Épitres rustiques/17

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 368-372).

XVII

À NOIRAUD

cheval de réforme

 
Salut, vieux serviteur, cheval mélancolique,
Qui vers nous, en passant, tournes ton œil oblique ;
Toi qui, baissant la tête et traînant le licou,
Ce soir, à la maison reviens je ne sais d’où,
Salut ! — D’une pitié je me sens l’âme atteinte,
Quand, si triste et si las, et la prunelle éteinte,
Je te vois à l’étable, attaché dans un coin,
Tirer du râtelier quelques restes de foin !
À quoi peux-tu songer de cet air taciturne ?…
Entre ces murs étroits qu’un demi-jour nocturne

Éclaire ; sous ce toit fait de vieux soliveaux,
Où pendent des colliers de bœufs et de chevaux,
Où l’errante araignée, à la vitre obscurcie
File en paix le réseau de sa toile épaissie,
Dis, à quoi songes-tu, pauvre déshérité ?…
Tu ne fus pas du sort toujours si maltraité.
Ses faveurs ont pour toi précédé son injure ;
Avant qu’il t’exilât dans une grange obscure,
Avant qu’il fît de toi, dans cet abaissement,
Des labeurs de la ferme un docile instrument,
D’un vulgaire ménage un serviteur vulgaire,
Tu fus un fier cheval de tournois et de guerre,
Un de ces beaux coursiers dont le maître orgueilleux
Raconte l’origine et cite les aïeux !

Superbe, en ce temps-là, tu portais avec joie
Une housse où l’or pur se tordait dans la soie ;
Entre tes blanches dents rongeant un frein d’acier
Au lieu de ce bâillon fait d’un chanvre grossier.
Les naseaux enflammés, la tête qui s’effare,
Tu partais aux premiers accords de la fanfare.
Et, comme ce cheval dont l’œil disait : « Allons ! »
Tu courais au-devant des sombres bataillons.
Les clameurs, les tambours, le canon, la musique,

Exaltaient, soulevaient ton poitrail héroïque !
Tempérant ton ardeur d’un instinct de pitié,
Tu passais sur les morts sans les toucher du pié,
Et, digne ami d’un chef dont tu servais la gloire,
Sentais autant que lui l’orgueil de la victoire !

Les jours passent pourtant, et les nobles travaux ;
Et quiconque vieillit fait place à des rivaux.
Usé par le service encor plus que par l’âge,
Tu vins un jour : c’était jour de foire au village.
D’un illustre soldat, toi, le fier compagnon,
Tu marchais, amené par un vil maquignon.
Il prôna tes vertus aux hommes de la grange,
Et, le dirai-je, hélas ! te vendit en échange,
Ô tristesse ! ô leçon pour ton ancien orgueil !
Contre une jument grise à qui manquait un œil !

— Dès lors, noble animal, ta sombre destinée
Glisse de jour en jour sur la pente inclinée.
On te met au labour, et, d’un air de chagrin,
Tu creuses le sillon préparé pour le grain.
Plus de propos flatteur, de main qui te caresse.
Par un injuste maître accusé de paresse,
Tout labeur te réclame impitoyablement :

Tu portes au moulin les sacs lourds de froment ;
Tu portes aux marchés, où le pays s’attroupe,
La fermière massive avec son fils en croupe ;
Et chaque jour, enfin, accablé de jurons,
Tu vas distribuer l’herbage aux environs.
Bientôt, rude ouvrier toujours plus subalterne,
Tu seras un de ceux qu’on met à la citerne ;
On te verra tourner, pour puiser un peu d’eau,
Tourner sans fin, les yeux sanglés d’un noir bandeau,
Morne, et ne pouvant plus, d’un revers de ta queue,
Écarter de tes flancs l’ardente mouche bleue !

À ce vent de malheur qui te blanchit le crin,
Marche donc jusqu’au bout, marche et ronge ton frein.
Sois le vivant débris, sois l’ombre de toi-même !
Pour moi, je te contemple, et tu m’es un emblème
De ce peuple des champs que j’aime avec amour.
Il passe, comme toi, de la guerre au labour.
Ils partirent jadis, vigoureux et superbes,
Ces hommes qui sont là, bêchant, sarclant nos herbes
Le sourire à la bouche et le cœur affermi,
Ils allèrent montrer la France à l’ennemi !
Puis on les vit rentrer chez leurs parents modestes,
De nouveau se plier aux fatigues agrestes,

Vieillir de jour en jour, penchés sur les sillons,
À leur porte, l’hiver, s’accroupir en haillons,
Et disparaître enfin sans reflet dans l’histoire.
De l’homme et du cheval ainsi passe la gloire !

Ah ! du moins, épargnons l’hôte venu chez nous :
Je veux, à l’avenir, par quelques soins plus doux
Alléger ton exil, consoler ta vieillesse ;
Que parfois, au talus des coteaux, on te laisse,
Libre de tout lien, tondre en paix le gazon ;
Que ta crèche ait toujours du fourrage et du son :
Enfin, quand tu mourras, quand, sur ton lit de pierres,
L’heure qui guérit tout fermera tes paupières,
Je veux qu’on rende honneur aux mânes du coursier !
Notre vieux garde-chasse, autrefois cuirassier,
Qui sonna du clairon dans les grandes batailles,
D’une musique en deuil suivra tes funérailles :
Il est mort ! dira-t-il aux échos d’alentour,
« Il est mort ; ouvre-toi pour lui, dernier séjour,
Brumeuse région, des vieux bardes connue,
Royaume de l’éclair, du vent et de la nue,
Où l’âme du coursier retrouve en s’envolant
Les ombres des chevaux d’Achille et de Roland ! »