Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XL

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 198-203).

CHAPITRE XL.


Le reboisement intéresse l’État, comme travail d’utilité publique.

Les routes sont coupées ici par un grand nombre de torrents qui les traversent à ciel ouvert, et suspendent les communications, toutes les fois qu’ils sont grossis par une crue. Voilà ce qu’on a vu dans la troisième partie. — Partout ailleurs, une pareille situation semblerait intolérable. Ici, l’incommodité est moins vivement ressentie, parce que les routes, étant peu fatiguées par le roulage, sont généralement assez roulantes, et aussi, parce que l’interception subite des communications ne frappe qu’un petit nombre d’intérêts.

Cependant cet état de choses n’est pas destiné à durer toujours ; il faut bien l’espérer. À mesure qu’on perfectionne de plus en plus les routes sur tous les points de la France, le détestable état de celles-ci deviendra de plus en plus choquant, et l’administration ne pourra passe dispenser de l’améliorer. On peut déjà remarquer maintenant que chaque année, pour satisfaire aux plus justes exigences, elle accroît le budget affecté aux rectifications.

Ce budget est absorbé presque exclusivement par les rectifications des passages qui sont traversés par les torrents ; car ces passages sont, sans contredit, les plus mauvais de tous. Or, il faut savoir ce que coûtent de semblables rectifications : je vais citer des faits.

La route royale no 85, qui va de Grenoble à Marseille par Gap, étant plus fréquentée que les autres, a dû, par cette raison, recevoir le plus d’améliorations. On peut voir là plusieurs défenses assez complètes, faites dans le but d’assurer le passage des torrents. — L’un de ces passages, celui du torrent de Déoul, n’a pas coûté moins de 120 000 francs. Pourtant, le Déoul n’est encore qu’un torrent fort modeste à côté de ceux qui désolent le pays d’Embrun, et qui coupent à tous les pas la route royale no 94.

À Chorges, l’endiguement du torrent a coûté au delà de 100 000 francs. Il était utile à la fois, et à la route, et aux habitants ; mais ceux-ci y étant intéressés par des raisons plus pressantes que l’État, puisqu’il ne s’agissait de rien moins que de la conservation de leur bourg, l’État a permis qu’ils supportassent seuls tout le poids de la dépense. Telle a toujours été, pour le dire en passant, la libéralité du gouvernement, vis-à-vis de ce département[1]. Je suppose pourtant que l’administration ait voulu rectifier sa route dans cette partie : elle aurait été forcée de s’engager seule dans la même dépense, et je ne cite ce fait que pour donner un exemple des dépenses auxquelles s’élèvent toujours ces sortes de travaux.

Et qu’on ne dise pas que ce sont là des cas particuliers ! On n’a qu’à se reporter à la troisième partie de cette étude, et se ressouvenir quelle longue série de travaux est nécessaire pour assurer la traversée des torrents : la rectification indispensable pour amener préalablement la route au point de passage le plus favorable ; l’endiguement du torrent sur de grandes longueurs ; la construction coûteuse des ponts, etc., etc. — On voit bien par là que je n’ai pas cité des dépenses exceptionnelles, mais que ces chiffres, exorbitants pour de si petites longueurs de rectification, se reproduiront invariablement dans la dernière page de tous les avant-métrés, dressés pour de semblables projets.

Mais ce qui rend ces chiffres plus accablants encore, outre le grand nombre de torrents auxquels on sera forcé de les appliquer, c’est qu’ils n’expriment, dans la plupart des cas, que des résultats provisoires. C’est qu’il faudra les enfler encore dans l’avenir, et les enfler indéfiniment, ou du moins, jusqu’à cette limite où le torrent aura cessé pour toujours d’exhausser son lit ! Je viens de citer les 100 000 francs dépensés à Chorges : à quoi ont-ils servi ?… Mais il y a plus encore. À mesure que des torrents nouveaux se formeront, les mêmes chiffres devront leur être appliqués… Dès lors, je ne vois plus de limite à la dépense.

Qu’on veuille bien réfléchir à toutes ces considérations. Ce ne sont plus là des raisons de convenance, que certains esprits accueilleront, que d’autres repousseront, suivant le tour plus ou moins généreux de leurs idées ; c’est un strict calcul d’économie. — Chaque année, les ingénieurs des ponts et chaussées proposent ici quelque projet nouveau, dans le but de rectifier les traversées des torrents. Chaque année, des fonds sont alloués, et l’on compte quelques nouveaux torrents, assujettis à passer sous des ponts. De la sorte, en courant toujours au plus pressé, l’État s’engage peu à peu dans des dépenses très-considérables, dont on ne voit pas la fin, et dont les fruits sont remis chaque jour en question. Alors on peut se demander si l’État, qui engloutit de si grosses sommes dans des travaux impuissants, n’agirait pas dans son intérêt le mieux entendu, en détournant quelques deniers au profit d’autres travaux, qui assureraient le succès des premiers ? L’économie semble d’autant plus manifeste, qu’une très-petite somme, affectée aux reboisements, diminuerait dans une forte proportion la dépense des ouvrages d’art ; ainsi, ce n’est pas seulement une petite dépense qui s’ajoute à une dépense considérable, dans le but de la rendre efficace ; mais c’est en réalité un procédé moins coûteux et de réussite certaine, substitué à un procédé plus coûteux et imparfait.

On voit que la question a entièrement changé de terrain : il ne s’agit plus de l’intérêt du département ; il s’agit de l’intérêt le plus direct du trésor. — Je suppose qu’on ait formé le projet de rectifier du même coup toutes les parties où les routes sont traversées à ciel ouvert par les torrents. Deux systèmes sont en présence : le système exclusif des digues, très-dispendieux et remplissant mal son but ; celui de l’extinction, plus économique et le remplissant d’une manière complète. Que si l’on persiste à donner la préférence au premier système, si l’on s’obstine à payer des maçonneries qui demain seront détruites, tandis qu’on repoussera les plantations dont les effets sont éternellement assurés, n’est-ce pas, tranchons le mot, s’entêter dans une absurdité[2] ?

On répondra à cela que jamais l’État ne s’avisera de rectifier toutes les traversées des torrents. Mais je crois pouvoir dire, non pas qu’il s’en avisera, mais qu’il y sera contraint par le progrès naturel des choses. Chaque fois qu’un de ces passages aura été amélioré, l’incommodité de ceux qui ne le sont pas encore ressortira plus vivement. Nous ne jugeons de toutes choses que par comparaison : tel petit torrent, à travers lequel nos voitures cheminent aujourd’hui fort patiemment, prendra dans quelques années la forme d’un insupportable casse-cou, dès que les monstrueux torrents, à côté desquels il disparaît maintenant, auront été rectifiés. — N’est-ce pas là ce qui est arrivé sur toutes nos routes ? Ne sommes-nous pas rendus de jour en jour plus difficiles, en matière de communications, par l’exemple de ce que nous voyons faire aux peuples voisins, et par la vue des perfectionnements que nous avons accomplis nous-mêmes ? Les ingénieurs ne sont-ils pas occupés sans relâche à rectifier des rampes et de magnifiques alignements, que nos pères, il n’y a pas soixante ans, avaient édifiés avec un grand contentement d’eux-mêmes ? Et tant de médiocres passages, que nous hésitons à améliorer, ne seront-ils pas vraisemblablement traités plus tard, comme nous traitons aujourd’hui les routes que l’on trouvait autrefois fort commodes, alors que le gros roulage et les diligences étaient inconnus, et que tous les transports s’effectuaient par colportage, sur de petites charrettes ou à dos de mulets ?

Il existe d’ailleurs une circonstance qui peut, d’un jour à l’autre, nécessiter ici un accroissement subit de dépenses, et qu’il serait, je crois, sage de prévoir. Je veux parler du cas où les barrières, que la politique sarde élève entre la France et le Piémont, viendraient à tomber. Alors la face du département change : le mont Genèvre devient, comme au temps de la domination romaine, la principale porte de l’Italie. Alors toutes ces routes, aujourd’hui ignorées, prennent leur rang parmi les communications les plus importantes du royaume. Il suffit, pour produire cet heureux bouleversement, d’une légère variation dans la politique des cabinets ; et l’on ne dira pas, je pense, que ce soit là une chose bien rare et bien improbable dans le temps où nous vivons. Aussitôt, sur ces routes, où il reste encore tant à faire, et qu’un piéton ne peut pas même parcourir aujourd’hui à pied sec, une circulation active va se presser. Elles ne pourront plus rester dans le déplorable état où ou les laisse aujourd’hui. L’administration, sollicitée par des intérêts de plus en plus graves, par des voix de plus en plus nombreuses et puissantes, sera entraînée forcement dans des dépenses excessives. — Ce serait donc une grande imprévoyance de s’endormir sur le crédit actuellement affecté à ces routes, et de croire qu’il sera toujours suffisant, par la raison qu’il suffit aujourd’hui. Un jour viendra où il devra être augmenté tout à coup dans une énorme proportion, si l’on ne se prépare pas aux rectifications futures, en éteignant un à un les torrents.

Voilà donc l’État intéressé d’une manière incontestable à s’engager dans la dépense des reboisements, à moins que l’on ne pose ceci en principe : que les routes de ce département sont condamnées à demeurer perpétuellement mauvaises, et que l’État, quoi qu’il arrive, ne se mettra jamais en peine de créer ici un bon système de communications, après qu’il en aura doté toutes les autres parties du royaume.

Je pourrais maintenant, en restant dans le même cercle de motifs, faire voir qu’indépendamment de l’amélioration de ses routes, il en récolterait d’autres avantages. Comme ils sont plus généralement connus, je m’y arrêterai moins longuement.

Premièrement, les forêts, une fois créées et mises en coupe, seraient la source d’un bon revenu, qui pourrait être partagé entre les communes qui ont fourni le sol, et l’État qui a, en quelque sorte, fait les avances de fonds : ce qui ferait rentrer le trésor public dans une partie de ses débourses, et même pourrait le défrayer totalement. — Ce point de vue est si peu à négliger, qu’il a servi de base au travail de M. Dugied. Les choses y sont ainsi disposées, que l’État, au bout d’un certain nombre d’années, rentre clairement dans tous ses fonds[3]. Mais j’avoue qu’il me répugne démettre en avant de semblables calculs. Il y a ici pour l’État des raisons de détermination d’un ordre plus élevé ; et en lui montrant des avantages purement fiscaux, je craindrais de paraître l’attirer, comme à une spéculation, par l’appât des bénéfices.

Ensuite, puis-je me dispenser de parler de cette opinion qui attribue aux forêts une influence sur la nature du climat ? — Si elle est fondée (et il faut convenir que les preuves ne manquent pas pour l’appuyer), ne résultera-t-il pas d’une masse épaisse de plantations, jetée sur le dos de ces montagnes, une action puissante, dont la sphère s’étendrait bien au delà des limites du département ? Cette influence, en tempérant le climat, augmenterait les produits du sol, et par là, le bien-être de la population et les revenus de l’État ; elle imprimerait dès lors aux travaux de reboisement un caractère incontestable d’utilité publique. — Je ne voudrais pas qu’on attachât à ces avantages une importance démesurée, puisqu’ils ne sont pas suffisamment démontrés ; c’est le motif pour lequel j’en ai usé très-sobrement tout le long de ce travail, quelque parti que j’en eusse pu tirer. Mais je ne voudrais pas, non plus, qu’on les mit tout a fait de côté, puisqu’après tout, ils sont loin d’être dénués de vraisemblance, et que leurs conséquences, dans le cas où ils seraient réels, sont d’un prix immense. — De petites probabilités, lorsqu’elles s’attachent à de si grands résultats, deviennent des considérations graves, qu’il n’est plus permis de négliger.

Mais une autre influence, bien mieux démontrée, est celle que la même opération exercerait sur les rivières qui prennent leur source dans ces montagnes. — Je crois que toutes les personnes qui ont réfléchi sur ces matières seront de mon avis, quand je dirai que l’effet des reboisements, s’ils étaient étendus à plusieurs départements, se ferait immédiatement ressentir par l’amélioration du régime des eaux courantes, dans une grande partie du bassin du Rhône. La navigation et le flottage seraient rendus plus faciles, et les divagations plus rares et moins désastreuses. Le bienfait s’étendrait à la fois sur le commerce et sur l’agriculture. Est-il juste dès lors que les charges d’une opération qui profitera à tant de caisses, pèsent en entier sur les caisses les plus pauvres ?

Je m’arrête là ; j’en ai dit assez pour faire entrevoir dans cette opération un grand nombre de considérations, qui la classent parmi celles dont l’État assume ordinairement la dépense. — Il ne me reste plus qu’à renvoyer le lecteur à la note (20), à la suite de ce mémoire. On verra là quelle est, au sujet des reboisements à effectuer sur une grande échelle aux frais du trésor, l’opinion d’un homme dont personne ne contestera l’autorité dans un sujet qui touche aux intérêts matériels du pays.


  1. Ce bourg vient d’obtenir enfin un modique secours, grâce aux pressantes sollicitations du préfet actuel du département.
  2. Pour apprécier toute la portée de ces considérations, il ne faut point perdre de vue que les torrents les plus nombreux et les plus redoutables sont répandus dans les plus grandes vallées, et que celles-ci sont toujours suivies par les routes. De sorte que si l’État ne voulait affecter ses fonds qu’aux seuls torrents qui menacent ses routes, il les affecterait en réalité à plus des trois-quarts des torrents du département. Ainsi la mesure qu’on voudrait borner à un cas particulier serait bien près d’être générale.
  3. Voyez la note 18.