Étude historique sur l’organisation de la justice dans l’antiquité et les temps modernes/03

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Étude historique sur l’organisation de la justice dans l’antiquité et les temps modernes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 536-556).
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L’organisation
de la justice
dans l’antiquité et les temps modernes


III.

LA JUSTICE ROYALE AU MOYEN AGE[1]


L’étude de l’ancien régime n’est pas une affaire de curiosité pure ; un autre intérêt que celui de l’érudition s’y trouve engagé. Ce vieux passé, qui n’est plus et qui ne saurait renaître, exerce encore sur nous une domination d’un caractère singulier. Il n’est pas un Français, si ignorant qu’il soit, qui ne parle du moyen âge, qui ne croie le connaître, qui ne prétende le juger. Chacun veut le comprendre, et chacun le comprend à sa façon. Or l’idée que nous nous en faisons, vraie ou fausse, a un tel empire sur notre esprit, que presque tout le courant de nos pensées et de nos opinions vient de là. Observez pourquoi deux hommes pensent différemment sur les questions de gouvernement et de politique, c’est presque toujours parce qu’ils ont deux manières différentes de juger l’ancien régime. Demandez au premier venu son opinion sur les institutions actuelles, et vous trouverez toujours dans sa réponse, exprimé ou sous-entendu, un mot du passé. Le paysan vous parlera de la dîme et des droits féodaux, le bourgeois vous rappellera le tiers-état, et l’homme du peuple invoquera la commune du moyen âge. Au-dessus de nos intérêts actuels, au-dessus de nos craintes ou de nos espérances pour l’avenir, plane étrangement la préoccupation du passé. N’a-t-on pas vu tout récemment une assemblée française se disputer sur le vieux droit du seigneur? Il en est ainsi de nous tous. Deux hommes se rencontrent et discutent sur les affaires publiques; vous croyez qu’ils parlent des intérêts présens, — le plus souvent c’est sur l’ancien régime qu’ils se querellent, et parce qu’ils sont en désaccord sur la façon de comprendre le passé, les voilà dans l’impossibilité d’être d’accord sur le présent.

Nos opinions politiques sont fort diverses. Regardez comment elles se sont formées chez la plupart des hommes. Ont-ils commencé par examiner attentivement et par peser les intérêts et les besoins de la société actuelle, et se sont-ils ensuite, d’après cette vue des choses d’aujourd’hui, tracé une ligne de conduite et un système de politique? Tout au contraire ils ont commencé, ordinairement dès l’enfance ou la première jeunesse, par jeter un regard rapide sur l’ancien régime, et, suivant ce que chacun d’eux y a vu ou a cru y voir, il est entré dans la voie où vous le trouvez aujourd’hui. Celui-ci a admiré un régime où il n’a vu que la chevalerie et les rois, et il est devenu partisan du droit divin ; celui-là a maudit un état social où il n’apercevait que les droits féodaux, et il est devenu à tout jamais un ennemi de la noblesse et des rois. Ne disons pas que l’un nie le droit du seigneur parce qu’il est royaliste, et que l’autre en affirme l’existence parce qu’il est républicain ; le contraire est plus vrai; c’est parce que l’un n’a pas vu dans l’histoire le droit du seigneur et les autres choses semblables qu’il est royaliste, c’est parce que l’autre a cru les y voir qu’il est républicain. Ainsi l’histoire forme nos opinions. Si l’ancien régime ne nous gouverne plus, du moins l’idée que nous nous faisons de lui domine et gouverne chacun de nous.

Si étrange que soit cet empire que le passé exerce sur nous, il y a quelque chose de plus étrange encore, c’est l’ignorance de la plupart des hommes à l’égard de ce même passé. Le paysan ne sait pas ce qu’étaient ces droits féodaux dont il parle tant; l’ouvrier serait bien déconcerté, si on lui apprenait qu’une commune du moyen âge était fort différente de ce qu’il s’imagine; le bourgeois lui-même serait assez surpris, si l’on parvenait à lui persuader que le tiers-état était autre chose que ce que Sieyès en a dit; le gentilhomme enfin ne renoncerait pas sans douleur à ses charmantes illusions sur la chevalerie. Chacun se façonne un moyen âge imaginaire. Les erreurs sont fort diverses, car il y a en toutes choses plusieurs manières de se tromper, et chacun se fait sa foi et son credo politique suivant l’erreur à laquelle il a donné sa préférence ou à laquelle son éducation première l’a enchaîné. Autant de façons d’envisager le moyen âge, autant de partis en France : ce sont nos théories historiques qui nous divisent le plus; elles sont le point de départ où toutes nos factions ont pris naissance, elles sont le terrain où ont germé toutes nos haines.

Il faudrait presque souhaiter que, la mémoire nous étant tout à coup arrachée par une faveur de la Providence, nous pussions oublier une bonne fois cet ancien régime et dégager notre esprit de ces vagues souvenirs qui ne servent pas à notre expérience et qui ne font qu’offusquer notre vue. Nos opinions auraient plus de justesse, nos cœurs auraient moins de rancunes, et nous arriverions peut-être à nous apercevoir qu’à fort peu de chose près nous pensons tous de même sur ce qui nous intéresse actuellement; mais, puisque cet oubli complet n’est pas possible et que nous ne nous détacherons jamais de ce passé, au moins devrions-nous le bien connaître et n’en parler qu’à bon escient. A l’observer attentivement, nous reconnaîtrons d’abord qu’il ne mérite ni tant d’enthousiasme ni tant de colères; alors, loin de nous irriter, il nous calmera peut-être, et il éteindra ces mêmes passions qui aujourd’hui s’allument en son nom et prétendent s’autoriser de lui. Lorsque nous y verrons combien l’existence y était réglée par des idées simples et justes, nous commencerons peut-être à nous défier des vagues théories et des beaux principes dont nous faisons si grand abus. Quand nous y aurons remarqué dans quelles conditions se pratiquait sans phrases la liberté, nous prendrons goût peut-être à pratiquer un peu plus ce dont nous parlons trop; surtout, quand nous saurons comment les différentes classes s’accordaient entre elles et combien, sauf de très rares exceptions, elles savaient vivre en harmonie, cela nous apprendra sans doute à ne pas tant nous haïr. La connaissance du moyen âge, mais la connaissance exacte et scientifique, sincère et sans parti-pris, est pour notre société un intérêt de premier ordre. Elle est le meilleur moyen de mettre fin aux regrets insensés des uns, aux vides utopies des autres, aux haines de tous. Pour remettre le calme dans le présent, il n’est pas inutile de détruire d’abord les préjugés et les erreurs sur le passé. L’histoire imparfaitement observée nous divise; c’est par l’histoire mieux connue que l’œuvre de conciliation doit commencer.

Rien ne nous instruit mieux sur l’ancien régime et ne nous en donne une idée plus exacte que la comparaison des divers systèmes de justice qui s’y sont succédé. C’est là qu’on peut voir comment les générations vivaient, quelles étaient les relations légales des différentes classes, quels étaient les intérêts et les droits de chacune d’elles, enfin ce qu’il y avait entre elles de désaccord ou d’harmonie. Déjà, dans une précédente étude, nous avons examiné comment la justice était constituée dans la société féodale ; nous avons remarqué qu’en ce temps-là toutes les classes étaient traitées avec une égalité parfaite sous le rapport de la justice, et que les hommes de chaque classe se jugeaient eux-mêmes. Le jugement par les pairs, c’est-à-dire le jugement par des jurys d’égaux était la règle universelle. Il faut montrer maintenant ce que devint la justice à mesure que la société française inclina vers la monarchie.


1o CE QUE FUT À l’ORIGINE LA JUSTICE ROYALE, QUE LE JUGEMENT PAR JURY Y PREVALUT D’ABORD.

À chaque transformation de la société française, l’organisation judiciaire s’est transformée dans le même sens. Lorsque la monarchie a pris le pas sur la féodalité, la justice royale a remplacé la justice féodale. D’ailleurs cette révolution dans l’ordre judiciaire, comme celle qui s’opérait à la même époque dans l’ordre politique, s’est faite lentement, à la longue, non par une brusque usurpation, mais par un progrès insensible et continu.

Plaçons-nous en plein moyen âge, c’est-à-dire au XIe siècle. La justice monarchique est encore à naître. On ne trouverait pas en ce temps-là un seul arrêt qui ait été rendu au nom de la société ou au nom du roi comme représentant de la société. Nous sommes encore fort loin du temps où l’on dira : « Tous les juges de ce royaume tiennent leur autorité du roi ; le roi seul a reçu de Dieu le pouvoir de juger. » Le droit divin, qui, au XIe siècle, était absolument inconnu en politique, n’apparaissait pas davantage dans l’ordre judiciaire. La justice en ce temps-là n’était pas même considérée comme une institution publique. On ne voyait en elle qu’une des manifestations de l’autorité seigneuriale. Attachée à chaque fief, elle faisait partie des devoirs et des droits, des charges et des profits de chaque seigneur. Le principe universellement admis était celui-ci : tout homme qui a terre a aussi, dans l’étendue de sa terre, la fonction de vider les procès et de punir les crimes.

Si le roi, à cette époque, exerçait la justice, c’était moins comme roi que comme seigneur. À dire vrai, il n’y avait pas alors de roi dans le sens que nous attachons aujourd’hui à ce mot ; ce titre ne présentait pas à l’esprit l’idée d’un personnage ayant mission de veiller sur la société et d’y maintenir l’ordre, la paix, la sécurité, le droit. Cette idée commençait à peine à poindre chez quelques esprits dans la société ecclésiastique ; elle était absolument absente dans la société laïque. Le roi, au XIe siècle, n’était qu’un seigneur. Semblable à tous les seigneurs de France, son autorité était exactement de même nature que la leur. Comme eux et au même titre, il remplissait le devoir de justice sur les personnes qui relevaient de lui ou qui étaient couchans et levans sur sa terre.

Or le roi n’était pas seulement le chef de la hiérarchie des seigneurs; il était seigneur à tous les degrés de la hiérarchie, car il possédait en propre, outre la dignité royale, un duché, des comtés, des baronnies, des châteaux, des villes et des villages. En même temps que roi, il était duc, comte, baron, châtelain d’une foule de lieux. A chacune de ses situations diverses était attaché un droit de justice particulier. Il jugeait ses paysans et ses bourgeois à titre de seigneur châtelain; il jugeait ses gentilshommes à titre de baron, et ses barons à titre de comte ou de duc; si l’un des plus hauts feudataires de France était en cause, alors seulement il jugeait à titre de roi, c’est-à-dire comme seigneur suzerain des ducs et des comtes. Son autorité judiciaire avait les mêmes échelons et les mêmes degrés que son autorité politique.

A tous ces degrés, sa justice avait un caractère purement seigneurial, et elle était rendue suivant les mêmes procédés et les mêmes règles que dans tous les tribunaux seigneuriaux du degré correspondant. La loi du jugement par les pairs s’imposait au roi comme à tous les seigneurs. Les historiens mentionnent fréquemment un haut tribunal composé de grands vassaux et qu’ils appellent spécialement la cour des pairs; mais tous les tribunaux où le roi rendait la justice par lui-même ou par ses représentans, tous, depuis la cour de baronnie jusqu’aux cours de villages, étaient alors des cours des pairs; car tous devaient être formés, ainsi que nous l’avons montré dans une précédente étude, de la réunion des justiciables de même rang et de même condition sociale que l’accusé. Le seigneur présidait, mais c’étaient les égaux et les pairs de l’accusé qui prononçaient[2].

Cette organisation judiciaire du moyen âge paraît, de loin, fort compliquée et fort confuse. Elle était en réalité très simple; elle découlait tout entière d’un principe unique qui s’appliquait à toutes les situations diverses que comprenait cette société hiérarchiquement constituée. Quelques exemples rendront cette vérité frappante. Prenons le cas où l’accusé était un duc de Normandie ou un comte de Champagne, c’est-à-dire un vassal direct du roi de France. La règle était qu’il fût jugé par ses égaux sous la présidence du suzerain commun. Le roi devait donc convoquer les ducs, les comtes, les prélats, tous ceux enfin qui se trouvaient placés au même échelon que l’accusé dans la hiérarchie féodale. Il ne pouvait juger qu’au milieu d’eux et par eux. Il nous a été conservé une lettre qu’un comte de Chartres et de Champagne écrivait en l’an 1020 au roi Robert; elle marque bien les principes et les usages de cette époque. On y lit que, le roi ayant prétendu rendre arrêt lui-même contre le comte de Champagne, un des pairs de celui-ci, le duc de Normandie, a déclaré hautement qu’un tel arrêt n’avait aucune valeur. Nous avons aussi le texte de la formule de l’hommage qui fut prêté en 1225 par Thibaut de Champagne au roi de France, et nous y lisons cet article : « Le roi me fera le droit de sa cour suivant le jugement de ceux qui ont pouvoir et droit de me juger. » Ainsi les grands feudataires n’étaient pas jugés directement et personnellement par le roi; ils l’étaient sous ses yeux par leurs égaux, c’est-à-dire par ceux qu’on appelait leurs pairs de fief.

Prenons maintenant le cas où l’accusé était un seigneur du second rang, vassal non du roi, mais du duc de France. Ce n’était pas à titre de roi, mais à titre de duc, que le roi devait lui faire justice. Il convoquait donc, non les pairs du royaume, mais les pairs du duché. Nous lisons dans un arrêt de 1202 : « Une contestation s’est élevée entre nous et le vidame de Châlons au sujet du droit de régale; le vidame a demandé que nous fissions décider la querelle par serment d’hommes sages, clercs et laïques. En conséquence, nous lui avons assigné jour à Paris, et en même temps nous avons convoqué nos sages hommes (hommes est ici synonyme de vassaux), c’est-à-dire les évêques de Beauvais, de Paris et de Meaux, le comte de Beaumont, le comte de Ponthieu, Simon de Montfort, Guillaume des Barres, Guillaume de Garlande, etc.[3] » Il semblait que le roi jugeât en personne; l’arrêt se rendait toujours en son nom, et dans le langage officiel il n’était attribué qu’à lui seul; mais la présence de ces assistans était à tel point importante, que c’étaient eux qui signaient l’arrêt. Entre autres exemples qui attestent cet usage, on en a un de 1047.

Descendons encore au rang inférieur. L’homme qui est en cause n’est plus un baron, c’est un simple gentilhomme « tenant en fief. » Voici par exemple, dans un arrêt de l’an 1300, un certain Godefroy de Roye, qui est qualifié d’écuyer et qui « tient en fief » du comte de Vermandois. Ce comte de Vermandois n’est autre, à cette époque, que le roi de France lui-même; mais la qualité de comte et celle de roi ne se confondent pas; ce n’est pas au roi que l’écuyer s’adresse, c’est au comte. Il comparaît donc à la cour du comte de Vermandois. Or l’arrêt nous montre que cette cour, présidée par le représentant du comte, qui est le bailli royal de Saint-Quentin, est composée des «. hommes de fief, » c’est-à-dire des pairs et des égaux du gentilhomme qui est en cause[4]. Le recueil qui est connu sous le nom d’Etablissemens de saint Louis explique très clairement la règle qui devait être suivie dans tous les cas analogues. Si une plainte est portée contre le roi, y est-il dit, le roi ne peut pas refuser de faire droit; « ains doit commander à son baillif que il fasse semondre les gens des plus prochaines paroisses, et les prochains chevaliers et les prochains serjans fieffés, et les prochains barons, et si il est prouvé que ce soit la droiture du roy, elle lui remaindra, et tout ainsi à l’autre partie si la gent garantit que ce soit leur droiture. »

Le jugement par jury, ou, comme on disait alors, le jugement par pairs, était donc obligatoire pour toutes les catégories des gentilshommes. Il en était de même, à l’époque dont nous parlons ici, pour la classe des non-nobles. On peut lire dans presque toutes les chartes que les bourgeois ne devaient être jugés que par les bourgeois. Il est vrai que ces chartes réservent ordinairement au prévôt royal le jugement des crimes qui pouvaient entraîner la peine capitale; mais il faut bien entendre que ce prévôt ne jugeait pas seul. Les Etablissemens de saint Louis montrent en plus d’un endroit qu’il devait être assisté de jugeurs, et qu’il était tenu de les consulter avant de prononcer ses arrêts. L’ancienne coutume de Normandie, rédigée au temps où cette province était entrée dans le domaine royal, exigeait que tous juges royaux « ne jugeassent que par avis de l’assistance. » Le jurisconsulte Pierre de Fontaines mentionne aussi les jugeurs, et déclare que la sentence doit être rendue conformément à l’avis de la majorité[5]. Dans beaucoup de chartes du XIIe et du XIIIe siècle, nous lisons que le prévôt doit rendre la justice « avec les échevins. » Le prévôt de Paris prononçait ses jugemens dans le lieu qu’on appelait le parloir aux bourgeois, et l’on ne peut guère douter que plusieurs de ceux-ci ne lui servissent de jurés au XIIe siècle et au XIIIe.

Il ne faut pas nous représenter ces baillis et ces prévôts comme des magistrats d’aujourd’hui. Ils étaient des hommes d’épée et des administrateurs. Transformer ces hommes en juges omnipotens et les charger de prononcer seuls sur la vie et les biens des autres hommes eût été une sorte de monstruosité, et ne pouvait guère venir à l’esprit de personne. Ni les sujets ne l’auraient admis, ni les rois ne l’auraient tenté. Aussi ces fonctionnaires ne rendaient-ils la justice que comme tous les seigneurs la rendaient, c’est-à-dire « en assises. » — « En assises, dit le jurisconsulte Bouteiller, doivent être tous procès décidés, tous crimes connus et punis... Assise est une assemblée de sages hommes du pays que fait tenir ou tient le bailli de la province. » En effet, dans la formule de nomination d’un bailli on lit cet article : « Nous lui donnons plein pouvoir de tenir nos plaids pour nous, de semondre et conjurer de loy nos juges et hommes jugeans en notre court, et de leur jugement exercer et accomplir[6]. » Un exemple nous donnera l’idée de la manière dont le bailli ou le prévôt royal convoquait les assises; voici une lettre-formule de l’année 1318: « Nous, Michel, bailli de Vermandois, au prévôt de Montdidier, salut; nous vous mandons que vous fassiez crier nos assises de Montdidier solennellement au dimanche de la Chandeleur aux lieux accoutumés, et fassiez ajourner les hommes du roi jugeans en la châtellenie de Montdidier, que ils soient auxdites assises si suffisamment que les causes puissent être délivrées. » Le bailli ou le prévôt n’était donc que le président d’un jury et l’exécuteur des arrêts. Pour assurer la pleine liberté de ce jury, il était quelquefois interdit au bailli d’assister à ses délibérations. Dans l’ancienne coutume de Touraine, l’autorité des jurés était si grande qu’il suffisait de l’opposition d’un seul d’entre eux pour empêcher de prononcer une condamnation[7]. Ces hommes jugeans, ces jugeurs dont parlent les vieilles ordonnances et les coutumes, n’étaient pas encore à cette époque des légistes de profession. C’étaient des gentilshommes, s’il s’agissait de juger un gentilhomme; c’étaient des bourgeois, s’il s’agissait de juger un bourgeois. Toujours ils étaient les égaux et les pairs de ceux qui étaient en cause.

Ce qu’on appelait alors « la cour du roi » n’était qu’une assise semblable à toutes les autres assises du pays. Elle n’était pas un tribunal permanent, encore moins était-elle un corps de magistrats. Elle était la réunion des plus hauts vassaux du duché de France assemblés pour juger l’un d’entre eux. Aussi ne pensait-on même pas à lui donner une résidence fixe. Elle voyageait avec le roi ; elle le suivait à cheval sur les grands chemins ; si un procès se rencontrait, on descendait de cheval, et sous la tente ou au pied d’un arbre on écoutait les plaideurs, et l’on prononçait l’arrêt. Cependant, comme chacun voulait être jugé par ses pairs, il fallait modifier la composition de la cour suivant l’importance des accusés ou des plaideurs. Le baron voulait voir siéger parmi ses juges des barons comme lui, absolument comme le bourgeois voulait voir siéger des bourgeois dans « le plaid d’échevinage. »

Tous ces vieux principes du moyen âge ont disparu vers le XIVe siècle, et ils ont laissé peu de traces. Les ordonnances n’en font plus mention ; les jurisconsultes n’y font que des allusions assez vagues. Il semble qu’on ait voulu en étouffer même le souvenir, et ce n’est pas sans difficulté qu’on en retrouve les vestiges et les témoignages en France. Il existe pourtant un recueil de lois, un code complet dans lequel nous pouvons voir comment fonctionnait la procédure par jury au moyen âge. Ce code a été mis en écrit loin de la France; mais il n’en est pas moins un code tout français. Il a été rédigé en Palestine et porte le titre d’Assises de Jérusalem. Les premiers croisés, presque tous sortis de France, avaient emporté avec eux, comme il arrive toujours, leurs lois et leurs usages aussi bien que leur langue. Arrivés au but de leur voyage, ils mirent en écrit leurs coutumes, c’est-à-dire les coutumes du pays qu’ils avaient quitté. Cette œuvre législative, plusieurs fois retouchée et augmentée dans les générations suivantes, représentait si fidèlement la législation de la France du XIe siècle, que beaucoup d’anciens jurisconsultes ont soutenu qu’elle n’était autre que l’ancienne coutume de Paris elle-même, et que plusieurs invoquaient les Assises de Jérusalem comme un témoignage de la vieille législation française. Or nous voyons dans ces Assises que le roi n’avait le pouvoir judiciaire qu’à la condition de l’exercer avec des jurys. La règle du jugement par les pairs y apparaît comme une de ces règles anciennes que nul ne songeait à discuter. Pour juger un baron, le roi ou son représentant ne faisait que présider un tribunal que l’on appelait « la cour de baronnie. » Pour juger un bourgeois, le représentant du roi, c’est-à-dire le bailli, n’était aussi que le président de « la cour des bourgeois. » Partout le jugement appartenait à des jurés. « Après que le bailli est assis en son siège en la court, il doit oïr amiablement les plaideurs,... et puis doit commander aux jurés que ils fassent le jugement[8]. » Cela nous donne l’image de ce qui se passait en France au XIe siècle. En voulons-nous un autre témoignage, nous le trouverons en Angleterre, car l’Angleterre et la France, ces deux pays aujourd’hui si différens, se ressemblaient au XIIe siècle, et avaient, à peu de chose près, les mêmes lois et les mêmes institutions. Les assises et les jurys ambulatoires de l’Angleterre n’étaient que la reproduction exacte de ce qui se pratiquait alors en France. Les Normands n’avaient fait en cela, comme en toutes choses, que transporter dans leur nouveau pays les usages et les lois de celui qu’ils quittaient. Lorsque le juriste anglais Littleton écrivait en français les lois d’Angleterre, il reproduisait presque trait pour trait les lois de la France, non plus telles qu’elles étaient de son temps, au XVe siècle, mais telles qu’elles avaient été à l’époque où les conquérans étaient venus de Normandie. La langue de ce juriste anglais était la vieille langue française, et ses lois étaient aussi les lois de la vieille France. Quand il parle de ces jureurs qui siègent en assises et qui prononcent aussi bien sur le droit que sur le fait, il décrit une institution que la France n’avait plus de son temps, mais qu’elle avait autrefois possédée aussi complètement que l’Angleterre.


2° COMMENT LE JUGEMENT PAR JURYS DISPARUT EN FRANCE.

Quand un peuple perd une de ses institutions de liberté, il ne doit en général accuser que lui-même. Les droits périssent presque toujours parce que les hommes négligent de les pratiquer. Ils ne leur sont pas arrachés, ils leur tombent des mains. On croirait à première vue que le jugement libre par jurys ait été enlevé à la population française par la violence ou par l’adresse des rois ; à observer les choses de plus près, on voit que c’est le contraire qui est vrai. Les hommes seraient restés en possession du droit de se juger les uns les autres, s’ils n’avaient renoncé d’eux-mêmes à ce droit.

La liberté est toujours un lourd fardeau. Se gouverner soi-même est un travail que les peuples énergiques peuvent seuls entreprendre ; se juger soi-même est aussi une occupation fort laborieuse. À siéger aux assises et aux plaids se perdaient de nombreuses journées : c’était autant d’enlevé ou au travail lucratif ou au plaisir. Ce n’est jamais un jeu que de juger ses semblables. Pour ne pas se laisser duper ou corrompre, il faut une conscience bien sûre ; pour condamner, il faut faire un grand effort sur soi-même. Nous voyons aujourd’hui que beaucoup d’hommes ne se sentent pas dans l’âme la force nécessaire pour prononcer le mot qui entraînera une condamnation ; pourtant le juré d’aujourd’hui ne connaît pas l’accusé, qui est rarement de sa classe et de sa condition ; sociale, et qui n’a jamais eu avec lui aucune relation. Combien fallait-il plus d’énergie et de ferme volonté à une époque où le juré appartenait nécessairement à la même classe que l’accusé, où il était son égal, son pair, son compagnon, souvent son ami, où il avait les mêmes habitudes et les mêmes intérêts que lui, où ils s’étaient vus ensemble à la guerre, ensemble au travail ou au plaisir, ensemble dans ces mêmes assises où tous les deux avaient siégé cent fois! Nos jurés d’aujourd’hui nous donneraient d’ailleurs une idée fort incomplète de ces jurés du moyen âge. Le devoir de justice était singulièrement pénible à remplir, si l’on en juge par la longue définition que nous en trouvons dans un code de ce temps-là. L’homme qui est appelé à juger doit d’abord « aller à la court de son seigneur; » là, il n’a pas seulement à écouter « les clameurs et les respons, » c’est-à-dire les longues plaidoiries; il doit encore, s’il en reçoit l’ordre du seigneur, « aller à conseil de celui à qui son seigneur le donnera, » c’est-à-dire être avocat d’office; il faut encore assez souvent qu’il aille « voir le meurtre et l’homicide, et les choses de quoi l’on se clame, » c’est-à-dire qu’il fasse l’office de nos magistrats instructeurs; il doit même « aller par tout le royaume, quand le seigneur lui commande, faire devise de terres, faire enquestes et toutes les autres choses que les hommes de court doivent faire quand le seigneur leur commande[9]. » Ce n’était donc pas une pelite affaire d’être juré. Cette fonction, qui était toujours absolument gratuite, coûtait une grande dépense de temps et d’argent. Un vieux capitulaire de Charles le Chauve enjoignait à tous les hommes libres de se rendre aux plaids « munis et garnis de toutes choses, comme s’ils allaient en guerre. » Les armes en effet, sans parler des provisions, ne leur étaient pas inutiles, car, d’après les usages du moyen âge, celui qui perdait sa cause pouvait en appeler comme il fait de nos jours; il y avait seulement cette différence, qu’au lieu d’appeler sa partie adverse devant une autre juridiction, c’étaient ses juges eux-mêmes qu’il appelait, c’étaient eux qu’il prenait à partie pour l’avoir « faussement jugé. » Il appelait non pas le président du jury, c’est-à-dire le seigneur ou le bailli, mais les jurés eux-mêmes, parce que c’étaient ceux-ci qui avaient réellement prononcé la sentence. Ce singulier appel n’était pas vidé par un procès nouveau; la règle universelle était qu’il fût vidé par un combat l’épée au poing et en champ clos. Le juge appelé devait donc se battre en personne contre celui qu’il venait de condamner. Ces usages s’adoucirent au XIIIe siècle, en ce sens que le combat fut peu à peu remplacé par un nouveau procès; mais les juges continuèrent à être appelés et mis en cause comme responsables de leurs jugemens. Ainsi les hommes qui siégeaient dans les assises et les plaids de ce temps-là n’avaient pas seulement, comme nos jurés d’aujourd’hui, à émettre leur opinion sur une simple question de fait. Véritables juges, ils prononçaient à la fois sur le fait, sur la loi et sur la peine ; mais autant leur droit était étendu, autant leur responsabilité était lourde. Représentons-nous ce juré du moyen âge. Qu’il soit baron ou bourgeois, peu importe; il a quitté ses affaires pour venir « au plaid; » il a déjà peut-être perdu plusieurs journées à instruire l’affaire, à visiter les lieux, à chercher les coupables et à confronter les témoins; le jour de la délibération venu, il faut qu’il donne son avis sur le fait en litige, il faut qu’il dise en même temps quelle est la loi ou quelle est la coutume, et il faut encore qu’il prononce lui-même quelle doit être la peine. Son opinion, il doit l’exprimer tout haut, en public, devant l’accusé qui le regarde et qui a le droit de l’interpeller. Il sait enfin que celui qu’il condamne va l’appeler pour « faux jugement, » et il doit être prêt à exposer sa vie ou sa fortune pour soutenir l’opinion qu’il croit juste.

Voilà à quel prix les hommes possédaient alors ce que nous appellerions aujourd’hui la liberté de se juger les uns les autres; mais, que cela fût une liberté et un droit, on ne l’eût pas facilement persuadé aux hommes de cette époque. Ils y voyaient plutôt un devoir très rigoureux. Ils l’appelaient « le service de plaid, » et ils le considéraient comme une des plus lourdes charges de la vie sociale de leur temps. Ils le mettaient au même niveau que le service de guerre. Lorsqu’un homme était investi d’un fief, on lui faisait jurer « de faire fidèle service, à savoir guerre et plaid. » Les coutumes féodales considéraient le refus d’assister aux plaids comme un cas de félonie dont le suzerain pouvait à la rigueur s’autoriser pour reprendre le fief. Les coutumes de village spécifiaient fréquemment que le paysan qui manquerait au plaid serait puni d’une amende[10]. Il fallait donc une pénalité pour obliger les hommes à remplir ce devoir de justice. Ils faisaient tous leurs efforts pour s’y soustraire, et demandaient comme une grâce d’en être exemptés. Ils s’adressaient à l’église pour faire arriver leur vœu jusqu’aux rois. Un concile du IXe siècle se faisait l’organe du désir des populations, et réclamait contre ce service de plaid, qui détournait les pauvres de leurs travaux. Déjà auparavant, Charlemagne avait dû accorder « que les pauvres ne seraient plus contraints de se rendre aux plaids; » mais les plaintes continuèrent. Les documens du XIe siècle sont remplis des preuves de la répulsion générale des populations pour l’exercice des fonctions judiciaires. Les paysans surtout considéraient cette obligation d’assister aux plaids comme une des plus cruelles de leurs «corvées. » Ils se plaignaient d’être sans cesse distraits de leurs travaux pour aller juger. Témoin ces paysans de Normandie qui, parmi leurs principaux griefs contre l’état social de leur temps, articulaient celui-ci :

Tant y a plaintes et querelles,
Ne peuvent une heure avoir paix.
Tous les jours sont, disent, aux plaids;
Plaids de forêts, plaids de monnaies,
Plaids de pourprise, plaids de veies (chemins),
Plaids de blet, plaids de moutes,
Plaids de féauté, plaids de toutes (redevances) ;
Tant y a prévôts et bedeaux (sergents de justice],
Et tant baillis vieux et nouveaux,
Ne peuvent avoir paix nulle heure[11].

On conçoit en effet qu’avec les habitudes chicanières et l’esprit processif du moyen âge la fonction de juger fût devenue un travail très absorbant. Les situations sociales étaient alors si diverses, les droits et les obligations qui en résultaient étaient si compliqués, que les conflits éclataient à chaque instant. Tout était matière à contestation. L’existence était un long procès, si elle n’était un long combat. Les plaids avaient à décider une foule de questions dont nous n’avons même plus l’idée aujourd’hui. Au criminel, c’était l’usure, c’était le blasphème, c’était la sorcellerie ; au civil, c’était la série des discussions au sujet des droits seigneuriaux, au sujet des marchés ou des moulins banaux, au sujet des corporations, au sujet des dîmes ou des excommunications : procès sur le droit de monnaie, procès sur la préséance, procès sur l’authenticité des reliques, on n’en finissait pas. L’œuvre de la justice était incomparablement plus étendue et plus difficile qu’elle n’est aujourd’hui. S’il eût fallu que la population se chargeât d’un tel travail et si l’on eût appliqué dans toute leur rigueur les règles du service de plaid, il ne serait plus resté de temps pour l’agriculture et pour les métiers. Les hommes ne se rendaient donc aux jugemens qu’à contre-cœur, et nous pouvons tenir pour certain que, lorsqu’ils s’y rendaient, c’était bien moins avec la pensée d’exercer un droit qu’avec la crainte d’encourir une amende. Il en était des bourgeois comme des paysans. Lorsqu’ils se firent donner des chartes de commune, ils prirent soin d’y faire écrire que le service de plaid serait ou supprimé ou du moins fort adouci. Beaucoup de chartes et d’ordonnances réduisirent le nombre des plaids obligatoires à trois par an. La plupart des constitutions municipales simplifièrent le service de la justice; ici, le nombre des jurés fut réduit à quatre; là, les fonctions judiciaires furent réservées aux échevins, et la foule des bourgeois en fut débarrassée. La classe des nobles ne mettait pas plus d’empressement à juger que la classe des bourgeois ou celle des « vilains. » On voit bien dans les documens que le gentilhomme qui se trouvait accusé tenait fort à être jugé par ses pairs, c’est-à-dire par un jury; mais on voit aussi que les pairs ou jurés mettaient peu de zèle à se rendre aux jugemens. La difficulté de les réunir en tribunal était si grande, qu’il fallut admettre que c’était assez de quatre hommes pour former un jury, et qu’on en vint même à se contenter de deux et quelquefois d’un seul. Il fallait bien que la règle se relâchât devant la négligence et le mauvais vouloir de tous. La cour du roi par exemple aurait dû être composée de tous les vassaux immédiats du duché de France; mais il était presque impossible d’obtenir leur présence. Le roi ne convoquait donc pour chaque procès que quatre ou cinq d’entre eux, et il est vraisemblable que, si quelques-uns se plaignaient, c’étaient plutôt ceux qui étaient appelés que ceux qui étaient exclus. Quand nous voyons un suzerain, à titre de président d’un tribunal, choisir lui-même les jurés, cela nous paraît la violation du principe même du jury, et nous sommes tentés d’accuser ce suzerain d’une monstrueuse usurpation; mais le roi ne faisait que subir la loi de la nécessité. S’il n’appelait pas tous ses vassaux au jugement, comme il l’aurait dû d’après la règle, c’est parce qu’il savait que ceux-ci refuseraient d’y venir, et qu’il n’avait d’ailleurs aucun moyen pratique de les contraindre; il devait donc se contenter d’en appeler quelques-uns. Il prenait ceux qui se rencontraient, ceux qui voulaient bien venir, ou ceux qui, venus auprès de lui pour quelque affaire ou quelque sollicitation, ne pouvaient pas décemment refuser « de l’aider en sa cour. » On est surpris de voir que dès le XIIe siècle il ne siégeait plus dans la cour du roi qu’un très petit nombre de barons, et d’y trouver au contraire presque toujours des officiers royaux tels que le bouteiller, le chambellan, le chancelier. Ce n’est pas que les rois aient calculé qu’il leur serait utile d’avoir des juges qui dépendissent d’eux personnellement ; c’est que, les barons n’aimant point à venir siéger, il fallait bien constituer le tribunal avec les gentilshommes que les rois avaient sous la main et qui ne les quittaient guère. Ne disons pas que les rois composaient leur cour de qui ils voulaient; disons plutôt qu’ils la composaient de qui ils pouvaient. Il en était de même aux assises des baillis royaux. Ceux-ci avaient une peine infinie à réunir les vassaux nobles qui devaient faire autour d’eux l’office de jurés. En vain frappaient-ils d’une amende les absens. Il paraît qu’on se résigna plus facilement à payer l’amende qu’à quitter ses affaires ou ses plaisirs pour le fastidieux labeur des assises. Le paiement de l’amende devint l’usage, et la présence aux assises fut l’exception. On en vint même peu à peu à ce point que le service de plaid se changea en une amende régulièrement payée. Un registre de comptes du bailliage de Tours, à l’année 1307, porte parmi les recettes « les cinq sols que les hommes nobles du bailliage ont accoutumé de payer pour chaque manquement aux assises. » On aimait donc mieux payer que juger. La conséquence de cela était inévitable : au XIVe siècle, nous trouvons encore « le plaid » fréquemment mentionné dans les chartes; mais, ne nous y trompons pas, il ne s’agit plus d’un service de justice, il s’agit d’une contribution pécuniaire. Le jugement par jurys a presque entièrement disparu, et il n’est resté à la place qu’un impôt. Il en fut de cela comme du service de guerre; les hommes s’en exemptèrent peu à peu, et naturellement ils en payèrent l’exemption, en sorte que les mots hériban, ost, chevauchée, cessèrent de désigner le service militaire, et devinrent des noms d’impôts.

Il nous paraît donc certain que le jugement par jurys n’a pas été enlevé violemment ou par ruse aux populations; les populations y ont renoncé d’elles-mêmes et ont demandé d’en être affranchies. Bourgeois, paysans, gentilshommes, tous ont voulu se décharger du fardeau de la justice. Le droit disparut parce qu’il fallait se donner trop de peine pour l’exercer. La liberté fut supprimée parce qu’elle coûtait trop de travail.


3° COMMENT IL SE FORMA EN FRANCE UN CORPS DE MAGISTRATS. — LES LÉGISTES.

Quand la majorité d’un peuple se refuse à un travail, il se trouve naturellement quelques hommes qui offrent de s’en acquitter au nom de tous, moyennant qu’ils en tirent un juste profit. Déchargez la population du service militaire, et vous aurez aussitôt une armée soldée. Déchargez-la du souci de s’administrer elle-même, et vous aurez un corps de fonctionnaires. Déchargez-la du soin de juger gratuitement, il se présentera des hommes qui feront profession de juger. C’est ce qui arriva au moyen âge.

Les historiens modernes n’ont pas manqué d’être frappés de l’importance que prirent les légistes en France à partir du XIIIe siècle; mais ils se sont quelquefois mépris sur le caractère de cette classe d’hommes et sur la nature de la révolution qu’ils ont opérée. Ils nous les représentent volontiers comme des novateurs et des révolutionnaires qui auraient commencé par découvrir le droit romain, et qui se seraient ensuite armés de ce droit pour attaquer le régime féodal et pour faire triompher leur classe bourgeoise et la royauté à la fois. Rien de tout cela n’est conforme à ce que nous montrent les documens du moyen âge. Ces légistes n’ont pas eu à découvrir le droit romain, par la raison que les codes de Rome n’avaient jamais cessé d’être connus en France, d’être étudiés et traduits, d’être cités et invoqués; on en retrouve des articles jusque dans les capitulaires des Carlovingiens. Ces mêmes légistes, loin d’attaquer comme on le dit le droit féodal, en ont au contraire soutenu énergiquement les principales règles, et, plutôt que de battre en brèche le régime social de leur temps, ils se sont attachés d’ordinaire à le régulariser et à l’affermir. Quelqu’un qui leur eût dit qu’ils étaient des novateurs les aurait assurément fort étonnés.

La naissance de cette classe des légistes et ses progrès sont des faits bien plus simples et plus naturels qu’on ne le croit généralement. A mesure que la plupart des hommes s’affranchissaient du devoir de juger, s’éloignaient des plaids et des cours féodales, et laissaient transformer le service de justice en une amende et en un impôt, il se trouva quelques hommes qui, par goût ou par intérêt, firent exception à l’insouciance générale, et prirent à cœur de juger les procès et d’appliquer les lois. Ils furent assidus aux plaids et aux assises; ils gravèrent dans leur mémoire les coutumes du pays et les arrêts des cours; ils prirent la peine de lire et d’étudier les recueils de lois qui existaient alors, c’est-à-dire les lois romaines et les lois ecclésiastiques. On appela ces hommes des légistes. Le mot ne désignait nullement des fonctionnaires, et n’était pas synonyme de magistrat; il marquait seulement que l’homme à qui l’on donnait ce titre avait la connaissance des lois et se plaisait à les étudier. Être légiste n’était ni une dignité, ni même une profession; c’était un goût, une aptitude, un certain tour d’esprit joint à une certaine application. On était légiste à peu près comme on est docteur en droit. Quelquefois on méritait ce titre par un examen subi dans les écoles; quelquefois aussi on était réputé légiste par cela seul qu’on savait les coutumes, et qu’on remplissait le devoir de justice avec plus d’assiduité et plus de soin que La foule. Qu’on fût d’ailleurs laïque ou ecclésiastique, bourgeois ou gentilhomme, c’était de peu de conséquence; il n’était pas nécessaire non plus de porter une certaine robe. On pouvait être légiste et homme d’épée tout à la fois; le sire de Joinville était un légiste.

Les premiers légistes furent des prêtres. Durant tout le moyen âge, le clergé fut fort attentif à étudier les lois romaines, à rédiger ses propres lois, à observer même les lois féodales. Il appliquait tour à tour les unes et les autres dans ses « cours de chrétienté » et dans ses cours séculières. Il serait impossible de citer le plus ancien des légistes, car c’est une chaîne dont on ne peut saisir le premier anneau; mais il faut citer au moins parmi les plus anciens l’archevêque de Reims Hincmar, le moine Abbon de Fleury, et ce Lanfranc, abbé du Bec en Normandie, dont un vieux chroniqueur dit : « Il était instruit dans les lois ecclésiastiques et séculières, et les juges des cités acceptaient ses décisions avec applaudissement. » Après lui, et parmi les plus fameux, il faut compter Yves, évêque de Chartres, auteur d’un traité de législation, puis un autre évêque de Chartres, Jean de Salisbury, puis un cardinal nommé Matthieu d’Angers, qui avait professé un cours de droit, et enfin le pape Innocent III lui-même, qui s’était fait d’abord une réputation comme légiste.

Les ecclésiastiques se livraient si volontiers à l’étude du droit que plusieurs conciles crurent nécessaire de tempérer leur zèle. Un concile de Reims, en 1131, se plaignait « de la mauvaise et détestable habitude qui s’était établie parmi les moines et les chanoines d’apprendre les lois pour gagner de l’argent. » Déjà un concile plus ancien avait reproché aux ecclésiastiques « de se plaire au milieu des procès, d’être trop assidus aux assises, d’y disputer avec trop de chaleur, et de se faire les avocats de toutes les causes. » Plusieurs conciles interdirent aux clercs de se faire avocats ou procureurs, à moins qu’ils n’en eussent obtenu la permission de leur évêque. Un concile de Tours, en 1163, excommunia les moines qui s’échappaient de leur monastère pour aller étudier le droit. Quelques historiens, étonnés de ces prohibitions sans cesse renouvelées, en ont conclu que le clergé avait de la répulsion pour l’étude du droit. Le contraire nous paraît plus vrai. Ces mesures de précaution que le clergé se croyait obligé de prendre contre un zèle excessif prouvent précisément l’ardeur de ce zèle. Il suffit d’ailleurs d’observer attentivement tous les articles des conciles sur ce sujet pour voir qu’ils n’interdirent jamais d’une manière absolue aux ecclésiastiques l’étude des lois ni la profession d’avocat. Légistes, avocats, procureurs, tout cela a eu sa source première dans le clergé. Les écoles de droit furent fondées par le clergé ou tout au moins sous sa protection. L’école d’Orléans était l’une des plus fameuses; beaucoup de ses maîtres étaient ou devinrent des évêques. Un assez grand nombre de cardinaux et plus d’un pape avaient commencé par être des professeurs de droit ou des « maîtres en parlement, » comme Clément IV. Être légiste fut longtemps le plus sûr moyen d’avancement dans le clergé. Quelques-uns de ces ecclésiastiques restaient dans les tribunaux d’église ; la plupart remplissaient les tribunaux seigneuriaux ou royaux. On peut voir par les vieux registres des Olim comment le parlement de saint Louis était composé; les clercs y formaient la majorité, et parmi eux il y avait quelques évêques, quelques archidiacres, et, en plus grand nombre, des moines de l’ordre des frères prêcheurs ou de l’ordre des frères mineurs.

Beaucoup de gentilshommes aussi se firent légistes. On ne voit pas qu’à cette époque la noblesse ait marqué de la répugnance ou du mépris pour l’étude du droit. Son premier devoir n’était-il pas de rendre la justice, soit dans ses cours féodales, soit dans la cour du roi? Dès lors n’était-il pas naturel qu’un gentilhomme fût soucieux de connaître les lois et les coutumes? Si tous les seigneurs avaient eu le sens politique et l’intelligence des intérêts de leur classe, ils se seraient livrés tous à cette étude. Tenons du moins pour certain que ceux d’entre eux qui comprenaient leur intérêt en même temps que leur devoir devaient donner autant de soin à l’étude des lois qu’à l’étude des armes. Il n’en a été autrement qu’à l’époque où la noblesse est tombée en décadence. Au moyen âge, les chroniques mentionnent fréquemment tel homme noble « qui était savant en droit; » on lit plus d’une fois dans les chartes ces mots appliqués au même personnage : « chevalier et docteur en lois. » Froissart parle « d’un vaillant homme et de grande prud’homie, chevalier en lois et en armes. » Et la manière dont il en parle montre que cette union de deux genres de mérite lui paraissait toute naturelle et n’avait rien qui étonnât; ce n’était ni une exception ni une rareté. On trouve au XIe siècle un fils d’un comte d’Évreux qui écrivit un livre de droit canonique, comme on trouve au XIVe siècle un Talleyrand-Périgord qui se fit connaître par des études sur la jurisprudence. Philippe de Beaumanoir et Pierre de Fontaines, dont nous avons les livres, étaient des gentilshommes, et ce dernier nous fait savoir qu’il écrit pour un gentilhomme « qui veut que son fils s’estudie ès lois et ès coustumes, si que, quand il héritera, il sache faire droit à ses sujets, et retenir sa terre, et ses amis conseiller. »

Après les ecclésiastiques et les gentilshommes, les bourgeois à leur tour étudièrent le droit. N’étaient-ils pas appelés à juger, eux aussi, soit dans les plaids d’échevinage, soit dans les assises? Si la plupart des hommes de cette classe aimaient mieux s’occuper de leur commerce ou de leur industrie, quelques-uns au contraire prirent goût à siéger comme juges ou à parler comme avocats. La société du moyen âge témoignait un très grand respect à ces légistes; la pratique des lois, en ce temps-là, honorait autant que celle des armes. Aussitôt qu’un bourgeois s’était fait connaître et apprécier comme légiste, on le regardait comme au-dessus de la classe ordinaire, et l’on trouvait juste et naturel d’en faire un noble. Non-seulement les rois anoblirent par lettres spéciales quelques légistes, mais il arriva même que ces anoblissemens individuels ne semblérent plus nécessaires, et il devint de règle qu’un légiste fût noble de plein droit. « Or sachez, dit un jurisconsulte du moyen âge, que le fait d’avocasserie est tenu et compté pour chevalerie, car tout ainsi comme les chevaliers sont tenus de combattre à l’espée pour le droict, ainsi sont tenus les avocats de combattre et soutenir le droict par leur pratique et science, et pour ce ils sont appelés chevaliers ès lois, et ils peuvent porter d’or comme les chevaliers[12]. » Ce n’était pas la faveur ou la politique des rois qui les anoblissait, c’était l’opinion publique. Toutes les classes, même la noblesse, consentaient à leur élévation, et l’on ne voit pas qu’à cette époque il fût de mode de protester contre ce qu’on appela plus tard la noblesse de robe. Nul n’avait encore pour cette classe ce superbe mépris qu’exprime Saint-Simon. Les légistes marchaient de pair avec les seigneurs, et on leur donnait même volontiers le titre de « seigneurs ès lois. »

C’est ainsi que se formèrent les légistes. Ils n’étaient pas une caste particulière, ils appartenaient à toutes les classes. Ils ne prétendaient nullement transformer la société; s’ils s’étaient présentés comme des novateurs, tous les tribunaux, ecclésiastiques ou laïques, seigneuriaux ou royaux, féodaux ou bourgeois, les auraient repoussés. Ils s’annonçaient simplement comme des hommes d’étude et de conscience. Ils n’avaient que la prétention de juger les procès ou d’aider les plaideurs. On leur fit bon accueil, et on les honora. Si l’on en croyait quelques historiens, ce seraient les rois qui auraient introduit les légistes dans les tribunaux, afin de renverser plus aisément le régime féodal. Il y a là une erreur. Ces légistes figurèrent dans les cours féodales et dans les cours ecclésiastiques aussi bien que dans les tribunaux royaux. L’échiquier de Normandie comptait dans son sein des légistes avant la réunion de cette province à la couronne. Il en était de même des assises des comtes de Champagne. Les ducs, les comtes et les évêques appelaient à eux les légistes avec autant d’empressement que pouvaient le faire les rois. On savait qu’ils étaient utiles et nécessaires, parce que seuls ils savaient juger. Aucune classe de la population ne se plaignait de leur présence dans les tribunaux. Ils plaisaient à tous : aux plaideurs, qui aimaient à les avoir pour juges; aux seigneurs, qui grâce à eux pouvaient aisément « garnir leur cour » et vider les procès ; à la population enfin, qui ne demandait qu’à être dispensée du service judiciaire et à voir les légistes s’en charger. Ce qui était le vœu de tous se réalisa. Les pairs, gentilshommes ou bourgeois, les jurés de toutes classes furent de moins en moins nombreux aux assises; le nombre des légistes y augmenta en proportion. Les ignorans et les négligens se retirèrent des tribunaux ; les légistes, c’est-à-dire les juges instruits et scrupuleux, prirent leur place.

Cela se fit insensiblement. Les jurys de paysans et les plaids colongers disparurent les premiers, soit parce qu’ils étaient les moins considérés et les plus faibles, soit parce que c’étaient les paysans et les pauvres qui se plaignaient le plus de cette charge. Les jurys bourgeois disparurent ensuite ; dans les cours de prévôté, les jurés cédèrent peu à peu la place à des « praticiens et avocats, » c’est-à-dire à des légistes. Beaucoup de villes adoptèrent l’usage d’avoir à leur service quelques hommes de loi que l’on appelait « conseillers-pensionnaires. » Quand les baillis royaux tenaient leurs assises, ils devaient s’entourer de quelques hommes et, suivant la vieille formule, « faire le jugement par leur conseil ; » mais ils choisissaient eux-mêmes ces hommes « parmi les plus sages, » c’est-à-dire parmi les plus instruits, parmi les légistes. C’est seulement au XVe siècle, si nous ne nous trompons, que les ordonnances enjoignirent formellement de composer les assises « d’officiers praticiens et conseillers ; » mais avant d’être écrit dans les ordonnances, cela était depuis longtemps dans la pratique. Les légistes avaient peu à peu remplacé partout les jurés.

La noblesse, à la vérité, eut longtemps à cœur d’être jugée par ses pairs. On la satisfit en ce sens que les tribunaux devant lesquels comparaissait un gentilhomme continuèrent longtemps à renfermer quelques juges de sa classe et de son rang ; mais les légistes n’en furent pas pour cela exclus. Ce que dit Saint-Simon de ces praticiens qui s’asseyaient sur des escabeaux aux pieds des seigneurs pour leur souffler leur sentence est un pur roman. Ce qui est vrai, c’est que ces légistes siégeaient à côté des seigneurs, sur les mêmes bancs, sans qu’il y eût protestation de la part de ces seigneurs. Dès qu’une cour comptait parmi ses juges deux ou trois gentilshommes du rang de l’accusé, celui-ci n’était pas admis à se plaindre, et la cour passait pour suffisamment féodale. Les légistes pouvaient y former la majorité. Ils avaient voix délibérative à l’égal des seigneurs, et aussi bien qu’eux ils mettaient leurs signatures au bas des arrêts. Au temps de saint Louis, dans ce qu’on appelait la cour du roi ou le parlement, nous lisons en tête des signatures les noms de quelques barons et de quelques évêques ; puis viennent plus nombreux les noms de simples clercs, de moines et de « maîtres ès lois. » On peut faire encore cette remarque : les noms des barons et des évêques changent fréquemment ; ceux des clercs et des maîtres se reproduisent dans de longues séries d’arrêts. C’est que les seigneurs et les prélats ne faisaient que passer, les clercs et les maîtres siégeaient toujours. Les premiers n’étaient guère que la décoration changeante du tribunal, les seconds étaient le tribunal lui-même. Les premiers ne venaient guère à la cour que dans leurs momens de loisir ou pour des procès qui avaient pour eux un intérêt particulier; les seconds faisaient de la justice l’occupation de toute leur vie.

On ne pensait pas encore, à cette époque, à avoir une magistrature permanente. Cela était à tel point contraire aux vieilles habitudes que peu d’esprits sans doute en concevaient l’idée. La cour du roi n’avait donc pas une composition fixe et arrêtée. Le roi en nommait les membres pour chaque affaire ou tout au plus pour chaque session ; mais s’il changeait fréquemment ses juges barons ou évêques, il n’avait garde de changer de même ses légistes. Ces hommes nécessaires étaient appelés chaque année. Par une nomination annuellement renouvelée, ils se perpétuaient sur leurs sièges. Il arriva ainsi que, presque sans y penser, on créa une magistrature permanente.

Tous ces changemens s’opérèrent à la longue, graduellement, et d’une manière si insensible que les contemporains ne paraissent pas les avoir remarqués. Aucun écrivain du temps, aucun chroniqueur, à notre connaissance, n’en fait mention. Si nous n’avions les chartes et les arrêts des juges, nous ne saurions rien de cette grande réforme judiciaire. Cela prouve qu’elle s’opéra sans résistance, car la foule ne s’aperçoit d’un changement que quand ce changement a provoqué des luttes. C’est la lutte seule qui lui fait comprendre les événemens, et elle les mesure à la vivacité des combats ou des souffrances qu’ils ont coûtés. Aussi les plus grandes révolutions, c’est-à-dire celles qui s’opèrent du consentement de tous, par un progrès lent et par une nécessité naturelle, passent-elles inaperçues des contemporains. C’est ce qui arriva pour cette révolution de l’ordre judiciaire. On ne la vit pour ainsi dire pas s’accomplir, et l’on ne put par conséquent ni en mesurer la gravité ni en deviner les conséquences. Il nous reste à montrer que, par ce seul changement dans les procédés et les allures de la justice, tout l’ordre politique et social du moyen âge allait être bouleversé.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars 1871.
  2. Il n’est pas inutile de rappeler que le mot pairs, dans la langue usuelle du moyen âge, s’appliquait aux bourgeois et même aux paysans entre eux, aussi bien qu’aux gentilshommes. Aussi le jugement par un jury d’égaux était-il de règle pour toutes les classes.
  3. Boutaric, Actes du parlement de Paris, t. Ier.
  4. Olim, t. II, p. 443.
  5. Le Conseil de Pierre de Fontaines, chap. XXI.
  6. Bouteiller, Somme rurale, titre XIV.
  7. Olim, t. II, p. 100.
  8. Assises de Jérusalem, Cour des bourgeois, chap. IV; cf. chapitre du Plédéant.
  9. Assises de Jérusalem.
  10. Hanauer, les Paysans de l’Alsace, p. 26, 100.
  11. Roman de Rou, d’après la leçon de Ducange.
  12. Bouteiller, Somme rurale, livre II, titre II.