Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXVII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 134-139).

CHAPITRE XXVII.


Influence des forêts sur l’extinction des torrents.

En examinant les bassins de réception des grands torrents éteints, on y découvre presque toujours des forêts, et le plus souvent des forêts épaisses.

On remarque aussi le long des versants boisés une multitude de petits torrents du troisième genre, qui paraissent comme étouffés sous la masse de la végétation, et sont complètement éteints. Or, cette seconde observation, qui peut être vérifiée ici par une multitude d’exemples, démontre un fait que la première ne permet que de soupçonner d’une manière assez vague : — c’est que les forêts sont capables de provoquer l’extinction d’un torrent déjà formé. — En effet, il est impossible d’admettre que ces petits torrents, creusés le plus souvent dans des terres meubles et friables, soient morts d’eux-mêmes, pour ainsi dire dès leur naissance, et par le seul effet de cet équilibre que nous avons expliqué au chap. XXIV.

La stabilité ne peut s’établir aussi vite sur des lits qui sont à peine formés, et au milieu de terrains qui offrent encore tant d’aliments à l’érosion des eaux ; c’est une œuvre qui demande du temps, et qui n’est entièrement consommée que lorsque la montagne a été rongée au vif jusqu’à ses dernières cimes.

Mais passons de suite à des preuves plus décisives. — Parmi le grand nombre de torrents éteints, dont les bassins sont boisés, il en est dont les forêts ont subi la loi commune, et sont tombées en partie sous la cognée des habitants. — Eh bien ! le résultat de ces déboisements a été de rallumer la violence des torrents qui n’était qu’assoupie. — On a vu ainsi de paisibles ruisseaux faire place à de fougueux torrents, que la chute des bois avait réveillés de leur long sommeil, et qui vomissaient de nouvelles masses de déjections, sur des lits cultivés sans défiance depuis un temps immémorial. — C’est ce qu’on a remarqué surtout après les déboisements excessifs qui suivirent les premières années de la révolution : les ravages de plusieurs grands torrents ne datent que de cette époque[1]. — La même observation a aussi été faite dans les Basses-Alpes.

On peut citer, comme exemple, tout le revers situé sur la rive gauche de la Durance, depuis Savines jusqu’à la rivière de l’Ubaye. Il n’est formé que par une succession de lits de déjection appartenant à d’anciens torrents, qui s’étaient éteints après avoir rongé une grande partie de la montagne de Morgon. Tout ce quartier était couvert de forêts qui ont été éclaircies, et qu’on ne cesse d’appauvrir tous les jours. — Aussi les torrents ont-ils recommencé leurs ravages, et si les déboisements continuent avec la même incurie, ce revers, aujourd’hui fertile, sera ruiné comme tant d’autres[2].

Ce dernier fait complète tout ce qu’on peut dire sur l’influence des forêts. En les voyant s’étaler presque partout sur le corps des torrents éteints, on pouvait supposer que ceux-ci avaient commencé par s’éteindre, et que les bois s’en étaient emparés ensuite, lorsque l’extinction était déjà consommée, et quand le sol d’alentour, devenu stable, permettait à la végétation de s’y développer en sécurité : les forêts n’auraient donc été qu’un des effets de l’extinction, au lieu d’en être la cause. — Mais alors le déboisement n’aurait fait que replacer les choses dans leur état primitif, et le torrent aurait dû continuer d’être éteint après l’enlèvement des bois, comme il l’était avant leur apparition.

— Or, c’est là justement ce qui n’arrive pas. Il a suffi d’éclaircir les forêts pour voir reparaître aussitôt les ravages. — Donc, ce sont les forêts qui, par leur présence constante sur le sol, empêchent ces ravages. — Donc ce sont les forêts qui les ont fait cesser autrefois, en prenant possession du sol — Donc l’extinction des torrents est si complètement leur ouvrage, qu’elle naît, persiste et disparaît avec elles, l’effet cessant aussitôt que la cause.

On voit par là que l’action des forêts ne se borne pas seulement à empêcher la création des torrents nouveaux, mais qu’elle est assez énergique pour détruire les torrents déjà formés ; on voit aussi que les suites funestes des déboisements ne sont pas seulement d’ouvrir partout le sol à des torrents nouveaux, mais qu’elles augmentent la violence de ceux qui existent, et ressuscitent ceux qui paraissent complètement éteints. — On peut donc résumer l’influence qu’exercent les forêts sur les torrents déjà formés en deux faits, parallèles à ceux qui résument leur influence sur les terrains où les torrents n’ont pas encore pris naissance.

1o Le développement des forêts provoque l’extinction des torrents ;

2o La chute des forêts redouble la violence des torrents, et peut même la faire renaître.

Rien n’est encore si facile à expliquer que ces nouvelles actions. — On se souvient quelles sont les causes qui provoquent et entretiennent la violence des torrents : c’est, d’une part, la friabilité du sol ; de l’autre, la concentration subite d’une grande masse d’eau (ch. XXI). Or, nous savons déjà que les forêts rendent le sol moins affouillable ; nous savons aussi qu’elles absorbent et retiennent une partie des eaux pluviales, et empêchent la concentration instantanée de la partie qu’elles n’absorbent pas. Par conséquent, elles détruisent l’une et l’autre cause. Elles prolongeront la durée de l’écoulement, et rendront les crues à la fois plus longues, moins soudaines et moins désastreuses.

On comprend dès lors comment les forêts, en envahissant les bassins de réception, ont dû contribuer puissamment à étouffer certains torrents. — Pendant que les eaux se créaient les pentes les plus convenables, les forêts retenaient le sol prêt à fuir, le rendaient plus solide, diminuaient par conséquent la masse des alluvions, et surtout s’opposaient à la concentration des courants. Elles augmentaient toutes les résistances, et diminuaient toutes les puissances. Elles devaient donc hâter, par un double effet, cette époque de stabilité où la force des eaux se trouverait en équilibre avec la résistance du sol. — Une circonstance a dû rendre leur triomphe encore plus prompt : c’est que le torrent, à mesure qu’il s’affaiblissait, leur abandonnait un sol de plus en plus stable et favorable à la végétation ; en sorte que celle-ci augmentait chaque jour ses forces, à proportion que le torrent perdait les siennes. L’effet, s’il est permis de s’exprimer ainsi, était renforcé par l’effet.

Par là, je ne veux pas dire que les torrents ne puissent jamais arriver d’eux-mêmes à l’extinction. — Cela serait en contradiction avec le chapitre précédent, en même temps qu’avec l’expérience ; car il y a des exemples de torrents éteints sans la présence des forêts et par le seul fait de l’érosion de la montagne[3]. Mais je dis que les forêts hâtent l’accomplissement de cet effet, et qu’elles peuvent le produire là où les autres circonstances ne le produiraient pas encore.

Ainsi la nature, en appelant les forêts sur les montagnes, plaçait le remède à côté du mal. Elle combattait les forces actives des eaux par d’autres forces actives : aux envahissements des torrents, elle opposait les conquêtes progressives de la végétation. Sur ces revers mobiles, elle étendait une couche solide qui les protégeait contre les attaques extérieures, à peu près de la même manière qu’un revêtement en perré protège les digues en terre. — Il est même digne de remarque que le peu de consistance des calcaires, qui s’oppose à la fixation des terres, qui les rend si mobiles, et y attire les torrents, est précisément le motif qui les rend propices au développement de la végétation. La même cause qui multipliait les torrents devait donc multiplier aussi les robustes forêts et faire succéder à la longue la fécondité aux ruines, et la stabilité au désordre[4].

— On est frappé de cette observation, lorsqu’on parcourt certaines forêts de ces montagnes. On voit la végétation, redoublant de luxe et d’énergie dans des terrains déchirés par les ravins et croulant de toutes parts ; comme si elle rassemblait ses derniers efforts pour retenir un sol qui lui échappe[5]. C’est qu’en effet les terres les plus meubles sont en même temps les plus fertiles, et les durs rochers sur lesquels la végétation n’a point de prise, bravent aussi l’effort de toutes les causes de destruction.

Les montagnes, si elles étaient abandonnées toutes nues aux actions extérieures, seraient bientôt nivelées ou morcelées, et elles n’offriraient plus à l’homme qu’un entassement de roches crevassées, incultes et inhabitables.

— C’est la végétation qui prévient cette ruine ; et comme il n’y a pas de végétation sans eau, c’est dans les montagnes que la nature a répandu les eaux avec le plus de profusion. — Nous avons déjà signalé cette remarque : qu’il tombait plus de pluie dans les montagnes que dans les plaines. — Les montagnes attirent et retiennent les nuées. Les neiges, les glaciers couronnent leurs cimes comme d’immenses réservoirs, d’où suinte une humidité perpétuelle, d’où ruissellent d’innombrables filets qui fécondent leurs flancs et distribuent la fertilité de croupe en croupe jusque dans le fond des vallées. — Ainsi les eaux, qui sont l’agent le plus énergique de la destruction du sol, sont en même temps l’agent le plus actif de sa conservation. En attirant la végétation, elles préservent le sol contre leurs propres attaques, et plus elles ont de forces pour détruire, plus elles en font naître pour conserver. — C’est de la sorte que la nature impose à toutes ses forces des modérateurs qui les balancent et qui les empêchent d’agir constamment dans le même sens ; ce qui finirait par ramener tout au repos.

Reportons-nous un instant en arrière, et comparons ces effets de la végétation avec ceux qu’exercent les différents systèmes de défense imaginés jusqu’à ce jour. — Le résultat des défenses, comme celui de la végétation, est de s’opposer aux ravages des torrents. — Mais combien toutes les digues paraissent débiles, à côté de ces grands et puissants moyens dont dispose la nature, lorsque l’homme cesse de la contrarier, et qu’elle poursuit patiemment son œuvre à travers les longs intervalles des siècles. Tous nos mesquins ouvrages ne sont que des défenses, ainsi que l’indique même leur nom. Ils ne diminuent pas l’action destructive des eaux ; ils l’empêchent seulement de s’étendre au delà d’une certaine borne. Ce sont des masses passives opposées à des forces actives ; des obstacles inertes et qui se détruisent, opposés à des puissances vives qui attaquent toujours et ne se détruisent jamais. — Là paraît toute la supériorité de la nature, et le néant des artifices inventés par l’homme.

Je ne fais pas ici un rapprochement stérile. — Je veux laisser entrevoir qu’il y a mieux à faire, pour brider les torrents, que d’entasser, à grands frais, des maçonneries et des terrassements qui seront toujours, quoiqu’on fasse, de dispendieux palliatifs, plus propres à masquer la plaie qu’à l’extirper. — Pourquoi donc l’homme ne demanderait-il pas un secours à ces puissances nouvelles, dont l’énergie et l’efficacité lui sont si clairement révélées ? Pourquoi ne leur commanderait-il pas de faire encore une fois, et sous l’impulsion de son propre génie, ce qu’elles ont déjà fait anciennement sur tant de torrents éteints, et par le seul mouvement de la nature ?


  1. C’est depuis cette époque que le torrent de Merdanel s’est avancé vers le village de Saint-Crépin, dont les habitants sont aujourd’hui à peu près ruinés.
  2. On cite un assez grand nombre de rivières qui étaient navigables autrefois, et qui ne le sont plus aujourd’hui, à cause de leurs bas-fonds. Ce fait, qui semble d’abord en contradiction avec la loi générale des rivières que nous avons établie au chap. XXV, s’explique au contraire très-bien par la même analogie qui nous a servi à fonder cette loi.

    — Beaucoup de rivières ont dû arriver à leur période de stabilité par la même cause qui l’a fait naître comme par anticipation dans un grand nombre de torrents : je veux dire le développement de la végétation sur la superficie des terrains du milieu desquels s’écoulaient ces cours d’eau. Quand celle-ci, en disparaissant, a de nouveau livré le sol à lui-même, la stabilité a été rompue, et les divagations ont recommencé dans les rivières, comme les ravages dans les torrents. — C’est donc au dénudement de leurs bassins qu’il faut attribuer l’altération fâcheuse qui s’est manifestée dans le régime de certaines rivières.

    Cette explication a été souvent avancée, mais sans qu’il fût possible d’en donner une preuve directe. On le peut maintenant ; car l’exemple de ces torrents éteints, qui se rallument par le déboisement, est une véritable démonstration de ce fait. C’est en quelque sorte une expérience qu’on aurait faite directement, mais sur une moindre échelle, et en exagérant les conditions, afin de rendre les effets plus saillants et plus prompts.

  3. Par exemple, le torrent de Saint-Joseph, près du Monastier.
  4. Quand je parle d’ordre et de désordre, on comprend bien ce que je veux dire. — Au fond, rien ne se fait dans la nature qui ne soit rigoureusement dans l’ordre ; car rien ne s’y fait qui ne soit soumis à l’empire de lois immuables. — Mais ce n’est pas ainsi que nous entendons ce mot : Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons notre blé.
  5. On peut citer la forêt de Boscodon comme un exemple de la vigueur et de la ténacité de la végétation, luttant contre un sol friable, compose de schiste, de tuf et de gypse.