Étude historique sur l'abbaye royale de La Vassin/03

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III


Ce n’est qu’à la fin du xiie siècle que l’on commence à trouver trace des abbesses de La Vassin. Le plus ancien document qui fasse mention de ce monastère est une charte en latin, conservée aux archives du département du Puy-de-Dôme et qui relate un serment d’obéissance prêté à Dieu, au seigneur évêque Gilbert (Gislaberto) et à ses successeurs, ainsi qu’à l’autel de la Bienheureuse Marie, par Fines, abbesse d’Entraigues (Inter Amnes), premier nom de La Vassin.

Ce serment est écrit sur un petit carré de parchemin de 0m,10c de longueur sur 0,06c de hauteur ; il n’est ni doté, ni signé, mais la chronologie des évêques de Clermont qui indique Gilbert comme ayant occupé le siège épiscopal après Ponce ou Pontius, de 1190 à 1195, permet de donner cette date approximative au document en question[1].

Nous ne savons si Fines a été en réalité la première abbesse de La Vassin ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’abbaye était à peine fondée que déjà elle recevait des donations et des legs.

Ce furent d’abord les sires de La Tour, ses seigneurs suzerains, qui lui concédèrent de nombreuses et importantes possessions, tant dans l’étendue de leur baronnie que dans les autres parties de la province d’Auvergne où ils étaient propriétaires de grands et beaux domaines.

Ils donnèrent ainsi au monastère les mas de la Grangette, de Pallut, de Freydefont, de la Nugeyrolle, de Crouzat, de Pouneix, les domaines ou tenures de Brimassanges, de la Pruneyre et de Chaperouge, dans les dépendances de Saint-Donat ; le mas de Labro, dans la paroisse de Chastreix, les domaines du Lac et de Broussoux près Saint-Genès, le mas de Longe-Chaux près La Tour, des droits sur la montagne du lac Chauvet et des dimes dans les hameaux de Montbaillard, près La Tour, ainsi que dans le bourg de Plauzat, au territoire de Palloche[2].

Le frère de Matheline de La Tour, Bernard Atton, vicomte de Nîmes, mort en 1166, fit, comme nous l’avons vu plus haut, un legs de deux cents sous à La Vassin, pour qu’on y célébrât chaque année son anniversaire, et, de son côté, G., comtesse de Montferrand, femme du Dauphin, comte de Clermont, légua à la même abbaye, par son testament de l’année 1199, cinquante sous et une nappe d’autel[3].

L’abbesse était alors, selon toute probabilité, Pétronille que les auteurs du Gallia Christiana placent en tête de leur chronologie et qu’ils mentionnent comme ayant promis respect et obéissance à Dieu, à l’église de Clermont et à l’évêque Robert, à la fin du xiie siècle, d’après un serment conservé aux Archives de la Cathédrale[4].

Agnès, qui succéda sans doute à Pétronille dans le gouvernement de l’abbaye, fit pareil serment d’obéissance ou même évêque Robert qui occupa le siège épiscopal de Clermont de 1195 à 1227[5].

Bernard V et Bertrand II, fils de Bertrand Ier, furent, selon toute apparence, inhumés à La Vassin, car Baluze émet l’opinion que les seigneurs et dames de La Tour eurent leur sépulture dans cette abbaye jusqu’à Bernard VII qui voulut être enterré dans l’église des Dominicains de Clermont (1270)[6].

Bernord VI suivit saint Louis à la croisade de 1228. En 1233 11 fit un échange avec Bertrand Comptour, qui se dessaisit des châteaux de Chalus et de Ravel (près Picherande), pour recevoir en compensation le marché et les foires de la ville de liesse avec les domaines de la Volpilière et de Fontanet. Le sire de La Tour resta suzerain du lot par lui concédé, et pour plus value des châteaux de Chalus et de Ravel, il versa à Comptour la somme de 10,000 sols tournois, monnaie de Clermont[7].

Bernard, d’après un ancien obituaire de la cathédrale de Clermont, mourut ultrà mare le 29 décembre de l’année 1253. Il avait épousé Alazie, sœur de Raymond VII, comte de Toulouse, et fille de Raymond VI. Alazie ou Adelazie changea M son nom qu’elle tenait de sa tante, vicomtesse de Béziers, contre celui de Scanne, porté par sa mère qui était fille d’Henri II, roi d’Angleterre. Elle mourut le 28 mai 125 et fut enterrée dans le cimetière de La Vassin, à côté de Matheline de Béziers et de Bertrand, son mari : V. Kal Junii, disait l’obituaire du couvent, anno MCCLV obiit illustrissima Johanna filia Raymundi comitis et reginæ Johannæ uxor quondam domini Bernardi de Turre[8].

Bernard VII, qui en 1256 donna avec son frère Bertrand, chanoine de Clermont, des coutumes aux deux villes de Saint-Amant et de Saint-Saturnin et, en 1270, une charte communale à Besse, avait épousé Yolande qui mourut avant 1270 et fut enterrée à La Vassin[9].

Dans son testament de 1262, Robert Ier, comte de Clermont, fit un legs de dix livres à ce monastère et un autre de cent sous au couvent d’Esteil[10].

Comme son père, Bernard voulut faire le voyage d’outremer, et il prit en conséquence ses dispositions pour suivre saint Louis à la huitième croisade.

Il fit son testament à Clermont en 1270, « ad diem Jovis post festum Epiphaniæ Domini », en présence de Durand Girard, chapelain de Saint-Saturnin, Guillaume Blancheyr, chapelain de Besse, « frère Armand de las Vayssas », et frère Étieenne de Luguet, de l’ordre des Frères Prêcheurs de Clermont.

En premier lieu, le testateur déclara qu’il voulait avoir sa sépulture dans la maison des Dominicains de Clermont, dans la chapelle de Sainte-Madelaine, et, pour que les religieux célébrassent chaque jour l’office pour lui pendant la quarantaine qui suivrait sa mort, et pour qu’ils vinssent en procession prier sur son tombeau, il leur légua, durant le temps indiqué, dix sous par jour, pour leur pitance.

Ensuite, Bernard prescrivit de payer au couvent de La Vassin la somme de cinquante sous « pour le repos de son âme» et « à la mémoire de ses parents », avec explication que la somme léguée serait par les religieuses employée à « une pitance », ad faciendam pitanciam, pendant le temps de carême.

Par ce même testament, Bernard VII fit remise de la taille à tous ses vassaux, pour l’année de sa mort, et il légua douze deniers à chacune des églises de Besse, de La Rodde, de Saint-Pardoux, de Chastreix, de Bagnols, de Saint-Donat, de Picherande, de Saint-Genês, de Saint Sandoux, de Saint-Saturnin et de Saint-Amant, aux chapelles de La Tour et de Ravel.

De plus, Bertrand, fils et héritier du seigneur de La Tour, fut chargé de payer chaque année, tant qu’il vivrait, une réfection aux Dominicains de Clermont pour que ceux-ci célébrassent un office solennel. Enfin, le repas que Bertrand de La Tour, oncle, avait ordonné de servir aux prêtres et clercs de Savenne et de Messeix, dut leur être octroyé en échange d’un office pour le repos de l’âme du testateur[11]

Après avoir ainsi dicté ses dernières volontés, Bernard VII partit pour la Terre-Sainte où il mourut devant Tunis, le 14 août 1270.

Bertrand III, fils de Bernard VII et son successeur, épousa Béatrix d’Olliergues en 1276, et lui constitua deux cents livres de rente de douaire & prendre sur la ville de Besse. La même année eut lieu entre ce Bertrand et Bertrand de La Tour, son oncle, chanoine de Clermont, le partage des biens de Bernard VI.

Par ce partage, les châteaux et les terres de Saint-Saturnin, Saint-Amant, Saint-Sandoux, Randal, Montpeyroux, La Roilde, Ragnols, Chastreix, Saint-Donat et Tauvcs furent attribués au chanoine avec d’autres fiefs et appartenances : «  Prout durant et se extendunt a domo de la Vedrina versùs Chambo et us que ad fines de Bessia et exindè prout aqua de Bessia cadit in Aligerim subtùs Issiodorum et exindè usque ad pontem de Cornanio et usque ad villam Riomi, sub Tornolium. » C’est-à-dire : tout le pays qui s’étend depuis la maison de la Védrine, vers le Chambon, jusqu’aux confins de Besse et de là jusqu’à l’endroit où la rivière de Besse se jette dans l’Allier (à Issoire), puis jusqu’au pont de Cournon et à Riom, au-dessous de Tournoël »

Tout cela était pour la partie basse de l’Auvergne ; de l’autre côté, les possessions du chanoine s’étendaient depuis le Port-Dieu jusqu’à Ussel et de là jusqu’à la Dordogne, vers Bort. Grand partage, dit Baluze, pour un cadet qui était d’Église[12] !

Cependant, cet immense héritage ne tarda pas à revenir à Bertrand III qui avait été co-partageant. Par son testament du mois d’octobre 1280, Bertrand de La Tour, chanoine, donna à son neveu tout ce qu’il possédait.

Il légua, en outre, au couvent de La Vassin soixante sous tournois assis sur la terre de Saint-Donat, afin que les religieuses célébrassent chaque année son anniversaire[13].

En 1284, Bertrand III confirma aux habitants de La Tour les privilèges que leur avait octroyés Bernant VII, son père, et Renard VI, son grand-père. Il eut plusieurs enfants et son second fils, Bertrand de La Tour, commença la branche des seigneurs d’Olliergues.

Bertrand ne fournit pas une longue carrière ; il mourut au mois de novembre 1288. Un premier testament qu’il avait fait à Toulouse, en 1285, fut révoqué par un second dicté en Auvergne, le vendredi 22 novembre 1286.

Des donations sont faites à La Vassin dans ces deux actes. C’est d’abord une réfection, une fois payés, qui est léguée à ce monastère ainsi qu’aux abbayes de Beaumont, de Mégemont et de Lesclache. Ensuite, le testateur donne à La Vassin (la Vayssi) vingt-cinq livres tournois ; il veut que chaque lundi les religiiuses fassent un service pour les morts de sa famille et viennent en procession sur la tombe de sa mère, de son aïeule et de tous ses parents qui reposent dans le cimetière du couvent. Il entend que ce jour-là, c’est-à-dire chaque lundi, l’abbesse prenne la somme de huit sous sur les vingt-cinq livres léguées, pour donner à sa communauté un repas dont celle-ci aura le choix. L’abbesse ne pourra employer à autre chose les vingt-cinq livres en question, et dans le cas où elle ne se conformerait pas à la volonté du testateur, l’héritier institué pourra appeler l’abbesse à l’exécution de son obligation[14].

Ces réfections que nous voyons si souvent octroyées aux monastères par les seigneurs suzerains, dans leurs actes de dernières volontés, étaient comme un suprême souvenir qu’au seuil de la tombe ils donnaient aux serviteurs et aux servantes de Dieu, implorant pour leur âme les prières qui délivrent.

Aux jours marqués par le donateur, les recluses, qui d’ordinaire ne buvaient que de l’eau pure[15], mélangeaient cette eau avec du lait ou du vin, et les poissons ou les légumes cuits sans condiments qui formaient leur nourriture quotidienne étaient alors exceptionnellement remplacés par de la viande ou par tout autre mets.

D’ailleurs, ce n’était pas seulement les hôtes des cloîtres qui dans ces temps avaient le bénéfice de semblables agapes ; souvent aussi ces libéralités étaient faites aux hommes de la seigneurie, aux vassaux du défunt, et le même Bertrand de La Tour qui voulait que les nonnes de La Vassin dépensassent chaque lundi huit sous pour leur pitance, le même Bertrand ordonnait dans son testament de 1286 que le repas général qui avait ordinairement lieu à Besse du temps de son père et de son grand-père, fût donné de nouveau comme jadis[16].

Ces repas funèbres dont l’usage ne s’est pas perdu dans nos campagnes étaient dans les mœurs romaines. Comme toutes les fêtes accompagnées de sacrifices, les funérailles des grands étaient suivies à Rome d’un festin où l’on servait ce qui restait des victimes.

Quelquefois on invitait à ces repas tout le peuple comme ami du mort. C’est ainsi que Jules César fit dresser 22,000 tables, lors des jeux funèbres qu’il donna en l’honneur de sa fille[17]. On appelait ces repas parentalia, parce qu’ils étaient donnés par les parents[18]. On célébrait l’anniversaire de la mort par un autre repas (cœna feralis)[19].

Ces festins anniversaires avaient quelque chose de tout à fait dramatique. On se rendait aux tombeaux ; on dressait des lits et des tables et on laissait vide la place du mort. On faisait des libations de vin et de lait et enfin on déposait sur la tombe des fèves, de l’ache, des laitues, du pain, du sel, des œufs et d’autres mets dont on supposait que les mânes venaient la nuit se repaître, mais les pauvres gens jouaient ordinairement le rôle des mânes[20].

L’architecture romaine dut conformer ses conceptions à l’usage de ces agapes funèbres et ménager aux parents les moyens de pratiquer commodément sur les tombeaux les festins annuels. C’est pourquoi on réservait dans les mausolées une salle destinée à servir de triclinium ou salle à manger. Quelquefois, un édifice particulier élevé dans le voisinage des hypogées ou caveaux funéraires, servait à plusieurs familles. À Pompéï, dans la rue des Tombeaux, on a cru reconnaître un édifice ayant cette destination.

À Clermont, l’emplacement du cimetière gallo-romain, au sud de la ville, près le chemin de Beaumont, au bas de Vallière, s’appelle encore Las Culinas, les cuisines[21], à cause, sans doute, des établissements installés près du champ des morts, pour les repas d’anniversaires.

Souvent, les invités mangeaient et buvaient sur la tombe même du défunt. Cette coutume s’était conservée jusque sous Charlemagne, car nous lisons dans les Capitulaires une défense expresse ce sujet : Admoneantur fideles ut ad suos mortuos non agant ea quæ de paganorum ritu remanserunt… et super eorum tumulos nec manducare, nec bibere præsumant[22] Que les fidèles ne pratiquent à l’égard de leurs morts ce qui est resté des mœurs païennes… qu’ils ne mangent ni ne boivent sur les tombeaux[23].




  1. Archives du Puy-de-Dôme, Cathéd., arm. 2, sac A, côte 5. — Cohendy, Invent. des chartes antérieures au xiiie siècle qui se trouvent aux Archives du Puy-de-Dôme.
  2. Baluze, t. 2, p. 266. — Papiers de Mme Fonteille, de Riom-ès-Montagnes, religieuse de La Vassin.
  3. Baluze, t. 2, p. 256.
  4. Gallia Christ., t. 2, col. 409.— Archiv dép, Fds de la Cathédrale.
  5. Gallia Christ.,t. 2, col. 409. — Gonod, Chronol. des évêques de Clermont.
  6. Baluze, t. 1er, p. 268, t. 2, p. 513.
  7. Baluze, t. 1er, p. 281, t. 2, p. 497.
  8. Baluze, t. 2, p. 499.
  9. Baluze, t. 2, p. 510.
  10. Baluze, t. 1er, p. 291 et t. 2, p. 515.
  11. Baluze, t. 2, p. 530.
  12. Baluze, t. {{{{1er}}}}, p. 296, t. 2, p. 525.
  13. Baluze, t. 2, p. 505.
  14. Baluze, t. 2, p. 530 et 533.
  15. Aquam etiam puram frequentius bibebant. (Vincentius Belvac. lib. 52, cap. 49).
  16. Baluze, t. 2, p. 533.
  17. Plutarch. Cæs., cap. 55.
  18. Cicér. Philipp. I, cap. 6. — Ducange, V° Parentalia.
  19. Juven., Sat. V, v. 85.
  20. Ch. Magnin. Les Origines du Théâtre antique et du Théâtre moderne.
  21. A. Tardieu, Hist. de Clermont, t. 1er, p. 335.
  22. Cap., lib. 6, cap. 194.
  23. Les repas funèbres étaient également fort en honneur en Grèce. Ces sortes de festins sont représentés sur les lécythi ou vases funéraires destinés à contenir des parfums et que l’on recueille dans les tombeaux attiques. On en voit plusieurs au Musée du Louvre. Les dessins que portent ces petits vases sont de couleur rouge sur fond blanc. L’espoir de la vie future devant écarter toute idée sombre, le rouge et le blanc étaient chez les Grecs les couleurs réservées aux funérailles, au lieu du noir et du violet dont nous nous servons maintenant.