Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXVIII

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CHAPITRE XXXVIII.


La dépense du reboisement doit être à la charge de l’État.

Il n’est pas possible qu’un département tel que celui-ci, pauvre, à demi ruiné, écrasé par les impôts[1], destitué de toute industrie, dont le sol suffit à peine à nourrir ses habitants, et qui même n’y suffirait plus, si les habitants étaient moins, endurcis aux plus incroyables privations, et s’ils n’abandonnaient pas pendant une grande partie de l’année cette terre avare ; il n’est pas possible, dis-je, qu’un pays si misérable soutienne à lui seul la charge d’une aussi vaste entreprise. Vainement on lui prouverait que son salut est attaché à ce sacrifice ; l’effort étant au-dessus de ses forces, il ne pourra pas le faire.

Eh ! ne le voit-on pas ici de toutes parts ?… Chaque année, des lambeaux de terre sont arraches par les eaux à de malheureux paysans, qui voient engloutir leur dernier pain, sans qu’ils aient la puissance de le sauver par un léger sacrifice. C’est que ce sacrifice, si mince qu’il paraisse aux opulents de nos villes, est pour eux une excessive dépense, qu’ils ne peuvent pas faire, parce qu’ils n’ont rien, littéralement rien. Ils ne trouveraient des secours qu’aux portes de l’usure, cet autre fléau, toujours prêt à s’abattre partout où il y a des misérables. Mais j’aime autant les voir à la merci du torrent, qui mettra plus de temps à les ruiner, et n’aura, du moins, jamais de pouvoir contre leur liberté.

L’étranger, qui parcourt pour la première fois ce pays, et qui voit les torrents dévorer impunément héritages sur héritages, ne manque jamais de s’indigner noblement contre l’apathie des habitants. C’est comme s’il reprochait à des hommes perclus de ne pas fuir à l’approche d’un danger. Il y a, chez ces malheureux, impuissance matérielle, et il faut les plaindre, au lieu de les blâmer.

Il est certain que si l’état n’était pas si souvent intéressé à la construction des digues, on en compterait fort peu dans le pays. On admire quelques grands travaux, le long de la Durance. Mais ils ont été exécutés en grande partie avant la révolution, aux frais des États du Dauphiné ; puis continués par les habitants, qu’une première conquête avait enrichis. — Qu’est-ce qui empêche ici d’ouvrir des chemins vicinaux ? C’est la pauvreté du pays. — Qu’est-ce qui empêche de créer des routes départementales (dont il n’existe qu’une seule, dans le département tout entier) ? C’est la pauvreté du pays. — Qu’est-ce qui empêche de creuser d’utiles canaux d’arrosage, et de conquérir les délaisses de la Durance et du Buëch ? Qu’est-ce qui livre le pays aux spéculateurs étrangers, qui, par leurs hordes de troupeaux, achèvent de l’épuiser ? C’est la pauvreté du pays. — C’est là, c’est dans ce motif triste, mais péremptoire, plutôt que dans toutes les autres raisons, qu’il faut placer la source véritable des malheurs du département. Non-seulement, elle ne lui permet pas de s’imposer les sacrifices qui pourraient le sauver ; mais elle le gêne dans les salutaires sujétions, qui seraient au moins un palliatif à ses maux : elle le pousse enfin à abuser de ses dernières ressources, et, par là, elle le précipite vers sa perte. L’exemple du Dévoluy le fait bien voir.

Ce même motif s’opposera aussi à ce que le pays exécute seul à ses frais les travaux de reboisement. Sans qu’il y coopère de sa bourse, il en payera sa part assez largement, par tous les sacrifices qu’il sera forcé de subir. N’est-ce pas sur lui que portera cette multitude de gênes et de charges, que traîne inévitablement à sa suite toute entreprise d’utilité publique ? Les habitants ne seront-ils pas contraints de diminuer le nombre de leurs moutons, et de livrer une partie de leurs pacages au régime forestier ? Leurs cultures ne seront-elles pas troublées par des sujétions nouvelles ? Je ne parle pas des mille contrariétés, que tant de règlements nouveaux vont jeter au milieu de leurs moyens d’existence, consacrés par des habitudes séculaires. — Toutes ces charges, pour n’être pas au-dessus de leurs forces, n’en sont pas moins réelles ; et le poids leur en paraîtra d’autant plus lourd, qu’il n’est allégé par aucune jouissance immédiate, et que les générations futures en connaîtront seules les excellents fruits.

Qu’on ne leur demande donc rien de plus. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire, et là s’arrêtent leurs ressources. — Si l’on veut dès lors que ces travaux se fassent, il faut puiser dans d’autres caisses de quoi subvenir à la dépense ; sinon, qu’on se résigne à voir le département, abandonné à lui-même, tomber de ruine en ruine jusque vers le dernier terme de la misère et de la dépopulation.

Je crains que beaucoup de personnes, qui liront ces pages, et qui verront la ruine du pays, remise à tout instant sous leurs yeux, comme l’infaillible conséquence de l’état actuel des choses, ne s’avisent de considérer cette conclusion comme exagérée. — C’est là une impression que je ne puis m’empêcher de combattre, car elle fermerait l’esprit à tout ce que je pourrais proposer.

Sans doute, au premier abord, il doit sembler étrange qu’une calamité aussi générale que celle que j’ai décrite, et portant avec elle de si funestes conséquences, soit demeurée à peu près ignorée au dehors, et comme ensevelie dans le pays même sur lequel elle pèse. On est accoutumé à estimer la vérité et l’importance des choses par l’éclat avec lequel elles se produisent à l’extérieur, ou, pour me servir d’un terme consacré, par leur retentissement. Mais c’est là une fausse mesure.

Il y a de certains départements où la plus petite incommodité soulève aussitôt un concert de clameurs. Là, il suffit de quelques lieues de route boueuse pour enfanter un gros sujet de plaintes. La presse locale s’en empare ; elle le gonfle, le lance au dehors, et telle niaiserie, colportée avec pompe, va réveiller par toute la France l’attention publique. L’administration elle-même, les yeux tendus sans relâche vers ces pays de difficile humeur, s’y montre plus libérale et plus empressée.

Il est d’autres contrées, au contraire, qui vivent retirées à l’écart et loin du bruit, qui n’ont pas de presse ni de prôneurs, et dont personne ne s’occupe, parce qu’elles-mêmes n’occupent personne de leurs affaires. Telles sont les Hautes-Alpes. — En vain la nature y a étalé d’une main prodigue ces magnifiques scènes, que les touristes vont chercher à grands frais dans les pays lointains. Relégué à l’extrémité du royaume, au milieu de monts sauvages rarement explorés par les voyageurs, ce département est peut-être le plus ignoré de la France. Il n’est guère connu au dehors que par les employés des diverses administrations, race d’hommes généralement peu accessible aux impressions poétiques, prisant, avant toute chose, le confort et les commodités de la vie réelle, et que les plus belles horreurs de la création ne consoleront jamais des privations sans nombre, attachées au séjour d’un pays pauvre. Aussi n’y séjournent-ils que par force, et tous ont hâte de secouer contre lui la poussière de leurs sandales.

Tout se passe donc ici dans l’ombre, et comme en famille. Les rares et timides plaintes qu’on y élève quelquefois ne vont jamais plus loin que les cols, qui le séparent du reste de la France. Il ne faudrait rien moins qu’un malheur terrible, imprévu, général, pour arracher à cette dure population un cri de détresse, qui fût entendu au-delà de l’enceinte de ses montagnes

Si l’on demande ensuite comment peut s’expliquer une résignation aussi stoïque dans une population, qui voit chaque jour son territoire tomber en lambeaux, je répondrai par un seul mot : l’habitude.

Le montagnard s’accoutume à voir son patrimoine dévoré par les torrents, comme il s’accoutume aux avalanches, aux tourmentes, aux précipices, et aux autres accidents, inséparables du sol de son pays. C’est le même sentiment d’indifférence, qui lui fait bâtir sa cabane au pied de roches branlantes, qui tomberont demain, et sous lesquelles il s’endort le soir avec tranquillité. — Mais qu’on ne s’y trompe pas ; le mal que font les torrents, pour être supporté si patiemment, n’en est pas moins bien connu. Cette souffrance muette n’en est peut-être que le plus terrible symptôme ; car elle démontre que le mal est considéré comme une sorte de loi nécessaire, à laquelle chacun se résigne sans se plaindre, parce qu’on a perdu depuis longtemps l’espoir de s’en affranchir.

Voilà pourquoi les étrangers ont toujours paru plus vivement frappés que les habitants eux-mêmes, par l’énormité du fléau ; le peu de mots qui aient été écrits sur ce sujet, sont partis de personnes étrangères au pays. Interrogez tous ceux qui ont parcouru les Hautes-Alpes : chacun d’eux vous parlera tout d’abord des torrents ; c’est l’impression la plus profonde qu’ils ont rapportée de la vue des lieux. Écoutez ensuite tous ceux qui, ayant examiné la plaie avec plus de loisir, ont pénétré plus avant dans sa connaissance ; tous sont unanimes sur ses conséquences. — Qu’on lise les mémoires que j’ai cités dans le courant de cette étude. Qu’on lise les rapports faits depuis trente ans par les préfets, et par tous les administrateurs qui ont eu à méditer sur ce sujet. Tous déposent du même fait ; pas un ne contredit l’autre sur la gravité du danger. Quoi ! des préfets, des ingénieurs, des agents forestiers, tous partis de points différents, écrivant à différentes époques, dans des vues diverses et sous diverses inspirations, se rencontrent tous dans la même conclusion ; et cette conclusion serait outrée, ce qui veut dire, à moitié fausse ?…

J’ose à peine citer mon propre travail. Je demanderai, toutefois, si, de la description détaillée des faits, de ce grand nombre de citations de lieux, de cet enchaînement de preuves, il ne résulte pas un caractère de vraisemblance, qui doit éloigner tout reproche d’exagération ? Quand même l’exemple du Dévoluy, et de plusieurs autres localités, ne nous montrerait pas la conclusion écrite en grosses lettres sur les ruines du sol, ne la voit-on pas sortir si naturellement du fond même des choses, qu’elle ne saurait être autre que je l’ai dit ?

Cette dernière objection étant ainsi rejetée, et la future ruine du pays étant acceptée comme un fait inévitable, on peut demander si l’état doit permettre qu’elle se consomme sous ses yeux, ou s’il doit l’empêcher au moyen de quelques sacrifices ? — Maintenant tous les faits sont débattus et étalés au grand jour ; tout est démontré, tout est connu, et la question est devenue claire comme la lumière. On sait que les torrents ruineront le pays ; on sait que le reboisement est le seul remède qui peut détourner cet avenir ; on sait que ce remède dépasse les forces d’une contrée épuisée. Cela posé, est-il bon que la contrée s’éteigne ? Ou bien, est-il bon que les contrées voisines lui viennent en aide ?

Je voudrais bien qu’on me montrât un seul homme, assez dépourvu de cœur et de sens commun, pour hésiter un instant, en face d’une question ainsi posée. — Eh bien ! de quelque façon qu’on la retourne, elle se résumera toujours en ces termes.


  1. L’impôt dans les Hautes-Alpes absorbe à peu près le cinquième du revenu, tandis qu’ailleurs il ne dépasse pas le dixième. Dans l’ouvrage de M. Poussielgue (Des finances en 1817), ce département était indiqué comme devant être dégrevé du sixième de ses contributions. Il ne l’a pas été, quoique plusieurs départements, autour de lui, eussent obtenu des dégrèvements notables.