Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 51-55).

CHAPITRE XII.


Effets de l’endiguement.

Il existe une propriété, commune à tous les cours d’eau divaguants, et qui résume tous les effets que peut exercer une ligne de défense établie sur l’une des deux rives d’un torrent. — La voici :

« Toutes les fois que, dans le lit d’un torrent, se présente un obstacle résistant, soit une saillie de rocher, soit une berge plus escarpée, soit enfin un ouvrage d’art, deux effets se manifestent :

» 1o Les eaux se portent vers l’obstacle et s’y établissent invariablement ;

» 2o Elles se réfléchissent ensuite, en courant vers la rive opposée. »

Voilà une double loi qui paraît être ce qu’il y a de plus constant au milieu des perpétuels caprices qui caractérisent ce genre de cours d’eau. Les rivières, les torrents fourmillent ici d’exemples pour l’appuyer.

La première propriété donne aux digues une sorte de pouvoir attractif, qui appelle le courant et le retient à leur pied. On dit ici que les torrents aiment à lécher les rochers. Il est bien entendu que cette prétendue sympathie n’est pas une explication, même quand on lui donnerait le nom scientifique d’attraction. La raison véritable de cette action est dans une propriété qui constitue elle-même un fait particulier, c’est que tout obstacle résistant, placé dans un courant, provoque un affouillement. On peut ajouter que l’affouillement sera d’autant plus profond, que le parement mouillé par les eaux sera plus vertical, il en résulte que les eaux qui affouillent devant ces obstacles, finissent par y creuser des cavités plus basses que le reste du lit, ou, comme on les appelle, des gouffres, dans lesquels le courant se jette ensuite tout naturellement.

Ceci une fois établi, plaçons un obstacle quelconque, une digue par exemple, sur un de ces lits indéterminés, où les eaux divaguent avec une extrême inconstance, et se jettent dans toutes sortes de directions. — Avant tout effet produit, il y a autant de probabilité que le courant se portera sur la digue, qu’il y en a qu’il se portera ailleurs. Mais lorsqu’une crue, en répandant les eaux dans tous les sens, les a amenées une fois au pied de la digue, l’affouillement s’opère, et si de suite elles ne s’y établissent pas d’une manière définitive, au moins s’y porteront-elles désormais de préférence à tout autre point. Ainsi, à chaque nouveau contact des eaux, la probabilité d’un contact prochain s’augmente : bientôt on peut affirmer avec certitude que les eaux toucheront constamment la digue, et finalement, qu’elles s’y fixeront sans plus la quitter.

Le fait de la réflexion s’observe surtout dans les torrents dont le canal d’écoulement est très-large et très-prolongé. — Là, il paraît, sinon produit exclusivement, au moins favorisé par une circonstance particulière : c’est que les obstacles résistants, la plupart naturels, sont inégalement disséminés sur l’une et l’autre berge du canal. Comme chaque obstacle, en vertu de la loi précédente, devient un point de passage obligé, les eaux vont de l’on a l’autre, en subissant une suite de réflexions apparentes, dont les points d’incidence sont stables, tandis que le courant intermédiaire varie sans cesse. — Le torrent de Rabioux est un exemple de cette marche sinueuse du courant. Son canal d’écoulement est très-spacieux, et il se prolonge sur une longueur de plus de 1 500 mètres[1].

Après avoir constaté ces deux propriétés, il reste peu de chose à ajouter pour décrire l’action des digues. Toutes les fois que le courant ne sera pas gêné à la fois sur ses deux rives, il sera libre d’obéir à l’une et à l’autre propriété ; celles-ci, exerçant alors toute leur action, détermineront les principaux effets de l’endiguement.

C’est dans les digues longitudinales que cette double loi apparaît avec le plus de régularité. Ce genre de défense attire constamment le courant et le réfléchit ensuite vers la rive opposée en aval[2]. — Il ne faut pas en conclure que les digues continues, attirant ainsi les eaux et les déterminant à affouiller, forment toujours une défense efficace, quel que soit le torrent sur lequel ou les a établies. Partout, en effet, où les déjections n’ont pas encore pris la pente limite, l’exhaussement continuera de se produire nonobstant l’établissement de la digue, et il finira inévitablement par la surmonter. C’est là un mal sans remède, et contre lequel tout genre de défense devient impuissant[3]. Comme ce mal constitue la principale difficulté du problème de l’encaissement, nous allons le retrouver tout à l’heure, et je ne m’y arrête pas. — Il arrivera seulement ici que l’exhaussement sera moins rapide devant la digue, où les eaux coulent avec vitesse, que sur la plage opposée où leur vitesse s’éparpille et s’amortit[4]. De sorte que la première propriété ne disparaît pas, même dans le cas de l’exhaussement ; mais elle est troublée par de continuelles variations. Aujourd’hui le torrent amoncellera là où il creusait hier. Dans la durée de la même crue, il affouillera et il déposera à plusieurs reprises le long des mêmes parties. Cette inégalité dans les effets provient de l’inégalité des matières que le torrent charrie. Il suffit d’un gros bloc pour barrer subitement le courant, le jeter ailleurs et combler un affouillement. Il suffit ensuite que le même accident se répète sur un autre point pour rejeter le courant dans son premier lit, et le forcer à balayer les matières qu’il avait d’abord déposées. Au milieu de ces oscillations, la propriété attractive ne cesse pas de se manifester, et elle finit toujours par dominer toutes les perturbations. Souvent même son effet est tellement intense, qu’il rend nécessaire de garantir les digues continues contre les affouillements, sur les lits, où, au premier aperçu, les affouillements sembleraient ne devoir jamais être à redouter[5].

De là résulte encore cet autre effet très-singulier. C’est qu’une digue continue garantit à la fois, et le côté sur lequel elle est établie, parce qu’elle le ferme au courant, et le côté qui lui est opposé, parce qu’elle en éloigne les eaux, en les attirant à elle. — Ce fait peut être observé sur une foule de points de la Durance[6].

Les épis produisent des effets moins constants, et qui dépendent beaucoup de la manière dont le courant les attaque ; manière qu’il est assez difficile de déterminer à priori. — Si l’incidence du courant se fait au ventre de l’épi, il se portera vers le musoir, en coulant le long de l’ouvrage, comme il ferait le long d’une digue continue ; ce mouvement le poussera sur la rive en face. Si l’incidence se fait au musoir, il y aura une réflexion qui rejettera l’effet hostile plus loin à l’aval. — Mais le plus généralement les épis sont placés de telle manière qu’ils déterminent un remou, et par suite un atterrissement : de là, un effet nouveau qui complique, et souvent détruit l’effet des deux propriétés. Dans ce cas le courant, repoussé loin de la rive qu’il a exhaussée par ses dépôts, s’infléchit au devant de l’épi sans même le mouiller, et s’en va creuser une anse dans le sein de la rive opposée. C’est donc encore cette rive qui subit les conséquences nuisibles de l’établissement de l’épi[7].

On voit, d’après tout cela, qu’il est à peu près impossible de défendre une rive, sans attaquer avec plus ou moins de violence la rive opposée. Si vous construisez des épis, vous repoussez presque toujours le courant sur la portion de rive située en face de l’ouvrage. Si vous construisez une digue continue, vous épargnez la rive en face ; mais vous transportez l’attaque un peu plus loin à l’aval. Entre ces deux inconvénients, il faut choisir le moindre ; et le moindre est celui qui vient à la suite des digues continues.

D’ailleurs, en y réfléchissant, on découvre une raison générale qui fait qu’une ligne de défense, établie sur une seule rive, sera toujours, quoi qu’on fasse, plus ou moins nuisible à la rive opposée. C’est que les eaux, qui divaguaient naguère sur la surface du lit tout entière, ne peuvent plus divaguer que sur une portion limitée de la même surface : cette portion sera dès lors plus souvent mouillée par les eaux. Cet effet est inévitable, car, par cela même qu’on a empêché le courant de pénétrer dans l’enceinte de la défense, on l’a forcé de se diriger ailleurs ; et la probabilité que tel point de la rive opposée sera touché, s’augmente par l’impossibilité où sont les eaux de suivre un grand nombre de directions, qui, avant l’établissement de la défense, les auraient éloignées de ce point.

Il y donc un caractère d’hostilité qui s’attache inévitablement à toutes espèces de défenses. — C’est ici le lieu d’examiner la législation qui intervient pour l’empêcher ou pour l’assujettir à des indemnités.


  1. J’ai eu sous les yeux un plan de ce torrent, dressé l’an III de la république, et comprenant la partie où il est traversé par la route royale no 94. — En comparant le cours du torrent, tel qu’il est donné par ce plan, à celui qu’on observe actuellement, on remarque de grandes différences. Ainsi, à cette époque, le courant se bifurquait, et l’auteur du plan proposait l’établissement d’un pont sur chacune des deux branches : ce qui semble annoncer que cette disposition était alors considérée comme stable. Aujourd’hui il n’y a plus qu’un courant unique, et les eaux passent sous un seul pont. — Mais ce qui est remarquable, c’est que deux points d’incidence indiqués sur ce plan, sont exactement les mêmes que ceux sur lesquels le torrent frappe encore aujourd’hui.
  2. Sur tous les torrents.
  3. Voici des exemples de cet exhaussement : à Chorges, un mur de 6 mètres de hauteur a été surmonté au bout de quinze ans ; — sur le torrent de Sainte-Marthe, un perré a dû être surhaussé de 2,50 m dans l’espace de seize années.
  4. Cet effet continue de se manifester, même dans le cas de l’encaissement. Si le torrent, enfermé entre deux lignes de défense, amène des matières, il les déposera de préférence vers le milieu du lit, et relèvera peu à peu cette partie au dessus du pied des digues. De sorte que le lit, tout en s’exhaussant, prend une courbure convexe, dont le point le plus élevé est vers le milieu, et dont les deux points les plus bas sont aux extrémités. Ce qui est directement contraire à ce qui se passe ordinairement.
  5. C’est ce qui est arrivé sur le torrent de Sainte-Marthe et sur celui des Graves, quoique toutes deux déposent constamment. — Voici un autre exemple fort remarquable : sur le torrent de Chorges qui exhausse son lit avec une rapidité effrayante, un perré construit par les habitants contre les prescriptions des ingénieurs, et sans enrochement, a été abîmé par suite d’un affouillement. On croyait que ce torrent ne pourrait jamais affouiller.
  6. À l’Êtret, on construisit, il y a dix ans une digue, sur la rive droite de la Durance. La digue parut hostile aux propriétaires de la rive opposée, qui en réclamèrent la démolition. Les autres demandèrent qu’elle fût conservée. Pendant que les deux partis étaient en train de s’attaquer, la Durance s’accola au pied de la digue, et depuis ce moment elle ne l’a pas quitté : la contestation tomba ainsi d’elle-même.
  7. Cette manière d’agir des épis est la plus ordinaire. Il suit de là qu’ils réussissent presque toujours, et qu’ils agissent bien réellement de la manière que l’ont annoncé Bélidor, Fabre et les autres partisans de ce système de défense. — Il y a ici sur la Durance et sur le Buëch des exemples de succès très-concluants. Je ne m’appesantis pas sur ces effets, comptant y revenir avec d’amples détails, quand je traiterai de ces rivières. — Les observations de M. Beaudemoulin sur la Loire (Annales des ponts et chaussées, tome 7), celles de MM. Legrom et Chaperon sur le Rhin, sont loin d’être aussi favorables aux épis : cela prouverait que leurs effets varient beaucoup, suivant les rivières sur lesquelles on les observe. En même temps, cela ne montre-t-il pas la nécessité de faire quelques bonnes études partielles sur un certain nombre de rivières, avant de songer à édifier une théorie générale ? Rien n’est si vague encore que la connaissance des cours d’eau naturels ; chaque observation nouvelle remet en doute les systèmes précédents. De bonnes Monographies sont le seul moyen d’arriver un jour à constituer une science positive et complète.