Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.8

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 254-284).

CHAPITRE VIII.

Entrée des hommes de couleur au Port-au-Prince. — Les Suisses et leur déportation. — Affaire du 21 novembre 1791. — Expulsion des hommes de couleur. — Incendie du Port-au-Prince. — Crimes commis par les blancs.

On a vu les blancs du Port-au-Prince contraints, le 23 octobre, à signer le traité de paix de Damiens. En vertu d’un article particulier, on fit venir sur cette habitation, des députations de la garde nationale, des bataillons d’Artois et de Normandie, de l’artillerie royale, de celle de Praloto, de la marine royale et marchande qui, réunies à M. de Leremboure, maire de la ville, à Caradeux aîné et autres commissaires blancs signataires du traité, jurèrent de l’observer et de le maintenir dans tout son contenu.

En agissant ainsi, les blancs cherchaient à inspirer une confiance aveugle aux hommes de couleur. Ceux-ci n’hésitèrent pas à faire leur entrée au Port-au-Prince. D’ailleurs, pour exécuter le traité, il fallait que leur armée y pénétrât : le renouvellement de toutes les municipalités des paroisses confédérées de l’Ouest, de l’assemblée provinciale et de l’assemblée coloniale, nécessitait leur présence en cette ville.

Le lundi 24 octobre, cette entrée s’effectua avec toutes les apparences d’une joie commune. Caradeux donna le bras à Bauvais : on se rendit à l’église où le Te Deum fut chanté. Le lendemain, dans un repas patriotique auquel assistèrent les principaux des hommes de couleur et des blancs, Caradeux fut de nouveau proclamé capitaine général des gardes nationales de l’Ouest, et Bauvais, commandant en second.

L’armée de couleur, forte de mille cinq cents hommes, occupa diverses positions. Un poste établi sur le Belair, au haut de la rue qui conduit à l’abreuvoir et passe devant l’église, fut confié au commandement de Lambert, ayant sous ses ordres les capitaines Lafontant, Sannon Doyon, Fouguy et Obran. Un autre poste, à l’entrée du chemin de la Coupe, derrière les grandes casernes, fut confié au capitaine Doyon aîné. Un troisième fut établi dans l’ancienne maison Duval, sur la place d’Armes ou Champ-de-Mars, en face du palais du gouvernement ; et les compagnies de l’Arcahaie l’occupèrent. Enfin, au palais se tenaient Bauvais et les autres principaux chefs et le gros de l’armée. Pétion et son artillerie y étaient aussi.


Nous avons dit que les blancs du Port-au-Prince avaient mis pour condition à la ratification du concordat du 11 septembre, signé à la Croix-des-Bouquets par leurs commissaires, le concours des hommes de couleur à leur projet de séparer Saint-Domingue de la France. Les hommes de couleur s’y étaient refusés, et les frégates anglaises qui étaient alors dans le port, étant retournées à la Jamaïque, les blancs s’étaient enfin décidés à conclure la paix qui eut lieu a Damiens. Mais, durant les conférences de Goureau, Caradeux avait repris ce projet dans des entretiens particuliers avec Bauvais et Pinchinat. Ceux-ci ne s’y prêtant point, Caradeux espéra encore les y entraîner par toutes les cajoleries dont il les entoura à leur entrée au Port-au-Prince. Les mulâtres se montrant toujours plus fidèles à la France que le blanc, ce dernier résolut alors de les amener à une autre combinaison non moins perfide ; et cette fois il réussit auprès de Bauvais et de Pinchinat.

Pour décider les blancs du Port-au-Prince au concordat du 11 septembre, Hanus de Jumécourt leur avait exposé le danger de mécontenter les hommes de couleur qui, au moyen des nègres suisses qu’ils avaient dans leurs rangs, pourraient soulever tous les ateliers d’esclaves et occasionner les mêmes ravages que dans la province du Nord. Or, pendant les conférences relatives à ce concordat, tenues sur la place de la Croix-des-Bouquets, les commissaires blancs avaient allégué le danger qu’il y aurait à retenir ces esclaves dans l’armée de couleur, parce qu’ils seraient, aux yeux des ateliers dont ils dépendaient et de tous autres, un exemple vivant de l’avantage de la sédition. Ces commissaires demandèrent donc que les suisses fussent remis à leurs maîtres respectifs, pour les punir selon que ces derniers le jugeraient convenable, ou qu’ils fussent livrés aux tribunaux, pour être poursuivis comme coupables de révolte.

Mais les hommes de couleur, et Rigaud principalement, s’opposèrent à l’une et l’autre proposition. Rigaud demanda formellement que les suisses fussent déclarés libres, par un article du concordat. Les blancs ayant persisté dans leur demande, Daguin, un des commissaires de couleur, aussi fougueux que Rigaud, dégaina son épée et cria : Tambours, battez la générale ! À ce cri, les blancs déclarèrent renoncer à leurs propositions ; mais ils demandèrent de ne pas consacrer l’affranchissement des suisses par le concordat. Cette observation amena un mezzo termine à l’égard de ces hommes. Écoutons Hanus de Jumécourt rendant compte à Blanchelande, par sa lettre du 30 septembre 1791, des événemens survenus alors :

« … Sept habitations sont à peu près en état de révolte contre leurs gérans, et ce n’est qu’à force de douceur, de patience et de surveillance que rien n’éclate. De ce grand nombre de nègres qui ont quitté les ateliers pour joindre l’armée de couleur, partie sont retournés de gré chez leurs maîtres (on ne peut se dissimuler qu’ils y sont suspects) : partie, suivant un concordat passé entre les commissaires des deux paroisses (Port-au-Prince et Croix-des-Bouquets) et de l’armée, se trouvent incorporés dans l’armée, à des conditions particulières qui assurent à ces nègres la liberté au bout de huit ans de service dans les maréchaussées de la province. Je dois aux hommes de couleur toute sorte de justice ; ils ont non-seulement retenu les ateliers dans le devoir, mais ils les ont surveillés d’eux-mêmes par des patrouilles fréquentes et pénibles ; ils m’ont indiqué, à chaque instant du jour et de la nuit, l’espèce de surveillance que j’avais à remplir plus pressamment… »

En décidant ainsi du sort des suisses, verbalement sans doute, car il ne paraît pas qu’il y eût convention écrite, les hommes de couleur avaient satisfait à la justice autant que le permettaient les circonstances, d’après les idées généralement reçues alors en faveur d’une liberté graduelle. Les suisses n’étaient ni remis en esclavage, à la discrétion de leurs maîtres, ni livrés aux tribunaux, pour s’être révoltés : leur affranchissement devenait le prix d’un service public rendu à la colonie, dans le corps de la maréchaussée.

Lors du traité de Damiens, il n’en fut pas question, puisque, suivant Hanus de Jumécourt, la chose était déjà réglée. Mais se voyant dicter la loi par les hommes de couleur, les blancs pensaient non sans raison, que leurs adversaires sentaient leur force de l’adjonction de ces auxiliaires, de leur présence à leurs camps, et de la facilité pour eux de les employer à soulever tous les ateliers : les blancs résolurent alors de mettre tout en usage pour porter l’armée de couleur à sacrifier ces vaillans nègres à la tranquillité, ou plutôt à la peur qu’ils éprouvaient, à cause de l’insurrection du Nord. Caradeux et Leremboure revinrent auprès de Bauvais, de Lambert, de Pinchinat, sur les considérations déjà exposées à la Croix-des-Bouquets ; mais ces chefs de l’armée résistèrent : il en fut de même de Daguin, de Rigaud, de Pétion, et pour mieux dire de toute l’armée. Alors survint une grande agitation au Port-au-Prince, parmi les filibustiers de Praloto, qui, déjà, commettaient des actes désordonnés : agitation soufflée par Caradeux et Leremboure, et à laquelle prirent part presque tous les blancs de la ville. Dans ce moment, Leremboure fit proposer à Bauvais d’examiner cette affaire, en comité secret entre les chefs, afin d’éviter le tumulte populaire. Cette proposition acceptée, l’agitation se calma.

Voyons ce que dit l’auteur d’une lettre écrite du Port-au-Prince, le 27 octobre, à des négocians de Nantes, et insérée parmi les pièces citées à la suite du rapport de Tarbé, fait à l’assemblée nationale en décembre suivant :

« Enfin, dit l’auteur de la lettre, nous possédons maintenant les hommes de couleur dans notre ville ; ils y sont entrés lundi dernier en armes, conformément à un article du concordat. Jusques à présent, ils n’ont rien commis contre le traité ; mais ils ont amené et introduit avec eux en ville leurs suisses (c’est ainsi qu’ils appellent les esclaves les plus ingambes qu’ils ont retenus parmi eux, et que jusqu’à présent ils n’ont pas voulu remettre aux maîtres qui les ont réclamés), et ils paraissent vouloir les traiter favorablement : ce qui serait bien pernicieux. Déjà ces suisses disent à nos nègres : — « Vois-tu, si tu avais fait comme moi, tu serais comme moi libre, et le pays serait à nous : nous en aurions expulsé tous les blancs. » Vous sentez combien ce langage peut être dangereux. Les blancs et les hommes de couleur doivent tenir un comité secret pour décider sur le sort de ces suisses. S’ils sont remis à leurs maîtres, qui seront alors dans le cas d’en faire tel exemple qu’il leur plaira, ou s’ils sont remis à la justice, alors il n’y aura pas de mal. Mais si, comme on le craint, les hommes de couleur tiennent à ce qu’ils aient leur liberté, alors nous avons tout à craindre de l’exemple. Vous sentez la politique des gens de couleur qui, dans le cas de quelque tentative de la part des blancs, pour opérer ici une contre-révolution, veulent se conserver la troisième classe, en favorisant ceux qui les ont suivis : ce qui nécessairement en encouragerait d’autres à les suivre de même dans une semblable occasion. »

Le comité secret fut en effet tenu. Leremboure et Caradeux eurent soin d’y introduire suffisamment de membres de la municipalité et d’autres corps pour s’assurer une majorité dans le vote par assis et levé qu’ils proposèrent au comité. Bauvais et ses compagnons n’avaient pas eu le même soin : les hommes de couleur y étaient en nombre inférieur.

L’astucieux Leremboure, auquel on avait donné le sobriquet de Vieux Tigre, au dire de Sonthonax[1], à cause de sa méchanceté, fit la proposition, non plus de remettre les suisses à leurs maîtres ni aux tribunaux, mais de leur donner la liberté immédiatement, en les éloignant de Saint-Domingue, où leur présence serait toujours d’un effet dangereux, en les emmenant dans la baie et sur les côtes des Mosquitos[2] dont il vanta la fertilité, et leur procurant des instrumens aratoires et des vivres pour trois mois, en outre des grains et des semences, enfin tout ce qui serait nécessaire à l’établissement d’une colonie sur ces côtes.

Il est certain, d’après toutes les traditions, que Bauvais et Lambert chefs supérieurs de l’armée, adhérèrent à cette proposition qui passa à la majorité des voix. Il paraît que Pinchinat y donna également son assentiment, et bientôt nous dirons pourquoi nous pensons ainsi. Mais quant à Rigaud, Daguin, Pétion qui, quoique fort jeune alors (il avait vingt-un ans), était écouté dans les conseils, et quelques autres officiers de l’armée de couleur ; ceux-ci furent d’une opinion contraire et protestèrent énergiquement en faveur des malheureux suisses, dont le sort avait été déjà réglé à la Croix-des-Bouquets.

Cependant, malgré cette opposition, les chefs principaux ayant admis la proposition, il fut résolu d’embarquer ces infortunés. Ils décidèrent néanmoins d’envoyer avec ces expatriés quatre commissaires de couleur pour s’assurer de l’exécution parfaite du projet et de la situation des lieux où le débarquement se ferait, afin d’en faire leur rapport à leur retour. Ces commissaires turent Cadet Chanlatte, Charles Harran, Louis Bonneau, et Juste Hugonin[3] : ce dernier n’ayant pu remplir sa mission, Barthélémy Richiez fut nommé à sa place.

On lit dans un post-scriptum de la lettre citée ci-dessus, en date du 30 octobre :

« Le comité secret pour les suisses a été tenu avant-hier (le 28) ; ils furent désarmés et envoyés à bord d’un navire : toute la garde nationale était sous les armes (les blancs). On pense qu’il s’en est évadé beaucoup avant leur désarmement ; et cela paraît très-vraisemblable ; mais enfin on en tient à bord une quantité d’environ deux cent trente. Beaucoup de gens de couleur voulaient s’opposer à leur départ, mais l’avis contraire a prévalu : ils devaient mettre à la voile cette nuit, si la brise ne leur eût pas manqué. Vous dire où ils vont, est un secret qui n’a pas encore pénétré. Le soupçon le plus général, c’est qu’on va les conduire dans la baie des Mosquitos, où on les débarquera avec des vivres pour trois mois. C’est bien une liberté qu’on leur donne, mais au moins ils n’en donneront pas le spectacle aux yeux de nos nègres. Bien des personnes craignent, dans ce cas, qu’il soit très-facile aux gens de couleur de les réintroduire ici par le cabotage. Du reste, notre ville est assez tranquille depuis que nous avons ces messieurs parmi nous, et que nous sommes débarrassés de leurs suisses. »

Un second post-scriptum de la même lettre, en date du 3 novembre, porte :

« Les suisses ont été embarqués et sont partis ce matin dans l’Emmanuel, de Nantes, capitaine Colmin, pour la baie des Mosquitos : on doit les y déposer avec des outils propres à la culture, trois mois de vivres et deux rechanges à chacun. Ils sont au nombre de deux cent treize. »

À la page 15 du Mémoire du 2e bataillon du 9e régiment, dit de Normandie, publié en France, on lit :

« Le 24 octobre, en vertu de cette dernière pacification, quinze cents hommes de l’armée des citoyens de couleur entrèrent au Port-au-Prince, avec l’appareil du triomphe, et ils établirent leur quartier général au gouvernement, distribuèrent le reste de leur troupe dans plusieurs endroits de la ville ; avec eux, ils avaient introduit plusieurs nègres non libres, auxquels ils avaient mis les armes à la main, et qu’ils ne consentirent qu’avec peine à faire conduire à l’île Moustique (baie des Mosquitos). »

Dans un écrit présenté aux commissaires civils Roume, Mirbeck et Saint-Léger, intitulé Production historique, etc., on lit encore :

« Le lendemain, toute cette armée entre en ville, escortée des nègres soulevés et armés contre nous, connus sous le nom de suisses. À la vue de cet appareil, la frayeur s’empara de tous les bons citoyens (les blancs), et chacun trembla pour ses propriétés et pour ses jours. Il peut même se faire que nous nous fussions opposés à leur entrée, si on ne nous avait flattés de l’arrestation prochaine de ces esclaves armés. »

Garran qui cite dans son rapport (tome 3, page 65 et suivantes), ces divers écrits et d’autres que nous ne possédons pas, Garran constate qu’un grand nombre des hommes de couleur pensaient que les suisses étaient couverts par le traité de Damiens, mais que « les chefs des blancs, redoutant les suites d’un exemple si dangereux, résolurent de se défaire des nouveaux libres, et que les chefs des hommes de couleur eurent la lâcheté d’y consentir. » Il ajoute que « plusieurs d’entre eux néanmoins, » et Boisrond le jeune en particulier, condamnèrent cette perfidie. » Il rend compte de toute la perversité qui guida les meneurs blancs dans cette infâme affaire.

Nous ajoutons ici quelques particularités que nous tenons, écrites de la main de Barthélemy Richiez, le dernier survivant des quatre commissaires envoyés avec les suisses. Cette note fut écrite le 16 décembre 1828, de Seybo, où habitait ce citoyen depuis la guerre civile du Sud. Voici ce qu’il dit :

« Tandis que les suisses (au nombre de deux cent vingt, dont cent quatre-vingt-dix-sept noirs et vingt-trois mulâtres) étaient sur l’Emmanuel, les quatre commissaires étaient sur le brick de guerre la Philippine, capitaine Bélanger, envoyé par M. de Grimouard, commandant du vaisseau le Borée et chef de la station navale au Port-au-Prince, pour accompagner le navire marchand. Arrivés devant le port de Jérémie, les deux capitaines eurent entre eux une conférence, à laquelle les commissaires restèrent étrangers : dans la nuit suivante, chacun des navires prit une route différente. La Philippine se rendit à la baie des Mosquitos où l’Emmanuel ne parut pas ; le capitaine Bélanger se dirigea sur divers points des côtes du voisinage jusqu’à l’entrée de la baie de Carthagène. Plus de quinze jours s’étant écoulés ainsi, il se rendit à Port-Royal de la Jamaïque : là il apprit aux commissaires de couleur (qui n’eurent pas la faculté de descendre à terre ni de communiquer avec qui que ce soit), que le capitaine Colmin, après avoir tenté de vendre les suisses dans une île anglaise (la Jamaïque), ces infortunés s’étant récriés contre cette atrocité, il les débarqua sur une presqu’île inhabitée[4], avec peu de provisions ; qu’heureusement pour ces malheureux, ainsi abandonnés, une goélette anglaise qui vint dans ces parages, ayant aperçu les signaux qu’ils faisaient et les ayant reconnus de près, en fit son rapport à Port-Royal d’où l’amiral de la station de la Jamaïque envoya une frégate qui les recueillit et les amena dans ce port, où ils furent gardés quelque temps ; car la Philippine y passa six semaines et de là se rendit au Cap, peu de jours après qu’une frégate anglaise s’y fut rendue pour remettre les suisses à l’assemblée coloniale. Débarqués eux-mêmes au Cap, les quatre commissaires furent mis en prison où ils restèrent jusqu’à l’arrivée du décret du 4 avril 1792 : Blanchelande et Roume les firent mettre en liberté. »

Garran ajoute que « les suisses furent amenés au Cap, en février 1792, et l’assemblée coloniale les envoya dans la rade du Môle, sur un navire où ils étaient tous enchaînés. La haine des autorités constituées du Port-au-Prince les y poursuivit : la municipalité de cette ville voulait absolument qu’on les condamnât à mort. Peu de temps après, des scélérats montent sur le navire durant la nuit ; et, après avoir renfermé le capitaine dans sa chambre, ils choisissent soixante des plus vigoureux de ces malheureux nègres, leur coupent la tête, les uns après les autres, et les jettent dans la rade du Môle où l’on vit pendant plusieurs jours flotter les cadavres de ces infortunés, sans que les autorités constituées ni l’assemblée coloniale aient rien fait pour la punition des coupables. Le surplus des suisses périt de misère sur ce bâtiment, à l’exception de dix-huit que Sonthonax retira en 1793 : c’était le reste de plus de deux cents qui avaient été originairement embarqués. »

Les scélérats qui tuèrent les soixante suisses étaient des blancs de l’Artibonite, appelés Saliniers.

Tel fut le sort de ces infortunés. On voit dans ces diverses relations des faits toute la méchanceté des blancs du Port-au-Prince. Ils ne se contentent pas d’obtenir la déportation de ces hommes sur une plage étrangère ; et sous le prétexte que les hommes de couleur pourront les réintroduire dans la colonie, ils les font jeter sur un point autre que celui dont on était convenu, pour qu’ils périssent de faim. Échappés à cette horrible mort par hasard, et conduits au Cap, et ensuite au Môle, on en fait assassiner une partie. Ni l’assemblée coloniale, ni Blanchelande, ni les commissaires civils, arrivés depuis environ trois mois, ne s’intéressent à eux.

Les blancs du Port-au-Prince avaient paru effrayés de l’armement des suisses. Cependant, un mois après leur déportation, par suite de l’affaire du 21 novembre dont nous allons parler bientôt, ils eurent recours à une mesure semblable : les assemblées populaires de cette ville armèrent une troupe de plusieurs centaines d’esclaves, qu’ils désignaient sous le nom d’Africains, dont le commandement fut confié à un noir nommé Cayeman, qui les employait au massacre des hommes de couleur[5]. Dans le même temps, les colons du quartier de Tiburon armaient aussi des esclaves, sous la conduite de l’un d’eux nommé Jean Kina, dans le même but. Le quartier de la Grande-Ansé agit de même.


Que Caradeux, Leremboure et tous les blancs du Port-au-Prince aient demandé le sacrifice des suisses, on le conçoit de la part de ces hommes qui vouaient une haine implacable à la race noire. Mais que les chefs de l’armée des affranchis aient consenti à cet acte affreux, c’est ce que la postérité ne peut leur pardonner. En effet, il est inutile de rechercher si, aux camps de Diègue et de Métivier, les suisses sont venus d’eux-mêmes se joindre à l’armée, ou s’ils y ont été appelés. Admis dans ses rangs, ils étaient dès lors placés sous la sauvegarde des affranchis, leurs protecteurs naturels. Dictant la loi aux blancs par leurs succès, par leur nombre, par l’effet des circonstances qui se passaient dans le Nord ; les contraignant aux concordats qui leur reconnaissaient, à tous sans distinction, la plénitude des droits politiques, les chefs de l’armée devaient au moins maintenir à l’égard des suisses, la convention prise à la Croix-des-Bouquets et dont parle Hanus de Jumécourt. D’après ce dernier, ils exerçaient assez d’influence sur les ateliers pour avoir pu les retenir dans le devoir ; ils auraient donc pu, en stipulant l’affranchissement des suisses, se servir de ces mêmes auxiliaires pour continuer cette utile influence. Leur incorporation dans la maréchaussée en faisait nécessairement des agens de l’autorité à l’égard des ateliers. En outre, la révolte des noirs dans la province du Nord, les désastres qui s’en étaient suivis, auraient dû faire comprendre à ceux qui dirigeaient l’armée des hommes de couleur, qu’il serait impossible d’ajourner, de longtemps encore, l’affranchissement général des esclaves, et que toute idée d’affranchissement graduel devenait dès lors une de ces impossibilités que les circonstances proclament impérieusement. Mais, consentir à la déportation des suisses sur une plage éloignée, où ils devaient défricher la terre pour vivre, combattre les Indiens pour s’y maintenir ; les séparer de leurs femmes, de leurs enfans, de tous leurs parens ; les arracher d’un pays devenu leur patrie ; les livrer, enfin, à la merci de leurs oppresseurs chargés de pourvoir à tous leurs besoins, ce fut une grande faute politique, un vrai crime dont l’histoire ne peut laver la mémoire de Bauvais, de Lambert, de Pinchinat.

Quant à Bauvais, homme de bien qui a su conserver l’estime de tous les partis dans ces luttes révolutionnaires ; homme vertueux par tempérament, par principes et par coutume, selon l’expression de Roume, on aurait lieu de s’étonner, après un tel éloge, de son avis favorable à la déportation des suisses, si l’histoire n’avait pas à constater d’autres faits de sa conduite politique, qui prouvent que son caractère, par trop scrupuleux, nuisait à la mission qui lui était dévolue dans la révolution entreprise par sa classe. En effet, on l’a vu toujours soumis aux formes, sacrifier à un respect outré pour la légalité, des devoirs importans que les circonstances imposent souvent à un chef révolutionnaire. La seule conclusion qu’on puisse tirer de la conduite de Bauvais dans l’affaire des suisses, c’est qu’il crut devoir tout sacrifier, en cette circonstance, au désir de maintenir la paix qu’on venait de faire à Damiens. Voyant les blancs du Port-au-Prince persister dans leur demande d’éloigner ces hommes, le concordat du 23 octobre étant déféré à la sanction de l’assemblée nationale de France, Bauvais aura cru qu’il fallait donner une preuve du désir des affranchis, de concilier leur cause avec celle des colons. Car, pour lui, à ses yeux, l’autorité de la métropole était tout. Il lui a toujours semblé qu’il fallait sans cesse se courber devant elle ou devant ses agens à Saint-Domingue.

À l’égard de Lambert, second général de cette armée de 1791, homme non moins respectable par ses qualités personnelles, ses motifs ne peuvent avoir été autres que ceux qui déterminèrent son collègue : — faiblesse politique, en présence d’une situation qui exigeait la fougue révolutionnaire de Rigaud et de Daguin, pour intimider les colons du Port-au-Prince. Voyez ensuite comment Lambert, dégoûté d’un rôle pour lequel il n’était pas fait, se laisse entraîner, comme d’autres hommes de la classe des affranchis, à se soumettre aux Anglais auxquels les colons livrèrent cette ville en 1794, s’effaçant dès lors de la scène politique pour conserver toujours, jusqu’à sa mort, l’estime des honnêtes gens de tous les partis[6].

Peut-on dire, de Bauvais et de Lambert, que ces deux généraux ont été mus par des préjugés de couleur, dans l’affaire des suisses ? Après les colons toujours si perfides, Sonthonax et Toussaint Louverture sont venus soutenir cette thèse, indigne de la supériorité de leur esprit. Mais la postérité ne les croira pas ; car si la majorité des suisses était composée de noirs, il y avait parmi eux des mulâtres. Lambert, nègre libre, ne pouvait sacrifier les uns comme mulâtres ; Bauvais, mulâtre libre, ne pouvait sacrifier les autres comme noirs.

Examinons maintenant ce qui est personnel à Pinchinat, ce patriote éclairé qui a mérité à tant de titres la vénération de son pays.

Cinq années après la déportation des suisses, lorsque Sonthonax revint à Saint-Domingue comme chef de la commission civile dont Julien Raymond faisait partie, il lança une proclamation en date du 23 frimaire an V (13 décembre 1796), contre Rigaud, Pinchinat et tous les hommes de couleur du Sud, à propos des troubles occasionnés aux Cayes par sa délégation, au mois de fructidor an IV (août et septembre 1796). Dans cet acte, Sonthonax accusa Pinchinat principalement de la déportation des suisses : il le fît en ces termes :

« Ce Pinchinat qui, en 1791, a sacrifié trois cents noirs à la rage des factieux du Port-au-Prince, en stipulant leur déportation à la baie Honduras, pour prix de leur fidélité aux hommes de couleur, et du sang qu’ils avaient versé pour leurs droits… »

Mais Rigaud, en l’absence de Pinchinat parti pour France, publiant son mémoire en date du 18 thermidor an V (5 août 1797), que nous avons déjà cité, réfuta cette diatribe par ce passage :


« Que Sonthonax rougisse de honte, si toutefois son front peut rougir encore, d’accuser Pinchinat d’avoir sacrifié trois cents noirs à la rage des factieux du Port-au-Prince : non, Pinchinat ne les a pas sacrifiés. Il a pu être trompé par ces factieux (eh ! nous l’avons été si souvent !) ; il croyait qu’il en résulterait une plus grande somme de bonheur pour tous les citoyens en général, et pour ces noirs en particulier ; on devait leur procurer tous les moyens possibles pour couler des jours paisibles et heureux. Pinchinat et nous tous en étions si convaincus, que nous envoyâmes avec eux quatre de nos frères pour être les témoins de leur bonheur. C’est donc contre ces factieux seuls que Sonthonax devrait s’élever ; mais non, ce sont aujourd’hui ses bons amis ; il est leur plus zélé partisan et leur plus chère idole. Mais, voici un dilemme auquel je défie Sonthonax et tous ses partisans de répondre : ou Pinchinat était un scélérat en 1791, ou il ne l’était pas. S’il l’était, Sonthonax est un grand scélérat d’avoir nommé, en 1793, ce même Pinchinat non-seulement membre de la commission intermédiaire, non-seulement procureur général au conseil supérieur du Port-au-Prince, mais encore son délégué, son représentant. S’il ne l’était pas, Sonthonax est un grand scélérat d’accuser aujourd’hui Pinchinat d’un crime dont il n’est pas coupable : donc Sonthonax est un grand scélérat. »


Selon nous, ce sont là de mauvaises raisons ; c’est de la déclamation et rien de plus. Sonthonax et ses collègues, envoyés en 1792 pour faire exécuter le décret du 4 avril de cette année, qui admettait enfin tous les hommes de couleur libres aux mêmes droits politiques que les blancs, et trouvant ceux de l’Ouest et du Sud en armes, en possession d’une puissance réelle et de la confiance des précédens commissaires civils, alors que les colons voulaient livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne et que les contre-révolutionnaires entravaient la marche de la révolution française, Sonthonax et ses collègues ne pouvaient se dispenser de s’appuyer sur les hommes de couleur pour maintenir la colonie dans la fidélité à la France, et d’employer les principaux d’entre eux, les plus influens, dans les positions supérieures de l’administration civile et de la guerre : de là la nomination de Pinchinat à la commission intermédiaire et aux autres emplois, de Bauvais comme général déjà reconnu de l’armée. La déplorable affaire des suisses ne pouvait être un empêchement.

Mais Rigaud pouvait dire autre chose : il devait seulement avouer le tort, la faute politique commise alors par ceux des hommes de couleur qui consentirent à la déportation de ces infortunés, en vue seule de la paix conclue de bonne foi à Damiens. Les blancs ayant été plus adroits que les chefs de l’armée qui donnèrent dans le piége, il fallait avouer cette faiblesse, ce crime ; car la déportation des suisses, quoi qu’on dise, est un crime que la conscience condamne, qui révolte également l’esprit et le cœur humain. C’est la raison d’État qui persuada ces chefs de prendre cette mesure, après qu’ils eurent réglé le sort des suisses. Ils se condamnèrent en quelque sorte eux-mêmes quelques mois après, en faisant garantir l’affranchissement de cent noirs dans la paroisse de la Croix-des-Bouquets, et de quarante-quatre autres dans celle de l’Arcahaie, pour servir pendant cinq ans dans la gendarmerie[7]. En octobre 1791, ils pouvaient donc, ils devaient maintenir la même mesure dont ils eurent l’heureuse initiative, au dire de Hanus de Jumécourt. Sinon, il fallait de nouveau pousser le cri de guerre de Daguin : Tambours, battez la générale ! recommencer la lutte dans l’enceinte du Port-au-Prince, alors que toute l’armée y était présente. Si, quelques jours plus tard, ils l’ont soutenue malgré l’éloignement de beaucoup d’entre eux, trop pressés d’aller au sein de leurs familles, que n’eussent-ils pas fait quatre ou cinq jours après la signature du traité de paix ?

Ensuite, Rigaud ne pouvait-il pas réfuter Sonthonax par ses propres aveux faits devant la commission des colonies, dans les Débats avec les colons qui accusèrent Polvérel et lui ? En effet, dans la séance du 19 pluviôse an III (7 février 1795), qu’a dit Sonthonax, à propos des dix-huit suisses qui avaient survécu à l’égorgement commis dans la rade du Môle, et aux maladies, à la misère qui moissonnèrent les autres ? Transcrivons ici les propres paroles de Sonthonax. On lit à la page 514 du premier volume des Débats :

« J’observe encore, sur ce qui dit Thomas Millet, que les nègres suisses étaient trois cents, lorsqu’ils ont été envoyés à la baie des Mosquitos, et que dans la rade du Môle, il y en a eu soixante de décollés ; que, dans la rade du Cap, il s’est mis parmi eux une maladie qu’on accuse des gens mal intentionnés de leur avoir communiquée ; que ces malheureux, de trois cents qu’ils étaient[8], en moins d’un an, ont été réduits à dix-huit, qui sont ceux qui ont été mis à bord du Jupiter : ils eussent péri jusqu’au dernier, ils auraient expié, par la mort du dernier d’entre eux, le tort d’avoir soutenu la réclamation des droits des hommes de couleur, si notre humanité ne les avait pas envoyés à bord du vaisseau le Jupiter, en leur donnant l’affranchissement, et en leur ordonnant en même temps et au contre-amiral Cambis, de leur faire faire le service en qualité de matelots. Nous ne voulûmes point les incorporer dans les compagnies franches, nous ne voulûmes point alors les incorporer dans les troupes de Saint-Domingue, parce qu’on aurait dit que nous voulions souffler la révolte ou encourager la révolte des esclaves. C’est pour cela que nous les mîmes à bord du vaisseau de l’amiral Cambis : sa proclamation en fait foi. Peut-être sont-ils morts depuis ; je ne sais ce qu’ils sont devenus : ils ont peut-être été massacrés par les matelots, peut-être par les ordres de ceux qui étaient à bord[9]. »

Voilà ce que firent Sonthonax et Polvérel, commissaires civils exerçant le pouvoir dictatorial dans sa plénitude. Ces commissaires qui avaient eu assez d’autorité et de puissance pour déporter Blanchelande, Desparbès, Cambefort et beaucoup de colons ; qui avaient dissous l’assemblée coloniale et d’autres corps populaires, n’avaient-ils pas assez de puissance et d’autorité pour sauver ces suisses, en les plaçant à côté des hommes de couleur qui formaient les compagnies franches ? Et pourquoi ce ménagement de leur part envers les colons abattus, alors qu’ils pouvaient tout faire ? Pourquoi cette crainte d’être accusés par ces tyrans des noirs, de vouloir souffler, encourager la révolte des esclaves ? Avant eux, Roume n’avait il pas approuvé, secondé, maintenu l’affranchissement de cent quarante-quatre noirs dans les paroisses de l’Arcahaie et de la Croix-des-Bouquets, de ces noirs qui n’avaient fait exactement que ce que firent les suisses ? Évidemment, Sonthonax et Polvérel ne prirent cette détermination que par des considérations politiques, par la raison d’État, souvent cause des crimes les plus affreux. Ce fut la même raison, les mêmes considérations qui déterminèrent les chefs des hommes de couleur. Dès lors, en 1796, Sonthonax était-il autorisé à reprocher à Pinchinat sa participation à la déportation des suisses, à faire peser sur lui seul cette immense responsabilité, à tirer de cette affaire une question de couleur ? Il n’appartenait qu’à Sonthonax, si souvent inconséquent, de commettre une telle injustice.

Nous venons de citer ce que dit Rigaud pour la défense de Pinchinat. Rigaud avait assisté à la délibération du comité secret tenu à cette occasion ; il semble donc qu’il a connu l’opinion, le vote émis par Pinchinat ; il semblerait même convenir que lui aussi, il consentit à cette mesure, tandis qu’il ne parle ainsi qu’en prenant la défense de tous les hommes de couleur ; car son Mémoire n’a été publié que dans le but de réfuter les calomnies dont ils étaient l’objet de la part de Sonthonax et de ses agens. Lorsqu’il le publia, Pinchinat, envoyé en France, avait été fait prisonnier par les Anglais. À son arrivée en France, il eut connaissance de la proclamation de Sonthonax où ce dernier l’avait accusé. Il publia un écrit où il se défend lui-même de cette imputation. Il y convient que ce fut un acte liberticide, un crime, une atrocité, en disant qu’il n’en fut pas l’auteur. Il termina ce plaidoyer par ce qui suit :

« Ceux qui ne connaissent pas bien Sonthonax s’imagineront peut-être qu’il se propose de faire valoir contre moi un tel chef d’accusation. Point du tout : son intention est bien de me noircir et de me diffamer en France auprès des amis de la liberté ; mais son principal but n’a été que de me rendre odieux aux noirs, par cette proclamation publiée et répandue dans toutes les parties de Saint-Domingue. Cependant, il a beau faire, ses efforts seront inutiles. Les noirs, quoiqu’on les suppose peu éclairés, le sont néanmoins assez pour reconnaître leurs vrais amis, leurs vrais défenseurs ; et quoique Sonthonax ne néglige rien pour s’approprier exclusivement la gloire d’avoir fondé la liberté dans les Antilles, les blancs, les noirs et les hommes de couleur savent parfaitement que j’ai contribué plus que lui (et c’est là mon vrai crime) aux opérations sublimes qui ont fait proclamer à Saint-Domingue la déclaration des droits de l’homme. La preuve de cette dernière vérité se trouve dans les témoignages d’attachement que les noirs m’ont toujours donnés, dans la confiance que les républicains de toutes les couleurs qui sont actuellement à Saint-Domingue, m’ont accordée et m’accordent encore… »

Nous le disons à regret par rapport à Pinchinat, mais nous disons que s’il s’est défendu suffisamment de n’avoir pas été l’auteur de l’embarquement des suisses, c’est-à-dire que ce ne fut pas lui qui imagina cette mesure, qui la proposa, néanmoins il ne nous semble pas se justifier quant à son avis personnel, à son consentement donné au comité secret pour effectuer cette déportation, ainsi que firent Bauvais et Lambert. Nul doute ne reste à l’histoire que ce sont les blancs du Port-au-Prince qui la proposèrent, qui ameutèrent la populace pour influer sur les hommes de couleur, qui firent décider cette fatale question en comité secret et par assis et levé ; mais il n’est pas moins prouvé que les chefs de l’armée, Bauvais, Lambert et Pinchinat eurent la faiblesse d’y consentir, uniquement par le désir de maintenir la paix.

Ils ne tardèrent pas à se repentir de cette regrettable condescendance, et le rapport de Roume en donne la preuve en leur faveur. C’est ce qui explique l’influence que ces mêmes chefs conservèrent sur les ateliers d’esclaves, dans les deux provinces de l’Ouest et du Sud. De leur côté, les esclaves, convaincus que la très-grande majorité des affranchis avait été contraire à la déportation des suisses, n’hésitèrent point à s’unir à eux contre les blancs, parce qu’entre ces deux classes il n’y avait pas à balancer : leur préférence pour les nègres et mulâtres libres était dictée autant par la raison, que par le sentiment qui les rapprochait naturellement des hommes qui sortaient de leurs rangs. L’abbé Maury avait fort bien prévu cette union des opprimés contre les oppresseurs. C’est ainsi que, dans le même temps, on voyait dans les rangs des noirs insurgés du Nord, tous les nègres et mulâtres libres des paroisses de l’intérieur concourir avec eux à cette révolution.

Remarquons, en terminant ce long examen de l’affaire des suisses, que ce n’est pas la première fois que les Européens en agirent ainsi.

En effet, les fastes de l’histoire de Saint-Domingue nous apprennent qu’en 1533, les blancs espagnols employèrent les mêmes manœuvres auprès des Indiens campés dans la montagne de Bahoruco, sous les ordres du cacique Henri. On se rappelle que nous avons dit que des nègres esclaves s’étaient réfugiés auprès des aborigènes qui eux-mêmes avaient fui la tyrannie de leurs oppresseurs. Ceux-ci, forcés de traiter avec les Indiens, exigèrent qu’ils livrassent ces infortunés pour être replacés dans l’esclavage, et les Indiens y consentirent. L’égoïsme politique persuada ces insulaires ! On trouve malheureusement ce triste sentiment dans le cœur de tous les hommes, éclairés ou ignorans : l’histoire générale des nations offre plus d’un exemple de ce genre. Ne vit-on pas ensuite, à une époque rapprochée de la révolution de Saint-Domingue, en 1784, les nègres esclaves réfugiés dans cette même montagne de Bahoruco, qu’ils appelèrent le Doco, promettre, en traitant de leur affranchissement avec le gouverneur général de Bellecombe, de livrer désormais tous les nouveaux fugitifs qui viendraient les joindre ? Avant eux, et par le même motif, les nègres fugitifs de la Jamaïque et de la Guyane hollandaise avaient pris de semblables conventions, fidèlement exécutées de leur part.

Enfin, dans le Nord de Saint-Domingue, peu après la déportation des suisses, on vit aussi les chefs des insurgés noirs proposer aux commissaires civils Roume, Mirbeck et Saint-Léger, de faire rentrer dans l’esclavage la masse de cette armée, moyennant la concession de l’affranchissement en faveur des principaux d’entre eux ; et certes, à cette époque, Toussaint Louverture, dont l’intelligence était déjà remarquable, dont les talens politiques n’avaient pu encore se développer, Toussaint Louverture trouvait tout commode de se ranger parmi ces privilégiés qui voulaient trafiquer du sort de leurs semblables. Et si l’assemblée coloniale n’avait pas mis autant d’orgueil et de méchanceté dans ses procédés, on eût vu ces chefs noirs faciliter le rétablissement de la condition servile des ateliers. Cette conduite aurait dû empêcher Toussaint Louverture, dans ses dissensions avec Rigaud, d’étendre à toute la classe des mulâtres le reproche que Sonthonax adressait à Pinchinat seul ; mais la ligne politique qu’il suivait en 1799 semblait lui conseiller cette injuste apostrophe.


Passons maintenant aux événemens qui suivirent le départ des suisses.

Le traité de paix du 25 octobre devait recevoir sa dernière exécution, un mois après sa date, par une délibération de la commune du Port-au-Prince qui devait rappeler ses députés à l’assemblée provinciale de l’Ouest siégeant dans la même ville, et à l’assemblée coloniale siégeant au Cap, afin de réorganiser ces assemblées par le concours et l’admission des affranchis. Pour faciliter cette délibération, on avait divisé la ville en quatre sections. Le 21 novembre, trois des sections votèrent et adoptèrent presque unanimement le traité ; mais la quatrième, où dominaient les petits blancs et la troupe de Praloto, proposa un sursis. Le motif de cet ajournement, suggéré par Leremboure, Caradeux et les autres meneurs, était évidemment dicté par la nouvelle déjà parvenue au Cap, du décret du 24 septembre, et par l’attente de la prochaine arrivée des commissaires civils qui, effectivement, débarquèrent au Cap le 28 novembre. Dans leur espoir, le traité serait indubitablement improuvé, annulé par ces nouvelles autorités, comme cela eut lieu. Mais, comme la majorité des citoyens blancs avait voté pour le maintien du traité, les meneurs voulurent encore brusquer les événemens. Ils avaient remarqué que l’armée de couleur avait subi une notable diminution, par l’empressement que mirent beaucoup d’affranchis à retourner au sein de leurs familles, confiant dans le rétablissement de la paix. Rigaud était parti depuis la veille pour les Cayes, avec plusieurs hommes de couleur du Sud.

Dans cette perfide pensée, les blancs firent naître une rixe entre l’un d’eux, canonnier de la compagnie de Praloto, et un noir, tambour de l’armée de couleur, nommé Scapin. Cet homme libre, affranchi, passait dans la rue et fut provoqué par le canonnier : il résista, et des soldats de la maréchaussée se trouvèrent à portée pour l’arrêter et le conduire à la municipalité. Là, toute la compagnie de Praloto vint bientôt demander impérieusement qu’il fût jugé prévôtalement, à l’instant même. Avertis de l’arrestation de Scapin, les chefs de l’armée envoyèrent à la municipalité demander que des informations fussent prises, et qu’il fût jugé après l’enquête, en alléguant qu’il était un homme libre ; mais la municipalité laissa emmener Scapin, que les blancs pendirent à un réverbère du voisinage de l’hôtel de ville.

Cette infâme exécution soulève l’indignation des hommes de couleur. Un blanc nommé Cadeau, de la compagnie de Praloto, ose venir sur la place d’armes les insulter. Valmé, mulâtre de l’Arcahaie, du poste établi sur cette place, l’abat d’un coup de fusil ; il n’est que blessé, et Bauvais a la générosité de le faire porter à l’hôpital militaire.

En apprenant cette juste représaille, Praloto fait battre la générale, et toute la garde nationale blanche prend les armes, étant déjà préparée au combat par Caradeux qui la commandait. Ce sinistre appel met également sous les armes les bataillons d’Artois et de Normandie, et l’artillerie royale renfermés dans les casernes, et la troupe des hommes de couleur. Des officiers de ces corps viennent auprès de Bauvais, comme médiateurs, tandis que la municipalité requiert ces troupes de se joindre à la garde nationale, et somme Bauvais de livrer à la justice celui qui avait frappé Cadeau. Elle n’avait pas voulu soumettre Scapin aux formes protectrices de la loi, elle veut exiger que Valmé lui soit remis ! C’était évidemment une affaire préparée pour arriver à la rupture des concordats. Sur le refus de Bauvais, elle ordonne de marcher contre le quartier général de l’armée de couleur.

Praloto débouche aussitôt sur la place d’armes avec une nombreuse artillerie. L’artillerie royale, de sa caserne, dirige deux pièces de canon contre le palais, tandis que les corps d’infanterie viennent occuper la place d’armes, et que la garde nationale, conduite par Caradeux, veut contourner le palais.

De là, Pétion dirige le feu de ses deux pièces de campagne prises à Pernier, et arrête tous les assaillans que l’infanterie foudroie de coups de fusil. Des chasseurs du quartier de Jacmel neutralisent le feu de l’artillerie royale.

Tandis que Doyon contient la troupe de Caradeux, les compagnies sous les ordres de Lambert descendent du Belair, pour prendre en flanc les assaillans du palais. Mais un détachement de la garde nationale sous les ordres de Taillefer les attaque par derrière ; elles font volte-face contre Taillefer qui est tué, et elles enlèvent une pièce à Praloto. La troupe de Lambert est néanmoins forcée de reprendre son poste du Belair où elle se maintient.

Les munitions de Bauvais étant épuisées, Pétion, n’ayant plus de projectiles, est forcé de se servir des pavés de la cour du palais. Bauvais abandonne cette position et se replie sur le chemin de la Charbonnière, protégé dans sa retraite par Doyon. Il est obligé d’abandonner les canons de Pétion, après les avoir fait enclouer.

Lambert abandonne aussi le Belair, en mettant le feu au corps de garde qu’il occupait ; mais il ne quitte ce poste qu’au jour, pour rejoindre Bauvais à la Croix-des-Bouquets.

L’incendie du corps de garde isolé, qui ne se communique à aucune autre maison, fournit peut-être l’idée à la troupe de Praloto, composée de tous les mauvais sujets de la populace blanche, de mettre le feu, à dix heures du matin, à plusieurs maisons du quartier du commerce (principalement celles des négocians de Bordeaux) et à quelques maisons du Morne-à-Tuf qui en est fort éloigné. Ces brigands, tous blancs, pillent et dévalisent les habitans de toutes couleurs.

Les corps constitués, la municipalité et l’assemblée provinciale, sont forcés de se réfugier dans les casernes des troupes régulières. La population blanche se trouve ainsi punie de sa perfidie. Vingt-sept îlets de la ville, dans le quartier le plus commerçant, deviennent la proie des flammes.

Dans cette horrible confusion, les pilleurs ne se bornent pas à prendre le bien des habitans ; ils assassinent tous les hommes, toutes les femmes de couleur ou noires qu’ils rencontrent dans les rues. L’infâme Larousse voit l’une de ces femmes (Mme Beaulieu) enceinte de huit mois ; d’un coup de fusil, il la tue et blesse sa mère. Elles étaient à leur fenêtre ; le monstre pénètre dans l’appartement, ouvre le ventre de Mme Beaulieu, arrache l’enfant de son sein et le jette dans les flammes[10] !…

En vain voudrait-on dire que les blancs du Port-au-Prince étaient dominés par la troupe de Praloto. Cette troupe d’assassins était sans cesse poussée aux crimes les plus affreux, par les planteurs, par Caradeux le cruel, par Leremboure le tigre. Les corps constitués de cette ville s’entendaient avec ceux du Cap. La rupture des concordats, par l’affaire du 21 novembre, n’était que le résultat de l’arrêté de l’assemblée coloniale du 5, de son adresse du 7, de la proclamation de Blanchelande du 13, ces deux autorités refusant de ratifier ces traités de paix, ordonnant aux hommes de couleur de désarmer, de se dissoudre et de tout attendre de la bonté de leurs pères et bienfaiteurs. Et ces actes eux-mêmes des autorités coloniales n’étaient que le résultat des machinations perfides des colons résidans à Paris, qui avaient porté l’assemblée nationale et le roi à rendre le décret du 24 septembre.

Après de tels actes, alors que les colons du Port-au-Prince et tous ceux de Saint-Domingue attendaient les commissaires civils, avec des troupes chargées de faire exécuter le décret de la métropole, les concordats pouvaient-ils être maintenus ?

Oui, si les colons étaient animés de sentimens de justice, si leurs passions ne les rendaient pas imprévoyans, au point de tout sacrifier à leur haine séculaire pour tous les hommes de la race noire. Mais nous avons vu qu’ils étaient incapables de tels sentimens, que leur présomption orgueilleuse, fortifiée de l’appui de la France, les aveuglait. Le régime colonial étant basé sur l’infériorité de la race noire, sur son avilissement perpétuel, et la métropole le soutenant de ses actes souverains et de sa puissance, les colons ne pouvaient agir que de cette manière. Le décret du 8 mars 1790 ne les avait-il pas placés, eux et leurs propriétés, sous la sauvegarde spéciale de la nation française ? N’avait-il pas déclaré criminel envers la nation, quiconque travaillerait à exciter des soulèvemens contre eux ? Eh bien ! au point de vue de ce droit légal créé en faveur des colons, les hommes de couleur de l’Ouest et du Sud n’étaient-ils pas aussi criminels qu’Ogé et Chavanne, pour s’être soulevés ; aussi criminels que les nègres esclaves du Nord qui, dans leurs fureurs, incendiaient les propriétés et immolaient les propriétaires ?

Concluons donc que les désastres de Saint-Domingue étaient inévitables, et que la ruine de cette colonie était en partie l’ouvrage de la métropole qui, par ses actes, poussait les différentes classes d’hommes à une extermination générale.

  1. Débats, tome 3, page 123.
  2. La baie des Mosquitos est située dans l’État actuel de Nicaragua. La ville de Saint-Jean de Nicaragua ou Grey-Town est au pouvoir de la Grande-Bretagne, à cause du protectorat qu’elle exerce sur le Roi des Mosquitos.
  3. Juste Hugonin qui fut un des officiers supérieurs sous H. Christophe, et son procureur général à la cour suprême.
  4. Cet îlot n’a pas été désigné, du moins dans les documens que nous avons sous les yeux. Il est probable que c’est sur l’un de ceux qu’on trouve entre la Jamaïque et la côte des Mosquitos et de Honduras.
  5. Voyez le 7e volume des Débats, pages 211 et 313. En décembre 1792, un an après la formation des Africains, ces hommes furent placés sous les ordres supérieurs de Philibert, qui, suivant Sonthonax, était ancien prévôt de Jacmel, protégé de Borel. (Voyez le même vol., page 243.) S’il avait été prévôt, il serait donc un blanc. Cependant, dans le 3e vol. du Rapport de ces Débats, p. 309, Garran dit que Philibert était un homme de couleur ; il le répète à la page 342, en disant : « Tel est même le bouleversement d’idées que produisent les dissensions civiles, que l’un de ses principaux agents (de Borel) était un homme de couleur nommé Philibert, qui commandait les Africains enlevés à leurs maîtres pour les enrôler. » S’il est vrai que Philibert fût un homme de couleur, comment aurait-il été prévôt de Jacmel ? Quand Sonthonax a dit cela, les colons ne l’ont pas contredit ; et l’on sait que ni mulâtre, ni nègre ne pouvait être prévôt. Ces Africains ayant été originairement enrôlés pour traquer les hommes de couleur, il est vraisemblable qu’on n’eût pas mis à leur tête un mulâtre.
  6. Lambert, est mort au Port-au-Prince, sous le règne de Dessalines. Nous avons connu cet homme vénérable, que les blancs eux-mêmes, avaient toujours respecté
  7. Rapport de Roume, page 46.
  8. Clausson, un des colons accusateurs, habitant du Port-au-Prince, affirma que les suisses déportés n’étaient qu’au nombre de deux cent trente. Voyez les Débats, tome 1er, page 314.
  9. Il restait effectivement vingt-neuf suisses dans la rade du Cap. Voici une lettre qui le prouve : — « À bord du Jupiter, le 17 mai 1793 : J’ai l’honneur de rendre compte au citoyen général commandant les forces navales des îles sous le vent (Cambis) que, conformément à son ordre, j’ai reconnu l’état des nègres suisses détenus à bord du bateau le Coureur. Sur le nombre de vingt-neuf, j’en ai trouvé dix-neuf bien portans, et dix qu’il est indispensable de soumettre à un traitement suivi, étant tous scorbutiques. Noms des malades, etc., etc., tous nègres. Bien portans, etc., etc., dix-huit nègres et » un mulâtre. (Signé) Letondu, chirurgien-major. »

    Les suisses embarqués sur le Jupiter suivirent la flotte aux États-Unis, après l’affaire de Galbaud, en juin suivant ; s’ils ne furent pas tués à bord, ils auront été peut-être vendus par les colons qui s’y trouvaient.

  10. Débats, tome 3, page 150.