Érasme, étude sur sa vie et ses ouvrages/Préface

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PRÉFACE



La place d’Érasme est considérable dans l’histoire littéraire et religieuse du seizième siècle. D’un côté, par l’activité d’une intelligence qui embrasse tout, par la souplesse d’un talent qui, à défaut d’une originalité vivement accusée, se plie merveilleusement à tous les sujets, et les popularise par l’attrait qu’il sait leur donner, il sollicite et personnifie, mieux que tout autre, l’élan des esprits qui, à la fin du quinzième siècle, se séparent définitivement du moyen âge, pour entrer dans les voies nouvelles que leur ouvre le génie retrouvé de l’antiquité. Si même les traits distinctifs d’une race et d’une nationalité particulières paraissent trop effacés chez Érasme, il réfléchit mieux encore par cette raison le mouvement intellectuel de la Renaissance, pris sous son aspect le plus large et dans ses parties essentiellement humaines. D’un autre côté, en accordant que le rôle théologique d’Érasme dans la crise religieuse du seizième siècle reste secondaire, il importe néanmoins d’y fixer sa part de responsabilité, de pénétrer, autant qu’il est possible, les raisons secrètes de sa conduite indécise et embarrassée, de déterminer enfin la mesure et le caractère d’une influence qui fut peut-être moins restreinte que lui-même ne l’eût souhaité. Ce sont là des questions délicates à résoudre, mais auxquelles ne saurait se dérober l’historien de la Réforme.

Aussi est-il permis de s’étonner que les études critiques sur un personnage qu’il n’a pas semblé excessif de nommer le Voltaire de la Renaissance soient longtemps demeurées, en France du moins, incomplètes ou superficielles.

Dans la seconde partie du seizième siècle, le nom d’Érasme demeure célèbre, mais on cite l’érudit plus qu’on ne connaît l’homme. Au dix-septième, la curiosité des critiques se resserre autour de cette question : quelle fut sa foi religieuse ? C’est à peine si dans quelques pages rapides, mais expressives, de Bayle, ou encore dans quelques traits de Gui Patin, le lettré de la Renaissance, l’homme lui-même, avec sa physionomie vive et railleuse, sortent un instant de l’ombre qui les enveloppe. Ses œuvres philologiques, d’une allure si libre, où l’érudition est souvent égayée par de vraies causeries morales et littéraires, se transforment en dictionnaires utiles à consulter, soigneusement débarrassés des digressions qui donnaient à la science d’Érasme un attrait piquant. On profite de ses travaux d’exégèse, mais en relevant sans pitié les fautes qu’il a commises, sans lui tenir compte de celles qu’il avait corrigées. Les Colloques eux-mêmes, sous la main prudente de Nicolas Mercier, prennent l’air honnête d’un livre élémentaire, dans lequel les enfants commencent à épeler le latin.

Ce fut seulement au milieu du dix-huitième siècle qu’Érasme rencontra pour la première fois un biographe attentif. L’ouvrage de M. de Burigny, d’une érudition solide et exacte, mérite les éloges que lui a donnés un juge délicat. « J’ai lu ce livre bien des fois, écrit M. de Sacy, je le relirai encore. M. de Burigny y met du sien le moins possible ; c’est un écrivain tout uni. Il a étudié à fond les ouvrages d’Érasme ; il les analyse avec soin et ne manque pas de noter scrupuleusement les circonstances de leur publication, l’effet qu’ils produisirent en paraissant, les compliments ou les persécutions qu’ils attirèrent à leur auteur. Quand on a lu cette vie, on connaît Érasme, on l’aime : on se sent monter au cœur je ne sais quelle chaleur qui sort de l’ensemble même de l’ouvrage ; on quitte le livre avec un amour plus vif pour les lettres, une plus tendre reconnaissance pour ceux qui les ont fait renaître dans notre monde moderne[1]. » Mais la sérieuse estime due au travail de M. de Burigny laisse place à bien des réserves, que la bienveillance de M. de Sacy permet d’entrevoir. Le défaut le plus sensible est dans l’absence trop complète d’une critique personnelle. M. de Burigny rassemble les jugements d’autrui, mais sans les appuyer ni les combattre. Il s’efface lui-même avec trop de modestie ou de prudence.

Nul n’était plus propre à comprendre et à satisfaire les légitimes exigences de la critique moderne que l’éminent auteur des Études sur la Renaissance. Sous la plume brillante de M. D. Nisard, la physionomie d’Érasme, endormie et presque éteinte chez ses premiers biographes, reprend une vie qu’on ne lui soupçonnait plus : on revoit cet œil fin et curieux, ces lèvres rieuses et prudentes que le vigoureux pinceau d’Holbein avait si vivement marquées. Ajoutons que dans cette belle étude ce n’est pas seulement l’éclat des couleurs, mais la vérité du portrait qui nous frappe. On y retrouve à un rare degré les qualités ordinaires de M. Nisard, sa pénétrante sagacité, sa fine connaissance du cœur humain, et aussi cette bienveillance, qui est une partie de la justice quand on parle d’hommes longtemps mêlés aux agitations d’une époque si troublée, qu’on veut entrer dans le secret de leur conduite, expliquer leurs contradictions apparentes ou réelles, sans triompher de leurs faiblesses. D’une main légère et ferme à la fois, M. Nisard a fixé les vraies lignes que les nouveaux critiques d’Érasme devront craindre de forcer d’un côté ou de l’autre, s’ils ne veulent être accusés de porter dans l’étude de leur modèle un parti pris d’admiration aveugle ou de prévention hostile.

Est-ce à dire que le sujet soit épuisé ? M. Nisard serait le premier à repousser un éloge aussi banal. Le brillant portrait du maître invitait, nous l’avons pensé, à un travail d’un genre plus modeste, mais encore d’une réelle utilité. Se replacer directement devant Érasme, tirer de sa correspondance un tableau fidèle de sa vie, essayer une classification critique de ses ouvrages, en recueillir la fleur, pour les faire mieux connaître et goûter, c’était là une tache qui ne nous paraissait pas au-dessus de nos efforts, puisque Érasme lui-même devait nous soutenir à chaque pas. Un savant professeur de l’Université, qui honore les loisirs de sa retraite par le culte persévérant des lettres, vient de nous précéder dans cette voie. Notre travail était achevé quand a paru l’ouvrage de M. Durand du Laur. Cette importante publication, venue trop tard pour que nous en tirions nous-même un profit direct, nous a du moins confirmé dans la pensée que de nouvelles études sur un personnage plus célèbre que connu pouvaient encore avoir leur intérêt et leur prix. Si la patience et le zèle suffisaient pour faire un bon livre, nous présenterions le nôtre avec confiance aux juges dont nous sollicitons les suffrages. Il est du moins un témoignage que nous aimerions à obtenir de leur part. Nous serions assez récompensé si, en étudiant à notre tour ce seizième siècle, vers lequel nous attiraient des travaux qu’il n’appartient pas à un fils de louer, nous paraissions rappeler en quelque chose celui dont le souvenir, toujours présent à notre esprit et à notre cœur, est aussi notre meilleure recommandation.

  1. Variétés littéraires, morales et historiques, t. ii, p. 558.