Étude d’économie politique appliquée

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Walras, Étude d’économie politique appliquée. Paris, chez Pichon, 1898


Ce 3e volume, qui fait suite aux deux déjà parus, l’un sur l’économie politique pure, l’autre sur l’économie sociale, complète l’œuvre imposante que M. Walras, s’était donné pour tâche de mener à bonne fin.

Ce 3e volume n’est pas un traité méthodique d’économie appliquée. De même que le volume sur l’économie sociale, il se compose d’une douzaine de mémoires, écrits en des temps et en des circonstances diverses, et qui n’ont d’autre lien que de se rapporter tous à des questions d’économie politique appliquée et plus spécialement dans le domaine de la production : bimétallisme, théorie quantitative de la monnaie, rôle de l’État dans l’exploitation des chemins de fer, législation sur les salaires, libre échange, théorie du crédit, billet de banque, comptabilisme social, opération de bourse. Quelques-uns de ces mémoires remontent à une date déjà ancienne ; mais, comme leur publicité avait été très restreinte, ils peuvent être considérés comme inédits : quatre d’entre eux n’avaient paru que dans cette Revue. Le dernier enfin, « esquisse d’une doctrine économique et sociale » est complètement nouveau.

Nous n’avons pas à analyser séparément chacune de ces études, d’autant moins que bon nombre d’entre elles, nous venons de le dire, sont connues déjà de nos lecteurs. Bornons-nous à rappeler les solutions les plus originales de l’auteur sur quelques questions actuelles :

Pour le bimétallisme, la circulation de l’argent réglementé par l’État qui en augmentera ou en diminuera la quantité, en transformant les lingots en monnaie ou vice versa, de façon à maintenir la valeur de l’argent-monnaie quasi-invariable ;

Pour l’exploitation des chemins de fer, monopole de l’État organisé soit en vue d’abaisser les tarifs, soit si les tarifs sont maintenus, en vue de développer rapidement le réseau ;

Pour le libre échange, l’établissement de ce régime de libre concurrence internationale admise en principe, mais subordonnée à une foule de conditions ; paix universelle, rachat de terres par l’État, abolition des impôts ;

Pour l’émission de billets de banque, condamnation de « ce dangereux instrument du crédit » par cette raison que la liquidation est impossible, même en remboursant tous les billets émis ;

Pour les opérations de Bourse, laisser absolument libre le commerce des titres

Mais c’est surtout le dernier chapitre qui doit retenir notre attention, parce qu’il contient le résumé de la doctrine de l’auteur peut-être je le crains, présenté sous une forme un peu trop métaphysique pour se graver dans l’esprit du lecteur. Avant tout mise à part du domaine de l’économie pure du monde abstrait où l’équilibre se trouve réalisé d’une façon mathématique par la libre concurrence parfaite et où se trouve réalisé aussi le maximum d’utilité effective pour chacun. Autour ou au-dessous de lui, le monde réel, celui dans lequel nous vivons et qu’il s’agit d’organiser rationnellement. Le laisser-faire de l’économie politique classique ne suffit point pour cela. Il faut bien laisser à chaque individu la pleine et libre propriété de sa personne et des produits de son travail, et de la valeur quelconque que ces produits ou ses services peuvent acquérir par la loi de l’offre et de la demande ; mais il faut aussi, afin précisément d’assurer cette liberté et cette égalité des conditions originaires, que toute richesse qui n’est pas le produit d’un travail individuel, comme la terre, ou toute entreprise qui a nécessairement par sa nature le caractère de monopole, soit attribuée l’État ou tout au moins contrôlée par l’État. Par là la justice cuique suum sera réalisée. L’attribution de la terre et du monopole à l’État aura d’ailleurs pour conséquence la suppression de tous les impôts, et l’activité individuelle en sera déchargée d’autant et plus libre qu’elle ne l’a jamais été dans le cours des temps. Ainsi on réalisera ce double idéal : l’individu très actif dans l’État très fort et tous les deux très riches.

Tel est l’exposé schismatique d’un système que M. Walras a entrevu dès les premiers temps de sa jeunesse comme l’idéal désirable vers lequel il a obstinément marché le voyant d’année en année se développer et se préciser dans son esprit, sous la forme d’un système mathématique, et la continuité de ce long effort intellectuel qui l’a physiquement brisé, et la foi inébranlable dans la vérité désormais conquise, et la sévérité avec laquelle aujourd’hui il déclare son œuvre achevée et laisse à la postérité, sans impatience, le soin de la vérifier, et la rare tenue de cette belle vie de savant traversée de beaucoup de déboires et qui s’achève modestement hors du pays natal, qui n’a pas su le garder dans la silencieuse ville de Lausanne, et la philosophie indulgente avec laquelle, comme il le dit lui-même dans la phrase qui termine le volume, « le libre penseur apercevant, au bout de l’avenue, la fenêtre éclairée de son chalet, se hâte vers le petit salon où sa place l’attend, à côté de la lampe de famille, devant le premier feu de la saison, » tout cela est bien fait certes non seulement pour inspirer le respect de l’homme, cela va sans dire, mais pour inspirer aussi un certain degré de foi dans sa doctrine.


Ch. Gide.