Épitres rustiques/15

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 355-362).

XV

LE PAYSAGE

à édouard i…

peintre avignonais
.

Te voilà donc, ami, loin des vallons de France,
Chevauchant aux déserts, seul avec l’espérance ;
Ta palette en sautoir et tes pinceaux en main,
Te voilà poursuivant, jour et nuit, ton chemin
Dans cette illustre Égypte, où chaque pas soulève
Quelqu’un de ces tableaux dont tout artiste rêve !
Tantôt sur le chameau, barque sans aviron,
Navire du désert, a dit le grand Byron,
Tantôt sur l’eau du Nil, au roulis de la cange,

Tu vas, comme conduit par la main de quelque ange ;
Tu passes tour à tour en ton errant essor
Du vieux Caire à Ghizeh, de Memphis à Louqsor,
Et prends de chaque site, aux feuilles du cartable,
La couleur authentique et le trait véritable.

Aussi prompt au réveil que le bloc de Memnon,
Tu pars chaque matin, oublieux d’Avignon !
Karnac t’ouvre ses murs incrustés de symboles.
La grande pyramide est près de là : tu voles
Mesurer du regard, dans le désert muet,
Ces éternels tombeaux dont parla Bossuet,
Qui, célant dans leur nuit des ombres inconnues,
Élèvent le néant des hommes jusqu’aux nues !
Au sommet du granit que le temps n’atteint pas,
Que vois-tu ? Des Anglais qui prennent leur repas ;
Et ce groupe bizarre, occupant cette cime,
Vaut presque la leçon de l’orateur sublime.

Des femmes au teint noir, sans voile sur le sein,
Les cheveux lourds de graisse et d’huile de ricin,
Vont à travers la plaine, étrange compagnie :
« Femmes, d’où venez-vous ? — Des monts d’Abyssinie. »
Un fellah qui t’aborde, au retour de Philœ,

Te vend pour un centime un dieu qu’il a volé.
Ailleurs, un marchand juif t’offre, non sans mystère,
Des antiques — venus peut-être d’Angleterre ;
Reliques à tromper l’œil d’un Champollion,
Que fabrique, a-t-on dit, la perfide Albion !
Mais, toi qui ne mords point au faux hiéroglyphe,
Tu rends la marchandise et chasses l’escogriffe.
Thèbes, d’ailleurs, t’appelle à ses ravissements ;
Et tu n’as pas, je crois, à perdre tes moments.
Tu visitas hier les nécropoles sombres,
Tu gravis aujourd’hui des temples en décombres ;
Tu ne peux te lasser de suspendre tes yeux
À ces entassements de blocs prodigieux,
Au temps des Osiris élevés sur le sable,
À ces vastes monceaux de pierre impérissable,
Qu’érigeait à ses dieux, dont il changeait les noms,
Un peuple adorateur des chats et des oignons !

Ô deuil, ô lourd sommeil de ces campagnes mortes,
Où l’on entre sans clefs dans Thèbes aux cent portes,
Où la ruine étale en tout lieu ses lambeaux,
Où le vide est partout, jusque dans les tombeaux !
Où l’on n’entend le soir, sur le Nil semé d’îles,
Que la plainte du fleuve — et de ses crocodiles !

À chaque nouveau site, à chaque pierre en deuil,
Tu jettes en passant un rapide coup d’œil.
En vain l’âpre soleil te consume et te ride ;
Debout, de l’aube au soir, dans la plaine torride,
D’un colosse camard tu mesures les traits,
Ou consultes le sphinx… qui garde ses secrets.
Obélisques, frontons, piliers de marbre rose,
Tu reproduis la teinte, et la ligne, et la pose.
Voici dans ce rocher les Sépulcres des Rois ;
Tu plonges dans leur ombre… Aux antiques parois,
Retrouvant quelque emblème, ibis ou scarabée,
Tu disputes au temps sa couleur dérobée,
Ou décalques au mur, d’un crayon singulier,
Des lunes, des soleils à tête de bélier !
Va toujours, cependant ; va, cours de plaine en plaine ;
De peur du tétanos, n’y dors qu’une heure à peine ;
Ce soir, encor bien loin des fontaines d’Amrou,
Tu mangeras peut-être, assis dans quelque trou,
Le modeste régal que sert la Providence.
Heureux et bien heureux, en tes jours d’abondance,
Quand tu peux ajouter au croûton de pain bis
La patte d’un héron ou l’aile d’un ibis !

Ah ! quelque enchantement que le Nil te prodigue,

Tout cela, ce me semble, est beaucoup de fatigue !
Parle sincèrement ; crois-tu qu’il soit besoin,
Pour faire une moisson, d’aller toujours si loin ?
Tel ne fut point l’avis des rois du paysage :
Ruysdael, sans s’appauvrir en frais de long voyage,
Sans aller seulement de Harlem à Vinkel,
Récoltait cent tableaux d’un éclat immortel.
Toute grandeur n’est pas dans le seul grandiose ;
Winants, qui le savait, et peignait de la prose,
Fidèle à son village, eût donné mille fois
Un pylône sacré pour un moulin bourgeois.
La nature, après tout, reste encor la nature.
Un arbre comme un temple a son architecture ;
Et Nicolas Berghem estimait sagement
Qu’une vache en un pré vaut bien un monument.
Toi-même, moins épris de l’ocre et du cinabre,
Toi-même sus trouver, près de ton cher Soumabre,
Aux endroits où le Rhône étale sa belle eau,
Tel sujet, tel motif d’esquisse ou de tableau
Dont Gautier fit l’éloge en ses Salons du Louvre.
Dieu sait, en quatre pas, tout ce que l’œil découvre !
Tout homme sachant voir peut, dans son horizon,
Faire un voyage immense autour de sa maison.
Assis au banc rustique où s’asseyait son père,

Il n’a qu’à voir passer dans l’ordre circulaire
Les jours et les saisons ; et chaque heure des jours,
Chaque pas de ces mois dont Dieu régla le cours,
Donne à l’air, donne au sol, donne à l’arbre, à la feuille,
Plus de riches couleurs qu’un pinceau n’en recueille.
Il suffit d’un zéphyr venu d’un point des cieux
Pour que l’espace entier se transforme à ses yeux ;
Et l’éternel tableau, grâces au Maître habile,
Marche éternellement devant l’homme immobile !

Ô cher artiste errant, ce système est le mien ;
Je l’ai pris de bonne heure et m’en suis trouvé bien.
S’il apporte avec soi peu de gloire en partage,
Pour moi, frêle rêveur, il a maint avantage :
Je puis, au jour naissant, partir pour mes coteaux,
Sans, pour cela, qu’il faille aiguiser des couteaux,
Et de lourds pistolets me garnir la ceinture.
Insoucieux, je vais, je marche à l’aventure,
Et sans guide, au besoin, je saurai m’égarer.
Que si, dans mon sentier, je viens à rencontrer
Quelque digne passant, homme d’honnête mine,
Ou pâtre ou bûcheron qui devers moi chemine,
Je l’accoste et lui dis : Bouen jour, tocco la man !
Sans avoir avec lui besoin d’un trucheman ;

Ou, si je vais, enfin, voir se lever l’aurore
(Car je suis de ceux-là, mon cher, j’en suis encore),
Je crains peu de trouver, aux lieux où je me plais,
Le plus beau des soleils terni par un Anglais !

Donc, quand, le front poudreux et la jambe lassée,
Tu seras satisfait de ta longue odyssée ;
Quand tes yeux saturés auront, de jour en jour,
Assez vu de géants, du vieux Caire au Darfour,
Assez étudié le pylône et la crypte ;
Alors — comme Israël au sortir de l’Égypte —
Tu béniras le ciel ; et, j’en nourris l’espoir,
À mes foyers, enfin, tu reviendras t’asseoir.
Tu connais l’humble toit, les bornes du domaine,
Et, par un vert sentier, ce bois qui vous y mène.
Là, de mes calmes jours si l’allure t’endort,
Si pour toi le repos est un trop rude effort,
S’il te faut à tout prix, sous peine de t’éteindre,
Des crayons à tailler et des toiles à peindre,
À de certains endroits nous conduirons tes pas,
Que Ruysdael, à coup sûr, ne mépriserait pas.
Tu pourras, à ton choix, reproduire les formes
De ces vieux blocs de pierre, entassements énormes,
Où, dans l’étroit chemin bordé de câprier,

Passe, de temps en temps, un jeune chevrier ;
Soit l’antique fontaine, au marbre usé par l’âge,
Qu’assiégent à midi les cruches du village ;
Soit les bords du ruisseau dont les grands bœufs, le soir,
Traversent deux à deux le tranquille miroir ;
Soit enfin — car du beau tout porte quelque trace,
Et le plus humble genre a son charme et sa grâce —
Soit, sous un vent léger qui la ride en ses jeux,
Notre petite mare au flot marécageux,
Où, parmi les reflets des mûriers et des vignes,
Naviguent deux canards — que j’appelle mes cygnes !