Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.9

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chapitre ix.


Arrestation et déportation de Rochambeau en France. — Les Anglais prennent Bombarde qu’ils abandonnent ensuite. — Exécution à mort d’Étienne Datty. — Révolte et crimes commis par des noirs du Port-de-Paix. — Nouvelle insurrection des noirs du côté du Cap. — L’agence déclare le Nord en danger. — Ses motifs et son but. — Elle proclame la constitution de l’an 3. — Elle annule les élections faites dans l’Ouest et le Sud, et convoque une assemblée électorale unique au Cap. — Ses motifs. — Election de Laveaux, de Sonthonax et de 4 autres députés au corps législatif. — Lettres de Toussaint Louverture à Laveaux. — Dissensions parmi les membres de l’agence.


Nous venons de voir déporter Villatte : assistons à la déportation de Rochambeau.

Un arrêté du Directoire exécutif, du 12 février 1796, l’avait spécialement nommé commandant en chef de la partie espagnole. Roume, quoique faisant partie de l’agence, était également désigné pour y exercer ses fonctions. Si Rochambeau vint au Cap avec les agens pour la partie française, il semble que ces agens n’avaient point à intervenir dans l’objet de sa mission. Avant de se rendre à son poste, il était naturel qu’il passât quelques jours au moins dans le lieu où il débarqua, et c’est ce qu’il fit.

Mais durant son séjour au Cap, il paraît que pour y avoir été gouverneur provisoire, il crut qu’il lui était permis d’aller visiter certains postes extérieurs, sans autorisation de l’agence, et qu’il en a même distrait les commandans, empiétant ainsi sur les attributions de Laveaux, son ancien subordonné. Cette grave accusation fut portée contre lui par l’agence, dans l’arrêté qu’elle prit pour ordonner sa déportation : elle l’a accusé de plus de s’être fait le centre des individus mauvais citoyens qui censuraient, sinon les actes de l’agence, du moins la conduite de certains d’entre eux ; d’avoir publiquement avoué qu’il gouvernerait militairement la partie espagnole, sans être tenu d’obéir aux ordres de l’agence. Leblanc, un de ses membres, ayant publié un article sur un journal fondé au Cap par elle, et s’étant servi d’une expression qui parut être une insulte dirigée contre le secrétaire de Rochambeau, ce secrétaire, nommé Paulin Goy, fut chez lui demander des explications à ce sujet. Il fut éconduit, et sur le rapport de Leblanc à ses collègues, l’agence arrêta sa déportation sur la frégate la Vengeance, parfaitement nommée à cette occasion. Cet arrêté porta Rochambeau à adresser une lettre à l’agence pour réclamer la mise en jugement de son secrétaire dont on se plaignait. C’eût été de sa part faire une démarche raisonnable et fondée sur la loi, s’il n’avait pas joint dans sa lettre des termes de mépris pour Leblanc, en disant qu’il ne respectait en lui que son caractère public, et en insinuant que cet agent était un ancien suppôt de Robespierre : ce qui, du reste, était vrai.

Là-dessus, l’agence prit son arrêté du 30 messidor (18 juillet), qui destitua Rochambeau de son commandement, en ordonnant qu’il retournerait en France sur la corvette le Berceau, avec deux de ses aides de camp, et que cet arrêté lui serait notifié. Mais l’ayant fait notifier sans les considérans, les motifs qu’elle y alléguait, Rochambeau se crut en droit de réclamer de les savoir avant d’obéir, et il protesta même contre cette décision, prétendant que l’agence n’avait aucun pouvoir sur lui, vu sa mission spéciale. L’agence, considérant sa lettre subversive de toute subordination et comme une nouvelle insulte, prit un autre arrêté en vertu de la constitution (qu’elle n’avait pas encore proclamée), qui ordonna son arrestation et son embarquement sur le Berceau, pour y être détenu à sa disposition. Rochambeau en ayant reçu la notification, se rendit de suite sur ce navire où il protesta de nouveau contre l’arbitraire de la décision de l’agence.

Pour mieux colorer ses motifs, en écrivant au ministre de la marine, l’agence lui rappela que dans le passage de Rochambeau aux États-Unis, il y avait eu des liaisons avec un grand nombre d’ennemis de la France, — les émigrés français ; elle l’accusa d’avoir des intentions contraires aux vues et aux intentions du gouvernement républicain. Les intentions et les soupçons suffisaient à cette agence pour arrêter et déporter.

Enfin, Rochambeau, débarqué à Rordeaux, y fut incarcéré dans le château du Ha. En le faisant remettre en liberté par les autorités de cette ville, le Directoire exécutif n’a pas moins maintenu sa destitution[1].

Pendant qu’il était au Cap, il écrivit au ministre de la marine la lettre suivante, qui est fort intéressante au point de vue historique :

« La partie française est la propriété de quatre corps d’armée de noirs et de quatre individus : — Laveaux, T. Louverture, Rigaud et Bauvais. On veut dégoûter les officiers blancs venus d’Europe, afin de travailler plus sûrement le pays en finances et de n’avoir que les Africains pour observateurs.

« Je croyais, en arrivant ici, y trouver les lois de la liberté et de l’égalité établies d’une manière positive ; mais je me suis cruellement trompé… Les pauvres blancs sont vexés et humiliés partout. Il sera, je crois, difficile de rétablir l’ordre parmi les dilapidateurs, parce que, disposant des Africains, ils les pousseront à la révolte quand on voudra diminuer leur influence et leur crédit. Je ne crains pas même de prédire, qu’après avoir donné la liberté aux noirs, on sera obligé de leur faire la guerre pour les rendre un jour à la culture.  »

Il ressort de cette lettre, que Rochambeau faisait le frondeur au Cap, et que s’il mécontenta l’agence, ce n’est certainement pas pour ce qu’il y disait de Rigaud et de Bauvais, dont elle travaillait à diminuer l’influence, mais bien en ce qui concernait Laveaux et T. Louverture. Ayant aggravé ses torts parce qu’il a dit de Leblanc personnellement, l’agence n’hésita plus à le déporter.

Cette lettre de Rochambeau au ministre de la marine, nous explique d’avance pourquoi on fît choix de lui en 1801, pour être de l’expédition de cette année, et les motifs de sa confirmation en qualité de capitaine-général, après la mort de Leclerc. À cette époque il s’agissait de faire la guerre aux noirs pour les rendre à la culture, et le général qui, en 1796, avait prédit cette nécessité, était réellement bien propre à recevoir cette mission pour empêcher que les pauvres blancs ne fussent vexés et humiliés. On sait d’avance aussi comment il y a réussi !

Il est à remarquer, d’après le rapport de Marec, que Sonthonax fut le seul membre de l’agence qui ne consentit point à la déportation de Rochambeau, et qui protesta même contre son arrêté. Il motiva son opinion contraire en disant : « Qu’il était bien éloigné de voir des motifs suffisans de destitution contre Rochambeau ; que ceux articulés contre lui ne lui paraissaient pas appuyés sur des preuves certaines ; que cette mesure sévère lui paraissait impolitique dans les circonstances où se trouvait la colonie ; et en conséquence, il vota contre la destitution. »

Et cependant Sonthonax avait signé seul, comme président de l’agence, l’arrêté qui mandait Pinchinat au Cap, — parce qu’on le considérait comme l’auteur des troubles du 30 ventôse, l’instigateur secret du projet criminel de détacher la colonie de la métropole et déformer une assemblée coloniale !

Nous constatons donc que Sonthonax avait deux poids et deux mesures dans la distribution de la justice. Facile à soupçonner lorsqu’il s’agissait de Pinchinat, il devint scrupuleux quand il s’agit de Rochambeau. Distinction entre le mulâtre et le blanc, entre le mulâtre et le noir, telle était sa justice en 1796. Son opinion ne reposait que sur l’appréciation morale de la conduite de Rochambeau ; car pour lui, le droit n’était rien dans une telle affaire. Mais le rapport de Marec signale encore, dans les arrêtés de l’agence, la violation de l’article 145 de la constitution, qui proscrivait toute détention arbitraire, et il démontre que la détention de Rochambeau n’était autre chose. Selon Sonthonax, sa déportation était impolitique, parce que l’agence venant de déporter Villatte, il ne convenait pas d’en faire autant à l’égard d’un blanc, cette agence ne devant agir que contre les mulâtres.

Pendant que Laveaux allait prendre possession du Fort-Liberté, le 14 juin, les Anglais vinrent s’emparer de Bombarde avec deux mille hommes de nouvelles troupes qu’ils venaient de recevoir au Môle. Mais la fièvre jaune s’étant déclarée bientôt parmi les vainqueurs, ils se virent forcés d’abandonner leur conquête. Le général Pageot, qui s’était porté de ce côté là pour empêcher qu’ils ne s’étendissent plus loin, profita de leur retraite pour les assaillir : ils perdirent quelques centaines d’hommes et deux pièces de canon.

Nous avons dit que dans les premiers jours de mai, au moment où l’agence arrivait au Cap, Étienne Datty avait, une seconde fois, soulevé les noirs des montagnes du Port-de-Paix, en tuant des hommes de couleur, d’après le témoignage même de T. Louverture, qui envoya alors trois de ses officiers pour arrêter le cours de ces assassinats. L’agence s’était empressée de déléguer Albert, ( l’ancien délégué dans la Grande-Anse avec Pinchinat et Nicolas Delétang) pour diriger ces moyens de répression. Étienne Datty et une douzaine de ses complices furent arrêtés et livrés à un conseil de guerre, qui condamna à mort ce chef de brigands et cinq parmi les autres : le 10 septembre, ils furent exécutés au Port-de-Paix. Mais, quelques semaines après, les noirs de ce quartier se soulevèrent de nouveau, à cause de ces exécutions à mort. Pageot leur était devenu odieux et ne pouvait les comprimer ; l’agence et Laveaux requirent T. Louverture de se rendre sur les lieux.

Il réussit à apaiser cette révolte ; mais il ne fit arrêter aucun des brigands qui s’étaient signalés par de nouveaux assassinats. En dressant un procès-verbal à ce sujet, il y consigna que les révoltés demandaient Levasseur, Delair et Villatte pour les commander, alors que ces trois hommes de couleur avaient été déjà arrêtés et déportés en France, insinuant ainsi que c’étaient les mulâtres ennemis de la République française et de la liberté générale (sic), qui étaient les auteurs de la révolte. Cependant, nous trouvons dans le rapport de Marec, quel’agence rendit compte de ces événemens en France, en disant que — « les premiers actes de ces malheureux égarés furent marqués au coin de la barbarie et de la haine la plus prononcée contre les blancs et des hommes de couleur. Une partie de ceux qui furent rencontrés, furent impitoyablement assassinés ; toutes les habitations qui leur étaient destinées furent brûlées… »

Ainsi lancé au galop dans la voie de la persécution contre les hommes de couleur, T. Louverture n’arrêtait pas son cheval : une seule préoccupation assiégeait son esprit, — c’était de parvenir à une position supérieure, en flattant les passions de ceux qui pouvaient y contribuer.

Le fait est que les révoltés alléguaient, suivant Marec, pour principaux griefs : 1o le supplice d’Étienne Datty ; 2o surtout la peine capitale infligée à ce rebelle, tandis que d’autres rebelles autant et plus coupables peut-être avaient été renvoyés en France (Villatte et d’autres) ; 3o la persécution de tous les cultivateurs qui avaient servi sous les ordres d’Étienne ; 4o les poursuites à main armée, dirigées contre eux par Pageot ; 5o enfin, le parti pris depuis quelque temps, de ne leur payer qu’en monnaie de papier le produit de leur travail, monnaie qui était pour eux presque de nulle valeur.

Voilà, en définitive, la source de tous ces troubles, de tous ces assassinats, ce qui donnait à Étienne Datty une si grande influence sur l’esprit de tous ces malheureux : c’était le tripotage de Perroud dans l’administration des finances, qu’il travaillait à sa guise (pour nous servir de l’expression de Rochambeau) ; c’était ce tripotage, autorisé par Laveaux, qui mécontentait les cultivateurs du Port-de-Paix, comme il avait mécontenté les officiers du 1er régiment commandé par Rodrigue, et tous les habitans du Cap. Au lieu de mettre un terme à ce scandale financier, on trouvait plus commode d’accuser les hommes de couleur de tous les faits de brigandage qui en étaient la conséquence, bien qu’ils en fussent victimes.


Tandis que ces faits se passaient dans le quartier du Port-de-Paix, d’autres faits tout aussi graves avaient également lieu à l’intérieur, dans les paroisses avoisinant le Cap. Les noirs de la troupe de Villatte, le voyant déporter en France, reprirent les armes en demandant que ce général leur fût remis. À eux s’en joignirent d’autres, de la Grande-Rivière particulièrement, auxquels l’agence avait fait distribuer des armes apportées avec elle de France. À ce moment, le baron de Cambefort et le marquis de Rouvray, qui se tenaient toujours à Banica avec les Anglais, profitant des mauvaises dispositions de ces insurgés, revinrent les pousser à la révolte contre l’autorité française. En vain l’agence chargea le général Pierre Michel de les harceler : n’ayant pas su tirer parti d’un premier succès obtenu contre eux, il revint au Cap. L’agence considéra alors la situation assez périlleuse, pour émettre une proclamation, le 1er fructidor (18 août), qui déclara la partie du Nord en danger ; c’est-à-dire, pour pouvoir y établir la loi martiale, l’état de siège. Le 6 août, elle avait proclamé la constitution, qui se trouvait alors suspendue.

À ce sujet, le rapport de Marec constate ces choses curieuses, résultant de la correspondance de l’agence avec le gouvernement français :

« Elle présente, dit-il, des réflexions très-douloureuses sur la position critique des Européens dans la colonie, sur l’acharnement dont ils sont l’objet de la part des Africains insurgés, sur l’insubordination des généraux noirs, sur l’impuissance où est la commission d’arrêter tant de désordres, et sur la triste extrémité où elle est réduite de combattre l’anarchie et l’ignorance, par des proclamations et des arrêtés qui, à chaque instant, sont mal interprétés, quelquefois censurés, rarement exécutés… »[2]

De là, la justification de l’acte qui déclarait la partie du Nord en danger.

Cependant, nous aurions cru trouver une autre conclusion de la part de cette agence, après la déportation de Villatte et de ses compagnons, après la terrible accusation portée contre la classe des hommes de couleur, seule cause de tous les maux dont on souffrait alors. Mais voilà que maintenant, c’est le tour des noirs qui sont acharnés contre les blancs ; c’est aussi le tour de ces généraux qui, parmi eux, ont été considérés comme les sauveurs de la colonie, pour avoir mis en liberté Laveaux et Perroud : ces généraux noirs sont insubordonnés ! La commission est impuissante à arrêter les désordres !

Que faudra-t-il donc faire, pour protéger les Européens ? Recourir, s’il se peut, à ces nombreuses troupes européennes que sollicitait Laveaux, dans sa correspondance confidentielle que Dufay nous a dévoilée ; et alors, ce sera le moyen d’agir et contre les noirs et contre les mulâtres. Voit-on, du reste, comment les réflexions douloureuses de l’agencé s’accordent au fond avec celles de Rochambeau, relativement aux noirs ?

Tous ces actes parvenus en France, livrés à la pâture de la faction coloniale qui ne cessait de publier des écrits contre l’affranchissement des noirs, qui gagnait chaque jour quelques nouveaux prosélytes à son infâme cause, ne pouvaient manquer de faire réfléchir aussi le gouvernement directorial sur la position critique des Européens à Saint-Domingue. Et croit-on alors que, reconnaissant l’impossibilité d’y envoyer des troupes, à cause de la guerre avec la Grande-Bretagne, ce gouvernement n’aura pas arrêté d’y obvier, en faisant semer la division parmi toute cette population noire qu’on lui désignait comme hostile aux Européens ? Il avait envoyé ses agens pour détruire l’influence de la classe la plus éclairée, d’après les rapports mensongers du gouverneur et de l’ordonnateur ; et à peine ils se mettaient à l’œuvre, qu’ils se déclaraient impuissans pour arrêter les désordres et l’anarchie qu’ils attribuaient aux noirs. Il faudrait avoir une foi aveugle dans la prétendue bienveillance de ce gouvernement, pour croire qu’il n’arriverait pas à cette pensée de la faiblesse et de l’impéritie.

Tel sera le résultat des rapports de l’agence : la guerre sera allumée entre les seuls défenseurs de la colonie.


Quoi qu’il en soit, le 19 thermidor (6 août), comme nous l’avons dit, l’agence avait proclamé la constitution de l’an in au Cap. Ayant écrit à Rigaud et à Bauvais pour déclarer nulles et non avenues les élections qui avaient eu lieu en mars et avril, dans le Sud et l’Ouest, l’agence ordonna, par cette même proclamation, la convocation d’une assemblée électorale unique dont le siège fat fixé au Cap, afin de nommer des membres au corps législatif, en considérant toute la partie française comme ne formant qu’un seul département. Jusque-là, en effet, il n’avait pas été rendu une loi pour déterminer le nombre de départemens qu’il y aurait à Saint-Domingue. Mais on a vu que le rapport de Boissy-d’Anglas proposait d’en établir deux : ce projet n’avait pas été adopté. La raison, comme les lois antérieures, ne prescrivait-elle pas alors de considérer cette colonie formée en trois provinces ou départemens, de même que le décret du 22 août 1792 l’avait déjà fait ? N’était-ce pas en vertu de ce décret que Sonthonax avait fait nommer six députés à la convention nationale pour le Nord, et que Laveaux et Perroud avaient fini par autoriser les élections de l’Ouest et du Sud ? Où l’agence prenait-elle le droit de ne considérer la colonie que comme un département unique ?

Le fait est, qu’elle voulait avoir les électeurs au Cap, sous ses yeux, sous sa main, pour influencer leur choix et empêcher surtout que Pinchinat ne fût nommé de nouveau. Elle se persuadait que, si elle avait permis de nouvelles élections dans le Sud ou dans l’Ouest, lui et d’autres citoyens qu’elle considérait comme partisans de Rigaud et de Bauvais, y auraient été élus, et elle ne le voulait pas : de tels hommes, au corps législatif, n’auraient pas manqué de défendre la classe de couleur contre les odieuses imputations lancées à son égard.

Le 28 fructidor (14 septembre), l’assemblée électorale se réunit au Cap, et élut pour toute la colonie, — Sonthonax, Laveaux, Thomany, Brothier, Louis Boisrond et Pétiniaud.

Thomany était frère du noir ancien libre que nous avons vu arrêté par les blancs de Jérémie, en février 1793 : c’était un noir respectable. Brothier et Louis Boisrond avaient été membres de la commission intermédiaire. Pétiniaud était de Jacmel où Sonthonax l’avait employé dans l’administration des finances, en 1794. Ainsi, cette députation se composait de 4 blancs : Sonthonax, Laveaux, Brothier et Pétiniaud, — d’un noir, Thomany, — d’un mulâtre, L. Boisrond, inféodé à Sonthonax, ami intime de J. Raymond avec qui il avait été longtemps en correspondance.

À propos de cette élection, A. Chanlatte écrivit une lettre à Rigaud où il lui disait que le général noir Pierre Michel surtout avait influencé ces élections, en déclarant hautement aux électeurs qu’il ne fallait pas nommer des mulâtres, parce que c’étaient eux qui avaient livré les villes de la colonie aux Anglais. Dans son écrit, Barbault-Royer confirme cette influence exercée par Pierre Michel[3].

Que cette allégation fut fondée ou non, toujours est-il que ces élections furent annulées par le corps législatif, à cause de leur irrégularité constitutionnelle. Dans son rapport, Marec, en mentionnant cette tenue de l’assemblée électorale, rappela que le Sud et l’Ouest avaient déjà nommé des députés au corps législatif, et que Brulley et d’autres colons prétendaient aussi à la députation, en disant qu’ils avaient été élus aux Cayes, le 12 septembre. C’était un mensonge imaginé par la faction coloniale, pour mieux faire annuler toutes les élections.

Ainsi, en mars 1797, la colonie paraissait avoir trois députations d’origine différente. Ce fut une des causes de l’annulation prononcée contre toutes, et cela par le tort même de l’agence du Directoire exécutif.

Ce qui peut confirmer les assertions d’A. Chanlatte et de Barbault-Royer, concernant l’influence attribuée au général Pierre Michel dans les élections, est la curieuse lettre suivante de T. Louverture à Laveaux. Il était aux Gonaïves, le 17 août, quand il reçut avis de son cher papa que l’assemblée électorale allait se réunir. Le même jour il se rendit sur l’habitation Descahos, une de ses propriétés où il s’est retiré souvent pour méditer ses plans : de là il écrivit à Laveaux :


Mon général, mon père, mon bon ami

Comme je prévois avec chagrin qu’il vous arrivera dans ce malheureux pays, pour lequel et ceux qui l’habitent, vous avez sacrifié votre vie, votre femme et vos enfans, des désagrèmens, et que je ne voudrais pas avoir la douleur d’en être spectateur, je désirerais que vous fussiez nommé député, pour que vous pussiez avoir la satisfaction de revoir votre véritable patrie, et ce que vous avez de plus cher, — votre femme et vos enfans, et être à l’abri d’être le jouet des factions qui s’enfantent à Saint-Domingue ; et je serai assuré, et pour tous mes frères, d’avoir pour la cause que nous combattons le plus zélé défenseur. Oui, général, mon père, mon bienfaiteur, la France possède bien des hommes ; mais quel est celui qui sera à jamais le vrai ami des noirs comme vous ? Il n’y en aura jamais !

Le citoyen Lacroix est le porteur de ma lettre ; c’est mon ami, c’est le vôtre : vous pouvez bien lui confier quelque chose de vos réflexions sur notre position actuelle : il vous dira tout ce que j’en pense. Qu’il serait essentiel que nous nous voyions et que nous causions ensemble ! Que de choses j’ai à vous dire ! Je n’ai pas besoin, par des expressions, de vous témoigner l’amitié et la reconnaissance que je vous ai : je vous suis assez connu.

Je vous embrasse mille fois ; et soyez assuré que si mon désir et mes souhaits sont accomplis, que vous pouvez dire que vous avez à Saint Domingue, l’ami le plus sincère que jamais il y a eu.

Votre fils, votre fidèle ami, — Toussaint Louverture.


T. Louverture était général de division, Laveaux général en chef : Rochambeau venait d’être déporté. Desfourneaux était le seul général de division qui restait. Mais T. Louverture savait que Desfourneaux ne pouvait pas lui être préféré pour remplacer Laveaux dans le poste de général en chef, à raison même du système dont l’agence poursuivait la réalisation dans la colonie ; il sentait sa force et le besoin qu’on avait de lui. Éloigner Laveaux par la députation, c’était se frayer le chemin pour arriver à la tête de l’armée. D’un autre côté, faire élire Sonthonax en même temps, c’était aussi se débarrasser de l’homme le plus important de l’agence. Delà, le mot d’ordre envoyé à Pierre Michel et aux autres officiers noirs du Cap, de diriger, d’influencer les élections pour obtenir ce résultat. Barbault-Royer signale aussi la part très-grande prise dans ces élections, par Henri Christophe, l’un des électeurs.

Quant à Laveaux, pouvait-il se refuser à cette injonction d’aller revoir sa véritable patrie, sa femme et ses enfans, pour éviter les désagrémens prévus par son fils et son ami, pour éviter d’être le jouet des factions ? D’ailleurs, une lettre de lui à T. Louverture, du 11 décembre 1796, datée de Vigo, en Espagne, où il débarqua, nous apprend qu’il était déjà fatigué de Sonthonax, contre lequel il se plaint, et qui, dit-il, dans l’agence, faisait déplacer arbitrairement tout le monde. Laveaux accepta donc avec reconnaissance la planche de salut que lui envoyait T. Louverture. Celui-ci, en recevant son adhésion, lui écrivit de nouveau le 31 août :

Mon général, mon père, mon bon ami

Que votre lettre du 10 courant (du 27 août) a été agréable et satisfaisante à mon cœur ! Que je suis heureux d’avoir en vous un ami aussi sincère et aussi vrai ! Autant mon cœur ressent de joie en lisant votre lettre, autant il souffre de tous les chagrins qu’il sait que vous éprouvez sans cesse. Mais, tel qu’il en puisse être, résignons-nous entièrement en la divine Providence ; imitons Jésus-Christ qui est mort et qui a tant souffert pour nous, pour nous donner l’exemple, que l’homme sage et vertueux est fait pour souffrir ; car celui qui permet que nous souffrions, est celui qui nous consolera. Mettons tout notre espoir en lui. Vous le savez, plus l’homme est sage et vertueux, plus il est sujet à éprouver la méchanceté des hommes.

Oui, mon général, mon père, mon bienfaiteur, mon consolateur : il n’y a que vous qui pouvez être l’appui inébranlable de la liberté générale ; il n’y a que vous qui la ferez vaincre ses ennemis : le nom de Laveaux sera à jamais gravé dans le cœur des noirs.

Je n’ai pas perdu un seul instant pour envoyer des hommes de confiance pour inspirer à tous les électeurs, toute l’importance qu’il y a pour le bonheur de tous les noirs, que vous soyez nommé député. Vous le serez, et rien ne dépendra de moi pour cela.

Je relis chaque jour votre lettre ; elle me servira, dans les plus grands chagrins, de consolation. Je la conserverai comme un gage le plus sacré de votre amitié, et dans quel lieu, dans quelle circonstance que ce soit, comptez sur le cœur de Toussaint Louverture qui sera, avec la grâce de Dieu, toujours votre fidèle ami et saura mourir pour vous, s’il le fallait. Que je serai heureux d’être près de vous, pour vous serrer dans mes bras et vous embrasser mille fois !…

J’ai lu avec attention votre mémoire à la commission. Que j’admire votre amour pour les noirs ! Ils n’en seront pas ingrats : ceux qui sont dans l’erreur sauront par la suite apprécier, avec la grâce de Dieu, toute la reconnaissance qu’ils vous doivent.

Les officiers de mes régimens ont dîné deux jours avec moi : nous avons tous bu à la santé de notre bon papa, et avons juré de toujours l’aimer.

Que je désirerais d’être auprès de vous pendant huit jours ! Que de choses j’ai à vous dire !

Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur, et vous aime autant, et croyez-moi jusqu’à la mort votre fidèle ami.

Toussaint Louverture.

Après sa nomination à la lieutenance du gouvernement, T. Louverture s’était écrié : Après bon Dieu, c’est Laveaux ! Et Laveaux crut qu’il était un Dieu à Saint-Domingue pour les noirs : il dut le croire encore plus, après avoir reçu ces deux lettres de T. Louverture. Rien ne peut mieux, à notre avis, donner la mesure de la ruse et de la finesse de cet homme, que l’idée qu’il conçut de faire élire Laveaux membre du corps législatif : rien ne décèle davantage aussi tout ce qu’il y avait de fourberie et d’hypocrisie dans son caractère, que ces deux lettres. Il savait, à n’en pas douter, que Laveaux, effacé par lui et par l’agence dans la position supérieure qu’il occupait avant l’affaire du 30 ventôse, était mécontent secrètement ; et voyez comme il lui dore la pilule, avec tous les témoignages de sa sincère affection, et le console de sa déchéance en lui rappelant que Jésus-Christ a beaucoup souffert,’qu’il est mort pour tracer aux hommes sages et vertueux comme Laveaux, l’exemple de la résignation ! Aussi, parfaitement résigné, l’ex-gouverneur ne tarda pas à partir, à quitter cette terre de Saint-Domingue où il ne pouvait plus attendre que des désagrémens. Il s’embarqua le 19 octobre sur une frégate qui fut forcée de relâcher à Vigo, ayant manqué de toutes sortes de provisions, et faisant 33 pouces d’eau par heure. Ces détails se trouvent dans la lettre écrite par Laveaux à T. Louverture.

En appréciant le fait de la nomination de Laveaux au corps législatif, Pamphile de Lacroix paraît avoir ignoré les particularités que nous venons de relater. Mais il nous semble se tromper quand il dit que « T. Louverture devait tressaillir à l’idée de voir le général Laveaux quitter la colonie, étant déjà initié dans l’avenir par le commissaire Sonthonax qui, espérant plus de servilité dans un chef noir, avait fait entendre à T. Louverture qu’il le destinait au commandement en chef, et que cette confidence avait suffi pour éclairer ses espérances, » Il nous semble se tromper également en disant que Sonthonax rechercha le titre de député de la colonie au corps législatif, pour avoir à montrer à la France un titre de popularité en faveur de sa nouvelle administration. » Et cela, parce qu’il craignait les plaintes que Rochambeau irait porter contre lui.

Nous avons prouvé que Sonthonax n’a pas été contraire à ce général, déporté par ses collègues. Sonthonax n’a pas recherché davantage la députation : sa nomination n’a été que l’œuvre de T. Louverture, qui voulait se débarrasser également de lui[4]. Nous verrons ce dernier lui signifier de se rendre à son poste ; car il ne désirait nullement quitter la colonie. Quand l’ordre chronologique des faits nous amènera à parler de la nomination de T. Louverture au rang de général en chef, nous dirons les motifs qui déterminèrent Sonthonax.

Et la preuve que Sonthonax n’avait pas recherché la députation, se trouve dans le rapport de Marec : il dit que cet agent l’avait acceptée contre l’attente de ses collègues. S’il l’avait désiré, aucun de ses collègues n’aurait pu l’ignorer. Cette élection amena même une espèce de scène dans le sein de l’agence.

Comme elle coïncidait avec les assassinats commis dans le quartier du Port-de-Paix, par les noirs insurgés après l’exécution d’Étienne Datty, on prétendit que ces hommes les commettaient au cri de Vive Sonthonax ! Leblanc en prit occasion pour déclarer qu’à son avis, lui, Giraud et J. Raymond n’ayant pu inspirer que de la méfiance, il faisait la motion expresse « au nom du salut public, au nom de l’humanité expirante dans les tourmens les plus affreux, au nom de la patrie, que son collègue Sonthonax prenne seul les rênes du gouvernement de la colonie, y rétablisse l’ordre, y fasse valoir le talisman de son nom et de ses actions passées, pour parvenir à attendre de nouvelles forces de la métropole. » Raymond et Giraud appuyèrent cette motion avec chaleur.

Il faut convenir qu’elle était de nature à blesser la délicatesse et même l’honneur de Sonthonax ; car c’était dire implicitement ou ironiquement, que ses collègues le soupçonnaient de vouloir se rendre nécessaire, en employant des manœuvres machiavéliques pour faire soulever les noirs. Aussi, repoussa-t-il cette motion en disant : — « Pour prouver que je possède exclusivement la confiance du peuple, Leblanc ose insinuer que mon nom est le cri de ralliement des révoltés, comme si, pour gouverner, il fallait avoir la confiance des incendiaires et des assassins, comme si des rebelles à la loi doivent être honorés du nom de peuple.  » En conséquence, Sonthonax déclara à ses collègues qu’il voulait rester député, mais que cédant au vœu qu’ils lui manifestaient, il ajournait son départ pour France au mois de germinal suivant ( mars-avril 1797).

Malgré l’issue de la scène survenue entre les agens, cette circonstance fut l’origine des causes qui portèrent Giraud et Leblanc à se retirer de Saint-Domingue quelques mois après.

Quand l’histoire constate de tels faits avec certitude, on a peine à concevoir que des Européens prétendent toujours à la supériorité morale de la race blanche sur toutes les autres, notamment sur la race noire. Dans ces faits tragi-comiques, on voit trois Européens instruits, éclairés, adjoints à un pauvre mulâtre, se disputant l’influence du pouvoir qu’ils exercent sur toute une population noire, que leurs passions vont pousser à des actes abominables, et qu’on accusera ensuite de barbarie, pour trouver une excuse à la tentative du rétablissement de son esclavage qu’on médite. Ce n’est pas là de la supériorité morale !

Nous ajournons à rendre compte des autres opérations de l’agence, pour parler enfin de celles de la fameuse délégation qu’elle envoya aux Cayes. Passons donc du Nord au Sud, pour voir ce que firent les délégués dans cette partie.

  1. Il resta sans emploi en France jusqu’au 11 pluviôse an 8 (31 janvier 1800) : le gouvernement consulaire le réintégra, et il se trouva à l’armée de réserve qui gagna la bataille de Marengo.
  2. Rapport de Marec, pages 103 et 104.
  3. Il paraît que lorsqu’il cessa de poursuivre les insurgés, c’était pour pouvoir assister aux élections : dévoué à T. Louverture, encore plus qu’à Sonthonax, il venait y assurer l’élection de cet agent et de Laveaux, que T. Louverture, voulait éloigner de la colonie. En 1799, il fut tué pour la cause de Rigaud !
  4. Cette assertion se trouve dans un compte-rendu d’A. Chanlatte, au ministre de la marine, du 9 juin 1800. Il y dit que « le vœu du peuple, dirige Toussaint avait appelé Sonthonax au corps législatif. »