Finot.


Il faut du cœur. Défense à l’esprit solitaire
De placer un baiser sur la face du Beau !
Défense à lui d’ouvrir le souverain mystère !
Il écrase sa torche aux portes du tombeau.

Le cœur seul nous convie à cette foi profonde
Qui nous fait croire au jour après le jour qui fuit
Et marcher sans effroi sur l’écorce d’un monde
Dont le centre bouillonne emporté dans la nuit.


C’est qu’il est deux foyers pour éclairer notre âme :
L’esprit perce la brume avec son rare éclair,
Mais le cœur la dissipe avec sa chaude flamme
Comme un ardent midi fait transparent tout l’air.

L’esprit n’est qu’un rayon qui rôde, effleure et passe,
Il ne peut à la fois illuminer qu’un point ;
Le cœur est un été dilaté dans l’espace,
Et comme il remplit tout il ne s’égare point.

L’esprit à des leçons se doit longtemps soumettre,
Hasardeux instrument, peu sûr de sa rigueur ;
Le cœur est à la fois le disciple et le maître :
L’homme n’apprend l’amour que de son propre cœur.

L’esprit se voit borné, l’infini l’humilie,
Et ses froids souvenirs s’effacent tour à tour ;
Ah ! marqué par le feu, jamais le cœur n’oublie,
Il ne sent ni déclin ni limite à l’amour.


L’esprit, vieux pèlerin, dans de pénibles voies
Se traîne, encore lourd des siècles qu’il dormit ;
Le cœur est jeune et libre, et, dans ses vastes joies,
Il ressemble à la mer où tout le ciel frémit.

L’esprit fait le savant, le cœur seul fait l’apôtre,
Et sans lui le génie est grand sans majesté.
Ne séparons jamais ce sens divin de l’autre,
Car on n’a jamais cru ce qu’il a contesté.