Épitres rustiques/22

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 394--).

XXII

ÉLOGE DE L’HIVER

à lélio.

Benedicite, gelu et frigos. Domino

Benedicite, glacies et nives !…

Benedicite, g(Daniel, iii. 69, 70.) .

Quatre mots de latin, copiés d’un prophète,
Commencent bien l’éloge et sont un digne en-tête.
Oui, le sauvage hiver lui-même a ses attraits ;
Vainement ton pinceau, calomniant ses traits,
Lui prête un masque sombre aux yeux chargés de larmes ;
Moi qui l’ai vu de près, je connais mieux ses charmes,
Et je puis te le peindre, ami, non sans raison,
Comme une bonne et douce et clémente saison !

Ce n’est plus, il est vrai, les beaux jours et leur joie ;
Ce ne sont plus les fleurs sous qui la branche ploie ;
De l’herbe et du ruisseau ce n’est plus la chanson ;
Le riche été qui dort, couché sur sa moisson ;
Ce n’est plus même, avec ses tristes harmonies,
L’automne couronné de guirlandes jaunies ;
C’est toutefois encor, dans son austérité,
Un temps dont s’est épris quiconque l’a goûté !

Il est, il est surtout, par un ciel de décembre,
Des jours de douce paix, des jours aux reflets d’ambre,
Où l’âme, à la clarté du pâle rayon d’or,
Comme une fleur d’hiver, s’épanouit encor.
On peut, même en foulant le froid tapis de givre,
Marcher d’un pas joyeux et s’applaudir de vivre !
On peut, devant un feu qui pétille au foyer,
Voir, sans ombre au cadran, les heures ondoyer. —
Moi-même, devançant l’aube qui va renaître,
Que de fois de mon lit je passe à ma fenêtre !
À travers mes vitraux, que de fois, attentif,
Je vois poindre là-haut ce premier jour furtif
Qui, de mes froids coteaux rasant les silhouettes,
Propage à l’orient ses clartés violettes ! —
Des vapeurs de la nuit émergeant par degrés,

Les sommets tour à tour pointent, mieux éclairés,
Jusqu’à cette minute où l’astre qui s’épanche
Couvre de sa splendeur toute la plaine blanche.
Ô lumière ! ô réveil ! — En vain, de son manteau,
L’âpre saison revêt la plaine et le coteau ;
En vain mes hauts tilleuls, sans feuille et sans murmure,
Découpent sur le ciel une aride ramure ;
À ce divin rayon qui plonge du ciel clair,
Tout s’est transfiguré dans un immense éclair,
Et chacun des troncs nus où le reflet se pose
Semble, dans un saint temple, une colonne rose !

Puis viennent des moments de tranquille douceur :
La prière attendrie, et l’étude sa sœur ;
Quelque poëte ancien, vieux maître dont soi-même
On se chante tout haut le passage qu’on aime ;
Quelque sage inspiré, — Marc-Aurèle, Augustin,
Platon, — que l’on feuillette un peu chaque matin.
On compare, on médite, on relit une page.
L’esprit qui de tout voile importun se dégage,
Dans un clair demi-jour, voit mieux se détacher
La vérité qu’il fut si longtemps à chercher.
L’heure pourtant s’écoule, et le soir tombe vite,
Dont la cloche à prier de nouveau nous invite.

Ah ! pour de pareils jours, trop rapides instants,
Combien je donnerais de vos jours de printemps !…
Jours de paix solitaire, où le sage s’enferme ;
Jours de repos fertile et de travail en germe,
Où, comme le sillon couve son grain, l’esprit
Prépare sa moisson qui dans l’ombre mûrit !

N’en est-il pas de même, ô vieil ami, d’un âge
Où la tombe, déjà, se montre au voisinage ?
Quand la mort, qui vers nous s’approche doucement,
Nous dispose au sommeil par le recueillement !
L’âme, à cette saison, se replie et s’apaise ;
Sous la neige des jours qui descend et lui pèse,
Elle est encor légère, et, fuyant tout bas lieu,
Elle se sent monter, toujours plus près de Dieu !
Un air plus transparent l’enveloppe et la baigne ;
La terre n’a plus rien qu’elle désire ou craigne ;
Et, du côté des cieux, l’horizon plus ouvert
Lui montre ce printemps qui va suivre l’hiver !

L’aurais-je cru, mon Dieu, quand la jeunesse folle
M’entraînait, le front ceint de sa blonde auréole,
Que je verrais venir, sans plainte et sans ennui,
Cette rude saison qui se lève aujourd’hui ?

Eh bien, si je n’ai plus ces ivresses de l’âme
Que la fièvre des sens échauffait de sa flamme ;
Si je n’ai plus l’élan qui pousse aux fiers travaux,
D’un autre âge plus mûr je tiens des dons nouveaux.
Si je n’ai plus l’éclat du matin qui se lève,
J’ai la sérénité du jour, quand il s’achève.
Si je n’ai plus l’espace ouvert sur l’avenir,
À défaut des longs vœux j’ai le long souvenir !
Je vous revois passer à travers une brume,
Tristes bonheurs d’un jour, perdus sans amertume !
Comme le voyageur, sorti d’une cité
À l’heure où vient la nuit dans sa tranquillité,
À chaque pas qu’il fait dans la sombre étendue,
Saisit moins la rumeur derrière lui perdue,
Ainsi vous expirez, à ce tomber du jour,
Ô voix que la distance affaiblit tour à tour !
Ainsi vous expirez ; et, tandis que j’avance,
J’entends mieux les conseils que Dieu donne au silence.
Tandis que du passé les fantômes trompeurs
S’en vont l’un après l’autre, ainsi que des vapeurs,
Le vrai, de plus en plus, me montre sa figure.
Il se fait dans mon âme, et plus haute et plus pure,
Ce doux je ne sais quoi de grave et de pieux,
Qui se répand du cœur sur le front des aïeux ! —

Comme un navire en mer, déjà voisin des côtes,
Voit les cimes vers lui venir toujours plus hautes,
Je vois, de jour en jour, s’approcher et grandir
Les cimes du tombeau qui semblent resplendir !

Ô Dieu ! si près du bord, sur les eaux endormies,
Prolonge-moi le cours de ces heures amies :
Après tant de faux biens goûtés confusément,
Laisse-m’en savourer le chaste enivrement.
Seul en ce coin désert, lieu que j’aime et qui m’aime,
Oublieux de la terre, oublié d’elle-même,
Permets que, sous tes yeux, plus calme chaque jour,
Je m’apprête en silence aux fêtes de l’amour,
Et que mon âme enfin, semblable à l’hirondelle,
Au rivage sacré s’élance à tire-d’aile !


FIN DE LA VIE RURALE